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Le corps comme interlocuteur
…une partie oubliée de la psyché

Janvier 2013    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

Il est habituel de considérer le corps comme exprimant des vécus plus ou moins conscients de la psyché. Il est habituel aussi d’y considérer des symptômes purement somatiques, dont s’occupe la médecine.

Il est beaucoup moins habituel d’évoquer le corps comme « parlant » en son nom propre, comme exprimant des « émotions purement corporelles », et non une sorte de réplique d’un vécu psychique. Quand le corps produit des ressentis au niveau de la psyché pour être « entendu » dans ce qu’il éprouve et que l’on prenne soin de lui,  son « message » passe trop souvent inaperçu, car ce ressenti est interprété comme psychosomatique et l’on va se perdre en écoute de probables blessures psychiques cachées.

Le corps comme médiateur pour faire entendre les ressentis de la psyché est bien connu, mais la psyché comme médiateur pour faire entendre les vécus du corps n’est pas abordé en psychologie.

De tout cela découle la problématique d’un corps et d’une psyché qui seraient distincts, et nous oscillons entre cette éventualité dualiste et celle d’un « tout » plus ou moins clivé. Tous se passe comme si le corps faisait partie de la psyché (et pas forcément l’inverse). Le thème est ardu, incertain, délicat… cependant les réalités cliniques portent le praticien à ne pas négliger cet aspect dans ses investigations

 

Sommaire

1 Doutes et certitudes
- Le point de vue de René Descartes  – Rapport au corps… entre unité et dualisme  – Invitation à oser une réflexion différente - Le doute comme fondement

2 Une autre éventualité clinique
-Situation habituelle : le corps « parle » au nom de la psyché  -Situation nouvelle : le corps « parle » en son nom propre

3 La psyché chez Plotin
-L’expérience comme fondement  – Le corps dans l’âme  – Ni temps ni espace… Uchrotopie

4 Regard de la médecine chinoise
-L’être en deux « niveaux »  - Le corps en deux « niveaux »  - Un ensemble plus ou moins harmonieux  -Un être qui se met en quatre

5 Dualisme et transcendance
-Le somatique  - Le psychique  - Lequel est inclus dans l’autre ? - Objectivation et transcendance

6 Complétude et immanence
-Le tout et les éléments – Niveaux de subtilité – Macro et quantique… sortir du prêt à penser

7 Pas seulement psychosomatique
-Corps et psyché : lequel parle de l’autre ? - Le vécu du corps peut passer inaperçu - Parfois quelques ingratitudes - Quand la psyché exprime le corps

8 Ce que perçoit la conscience
-La conscience dans notre vie courante  - Des symptômes éloquents - La conscience dans les EMI - La conscience dans la psychose

9 Synthèse et utilité de ces données
-Rappels  - Synthèse  - Finalement le corps comme interlocuteur

10 Exemples cliniques
- Le corps suite à un deuil prénatal  - Le corps suite à un viol  - Le corps au-delà du transgénérationnel

11 Conclusion  
-Ouverture et souplesse  - Le corps comme interlocuteur  - Ceux qui nous concernent  - Toujours reconnaissance et validation - Le patient thérapeute  - Candeur et rigueur du professionnel  

Bibliographie

Savoir s’occuper de la psyché, mais aussi rendre au corps ses lettres de noblesse. Découvrir que les somatisations réclament parfois un autre regard que celui de la simple psychosomatique. Entendre aussi le corps dans une fréquente expression de lui-même, afin qu’il ne soit plus un simple médiateur instrumentalisé entre la conscience et la psyché. Avoir des moyens supplémentaires en psychothérapie, pour cliniquement aborder les patients en demande d’accompagnement. Si possible ne pas nous égarer en interprétations abusives, en théorisations stériles, en compilations « patchworkesques » autant inutiles que disharmonieuses.

Un autre regard sur le corps au niveau des enjeux psychiques, voilà le projet de cette publication avec une approche concrète et pragmatique du patient, mais aussi subtile (parfois à la limite de l’évanescence), lucide, ouverte, emplie de finesse, de délicatesse… toujours sensible à la nouveauté. Une approche dont les fondements seront la candeur et la rigueur, accompagnées d’une continuelle capacité d’émerveillement.

1   Doutes et certitudes

1.1Le point de vue de René Descartes

Avant de commencer nos investigations, celles-ci pouvant être remises en cause par des personnes se disant « cartésiennes », il semble alors sage de rappeler quelques propos de René Descartes lui-même. Ce qu’il dénonce surtout, ce sont les préjugés et certitudes qui ferment la conscience et ne permettent pas d’accéder à une nouveauté. Parlant de celui qui a étudié, il dénonce les certitudes « certissantes » de sa conscience le rendant aveugle.

« Celui qui est, comme lui, plein d’opinions et embarrassé de préjugés, se confie difficilement à la seule lumière naturelle* car il a déjà pris l’habitude de céder à l’autorité plutôt que d’ouvrir les oreilles à la seule voix de la raison. » (Recherche de la vérité par la lumière naturelle 1999, p.898).

* Ce que Descartes nomme « lumière naturelle » est  la raison, l’entendement.

L’attachement à ce l’on croit savoir ferme les yeux de la découverte, et revenir sur ce qu’on pensait vrai devient alors malaisé, voire impossible… d’autant plus difficile qu’on a déjà acquis un grand savoir.

« Mais, ayant cru qu’il est indigne d’un homme docte d’avouer qu’il ignore quelque chose, ils se sont habitués à embellir leurs fausses raisons, si bien qu’ensuite ils ont fini par se convaincre eux-mêmes, et qu’ils les ont données pour vraies » (Règles pour la direction de l’esprit  Règle II 1999, p.39).

Face à cela une méthode, une prudence, des préceptes :

« Le premier est de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention »* (Discours de la méthode, 2000, p.49).

*Le mot « prévention » signifie ici  « influence fondée sur l’habitude de nos croyances erronées » (note de bas de page dans l’ouvrage).

1.2Rapport au corps… entre unité et dualisme

René Descartes, accusé de dualisme, se retrouve souvent injustement cité comme auteur de cette idée selon laquelle il s’agit de séparer le corps et l’esprit. Pourtant il énonce une profonde  intimité entre ces « deux éléments » qui remet en cause de les séparer :

« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui » (Descartes- Méditations VI, 1999, p.326).

Il propose aussi que l’existence de « l’âme » est plus évidente que celle du « corps »

« …j’ai autrefois appris de quelques personnes qui avaient les bras et les jambes coupées, qu’il leur semblait encore quelquefois sentir de la douleur dans la partie qui leur avait été coupée ; ce qui me donnait sujet à penser, que je ne pouvais aussi être assuré d’avoir mal à quelqu’un de mes membres quoique je sentisse en lui de la douleur » (Descartes- Méditation sixième, 1999, p.322).

Mais il est vrai qu’il affirme aussi que nous trouvons deux éléments distincts :

 « il est certain que ce moi, c'est-à-dire mon âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps et qu’elle peut être ou exister sans lui » (Méditations VI, 1999, p.324).

Nous prendrons acte cependant de la posture de doute qu’il propose. Nous voyons comment il nous invite à rester ouvert, alors que nous nous trouvons en face de contradictions s’offrant à la « lumière de notre esprit »*

*La lumière de l’esprit, rappelons-nous, est pour Descartes la conscience naturelle. Nous noterons que le mot « lumière » signifiant « ouverture », la notion de « lumière de l’esprit » peut être assimilée à « l’ouverture d’esprit ».

1.3Invitation à oser une réflexion différente

Ne pas se fondre a priori dans l’opinion commune semble alors raisonnable. Sans pour autant prendre une position d’opposant systématique qui serait puérile ou adolescente, oser une pensée originale est plutôt bienvenu pour qui souhaite s’approcher, sinon de la vérité, au moins de quelques possibilités nous conduisant à des éclaircissements jamais envisagés par le sens commun.

«…, il nous faut admettre ici, comme plus haut, certaines choses qui ne sont peut-être acceptées par tout le monde ; » (Règle pour la direction de l’esprit, règle XII, 1999, p.81).

L’opinion du nombre ne peut être un gage de vérité :

« …la pluralité des voix n’est pas une preuve qui vaille rien pour les vérités un peu mal aisées à découvrir, à cause qu’il est souvent bien plus vraisemblable qu’un homme seul les ait rencontrées que tout un peuple » (Le discours de la méthode, 2000, p.41).

« Il ne servirait à rien de compter les voix pour suivre l’opinion qui a le plus de partisans : car, s’il s’agit d’une question difficile il est plus sage de croire que sur ce point la vérité n’a pu être découverte que par peu de gens et non par beaucoup. Quand bien même d’ailleurs tous seraient d’accord entre eux. » (Règles pour la direction de l’esprit Règle III, 1999, p.43).

Une tournure d’esprit qui peut commencer dès le plus jeune âge et qui est pourtant trop souvent interdite dans la scolarité (sauf en pédagogie de la découverte).

« Je suis né, je l’avoue, avec une tournure d’esprit telle, que le plus grand plaisir de l’étude a toujours été pour moi, non pas d’écouter les raisons des autres, mais de les trouver par mes propres moyens » (Règles pour la direction de l’esprit, Règle X, 1999, p.69).

La liberté de penser est pour lui une clé :

« Et particulièrement je mettrai entre tous les excès toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose à la liberté » (Le discours de la Méthode, 2000, p56).

1.4Le doute comme fondement

Afin de poursuivre une réflexion fructueuse, il s’agit de garder l’esprit ouvert, de se garder de le borner par l’opinion commune et par les « oui dire », sans pour autant ne rien rejeter systématiquement :

« …je sais que je suis et je le sais parce que je doute » (Recherche de la vérité par la lumière naturelle, 1999, p.897) « Je doute donc je suis » (ibid, p.898) et, faisant parler  Eudoxe dans les dialogues de Recherche de la vérité par la lumière naturelle « Donc vous êtes, et vous savez que vous êtes, et cela vous le savez par ce que vous doutez » (ibid, p.892)

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2   Une autre éventualité clinique

2.1Situation habituelle :
Le corps « parle » au nom de la psyché

En psychologie ou en psychothérapie, nous sommes habitués à considérer que le corps exprime ce que la psyché dissimule. Il se fait ainsi, en quelque sorte, le porte parole de ce qui n’est pas entendu au niveau de notre vécu émotionnel psychique.

La psychosomatique étudie cela depuis fort longtemps et il n’y a rien de nouveau dans ce concept. Les travaux de Charcot sur l’hystérie établissaient déjà ce lien entre la manifestation corporelle et ce qui se passe dans notre inconscient. Puis de façon extraordinairement plus subtile, les approches psychocorporelles (Gerda BOYESEN, Alexander LOWEN) nous invitent à considérer ce qui se passe au niveau de notre corps quand des émotions sont éprouvées et que leur expression n’est pas aboutie. Celles-ci restent dans des « citernes émotionnelles » musculaires en attendant que leurs expressions soient permises et enfin bouclées. L’émergence émotionnelle ne doit pas alors être considérée comme une « décharge », mais comme l’« aboutissement d’une expression » qui était restée en suspend (sorte de bouclage d’une Gestalt, c'est-à-dire d’une forme).

La Kinésiologie va même utiliser les variations de tonus musculaire en fonction de ce qui se passe dans la pensée, selon que l’on est ou non en accord avec ce qu’on dit, comme si l’inconscient s’exprimait au niveau des muscles, à l’insu de la conscience.

Même si cette dernière approche est discutable selon certains, des expériences nous assurent du rapport entre le vécu de la psyché et l’état du corps. Par exemple celle où des personnes atteintes de cancer (toutes traitées médicalement) sont séparées en deux groupes dont l’un suit une psychothérapie, l’autre non. Les résultats sanguins ne sont pas les mêmes chez ceux qui sont en thérapie, dont les défenses immunitaires augmentent significativement au niveau des lymphocytes T.*

*Andersen Barbara -Journal of Clinical Oncology - septembre 2004

Il se trouve que s’il existe des maladies psychosomatiques, nous avons aussi des guérisons psychosomatiques (bien sûr, nous ne sommes pas pour autant autorisés à croire qu’on peut remplacer la médecine par de la psychothérapie [cela serait dangereux], mais l’un semble fortement renforcer l’autre).

À l’inverse de ce côté bénéfique, il a été constaté par le psychiatre psychanalyste René Arpad SPITZ (1887-1974) que des enfants traités sans état d’âme dans des établissements débordés de travail ne guérissent pas (et même meurent) alors que d’autres, même élevés auprès de leur mère subissant une peine de prison se développent normalement… en prison. Il a appelé ce phénomène délétère de carence en humanité l’« hospitalisme ».

Aujourd’hui un psychiatre comme Jean MAISONDIEU pense que l’on trouve des troubles psychiques chez les sujets âgés par « trouble de l’identité » car ceux-ci sont plus vus en tant que « malades à soigner » qu’en tant qu’« êtres à rencontrer ». Selon lui, ces troubles psychiques peuvent même contribuer à la maladie d’Alzheimer (l’état de la psyché engendrant un état du cerveau par neuroplasticité)*

*Voir publication de décembre 2009  « Maladie d’Alzheimer »

2.2Situation nouvelle :
quand le corps « parle » en son propre nom

Il peut donc sembler que si nous savons suffisamment entendre le corps, peut-être nous accèderons à la psyché, à l’inconscient. L’écoute des symptômes psychosomatiques conduit en effet souvent à des révélations de pans entiers de la psyché et permet ainsi d’accomplir une psychothérapie signifiante conduisant à plus de paix. Une écoute encore plus fine des manifestations corporelles (qui ne sont pas des troubles psychosomatiques mais juste des impressions), conduit aussi à un tel cheminement vers  des parts subtiles de la psyché. C’est ce qui se fait dans le Focusing* (que nous devons à Eugene Gendlin) où ces perceptions se nomment « felt sens » et leurs modifications « body shift » engendrées par leur simple verbalisation de plus en plus affinées.

*voir publication de juillet 2007 « Focusing »

Par contre, comment pourrions-nous nommer une approche où l’on écouterait la psyché pour entendre le corps dans son besoin de reconnaissance ? Là le vocabulaire nous manque. Même la construction d’un néologisme pertinent n’est pas aisée.

Comment pourrions-nous nommer une manifestation, un symptôme, qui ne serait plus l’expression d’une souffrance psychique, mais celle d’un corps dont les douleurs ne sont jamais entendues pour ce qu’elles sont, c'est-à-dire une souffrance du corps lui-même ? (est-il même possible que le corps éprouve une pénibilité émotionnelle ?)

Nous aborderons justement un peu plus loin, comment il se peut que la psyché soit en paix et que le corps soit cependant tourmenté, sans pour autant être « entendu » par quiconque. Ni par le sujet lui-même,  ni par aucun praticien, qu’il soit médecin, psychiatre, psychologue ou psychothérapeute.

Le développement de tant de détours et de tant de règles ou de lois dans l’approche des différentes souffrances en psychologie peut nous faire craindre quelques égarements. Face à trop de règles et de préceptes, Descartes nous donne un indice qui porte à réfléchir :

« La multiplicité des règles provient souvent de l’ignorance du maître » (Règles pour la direction de l’esprit Règle XVIII, 1999, p.113).

Nous devons bien avouer que sur le plan de la vie psychique le savoir est aussi étendu qu’il est mince (de belles tartines épistémologiques). Il manque trop fréquemment de consistance. En ce domaine plus qu’en tout autre nous pourrions reprendre cette phrase pleine d’humilité du savant scientifique Louis Leprince Ringuet « Un savant c’est juste quelqu’un dont l’ignorance a quelques lacunes ».

Il semble que le grand oublié de la psychothérapie est le corps. Ecouté sans jamais être entendu, on n’y cherche que des indices du vécu de la psyché. Il est instrumentalisé pour accéder à l’inconscient, sans jamais être considéré dans son vécu propre.

Peut-on considérer que le corps a un vécu propre qui ne soit pas en rapport avec celui de la psyché ? Il semble cliniquement que oui (voir les vignettes cliniques du chapitre 10). Devons-nous alors entériner la notion de dualisme ? Peut-être que oui, mais pas forcément. De même que nous trouvons celui que nous sommes aujourd’hui et celui que nous étions autrefois (par exemple l’enfant) comme étant distincts mais faisant partie de notre psyché toute entière, de même que celui que nous sommes peut être entendu sans que jamais l’enfant que nous étions ne le soit,  y compris par nous-mêmes, nous pouvons trouver un corps comme faisant partie de soi mais n’étant non plus jamais entendu pour lui-même. Notion délicate qui va nous demander un peu de temps et quelques lignes de préparation.

Avant d’arriver aux nuances d’une telle écoute du vécu corporel, il est utile d’assouplir notre esprit et ses paradigmes, de se donner la possibilité d’un regard encore plus ouvert.

Le fait est que nous trouvons une situation clinique avec le corps et la psyché, en même temps séparés et reliés ou ne faisant qu’un,  ou exactement distincts sans pour autant être séparés, chaque élément réclamant une reconnaissance qu’on oublie de lui accorder.

Préparons notre investigation en faisant un détour accompagné par le philosophe Plotin, dont l’approche ouvre la pensée vers d’autres possibles.

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3   La « psyché » chez Plotin

En fait Plotin ne parle pas de « psyché », mais d’« intellect » connecté au monde intelligible (ou monde spirituel) et d’« âme » connectée au monde sensible (ou monde matériel). En cela il respecte la terminologie grecque de Platon, un autre vocabulaire que celui auquel nous sommes habitués, et  nous devons nous y accoutumer pour aborder ses textes… Même si cela est déroutant, cela en vaut vraiment la peine. Au-delà des mots, tentons d’approcher quelques nuances de sa pensée.

3.1L’expérience comme fondement

Bien avant Descartes, Plotin (205-270 après JC) nous propose un regard très nuancé. Philosophe romain né en Egypte, riche d’une culture grecque, il nous offre quelques innovations sur la « pensée », l’« esprit », et la « raison », dignes de notre attention. Néoplatonicien, il reste cependant libre de Platon dans sa réflexion qu’il pousse plus loin : il ne néglige ni ne dénigre le monde physique, il ne méprise pas ce « fond de la caverne » et ne voit pas dans les « ombres » qui s’y trouvent de simples sources d’anesthésie pour l’esprit. Le propos de Plotin, libre des pensées convenues, est  basé sur une expérience intime qui n’est pas sans rappeler celle des êtres qui ont expérimenté une NDE (near death expérience*) ou EMI (expérience de mort imminente*). Il aurait expérimenté quatre expériences de ce type au cours de sa vie.  L’expression de sa pensée est précise, sans doute malaisée à mettre en mots… car elle tient tout de même en neuf volumes (56 Traités - 2010) ou dans ses six  « Ennéades » publiées en trois volumes en 1859.

*Que nous aborderons au chapitre  8

Selon lui, partant de l’« Un » (principe initial de tout, indicible, inconcevable, inintellectualisable), il y a une division en de multiples « intellects » (occupant le monde intelligible -zone divine, zone des Dieux), puis les intellects se divisent en nombreuses « âmes » (occupant le monde sensible -zone humaine). Puis ces âmes animent des corps qui représentent l’ultime division dans le monde matériel. Cependant, l’Un se divise, tout en restant potentiellement Un. Ce vocabulaire inhabituel ne doit pas nous arrêter dans notre investigation et nous devons tenter d’entendre au-delà des mots ce que ce philosophe tente de partager avec nous.

Plotin attribue deux noms à cette source initiale, selon que l’on en part ou que l’on y revient. Quand Plotin évoque le Principe premier comme source de tout, allant en divisions progressives vers le monde sensible, il parle de l’Un. Quand il parle de cette source à l’œuvre dans le monde sensible  pour rejoindre le Principe premier en partant de l’état divisé où l’on se trouve, il parle du Bien. L’Un et le Bien sont tous deux synonymes du Principe premier, mais un mot sera utilisé dans la « descente » vers le sensible, l’autre dans la « remontée » vers l’intelligible.

Plotin décrit donc un « Tout » qui se sépare en « parties », où les parties se retrouvent ainsi en manque du Tout dont elles se sont séparées (animées par des « désirs », venant du latin désiderare signifiant « manque d’étoile »). L’intellect manque de l’Un et les âmes manquent de l’intellect. Un manque qui les poursuit et sans doute les animent tout au long de l’existence… peut-être comme cette intuition d’Abraham Maslow quand il nous propose qu’en matière de psychopathologie, il  ne s’agit que de manques (carences), jamais de surcharges ou de déviances, mais de « manque de Soi », de « manque d’humanité », de « manque de l’humain que l’on a à être »*

*voir publication « Abraham Maslow ».

Nous noterons que dans le langage de Plotin le mot « intellect » désigne ce qu’on nomme habituellement « esprit », mais en lui donnant ici une dimension particulière puisqu’il s’agit pour lui de la zone divine (qui est déjà un fractionnement de l’Un). L’intellect est ce qui fait partie du « monde intelligible », par opposition à l’« âme avec son corps » qui fait partie du monde des sens, du « monde sensible », c'est-à-dire celui des humains. L’âme selon Plotin se retrouve entre le monde sensible et le monde intelligible. L’« Un » n’est alors pas perceptible depuis le « monde sensible » des âmes (monde animé), mais peut s’entrapercevoir depuis le « monde intelligible » de l’intellect (intuitions).

Nous verrons que, selon Plotin, l’« âme déborde le corps » et qu’une partie de celle-ci est « dans le corps » captant le monde sensible et l’autre « hors du corps » captant le monde intelligible (au moins par intuitions).

Loin des ornières cognitives ou des enchantements, rappelons-nous bien qu’à ce stade de notre recherche nous ne devons pas nous laisser entraîner, ni dans une fascination pour de tels propos qui pourraient séduire nos rêves, ni dans un rejet pour ces idées qui viennent contrarier une réflexion purement objectivable. Candeur et rigueur devront nous guider conjointement.

3.2Le corps « dans » l’âme

Voilà un point particulièrement intéressant dans ce que propose Plotin. Contre toute attente il évoque un corps dans une âme et non une âme dans un corps. Cela peut sembler de peu d’importance dans le cadre de la psychothérapie et n’être que pure spéculation philosophique. Cependant, en termes de structure de la psyché, cette ouverture d’esprit n’est pas inutile au praticien, comme nous allons le voir au fur et à mesure de cet article.

Plotin nous propose que :

 « Les êtres ne sont pas complètement séparés les uns des autres » (27, IV, 3 – VIII)

(Ennéades, 1959) QUESTIONS SUR L'ÂME (lien) Traité 27, Ennéade IV, livre 3, chapitre VIII. Voir dans la bibliographie pour le processus de citations de l’œuvre de Plotin

Bien des philosophies nous proposent que  « Les êtres ne sont pas complètement séparés les uns des autres ». Même les psychotiques faisant une expérience hors du commun (souvent mal comprise par le monde des praticiens) semblent révéler cet aspect particulier de l’humain (« être toute l’espèce humaine »). La citation ici des psychotiques n’a pas pour but de déprécier les philosophes, mais au contraire de réhabiliter les psychotiques.*

*voir article d’octobre 2012 « Mieux comprendre la psychose ».

D’autre part les praticiens sont habitués aux notions d’inconscient collectif (Carl Jung) et de transgnérationnel ou d’intergénérationnel (Anne Ancelin Schützenberger)

Puis d’une façon assez classique, Plotin présente diverses réflexions métaphysiques dont :

 « L’Âme entre dans le corps de l'univers et vient l’animer » (27, IV, 3 - IX)

Cependant,  il y ajoute des nuances surprenantes qui viennent renverser nos habitudes culturelles :

« L'univers est ainsi devenu une demeure belle et variée, que l'Âme universelle n'a pas privée de sa présence sans cependant s'y incorporer » (ibid).

« L'univers est en effet dans l'Âme qui le contient, et il y participe tout entier : il y est comme un filet dans la mer, pénétré et enveloppé de tous côtés par la vie, sans pouvoir toutefois se l'approprier » (ibid).

L’âme est ainsi « dans tout le corps », mais le corps n’est « ni dans, ni autour de toute l’âme ». Nous remarquons ces précisions : « Sans cependant s'y incorporer » - « L'univers est en effet dans l'Âme qui le contient ». Nous découvrons ici un point de vue d’où l’on pense une âme qui contient un corps et non un corps qui contient une âme. Au-delà des problématiques de dualisme auxquelles je vous invite à ne pas nous arrêter pour ne pas entraver notre jugement, il inverse ici la proposition habituelle :

« …mais, l'âme n'est pas corps, et elle contient le corps plutôt qu'il ne la contient, il sera encore moins vrai de dire que l'âme est dans le corps comme dans un lieu, car l'âme n'est pas une partie du corps : il serait ridicule d'appeler l'âme un tout, et le corps les parties de ce tout ». (27, IV, 3 - XX)

Outre le fait que c’est pour lui le corps qui est dans l’âme et non l’inverse, il précise qu’il ne s’agit pas d’imaginer  pour autant le corps comme une partie de l’âme. Il tente de nous donner une perception de sa pensée en comparant le corps à un filet et l’âme à de l’eau. Le filet est contenu dans l’eau sans pour autant que le filet fasse partie de l’eau.

« …qu’elle enveloppe le corps tout entier par la vie qu'elle possède, et qu'elle s'y étend également de tous les côtés jusqu'à ses extrémités, nous dirions que l'âme n'est en aucune façon dans le corps, que c'est au contraire l'accessoire qui est dans le principal, le contenu dans le contenant » (ibid.)

Il compare aussi, de façon encore plus précise, le corps à l’air et l’âme à la lumière :

« Ce mode, le voici : L'âme est présente au corps comme la lumière est présente à l'air. La lumière en effet est présente à l'air sans lui être présente, c'est-à-dire, elle est présente à l'air tout entier sans s'y mêler, et elle demeure en elle-même tandis que l'air s'écoule : quand l'air dans lequel rayonne la lumière vient à s'éloigner d'elle, il n'en garde rien ; tant qu'il reste soumis à son action, il est illuminé. L'air est donc dans la lumière plutôt que la lumière n'est dans l'air […] il y a une partie de l'Âme dans laquelle est le corps, et une autre partie dans laquelle il n'y a aucun corps ». (27, IV, 3 - XXII)

Ou le corps à un nuage et l’âme à la lumière :

« …l'âme se représente alors la grande Âme qui de tous côtés déborde dans cette masse immobile, s'y répand, la pénètre intimement et l'illumine comme les rayons du soleil éclairent et dorent un nuage sombre. » (10, V, 1, II)

Plotin est cependant parfaitement conscient qu’une telle pensée vient en contradiction avec ce qui est habituellement cru, pensé ou envisagé par le plus grand nombre,

« S'il en est ainsi, comment se fait-il que tous les hommes, disent que l'âme est dans le corps? ». (27, IV, 3 - XX)

Puis il trouve un début de réponse à ce paradoxe :

« C'est que l'âme n'est pas visible, tandis que le corps est visible. Or, apercevant le corps, et jugeant qu'il est animé parce qu'il se meut et qu'il sent, nous disons qu'il a une âme, et nous sommes par conséquent amenés à penser que l'âme est dans le corps ». (ibid)

Voilà de nombreuses données triturées en tout sens pour prendre sens. Nos conventions sont alors malmenées, tant chez les amateurs de physique que chez les amateurs de métaphysique.

3.3Ni temps ni espace… « uchrotopie » ?

Plotin décrit une réalité « sans lieu, mais qui n’est pas forcément nulle part », échappant à toutes considérations  topiques (et implicitement aussi à toutes considérations chroniques). Quand en maïeusthésie nous parlons de « structure uchrotopique de la psyché » (Tournebise 2010, p. 25 à 41) , il n’y a là aucun fondement plotinien, mais il est curieux de retrouver chez ce philosophe de telles intuitions.

Evoquant l’essence de l’intellect et de l’âme, Plotin précise que :

« Celle-ci ne comporte aucune étendue, pas même par la pensée; elle n'a pas besoin d'être en un lieu, elle n'est contenue dans aucun autre être, ni en partie ni en totalité » […] Sans avoir d'étendue, l'âme est présente dans toute étendue; elle est dans un lieu, et elle n'est cependant pas dans ce lieu » (4, IV, 2 - I)*.

*ENNEADES : 4e Ennéade LIVRE II (traité 4 dans l’ordre chronologique) : COMMENT L'ÂME TIENT LE MILIEU ENTRE L'ESSENCE INDIVISIBLE ET L'ESSENCE DIVISIBLE chapitre I (lien) Traité 4, Ennéade IV, livre 2, chapitre I. Voir dans la bibliographie pour le processus de citations de l’œuvre de Plotin

Pour Plotin, tous lieux ou tous objets traversés par l’âme sont pareils à un filet traversé par l’eau ou à de l’air traversé par de la lumière. L’âme n’est jamais contenue, mais elle n’est pas vraiment non plus contenante, même si elle « entoure » ou « environne ». Elle traverse, elle habite,  elle déborde, elle environne dans son « nuage existentiel » cette « concrétude du corps qu’elle traverse ».

Si nous poursuivons sa métaphore, tout se passe comme si l’âme était une structure pareille à l’espace (tel qu’on le représente en physique relativiste) dans laquelle tout ce qui s’y trouve est contenu, et en même temps traversé par lui, comme par une sorte de « maillage » qui le maintient et lui permet d’être là dans sa juste forme. Une sorte de contenant qui ne contient pas, de forme qui n’impose pas sa forme, de moule qui n’impose pas ses limites mais ne fait qu’offrir l’opportunité de révéler ses propres dimensions.

Peut-être est-il proche de Lao Tseu qui, cinq siècles avant JC, évoquait dans son ouvrage « Tao Te King » à propos du Tao :

« Grand carré sans angles, grand vase inachevé, grande mélodie silencieuse, grande image sans contours : le TAO est caché et n’a pas de nom, cependant sa vertu soutient et accomplit tout » (Lao Tseu, 2000, 41) 

Finalement les orientaux ont aussi une version intéressante de ce rapport « corps/âme » (si l’on ose nommer cela ainsi). La médecine chinoise, dans ses fondements, nous donne des éléments permettant de prolonger notre recherche.  

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4   Regard de la médecine chinoise

Après les réflexions de Plotin nous proposant que le corps est dans l’âme sans pour autant que l’un fasse partie de l’autre, la médecine chinoise retiendra notre attention pour sa notion d’un esprit à « deux niveaux d’esprit » et de corps à « deux niveaux de corps ». Mais nous pourrions dire plus exactement (ou plus maladroitement) un esprit avec une « âme de l’esprit » et un corps avec une « âme du corps ». Dans les deux cas, nous avons d’une part « une source inobservable », de l’autre une « manifestation observable ».

4.1L’être en deux « niveaux »

La médecine chinoise nous propose de distinguer deux niveaux d’«  être » : l’âme innée et l’esprit venu au monde

-Une âme innée, immatérielle nommée HUN (« esprit spirituel », union des Qi* célestes),  qui est une potentialité sans lien avec la matière (sans doute proche de l’Un de Plotin, ou au moins proche de l’intelligible).

*Le Qi sera abordé plus loin. Il est plus ou moins une énergie, mais ici le mot « énergie » ne convient pas vraiment concernant ce qui est céleste.

-Un esprit nommé SHEN (orchestrateur de notre vie physique, synthèse sensorielle, émotionnelle et spirituelle, qui nous permet de savoir que nous existons), qui correspond à ce qu’on considère généralement comme l’esprit d’un individu, déployé, manifesté, et qui est ici l’« Âme innée venue au monde ». C’est le principe spirituel qui se manifeste à travers la trame de vie du Jing*  (sans doute intermédiaire entre le monde intelligible et le monde sensible de Plotin, ou peut être la part d’âme, la forme, que Plotin place dans le monde sensible alors qu’une autre part reste dans le monde intelligible).

*Le Jing est abordé plus loin. C’est le corps manifesté

Nous avons ainsi un Esprit manifesté émergeant de l’Âme innée. Cela ressemble un peu à l’Être d’Heidegger « jeté au monde » venant  constituer un « Dasein » (un « être là », un « être au monde ») pour devenir un « étant » (manière d’être au monde - limité) tendant vers un « Être » (totalité de tout ce qu’il peut être, de passé, de présent ou de futur – non limité). Heidegger n’a pas explicité non plus son propos avec simplicité dans « Être et temps » (1986) et celui-ci nous offre plus des intuitions que de réelles précisions, malgré toute l’attention que l’on peut porter à son écrit finement détaillé, dont on sent cependant l’intention de grande envergure, touchant bien au-delà que ce qui peut être dit.

Nous avons ainsi en médecine chinoise deux niveaux d’« esprit » : HUN et SHEN dont le premier est inné et le second est manifestation au monde tenant compte des mémoires, de la lignée, des ancêtres (Jing).  

4.2Le corps en deux « niveaux »

La médecine chinoise nous propose aussi de distinguer deux niveaux de corps : un corps immatériel, non observable, support de la matière vivante, et un corps physique manifesté.

-Un précurseur inné du corps nommé PO (« esprit corporel »). Il est inobservable, inné et désigne ce qui existe avant la vie puis donnera la forme. Constitué d’anciennes mémoires antérieures à la venue au monde (celles de l’espèce et de la lignée), il est source d’une sorte d’« intelligence intérieure » qui gère le corps à notre insu et fait que celui-ci fonctionne au mieux dans les circonstances où il se trouve. Mais il est aussi ce qui donne la sensation de fracture d’avec le tout, d’ego (limitation au moi ?), de désir vital (libido ?),  induisant ainsi un voile sur la conscience (sur le Soi ?).

-Une essence acquise nommée JING. Version organique du corps. Nous trouvons là tout ce qui compose la concrétude physique (organes divers depuis les os jusqu’aux nerfs et vaisseaux). Le Jing est source de la forme corporelle, du dynamisme de l’individu, support de l’esprit.

Si les deux manifestations Jing (du corps) et Shen (de l’esprit) sont en harmonie, elles génèrent le rayonnement de l’être, le fait que celui-ci soit « lumineux » dans sa posture, son regard, son attitude.

4.3Un ensemble plus ou moins harmonieux

Hun et Po (innés) se rencontrant génèrent Shen et Jing (manifestés)

Le Hun (âme innée inobservable) donne le Shen (esprit acquis manifesté).
Le Po (précurseur physique inné et inobservable) donne le Jing (corps physique manifesté)

L’ensemble du Shen et du Jing sont sources du Qi (« énergie ») dont l’écoulement constitue un des points majeurs d’intervention de la médecine chinoise.

Pour affiner son intervention, la médecine chinoise distingue principalement trois énergies sur lesquelles elle interviendra :

Le Shen Qi* (énergie de l’esprit -sagesse sentiments, pensées)

Le Jing Qi* (énergie corporelle – activités de nutrition, d’immunité, de croissance)

Le Yuan Qi* (énergie originelle – flamme, souffle, source d’adaptation, de fécondité, mais aussi source du processus de décroissance avec legs aux générations ultérieures) Cette dernière est une réserve d’énergie venant palier les insuffisances des autres sources en cas de trauma.

*La traduction de « Qi » par « énergie » n’est probablement pas satisfaisante.

Si le Hun (esprit inné) et le Po (corps inné) sont unis, on a un Jing (corps manifesté) structuré, et un Shen (esprit manifesté) vivifié.

Le Hun descend pour s’unir au Po
Le Po s’élève pour s’unir au Hun.

Le Po enracine le Hun
Le Hun manifeste le PoLe Shen anime le Jing  
Le Jing ancre le Shen

4.4Un être qui se met en quatre !

Avec la médecine chinoise l’être se met en quatre avec deux éléments inobservables et deux éléments observables. Les deux premiers s’unissent (Hun et Po) pour permettre la manifestation des deux seconds (Shen et Jing). Le corps manifesté aussi bien que l’esprit manifesté proviennent ici chacun d’une source inobservable, immatérielle. Qu’il s’agisse de spirituel ou de corporel, nous avons dans les deux cas une version manifestée et une version plus évanescente. Tout se passe comme si l’esprit avait une « âme psychique » et le corps avait une « âme corporelle ».

Pour s’y retrouver, en utilisant une terminologie plus psy, nous pourrions dire que tout se passe alors comme si la conscience avait une psyché et le corps aussi avait une psyché. Mais nous devons reconnaître qu’en français nous manquons cruellement d’un vocabulaire adapté pour nommer de telles choses sans nous égarer. Les grecques nommaient psukhê l’âme animale (de la zone sensible*) et noos l’âme spirituelle (de la zone intelligible*).

*termes « sensible » et « intelligible » selon la terminologie grecque et selon Plotin

Il semble qu’en psychologie occidentale nous nous soyons attachés à la conscience et à l’inconscient, au somatique et au psychique, ainsi qu’au psychosomatique. Mais si nous admettons une psyché inconsciente qui influence nos vécus émotionnels, le corps reste le grand oublié, ne jouant qu’un rôle de médiateur parlant au nom de la psyché, manifestant en symptômes les souffrances que l’« âme psychique » n’a pas su dire. Le corps, lui, n’est jamais « entendu » dans son vécu propre, dans son émotionnel qui se situerait dans une sorte de « psyché corporelle » pour laquelle nous n’avons même pas de nom, tant elle n’a pas été pensée dans les diverses théorisations.

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5   Dualisme et transcendance

5.1Le somatique

Le somatique c’est le corps. Le vécu de celui-ci, qu’il s’agisse de Descartes, de Plotin ou de la médecine chinoise, semble lié à un aspect plus subtil, dans une intrication qui rend assez complexe l’approche des phénomènes qui s’y produisent.

L’« intelligence du corps » était évidente pour un médecin comme Georg Groddeck  qui, dans son ouvrage « Nasamecu - la nature qui guérit » (1980) nous montre cette intelligence à l’œuvre, dont il regrette que les nouveaux médecins de son époque ne fassent pas cas. Il serait un peu une sorte de précurseur de la naturopathie. Freud, qui lui était contemporain, le considérait comme un grand psychanalyste, ce que le Dr Groddeck réfutait (par humilité ou par défi ?). L’intelligence du corps ne faisait aucun doute pour lui.

5.2Le psychique

Après des penseurs ou sages comme Lao Tseu (Tao Te King), Epictète (Le manuel), Plotin (Ennéades), Descartes (Le discours de la méthode, Méditations), nous avons bénéficié de regard psychanalytique avec  Freud, Jung, Lacan, puis de psychologie plus existentielle ou humaniste avec  Rogers, Maslow, Perls. Ils  ont tenté de théoriser et de nous éclairer. Bien d’autres comme Jaspers, Winnicott, Gendlin, Rollo May ou Dolto, Adler, Paget ont apporté leurs contributions. Les cognitivistes comme Jerome Brunner nous donnent de subtiles versions de la psyché et de son fonctionnement logique (mais avec humanisme). En dépit de toutes ces avancées, le psychiatre Henri Grivois (créateur des premières urgences psychiatriques en France) se désole que :

« … la médecine se réforme au rythme de véritables découvertes. La psychiatrie, elle, ne découvrant rien depuis sa naissance, décrit, classe, ne jette rien et garde tout » (2012. p.77).

Il se trouve que l’étude de la psyché reste sujette à interprétation et n’est que peu objectivable. Les théories fleurissent, les prétentions de vérité aussi.

N’oublions pas que la réalité clinique doit  maintenir le praticien en éveil et que les fascinations théoriques ne doivent pas l’aveugler face au patient qui le consulte. Tous ces praticiens ou chercheurs sont méritants et nous leur devons beaucoup. Même si leurs découvertes ne sont pas toujours à la hauteur des résultats attendus, elles représentent toutes une précieuse contribution à nos recherches.

5.3Lequel est inclus dans l’autre ?

La neurologie tente de nous laisser entendre que la psyché est dans le cerveau et que les troubles sont avant tout de nature somatopsychique. La psychologie envisage, elle, que l’on peut distinguer le cerveau qui est un organe et la psyché qui semble répondre à une autre logique. De ce fait, nous trouverons là une psyché influençant le fonctionnement  biologique envisagé ici sous un angle psychosomatique (et même de neuroplasticité en ce sens où le cerveau s’organise en fonction de son usage). Pourtant il est indéniable que les deux (organe et psyché) semblent profondément reliés (même Descartes s’en émouvait).

Mais sur le plan purement corporel, si les psychotropes semblent apaiser quelques symptômes, aucun d’entre eux ne guérit vraiment. Par exemple, concernant des troubles graves tels que la psychose, le Dr Henri Grivois pointe une insuffisance pharmacologique cliniquement observable risquant de leurrer le praticien :

« Même si leur action sur quelques symptômes est indéniable, ils ne sont pas antipsychotiques comme le prétendent leurs fabricants » (Grivois, 2012, p.184)

D’ailleurs la psychologie peine à distinguer ce qu’est une réelle psychopathologie (étudiée par la nosologie) et se contente le plus souvent d’une investigation au niveau des symptômes (étudiés par la sémiologie), qu’elle s’évertuera seulement à apaiser ou à faire disparaître (or le symptôme n’est pas la pathologie). Non seulement la psychopathologie reste insuffisamment identifiée, mais en plus sa source étiologique est à peu près inconnue en psychiatrie selon les propos du Dr Antoine Pelissolo, psychiatre à la Pitié Salpêtrière et professeur à Paris VI :

« Il n’existe à ce jour aucune certitude sur l’origine précise des affections en psychiatrie. Ceci empêche de les classer comme on le fait en infectiologie […] deux voies sont alors possibles : soit s’appuyer sur des modèles théoriques ou des hypothèses explicatives, soit tenter une approche purement descriptive reposant sur l’observation des symptômes et pas du tout sur leurs causes présumées ». (Les grands dossiers n°20 « Les troubles mentaux » -Sciences Humaines, 2010, p.18).

Finalement, il nous est difficile de déterminer en quoi c’est la psyché qui influence le corps (psychosomatique) ou le corps qui influence la psyché (somatopsychique). Doit-on considérer que l’un contient l’autre, que l’un s’exprime au nom de l’autre ? Que les deux sont profondément intriqués ? Quel est le véritable interlocuteur du praticien face au patient et à ses symptômes ?  

5.4Objectivation et transcendance

Face à ces trop nombreuses incertitudes et à quelques prétentions de vérité seule la réalité clinique nous guidera. S’il est douteux d’affirmer que la psyché doive être envisagée sous un angle transcendant (appartenant à une autre dimension), nous devons nous rendre à l’évidence que tout se passe comme si cette transcendance existait et constituait un fondement.

Même Denis Noble, chercheur en génétique systémique nous propose la réflexion suivante :

« Mes neurones sont des objets, mon cerveau est un objet, mais ”je“ ne se trouve nulle part. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas quelque part » (2007, p. 209).

En l’absence de démonstrations objectivables nous devrons nous contenter pour le moment de dire « tout se passe comme s’il en était ainsi » et garder notre esprit suffisamment ouvert  à toutes éventualités (biologiques, psychologiques, sociales spirituelles ou autres).

Navigant de Plotin à Maslow, de Darwin (qui était un grand humaniste) à Rogers, de Descartes à Perls, de Lao Tseu à Veldman (Haptonomie), nous laisserons notre conscience s’ouvrir à la vie, à la compréhension de soi et d’autrui, à l’accompagnement des êtres en souffrance hors de toutes affirmations incertaines, hors de tous dogmes pédants (que ceux-ci soient métaphysiques ou scientifiques).

Encore une fois, candeur et rigueur devront accompagner notre réflexion souple et minutieuse.

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6   Complétude et immanence

6.1Le tout et les éléments

L’idée de transcendance nous conduit à une sorte de monde parallèle, à une autre dimension  « hors du monde », à une sorte « d’arrière-monde ». Considération aléatoire, perception ou expérience ressentie ? Croyance naïve ? La question n’est pas là. Il ne s’agit pas de dimension « hors du monde », d’une sorte de « monde d’à côté » ou d’un « ailleurs spécial »… il s’agit seulement de dimension psychique. Pas de quoi en faire tout un monde !

Néanmoins cette dimension psychique est mal connue, ce qui s’y trouve est mal rencontré, mal considéré. Chercher un monde transcendant est une option, mais pourquoi ne pas considérer ce qui est là, juste là, entièrement là. Et si ce qui semble transcendant était en fait immanent, c'est-à-dire entièrement ici et non dans un ailleurs ? Tout pourrait être ici même, mais dans une subtilité plus fine. Finalement, les hédonistes (Démocrite, Épicure) l’envisageaient déjà avec subtilité, avec humanité, avec mesure et délicatesse, développant un art du sensible, un art de la vie, une humanité profonde.

6.2Niveaux de subtilité

Le piège de la psychologie, voulant objectiver ce qui est pourtant subjectif, est d’avoir cédé à une fausse transcendance. Voyager dans le temps de sa vie, aller vers son enfance dans un pseudo voyage temporel, se libérer du passé dont on subit les influences à distance… tenter d’avoir un pouvoir pour calmer cet enfant qu’on était ou de se débarrasser de lui ou de ses parents… que d’égarements, de tentatives malheureuses. En fait le piège est de placer dans le passé ce qui est en fait présent.

Du moins tout se passe comme si c’était présent (ou atemporel). Tous ceux que nous avons été ne sont pas placés loin dans notre histoire temporelle. Ils sont juste là, à chacun de tous ces instants depuis qu’ils ont existés. Ils nous suivent partout, nous « accompagnent », appellent assidûment (ou « acidument ») notre conscience quand ils ont manqué de considération.

Pourquoi l’enfant, l’adolescent, le jeune adulte, et tous les autres que nous avons été, seraient-ils si loin ? Ceux que nous avons été appellent notre conscience afin de chaleureusement rejoindre ce « tout psychique » qui nous constitue et que nous sommes sensés être. Ils n’ont été « séparés de la conscience » (clivage de la psyché) que pour nous permettre de poursuivre notre maturation et de pouvoir un jour les intégrer en toute tranquillité. Mais même avec ce clivage, ces parts de soi n’ont jamais été loin dans un ailleurs. Elles sont simplement restées en attente d’être retrouvées, reconnues, réhabilitées. Elles n’ont jamais été loin dans l’espace ou le temps, nous n’avons seulement jamais pensé tourner notre attention vers elles, jamais pensé ouvrir le contact qui était fermé entre elles et nous.

Peu importe que nous devions raisonner en transcendance ou en immanence, tout se passe comme si ces parts de soi « étaient là » depuis qu’elles existent « en attente de notre attention », « en attente que notre conscience les saisisse ». Ce n’est pas un voyage dans le temps, ni un voyage dans l’histoire de notre vie que nous accomplissons, mais seulement une rencontre de soi, une retrouvaille avec des parts de soi qui  nous constituent et qui n’ont jamais cessé d’être là.

Tous se passe comme s’il s’agissait simplement d’une complétude à retrouver, donnant ainsi raison à Abraham Maslow :

«J’ai parlé de perception unifiée, désignant par là la fusion du domaine de l’Être et du domaine des déficiences, la fusion de l’éternel et du temporel, du sacré et du profane, etc. » ( 2006, p.150).

6.3Macroscopique et quantique…
sortir du prêt à penser !

La culture actuelle, dont nous avons la chance d’être contemporains, est propice à un regard plus ouvert. La mode est actuellement de parler de mécanique quantique et de la vulgariser sommairement (et sans doute parfois d’utiliser mal à propos cette vulgarisation). Néanmoins, cet aspect de la science ne peut que nous émouvoir en ce sens où il affute notre sensibilité, fait voler en éclats nos ornières cognitives, nous met en face d’un monde invraisemblable et pourtant scientifiquement étudié et démontré.

Des particules distantes qui restent en contact, des particules qui sont en même temps ici et ailleurs, un espace qui est un objet, un vide qui est de l’énergie au repos… etc. Il est même envisagé que l’ADN doive ses performances au phénomène de non-séparabilité des particules (phénomène EPR). S’il en est ainsi de la matière, pourquoi n’aurions-nous pas de telles subtilités sur le plan de la psyché ?

Ce qui est visible dans le monde macroscopique nous a habitué à penser d’une certaine façon (et a borné nos explications), pourtant ce qui se passe dans l’infiniment petit, quoique immanent, se révèle d’une autre nature, toute aussi présente, mais heurtant nos pensées habituelles et défaisant ces bornes jusqu’aux frontières de la transcendance. D’ailleurs, la transcendance n’est-elle pas simplement le fait d’une dimension supplémentaire d’où l’on a une autre perception : géométriquement, placés d’un point de vue quadridimensionnel, nous voyons toutes les faces d’un cube simultanément, donc sans en faire le tour, et même l’intérieur, sans entrer dedans  (un peu comme placé d’un point de vue tridimensionnel nous sommes à même de voir simultanément tous les côtés d’un carré et l’intérieur aussi, si nous nous situons au dessus).

Cette connaissance ne nous apporte sans doute pas d’éléments directs sur le plan de la psychologie, mais elle nous permet de nous assouplir l’esprit, de sortir des dogmes, de penser plus large et avec plus de rigueur face aux paradoxes de la psyché.

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7   Pas seulement psychosomatique

7.1Corps et psyché : lequel parle de l’autre ?

Il est commun en psy que des douleurs de « l’âme » restées bloquées dans l’inconscient amènent le corps à somatiser dans une expression désespérée de ce qui n’est pas entendu. Au-delà de ces révélations psychiques, nous restons, hélas, assez  inconscients du vécu de notre corps et de ses souffrances (à lui). Si « l’inconscient psychique » est presque devenu un lieu commun à notre époque, la notion « d’inconscient corporel » est plus subtile et plus rare... voire totalement inexistante !

La psychothérapie et la psychologie abordent la blessure psychique par tout un tas d’approches, de techniques ou de méthodes. Mais qu’en est-il des blessures éprouvées par le corps ?

Tout se passe comme si la psyché était constituée de différents éléments : tous ceux que nous avons été et tous ceux dont nous sommes issus (au minimum) qui sont en harmonie ou en fracture au plus profond de nous. De ce fait, il est juste de se préoccuper de ce que celui que nous étions à tel ou tel moment de notre vie a vécu, de le reconnaître, de le valider, de le réintégrer comme faisant partie de soi, afin d’aller entier vers le futur de notre existence.

Mais que faisons-nous des circonstances où la psyché, elle, n’a pas souffert, mais le corps, lui, a été éprouvé ? Nous ne devons pas oublier les éventualités où le corps a été en souffrance alors que la psyché était en paix. D’autant que pour être en paix, il arrive que la psyché se mette en fracture d’avec le corps et abandonne quasiment celui-ci (comme elle le fait par pulsion de survie pour n’importe quelle part psychique trop douloureuse)... quand elle ne l’instrumentalise pas pour mieux oublier (par exemple dans le cas des addictions).

7.2Le vécu du corps peut passer inaperçu

Un être peut choisir des types de relaxation visant à le « détacher de son corps » afin de moins subir la souffrance de celui-ci. Il peut aussi souhaiter faire quelque chose qui lui soit agréable, mais que le corps refuse. Par exemple sur le bord du pont avant de sauter à l’élastique, un être sachant parfaitement qu’il n’y a pas de danger peut souhaiter le faire pour vivre une sensation nouvelle… et son corps ne pas le vouloir car lui « ne sait pas qu’il n’y a pas de danger » et refuse le saut.

Lors d’un accident de voiture bénin où tout le monde s’en est bien sorti, l’être se sent fort, rassuré et en paix, mais le corps peut avoir eu une peur (une sorte de flash de peur animale, de réflexe de protection). Lors d’une maladie, un traitement peut être donné pour vaincre le mal, une chirurgie réalisée. Mais le corps peut se sentir violenté par ces actions, quand bien même il a été pris soin (heureusement !) de l’anesthésier.

Même lors d’un trauma majeur comme un viol, l’être peut se « sentir comme hors de son corps » et ne pas souffrir… alors que le corps vit une blessure. Naturellement il y a tout de même en pareille situation une blessure psychique à considérer, mais celle du corps est la grande oubliée de nos investigations de praticiens psys, comme nous le verrons dans les vignettes cliniques du chapitre 9.

Il arrive que des chercheurs, dans une attitude réductionniste se voulant plus rigoureuse, ramènent la psyché à quelques neurones bien organisés, affirmant dans ce cas qu’elle fait partie du corps, ou du moins en est l’expression. De son côté la psychologie, allant « plus loin » que la neurologie, s’occupe de ce qui a été blessé au niveau de l’être sans se préoccuper de ce qui a été meurtri au niveau du corps.

L’être et le corps ? Serions-nous revenus à des considérations dualistes ? Laissons sur ce sujet à chacun sa conviction ! J’aimerai plutôt ici développer une approche selon laquelle il est possible de considérer le corps comme « faisant partie de la psyché », comme étant une part de la psyché, au même titre que tous ceux que nous avons été. En ce sens je me rapproche de Plotin en incluant le corps dans la psyché (et non l’inverse), mais je m’en distingue en le considérant comme une partie de la psyché. Toutes ces considérations ne sont que des métaphores permettant à notre intellect d’appréhender une réalité subjective impalpable mais cliniquement éprouvée et seuls les résultats cliniques qui en découlent comptent.

Il s’agit dans cet article de proposer la possibilité d’un renversement de paradigme où ce n’est pas la psyché qui fait partie du corps mais le corps qui fait partie de la psyché. De même qu’en thérapie un patient peut « rencontrer » celui qu’il fut à un moment de sa vie, il peut aussi « rencontrer, entendre et reconnaître » celui que fut son corps, ce qu’il a éprouvé sans que cela n’ait été validé par personne (pas même par le patient lui-même, qui a tout fait pour le fuir plutôt que de le considérer).

De même qu’il peut y avoir des fractures entre différentes parts de soi, il peut y avoir des fractures entre soi et son corps, ce corps pouvant être considéré comme étant une part de la psyché (c'est-à-dire une part de soi, au même titre que tous ceux que nous avons été au cours de notre existence).

7.3Parfois quelques ingratitudes

Quand le corps s’est donné la peine de somatiser, la psyché n’est pas entendue pour autant, car dans la plupart des cas, on se préoccupe plus de soigner le corps (en le faisant taire) que d’écouter l’être dont il est le médiateur. De ce fait, ce corps douloureux est combattu dans sa manifestation, et se retrouve en posture d’agacer celui qu’il tente d’interpeller plutôt que de recevoir une gratitude de sa part.

Mais si en plus le corps ne fait qu’évoquer somatiquement sa propre douleur émotionnelle (par exemple, son deuil suite à une ablation), il n’a aucune chance d’être entendu (car on ne pensera qu’au deuil de l’être, mais pas à celui du corps). La distinction n’est pas toujours aisée, car le deuil de l’être qui subit l’intervention est évident, alors que celui du corps ne semble même pas exister.

Le vécu émotionnel du corps ne doit pas être envisagé par simple anthropomorphisme, ni constituer une sorte de « nouvelle pensée magique ». Le corps doit plutôt être considéré comme une part de soi (faisant partie de la psyché) et ayant de ressentis éprouvés qui lui sont propres.

De même qu’en thérapie on peut par exemple prendre soin de l’enfant qu’on était, on peut aussi prendre soin du corps qui est le notre (ce sont dans les deux cas des parts de soi à considérer).

Il ne s’agit pas non plus de développer une théorie excentrique, mais plus modestement de prendre en compte des réalités cliniques habituellement négligées et faisant ainsi butter les thérapies.

7.4Quand la psyché exprime le corps

Il arrive même que la psyché éprouve une sensation, une émotion, voire une souffrance persistante qui n’est autre qu’une interpellation venant de son corps dont la blessure n’a jamais été prise en compte. De même que l’être blessé qu’on a été à un moment de sa vie peut nous interpeller de longues années après afin que nous puissions le réhabiliter dans un projet de complétude de Soi, elle peut aussi avoir une manifestation tournant notre conscience vers notre corps et ce qu’il a éprouvé.

De même que le corps peut donner envie de vomir quand on ne l’a pas respecté en mangeant trop et trop mal (il revendique que l’on prenne soin de lui par une diète), le corps peut aussi provoquer une souffrance émotionnelle récurrente au niveau de la psyché, afin que celle-ci prenne soin de lui, le prenne en compte, le reconnaisse, là où il a été négligé suite à un trauma émotionnel (trauma émotionnel du corps).

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8   Ce que perçoit la conscience

8.1La conscience dans notre vie courante

La conscience du corps est sommaire, celle de la psyché également. Quand un petit enfant dessine un bonhomme, il fait un rond avec des yeux et une bouche manifestant à la fois le corps et la tête, puis des bâtons en guise de membres. Il n’y a pas de buste. Devenu grand, il a vu qu’il a un buste et sans être un artiste il ne l’oubliera pas dans son dessin, mais ce n’est pas pour autant qu’il a pris conscience de son corps. Quant à la psyché, chacun est un peu conscient de qui il est maintenant, mais dans l’oubli de ceux qu’il a été tout au long de sa vie et, de même que pour l’enfant qui ne dessine pas le buste, il ne sait évoquer que le présent. Quand il évoque le passé, il ne s’agit plus que d’une chose lointaine purement historique, et non de quelque chose qui le constitue de façon existentielle.

Dans la vie courante nous percevons des impressions ou sensations corporelles ou émotionnelles. Nous sommes plus ou moins conscients des impacts de telle ou telle circonstance sur l’état de notre corps ou de notre psyché et il arrive qu’après l’avoir vécu sans donner d’attention ni à notre corps ni à notre psyché, nous courrions chez le médecin crier « au secours » afin qu’il nous rende la santé du corps et de l’âme. Pour des sujets plus en sensibilité et en clairvoyance, un repos spontané, une simple réduction alimentaire (moins de graisses et de sucres, plus de fruits, de légumes, des viandes moins lourdes) et un peu plus d’exercice viendront à bout de ces quelques tourments physiques (pour le plus grand bonheur du Dr Groddeck). Plus finement, en cas de stress, un peu de relaxation, de méditation ou de mindfullness (pleine conscience), apporteront la paix recherchée.

8.2Des symptômes éloquents

Tout se passe comme si la vie savait nous interpeller là où nous avons besoin de porter notre attention. Mais comme nous avons plus ou moins perdu l’intuition de quelques justesses à accomplir, le médecin ou le psychothérapeute vont accompagner notre retour à l’équilibre.

Malgré des symptômes fors éloquents, même quand une approche de psychothérapie vient finement accompagner ce processus, celle-ci se trouve souvent trop réductrice, voire désuète. Au niveau de la psyché, tout en restant pragmatique et rigoureux, le praticien aura avantage à rester ouvert, sensible à des nuances inédites. D’autant plus qu’en ce domaine les connaissances en pathologie et en étiologie sont très minces (voire inexistantes d’après les psychiatres et professeurs Grivois et Pelissolo).

Pour compléter ce que nous avons abordé avec Plotin et avec la médecine chinoise, nous pouvons avantageusement explorer les expériences de mort imminente (EMI) ou de mort rapprochée (NDE). Celles-ci viendront compléter l’ouverture de notre regard à l’égard de la psyché. Sans toutefois nous donner de certitudes, elles nous permettront de ne pas rétrécir le champ d’investigations que réclame implicitement la personne accompagnée. D’une part dans le regard porté sur la psyché, d’autre part dans la considération apportée au corps, le corps reste le grand oublié de la psychothérapie qui n’a le plus souvent été qu’instrumentalisé pour mieux accéder à soi.

8.3La conscience dans les EMI

Le sujet vivant une EMI peut se retrouver cliniquement mort, cependant conscient de tout ce qui se passe et de bien plus encore. Il vit une expérience hors du commun qu’il peine à mettre en mots quand il « revient à lui ». Aujourd’hui, ces personnes sont écoutées avec sérieux, et même des recherches sont menées sur ce genre de situation qui devient entendable par les professionnels de santé. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’y a pas si longtemps, des personnes se retrouvaient en psychiatrie et neuroleptisées quand elles tenaient de tels propos, afin de leur faire oublier ces « extravagances et divagations perturbantes ».

De nos jours, les techniques de réanimation étant de plus en plus performantes, le nombre de témoignages va croissant (10 à 15% des personnes réanimées), mais l’on doit aussi surtout cela au fait que, désormais, on les écoute. Avant ils préféraient se taire plutôt que de déclencher les foudres psychiatriques de leur entourage « bienveillant ». A moins d’être un poète ou d’être un philosophe comme Plotin, il était difficile de s’exprimer sans crainte de grave malentendu, de déni, de rejet, voire même de représailles. Aujourd’hui, la situation est bien plus favorable et des praticiens estiment même qu’infliger le silence à ces personnes peut les placer en situation de stress post-traumatique et instaurent une cellule d’écoute pour ces êtres qu’ils nomment « expérienceurs ».

Ce qu’ils nous rapportent sur l’espace

Les témoignages sont nombreux (des millions) et concernent des sujets de toutes cultures, de toutes races, des jeunes, des adultes, des vieux, des croyants, des athées, autant chez des êtres de sexe masculin que de sexe féminin… etc.

Nous noterons que leur rapport au temps et à l’espace change radicalement :

« Dans ces cas là la conscience n’est plus éprouvée comme localisée dans le cerveau. Elle est ailleurs sans pour autant qu’il soit légitime de dire qu’elle se trouve quelque part » (Jourdan, 2006, p.417).

Le docteur Jean-Pierre Jourdan a étudié finement ce phénomène, a rencontré d’innombrables expérienceurs et décrypté un grand nombre de témoignages, tous concordant, mêmes quand ils viennent d’horizons différents. Cela semble accréditer qu’il se trouve là une constante de l’humanité qui, même s’il nous est difficile d’en cerner toute la signification, doit nous interpeller dans notre recherche à la fois candide et rigoureuse.

« Tous les angles de vue étaient simultanés. […] Ce qu’il y a de drôle, c’est qu’on a une vision très élargie des choses. C’était comme si je me trouvais en plusieurs lieux en même temps » (p.419).

« J’étais surpris du fait que je pouvais regarder à 360°, je voyais devant, je voyais derrière, je voyais dessous, je voyais de loin, je voyais de près, et aussi par transparence. Je me souviens avoir vu un tube de rouge à lèvres dans la poche de l’infirmière […] Je voyais dans le même temps une plaque verte avec des lettres blanches, marquée manufacture de Saint Etienne. Elle était sous le rebord de la table d’opération, recouverte par le drap sur lequel j’étais allongé » (p.420, 421).

« Je faisais partie d’un tout. Tout était clair, très lumineux et c’est un peu comme si on faisait partie du cosmos et qu’on est partout à la fois » (p.422).

Ces perceptions ressemblent à ce qui se passerait si l’on ajoutait une dimension supplémentaire. Le Dr Jourdan y consacre un chapitre de son ouvrage (chapitre 12) pour faire remarquer que « L’information contenue dans un univers à N dimensions est visible (projetable) en totalité, à la condition de se trouver à l’extérieur de cet univers, donc dans une N+1 dimension » (p.431). Considérations purement mathématiques, géométriques, que j’ai déjà abordées dans mes publications « De l’espace et du temps » (avril 2009) et « Irrépressible quête d’origine » (juillet 2011) en m’appuyant sur les données remarquables de la fable de Edwin A.Abbott « Flatland » (1884).

« Je prenais conscience de l’univers, je pouvais me promener dedans sans bouger » (Jourdan, 2006, p.596).

Ce qu’ils nous rapportent sur le temps

Nous trouvons une situation « hors du temps et de l’espace » au sens habituel de ces termes.

« De l’autre côté, là le temps n’existe pas. Ça on s’en rend vraiment compte.[…] Là j’ai eu la très nette impression de me retrouver dans un milieu familier, un endroit que j’avais bien connu, comme si j’en étais partie depuis peu de temps et que je revenais chez moi. […], on a l’impression que tout se passe en même temps » (p.546, 547)

« Il n’y a pas de temps en dehors du corps. Il n’y a pas de passé. Il n’y a pas de présent, pas de futur. Il y a un présent éternel » (p.549)

Il est intéressant de noter combien, les expérienceurs ont du mal à énoncer ce qui ne fait pas partie de nos références habituelles : pas de temps qui s’écoule, mais néanmoins des émotions qui se succèdent. Une durée très longue pouvant se dérouler en un instant qu’on ne sait nommer puisqu’il dure « sans durer », le « temps » de l’expérimenter. On ne peut même pas dire « le percevoir » puisqu’il ne semble même pas qu’il s’agisse de perceptions, mais d’une expérience intime de ce qui se présente.

Un des patients du Psychiatre Raymond Moody rapporte son vécu en EMI :

« Une vision panoramique, instantanée, de tous les événements qui ont marqué son destin » (Moody, 1977,  p.36)

Ce qu’ils nous rapportent sur la connaissance

Il nous est difficile d’acquérir des connaissances, du savoir. De longues études ou de multiples lectures, une longue expérience de vie… toute cela se fait avec effort (même si ces efforts peuvent être plaisants) et après de longues années notre culture, plus ou moins étoffée peut nous donner la sensation de « savoir »… mais si l’on est lucide, comme le disait l’éminent savant Louis Leprince Ringuet « un savant c’est quelqu’un dont l’ignorance a quelques lacunes ». L’expérienceur  touche une autre dimension du savoir :

« J’avais l’impression de tout connaître, toutes les dimensions. J’avais accès à la fois au passé, au présent, au futur, et à tous lieux de l’espace » (p.563).

« Le savoir, la connaissance est totale et simultané. Les émotions non. On réagit émotionnellement face à ce que l’on voit… il doit y avoir, selon moi, une autre forme de temps, quand même » (p.553).

Connaissance totale et simultanée… tout connaître, toutes les dimensions… aucun cursus ne fournit une telle chose !

Ce qu’ils nous rapportent sur la perception d’autrui

La perception d’autrui est très différente aussi. Dans la phase où la personne se sent d’un point de vue extérieur à son corps, comme si elle était tout l’espace, quand elle « entend » les autres, elle les « entend » avant qu’ils ne prononcent leurs paroles, ou même ne les pensent :

 « Il y avait un délai entre le moment où j’entendais les paroles et le moment où les gens les prononçaient, comme un écho inversé » (p.564)

Mais surtout il y a une « perception » par l’expérience de ce qui est éprouvé par l’autre :

« On est à la fois soi-même et ce qu’on observe. Il y a à la fois la vue et le ressenti, une espèce de contact, de perception intime de la chose qu’on observe » (p.576).

Ce qu’ils nous rapportent sur la perception de leur propre vie

 Perception d’une entièreté toute présente en face de soi. Absence de temps événementiel avec cependant une sorte de temps émotionnel :

« Je dirais que les évènements sont instantanés, mais que les émotions se succèdent » (p.560).

 « Les tranches de mon existence étaient perçues instantanément, hors de toute impression de durée […] J’avais l’impression que mon existence entière était étalée sous mes yeux, indifférenciée dans ses étapes et toujours sans que l’enchainement des événements paraissent se nourrir de temps » (p.565 et 574).

« La seule chose que j’ai pu contempler était ma propre vie. Une forme oblongue, tridimensionnelle, de teinte rose orangée (toujours métallisée car comprenant sa propre luminosité). Je voyais à l’intérieur, par transparence, l’ensemble de mon parcours de vie, le temps compris, sans défilement du temps ».

« J’ai revu l’intégralité de ma vie, en relief, avec tous ses détails, les gens, les situations. Mais dans un temps qui ne s’écoule pas, la vie étant une globalité que l’on observe avec cette intelligence (universelle ou globale). Ma vie était une forme, sous mes yeux, qui  contenait TOUT, et que je consultais » (p.573).

Mais surtout avec une perception intime et profonde des interlocuteurs que l’on a croisé dans sa vie

« …lorsque j’avais fait du bien, j’étais contente. Je le savais en moi-même et j’étais dans le cœur des gens à qui j’avais fait quelque chose de bien, et je le vivais parce que j’étais la personne à qui je l’avais fait et quand j’étais désagréable, c’était pareil, j’étais dans le cœur de cette personne et je vivais cela » (p.584).

« Je ressentais tour à tour les sentiments d’autrui que mes comportements avaient suscités » (p.586).

Ce qu’ils nous rapportent sur la conscience de soi

Qu’avons-nous conscience d’être quand nous sommes tout, quand tout est là hors temps et espace, que toute la connaissance est en nous ? Tout cela est sans doute inconcevable depuis notre point de vue. Cependant, les expérienceurs tentent de partager leur sentiment à ce sujet si on le leur permet :

« Mon moi″ n’était pas là en tant qu’individu rendant les comptes de SA vie, mais mon ″je″ était la vie de tous les humains ; en d’autres termes, c’était un bilan global à l’échelle de l’espèce. » (p.589).

« Je suis dedans, dehors à la fois, l’impression d’un ensemble d’un tout. Je deviens cette Connaissance, cette lumière, cette douceur… je suis tout cela à la fois » (p.594).

« Vous êtes le lieu, l’acteur, le moyen, la cause, l’effet,  le ressentant, et le faisant ressentir, le contenu et le contenant » (p.597).

NB ; « Être le ressentant et le faisant ressentir » : cela fait penser à la déesse grecque Némésis, improprement surnommée « déesse de la vengeance » qui ne faisait en réalité que faire éprouver à un être ce qu’il avait infligé à un autre… comme pour l’éclairer sur des enjeux qui lui auraient échappés.

La délicate mise en mots de l’indicible

Il faut comprendre que les expérienceurs tentent de mettre en mots une expérience indicible. Les mots sont de plus en plus précis, car désormais on les écoute. Avant ils n’avaient que quelques phrases à prononcer avant d’être pris pour des fous.

Pour dire des choses si délicates, il convient d’avoir un interlocuteur patient, bien attentionné, en qui l’on peut avoir entièrement confiance, prêt à ne rien tourner en dérision, accordant du sérieux à ce qui est exprimé, quand bien même cela peut paraitre naïf ou incohérent.

Il convient pour l’écoutant de ne pas faire référence à de la pensée magique, à du délire, à de la pathologie ou a de la fabulation mythomaniaque. Cette expérience doit être entendue dans toute sa dimension en permettant à celui qui s’exprime d’user de toutes les métaphores qu’il peut trouver pour mieux se faire comprendre.

Une telle écoute suppose une belle ouverture d’esprit chez le praticien.

8.4La conscience dans la psychose

J’ai publié récemment l’article « Mieux comprendre la psychose » (Octobre 2012). Il ne s’agit ici en aucun cas de ramener les EMI à la psychose (surtout pas) mais au contraire de revisiter la psychose comme une expérience de valeur méconnue et souvent inexprimable et inentendable.

Le psychotique en psychose naissante exprime avec peine une expérience vécue qui est hors du commun. Il peine tant avec les mots pour dire l’indicible, que ses propos hésitants sont vite assimilés à un délire empli d’incohérences. Il dit par exemple « je suis Dieu, Dieu c’est moi » ou « je suis tous les autres humains, les autres c’est moi » « Je dicte les actes des autres, les autres me dictent mes actes »

« "Toutes mes voix c’est moi" dit Rachid accablé, mais il ajoute aussitôt "Moi, c’est tous les autres qui parlent". » (Grivois, 1995, p.168). « Le je divisé ou multiplié n’a pas d’existence distincte » (2001, p.103). « Je ne suis plus jamais seul, mais je suis seul à l’être » (2007, p.136). « Je cesse d’exister tellement je suis tout » (ibid. p.110).

Le Dr Henri Grivois (psychiatre qui a créé les premières urgences psychiatriques en France) s’est particulièrement intéressé aux patients psychotiques avec une délicatesse de grande qualité. Certes, il n’a en aucun cas jamais assimilé leur expérience à des EMI et le parallèle que je  fais ici n’est pas de son fait. Pourtant, les analogies sont troublantes. Le psychotique est en concernement avec tous les êtres humains.

 « Ce lien est actuel : tous les êtres humains vivants et morts sont concernés par lui » (Grivois, 2012, p.118) « Leur concernement émanait de tous les êtres humains, débordant le cadre de leur vie intime »  (2012. p.120) « Il est impliqué dans le mouvement de chacun […] Ainsi dans son concernement contrôle-t-il ses semblables alors qu’il est contrôlé par eux. » (2012. p.118) « La foule pour lui n’est pas une multitude d’individus : elle est l’espèce humaine composée des morts, des vivants et des hommes à venir » (1995, p.21).

 « Ils ont le sentiment de n’avoir rien oublié, mais il n’y avait rien à oublier.  Il n’y avait rien à fixer, donc rien à conserver ou à ramener de l’aventure : pas de représentation, rien de comparable au contenu d’un rêve […]  Morts et ressuscités, les patients n’ont rien à raconter »  (Grivois, 2001, p.74) « Ce "je" pluriel est impossible à recréer ou à cerner dès qu’il n’est plus le vécu de la totalité. On ne peut plus rien en dire à distance sinon, de façon théorique, le désigner comme un mixte ontologique homme-espèce humaine, sans sujet singulier, sans passé, sans références. » (2001 ibid. p.77).

Ces expériences hors du commun sont atemporelles et hors des perceptions sensorielles. Elles sont juste expérimentées, et pourtant profondément réelles pour celui qui les éprouve. Le plus douloureux, risquant de faire basculer la raison, n’est pas l’expérience elle-même, mais la difficulté de la mise en mots face à l’incompréhension d’autrui, renvoyant à une insoutenable solitude.

« Elles sont décrites comme des perceptions - ce qu’elles ne sont pas » (2012.p.167) « Ils n’ont aucun support sensoriel, aucune représentation phénoménale » (2007, p.109) « Le psychotique semble venir d’un lieu et d’un temps inassignable » (2001, p. 177).

« Cette expérience là, le patient s’épuisera à la réduire et pour finir, en la masquant dans un récit d’allure raisonnable, il y perdra la raison pour de bon. » (2007, p.83)  

Le Dr Grivois parle à leur sujet de « surcharge d’être » faisant ainsi une différence très claire d’avec les névrotiques qu’il définit eux au contraire en « carence de soi » « L’individu reste le même mais il est en surcharge d’être » (2007, p.195-196). Une expérience reflétant pourtant d’édifiantes justesses. Comme s’il se révélait à travers eux un aspect important de l’humanité… mais que nous ne savons pas voir.  

« "Vous nous sentez loin alors qu’on est trop proches. Vous connaissez votre métier, vous savez tout sur la folie, mais ce sont les êtres humains que vous devez connaître" dit Guillaume » (2001. p.139). « Accompagner les patients ne consiste pas à se faire connaître comme un bon technicien. Cela stérilise aussi les relations. "Que vous connaissiez votre métier est la moindre des choses. Ce que je vous demande est plutôt de me connaître moi". » (2001, p.149). « On me prend pour un malade, pour un fou, mais surtout pour un c… » (2001, p.142).

 « L’homme qui devient fou révèle, par sa folie même, une part essentielle de la vérité sur l’homme » (Grivois, 2007, p.119). « Il faut admettre sans réserve que la folie naissante, vraie différence, coexiste avec ce qu’il y a de plus humain dans l’être humain » (1995, p.21).

Les patients finiront peut-être ainsi par bénéficier d’une écoute plus attentive, où les praticiens seront à même de considérer leurs propos avec plus de justesse, plus de conscience.

 « On ne s’oriente plus seulement vers une conception déficitaire de la psychose, mais aussi vers la recherche de traits positifs […] Notre projet reste de mettre en relief une certaine cohérence face à l’incohérence unanimement reconnue » (2001 p.85-86).  

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9   Synthèse et utilité de ces données

Faisons le point sur les données que nous venons de glaner auprès de plusieurs sources totalement différentes. Il est toujours jubilatoire de voir des sources aussi éloignées les unes des autres nous offrir des éléments de similitude pouvant enrichir nos recherches.

René Descartes – Plotin - Médecine chinoise  - EMI - Psychose

9.1Rappels

René Descartes nous indique que âme et corps ne peuvent être considérés comme un capitaine en son navire car ils sont intriqués, tout en affirmant que l’on est plus assuré d’être une âme que d’avoir un corps. Le tout avec une rigueur de raisonnement et une écoute intime au plus profond de soi qui ne se réfère pas forcément à la majorité des points de vue, et qui prend le doute comme fondement et comme certitude de notre existence.

Plotin  nous parle de l’Un se séparant en Intellects, se séparant eux-mêmes en âmes venant animer des corps. Chaque élément séparé se trouve aussitôt en manque de ce dont il se sépare (bien que ce tout soit encore toujours là en chaque élément). Le tout, l’« Un », se retrouve ainsi partagé en « un monde intelligible » et un « monde sensible ». Les intellects (directement connectés à l’Un), se séparent en âmes (partagées en une part « hors du corps » connectée à l’intellect, et une part « dans le corps » connectée au monde sensible*).

*mais avec une précision : « comme une lumière dans l’air, elle le traverse sans y rentrer, l’illumine sans en faire partie, et sans que celui-ci ne soit une partie d’elle ».

Dans l’expérience qu’il décrit et qu’il dit avoir vécu à plusieurs reprises, Plotin semble évoquer ce que l’on trouve dans les EMI.

La médecine chinoise nous propose un être psychique (Shen) qui a une source spirituelle innée (Hun) et un corps organique (Jing) qui a une source immatérielle (Po), l’ensemble systémique du tout produisant l’énergie (Qi) sous plusieurs formes. La psyché, aussi bien que le corps, semblent donc avoir ici chacun une source subtile, immatérielle, non manifestée, aboutissant à un esprit (psyché) et à un corps (soma) manifesté. Les deux doivent donc être envisagés sous leurs deux aspects et il ne s’agit pas seulement de Jing (corps physique) et de Shen (être manifesté) mais d’un quadrille plus subtil.

Les EMI, rapportées d’abord par le psychiatre Raymond Moody qui fut le pionnier de leur étude, puis d’autres lui ont succédé, dont le Dr Jean-Pierre Jourdan. Nous y trouvons un vécu bien spécifique à plusieurs niveaux : le temps, l’espace, le rapport à autrui et à soi-même. Le sujet se retrouve dans tout l’espace en même temps (ayant un point de vue multiple et simultané), face à tout le temps en même temps (un objet y est vu dans son entièreté de ce qu’il a été, de ce qu’il est, et de ce qu’il sera). Simultanéité, mais avec néanmoins un écoulement éprouvé en émotions successives. Une sensation d’être tout et que tout est soi : « Vous êtes le lieu, l’acteur, le moyen, la cause, l’effet,  le ressentant, et le faisant ressentir, le contenu et le contenant » (Jourdan, 2006, p.597). Le corps ici est perçu de l’extérieur, quitté puis retrouvé.

La psychose, bien sûr à ne pas confondre avec les EMI, est tout de même une expérience hors du commun. Une « connexion » avec tous les êtres humains, atemporelle, assensorielle (ou ascençorielle ?) et pourtant profondément réelle pour « l’expérienceur » qui représente une époustouflante humanité. Quant au corps, chez le psychotique, il semble obéir aux demandes et injonctions aussi bien de celui qui le possède, que venant des autres êtres et réciproquement.

9.2Synthèse

René Descartes nous permet (contre toute attente) de ne pas tomber dans le dualisme pur et dur, de douter de la réalité du corps tout en prenant la mesure de son  implication avec l’âme. Les propos de Plotin nous ouvrent à un corps plongé dans une âme qui l’environne et le traverse. Cela fait du corps un interlocuteur particulier qui doit sa luminosité à cette âme (le corps comme un nuage éclairé par de la lumière), mais qui permet à cette âme de se connecter au monde sensible (si nous reprenons les propos de Plotin). La médecine chinoise, elle, nous montre un corps manifesté (Jing), qui a une source immatérielle (Po) qui peut être considérée comme une « âme corporelle ». Puis également un esprit manifesté (Shen) qui a aussi une source immatérielle (Hun), comme une sorte d’« âme spirituelle » (nous manquons vraiment de vocabulaire en français pour énoncer ces subtilités !). Les EMI nous ouvrent vers un corps qui peut être laissé par l’être. Le vécu de cet être n’est ni spatial ni temporel. Il nourrit un rapport au monde, à soi et à autrui comme étant face à l’entièreté concrète du temps devant soi (en étant tout l’espace ou dans tout l’espace en même temps). Le phénomène de la psychose nous montre des êtres en expérience hors du commun nous approchant de cette dimension sans passer par une mort imminente, où il y a le sentiment d’être toute l’humanité et que « toute l’humanité est soi ».

Depuis le début de ce texte, nous constatons que notre vocabulaire n’est pas adapté pour nommer de telles choses avec satisfaction. Les mots « âme », « psyché », « conscience », « être », ont été utilisés de façon quasi sauvage.  

Précision des mots ? Les grecs avaient une terminologie plus précise : psukhê désigne pour eux « l’âme animale » (celle du monde sensible de Plotin) et noos désigne « l’âme spirituelle, divine » (celle du monde intelligible chez Plotin). Ce qui est curieux, de ce fait, c’est que les psys de tous poils ne s’occuperaient alors que l’âme animale, du fait qu’ils ont choisi pour nom de profession un nom dont l’étymologie ne désigne que l’âme animale (psukhê), alors qu’ils prétendent s’occuper d’un aspect plus élevé de l’esprit.

Mais en fait, ayant laborieusement travaillé sur la libido (désir – désigné chez les grecs par « thumos »), sans toucher le niveau ontique des patients, de nombreuses approches de thérapie se sont limitées à « l’âme du corps », à la psukhê, et ont finalement bien choisi leur nom. L’ennui, c’est qu’elles ne s’en occupent pas non plus, prétendant intervenir de façon plus élevée sans le faire pour autant, car le niveau ontique (noos) est le grand oublié du monde psy sauf chez des praticiens comme Abraham Maslow, Frans Veldman, Carl Rogers et quelques autres trop peu nombreux !

Il est vrai que de parler « d’ontothérapie » (ontique) ou de « noosothérapie »* (noos) ne serait pas praticable ! Par contre il importe de vraiment s’occuper des êtres dans leur dimension ontique autant que dans leur dimension corporelle.

*Ne pas confondre noosthérapie (thérapie de l’être « noos ») avec nosothérapie (thérapie de la maladie « noso »)

D’un côté la dimension ontique concerne ce qu’est la personne présente, toutes celles qu’elle a été depuis qu’elle existe, et ceux dont elle est issue (sans doute noos et peut être ce que contemple le sujet en EMI, dans son entièreté immédiate, avec tous les ressentis extérieurs et intérieurs). La façon d’en prendre soin est de l’accompagner dans sa cohérence et dans la réalisation de sa complétude.

D’un autre côté la dimension corporelle, outre le côté médical d’une part et psychosomatique d’autre part, qui comporte une dimension émotionnelle du corps (sans doute psukhê). Il est temps de l’écouter, de l’entendre, de la prendre en compte.

Que de nombreux détours pour en arriver là ! Mais il est essentiel de travailler sa souplesse d’esprit pour entendre ce qui est inattendu, pour rester candide et cependant rigoureux. Il est bien sûr difficile de connaître les réalités objectivables au niveau ontique de noos, ou au niveau des émotions de psukhê (désolé nous manquons de termes usuels praticables !). C’est pourquoi la plus grande ouverture d’esprit est souhaitable.

Le plus important, même si cela ne représente qu’une petite partie de l’article, ce sont les vignettes cliniques ci-après qui illustreront ce qui n’a été abordé ci-dessus que par métaphores, exemples des recherches philosophiques, connaissances traditionnelles.

Avertissement : toutes les nuances énoncées ici ne prétendent en aucun cas révéler « La Vérité absolue », mais simplement rendre compte « d’une vérité d’expérience » selon certains points de vue, ou des considérations présentes dans différentes approches, cultures actuelles ou traditionnelles.

9.3Finalement, le corps comme interlocuteur

Quand une somatique ou une sensation apparait au niveau corporel, une fois le côté médical vérifié par un médecin, il reste à savoir si le corps exprime une part blessée de l’être (celui qu’il est, un de ceux qu’il a été ou un de ceux dont il est issu) non entendue, non reconnue. En ce cas nous retrouvons une situation thérapeutique à laquelle nous sommes habitués en maïeusthésie.

Mais nous devons aussi considérer que ce peut être le corps qui évoque par sa somatique une blessure émotionnelle qui lui est propre et qui n’a jamais été considérée. L’attention du praticien devra alors en tenir compte, et mettre en œuvre ce qui est habituel en maïeusthésie, mais en considérant cette fois-ci le corps comme un interlocuteur à part entière. Il se peut même que l’on rencontre un mal-être de la psyché qui soit simplement l’expression d’une blessure émotionnelle du corps jamais prise en compte.

Nous avons dans ces deux derniers cas, une innovation pour le praticien. Il a le corps à considérer « comme s’il était un être à part entière » ou comme s’il était une part d’être. Rappelons-nous bien que le « comme si » (en attendant d’éventuelles certitudes sur le sujet) nous permet d’avancer sans prétention de vérité, mais en nous donnant des moyens dont seule la performance clinique compte. Pour le praticien, le corps se retrouve ainsi interlocuteur, au même titre que la psyché.

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10    Exemples cliniques

10.1           Le corps suite à un deuil prénatal

Une patiente consulte pour le symptôme suivant : sentiment douloureux de non-existence. Après avoir considéré différents éléments de son enfance qui se révèlent en rapport avec cela, nous arrivons à la vie adulte de cette femme. Plusieurs années auparavant, ayant été enceinte et arrivée à terme, elle vécut la douleur que son enfant meurt en elle avant la naissance. Ce qui impliqua bien sûr aussi l’accouchement d’un enfant mort.

Nous accomplîmes l’accompagnement de celle qu’elle fut lors du choc, de l’être en deuil (c'est-à-dire « en douleur » - voir la publication de mars 2011« Le deuil ») qui a traversé une émotion indicible, tant la dimension de la blessure était immense. Cela se fit en prenant en compte cet enfant comme un être à part entière, car lui aussi doit être pleinement reconnu dans sa psyché, ainsi que la « mère » qu’elle fut dans ce moment-là.

Elle n’avait, comme presque toujours en pareil cas, personne autour d’elle pour l’entendre vraiment. En effet, les gens qui découvraient son vécu, soit le minimisaient (tu auras un autre enfant !) soit le dramatisaient (quelle horreur ce qui t’arrive !). Nous rencontrons rarement des interlocuteurs capables d’offrir un lieu de partage et de réjouissance où l’enfant décédé est considéré comme un être à part entière dont on se réjouit de « faire la connaissance » (il nous est présenté lors de l’entretien comme un être essentiel de sa vie de femme, de mère). Un accompagnement de ce deuil et  une dimension accordée à cet enfant ont donc ici permis de boucler une étape majeure conduisant à plus de paix.

Ultérieurement, des années après, lors d’un début de cancer, après les traitements médicaux et chirurgicaux adéquats, cette même femme consulte de nouveau en psychothérapie. Mettant son attention sur le point de son corps touché par cette maladie médicalement guérie, elle perçoit alors un « mal-être corporel »  plus somatique que psychique. Là aussi, le choc de la découverte du cancer, l’accompagnement de l’être qu’elle fut lors de cet instant  également indicible par sa dimension, furent accomplis avec toute la subtilité et toute la délicatesse requise, conduisant à un mieux-être signifiant.

Néanmoins, il demeurait une curieuse sensation de « je n’existe pas », qui avait pourtant été apaisée dans les consultations bien antérieures. S’ajoute intimement une tristesse profonde… dont on découvre que c’est une tristesse du corps.

Une attention posée sur ce corps manifestant une sensation de tristesse révèle que celle-ci est bien plus importante qu’il n’y paraissait initialement. Nous découvrons, un corps meurtri par le deuil de cet enfant mort-né (déchirement absolu). La psyché avait été accompagnée, mais le corps en avait gardé une blessure jamais considérée, jamais reconnue. Le corps ici considéré comme un interlocuteur à part entière, ayant un vécu qui lui est propre, fut apaisé. Puis le symptôme ayant conduit à la consultation : choc lors de l’annonce de ce cancer et sentiment de mal-être par rapport à la blessure corporelle qui en résultait se retrouva significativement apaisé, ainsi que la sensation « je n’existe pas ».

Un tel cheminement se passe « comme si » le corps devait être entendu dans son propre vécu et que l’apaisement du vécu de la psyché n’est pas suffisant. Naturellement, on pourra objecter que l’apaisement de la psyché dans la thérapie initiale n’était pas abouti et qu’il ne s’agit ici que d’une poursuite de ce qui était inachevé. Or il se trouve que si l’on reprend une thérapie concernant le vécu de la psyché ça ne fonctionne pas, alors que si l’on aborde à ce moment le vécu du corps cela fonctionne. Nous avons là l’élément objectivable en termes de résultat. Quant à la réalité du corps comme élément de la psyché, il ne s’agit là que d’une interprétation rendant compte d’une réalité subjective expérimentée par le sujet concerné.

10.2           Le corps suite à un viol

Une femme consulte suite au fait d’avoir subi un viol. Outre un cheminement judiciaire qui suit son cours, elle recherche un accompagnement psychologique… tellement  nécessaire en pareil cas. Au cours de l’accompagnement, après plusieurs situations émotionnelles et diverses péripéties circonstancielles douloureuses évoquées (le viol, la police, le gynéco, les expertises…), elle en arrive à dire que si le viol est un trauma, ce n’est pas le viol proprement dit qui est le plus douloureux. Dans ce trauma, c’est comme si elle était sortie de son corps et, de ce nouveau point de vue, éprouvait presque de la compassion pour ce pauvre homme qui en était à faire une pareille chose. Libre de haine ou de rancœur et relativement paisible, elle n’était cependant pas vraiment en paix en prenant conscience qu’elle avait tout de même abandonné son corps à cet homme et que ce corps, lui, est en souffrance. Un corps vide d’elle, abandonné, lui faisant éprouver une blessure de culpabilité à son égard. La thérapie ne consista pas ici seulement à conduire l’Être vers son propre apaisement concernant le trauma du viol, mais à permettre à l’Être « d’entendre » et de valider le vécu du corps, envisagé ici comme un Être à part entière, éprouvant une souffrance qui lui est propre, tant charnelle qu’émotionnelle.

Cette distinction entre « soi et soi » existe dans des approches de psychothérapie, afin de considérer le vécu sans trop en souffrir. On y parle de « prendre de la distance », de « visualiser son émotion de l’extérieur » etc. Là il s’agit d’autre chose : il s’agit de considérer le corps comme un interlocuteur éprouvant des émotions qui lui sont propres.

10.3           Le corps au-delà du transgénérationnel

Un sujet ressent une sorte d’étouffement, de gêne, d’oppression respiratoire. La médecine ayant vérifié l’état des organes respiratoires qui s’avèrent en bonne santé physique, il restait à envisager une éventualité psychosomatique.

La sensation corporelle respiratoire fut précisée par le sujet lui-même (suite à quelques questions) en sensation d’être empêché, retenu. Rien de la vie actuelle ou antérieure du sujet ne surgit en rapport avec cela, mais plutôt la vie de sa mère qui, jeune fille, fut privée d’être ce qu’elle avait à être à cause d’une aspiration professionnelle frustrée du fait de parents qui voulurent pour elle une autre carrière. Suite à la reconnaissance de cette mère et à la validation de son vécu, la sensation psychologique d’« être retenu empêché » s’atténua chez le sujet, la « gêne respiratoire » aussi. Mais il restait quelque chose ! Nous trouvâmes ensuite une grand-mère qui suite à un grave handicap survenu dans sa vie ne souhaitait plus vivre et se sentait retenue par l’existence de son corps (paradoxalement, « elle étouffait pratiquement de respirer », tant l’être qu’est cette grand-mère voulait être libéré de ce corps en dysfonctionnement). Là aussi, la reconnaissance de l’être qui a ce ressenti, et la validation de ce qu’il éprouve, amènent un apaisement chez le sujet… Mais il reste encore quelque chose ! Contre toute attente, nous trouvons quelqu’un de très touchant que le sujet a rencontré et qui l’a marqué : un malade du cœur avant sa greffe, puis après sa greffe. La thérapie se poursuit en reconnaissant cette personne, ainsi qu’en validant la peine d’avant la greffe, la joie d’après la greffe et toutes sortes de vécus. Nous nous retrouvons à évoquer un être qui n’est pas dans une lignée transgénérationnelle, mais qui concerne le sujet profondément. Puis à un moment, la joie de la greffe amène implicitement à un « plaisir du rejet du vieux cœur qui ne marche plus et dont le greffé se sent libéré ».

La vigilance du praticien permet de ne pas s’y égarer de proposer de mettre l’attention sur ce cœur qui conduisit cet être jusqu’à l’adolescence (alors qu’il était condamné à ne pas dépasser l’enfance).  Il s’ensuivit une gratitude à son égard « d’avoir pu tenir jusque-là ». Ce moment de gratitude envers ce cœur, de la part du sujet (invitant dans l’imaginaire le jeune greffé à en faire de même) amène un soudain apaisement de la somatique respiratoire et de la sensation psychologique d’étouffement et d’empêchement.

Cet exemple est très intéressant, car il invite le praticien à ne pas se borner à la vie du sujet, ni à celle de ses ascendants, mais à s’étendre à tous ceux qui l’ont concerné s’ils surgissent dans son champ de conscience. Ici nous voyons même que le cœur amputé laisse le sujet en paix s’il a été reconnu dans son service rendu. Il ne s’agit alors même pas du corps, mais d’une partie de ce corps… d’un corps qui n’est pas le sien…ni d’un membre de sa lignée transgénérationnelle.

Naturellement, il n’y a que peu de choses objectivables dans cet exemple et nous nous garderons de dire que « la sensation corporelle du patient s’est produite à cause du cœur dysfonctionnant oublié ». Mais nous  pouvons, sans crainte de nous tromper, dire que « tout se passe comme si la sensation corporelle se produisait spécialement pour que ce cœur dysfonctionnant soit reconnu dans ce qu’il a éprouvé, et remercié pour sa contribution à la vie jusqu’à la greffe ». Tout se passe « comme si » cet être rencontré, qui l’a touché, faisait désormais partie de sa psyché.

Ce qui par contre est objectivable ici (ce n’est pas du « comme si »), c’est la disparition de la somatique et de la sensation corporelle suite à cette investigation bien précise.

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11    Conclusion

11.1           Ouverture et souplesse

Nous réalisons à quel point le praticien doit intervenir tout en souplesse, garder son esprit ouvert à de nombreuses éventualités, y compris à celles auxquelles il ne s’attend pas du tout, voire qu’il n’a jamais rencontrées auprès d’aucun de ses patients antérieurs.

Nous constatons ici combien les paradigmes libidinaux du praticien pourraient se retrouver désuets, ainsi que ses recherches d’un éventuel Œdipe bloqué. Mais même en allant plus loin  avec une écoute de l’être sur l’ensemble de sa vie, ou même en poursuivant librement vers des aspects intergénérationnels ou transgénérationnels, nous courons encore le même risque si nous prenons cela comme limite. Le corps doit aussi être considéré « comme s’il était un interlocuteur à part entière ».

11.2           Le corps comme interlocuteur

Accepter de considérer le corps « comme s’il était un interlocuteur à part entière » peut sembler une liberté bien curieuse, à la frontière du délire, ou au moins à la frontière d’une sorte de « pensée magique ». Les rationalistes s’en trouveront peut-être heurtés et préféreront garder leurs « ratios » bien rangés et bien organisés, pareils à des « magasiniers de la raison » dont il ne faut pas troubler l’organisation paradigmatique.

Mais l’expérience clinique en décide autrement et nous conduit vers des considérations supplémentaires en matière de psychothérapie : le corps semble se manifester comme ayant un vécu émotionnel qui lui est propre, « comme s’il était en attente de reconnaissance de ce vécu quand il a éprouvé des traumas émotionnels ».

Naturellement l’on peut objecter qu’il ne s’agit que de « traumas émotionnels du sujet » que l’on interprète en « trauma du corps ». Ce que je veux bien si cela fonctionne. Mais il se trouve qu’en certains cas cela ne fonctionne que si le corps est considéré comme un interlocuteur à part entière et ne fonctionne pas si on se limite à une reconnaissance du vécu d’une part de l’être psychique.

Mieux encore, il s’agit aussi de se donner la liberté de considérer une part de ce corps (le cœur dans l’exemple ci-dessus) comme interlocuteur... mieux encore, l’interlocuteur n’est même pas nécessairement dans la lignée du sujet accompagné et peut juste se trouver dans sa zone de concernement.

11.3           Ceux qui nous concernent

Nous sommes invités à une ouverture où il ne s’agit plus seulement du sujet dans l’histoire de propre vie, ni même seulement dans son ensemble intergénérationnel ou transgénérationnel, mais aussi d’êtres qui lui sont étrangers par rapport à sa lignée, et par rapport à qui il s’est senti concerné, pour ne pas dire « en concernement » (voir le mot « concernement » dans le dico glossaire de ce site). Tout se passe « comme si le sujet en thérapie devenait dépositaire d’une reconnaissance à accomplir ».

Il serait bien difficile ici de se permettre de donner des affirmations ou théorisations à considérer comme des vérités. N’oublions pas que notre attitude gardera la souplesse cartésienne de la candeur et de la rigueur et que nous nous limitons avec humilité à considérer ce qui donne des résultats de façon répétée, pour ne pas dire quasi systématique. Nous en déduirons un mode opératoire (toujours révisable) conduisant au plus grand bien-être de la façon la plus fréquente et la plus durable.

La théorisation de cela reste délicate. En l’état actuel de ce dont nous disposons, je propose juste de considérer le corps comme étant  une partie de la psyché et cela fonctionne.

11.4           Toujours reconnaissance et validation

Ce regard envers le corps « comme s’il était une partie de la psyché » fonctionne bien en maïeusthésie où le mode opératoire est toujours « reconnaissance et validation ». Que nous aboutissions à une part de l’être, ou à son corps dans n’importe quel moment de sa vie, ou bien seulement à une part de son corps… la procédure « reconnaissance et validation » reste la même et semble continuer à donner systématiquement d’excellents résultats durables

11.5           Le patient thérapeute

Il ne vous aura pas échappé dans les vignettes cliniques ci-dessus que le patient devient lui-même thérapeute de ce qu’il retrouve, en ce sens où il en prend soin (cure), il en accomplit la reconnaissance et en valide le vécu. Vous ne manquerez pas de remarquez qu’il n’est jamais invité à apaiser ce qu’il retrouve (qu’il s’agisse de parts de soi, du corps ou de parts du corps) mais seulement à le reconnaître, à le réhabiliter dans sa juste dimension, à en valider le vécu éprouvé, et à lui donner sa juste place. L’apaisement ne saurait découler  d’une tentative de consolation ou de combat contre le « mal qui se trouverait là ». La question qui conduit les pas du praticien et du patient n’est pas « que faut-il combattre ou éliminer qui serait source de la perturbation ? » mais « qu’est-ce qui attend une reconnaissance qui ne lui aurait jamais été accordée ?... et lui donner cette reconnaissance ».

11.6           Candeur et rigueur du professionnel

J’ai souvent rappelé ici cette posture de candeur et de rigueur devant accompagner nos considérations ou recherches. En fin d’article, je souhaite réitérer cet avertissement : tout ce qui est énoncé ci-dessus ne prétend en aucun cas révéler « La Vérité » au sujet du corps ou de la psyché. Il s’agit simplement d’une souplesse de notre regard, d’un parcours de différentes approches à travers les époques ou les cultures (non exhaustif bien sûr), d’observations cliniques venant nous assouplir, venant modérer nos rigidités théoriques et surtout paradigmatiques

Notre quête est ici de trouver une façon de procéder qui conduise à des résultats signifiants et durables, à des observations cliniques délicates et sensibles. Libre de l’a priori, ou des fondements limitants, nous offrons alors à ceux qui nous confient leur souffrance un soutien et un accompagnement de qualité. Sans y oublier pour autant les considérations psychologiques habituelles,  nous ne nous y limitons pas et savons parcourir les cheminements auxquels nos patients nous invitent.

Le praticien se doit alors d’être ouvert, expérimenté, souple, chaleureux, reconnaissant, touché, sensible (sans être dans l’affect), pour ne pas dire « émerveillé » face au privilège que son patient lui offre de se révéler devant lui.

Pour terminer, je rappellerai avec plaisir ce que j’ai précédemment cité (8.4) du psychiatre Henri Grivois, rapportant les propos d’un de ses patients :

« Accompagner les patients ne consiste pas à se faire connaître comme un bon technicien. Cela stérilise aussi les relations. "Que vous connaissiez votre métier est la moindre des choses. Ce que je vous demande est plutôt de me connaître moi". » (2001, p.149)

Ainsi que le regard qu’il propose sur  ce que l’on appelle « folie »

« L’homme qui devient fou révèle, par sa folie même, une part essentielle de la vérité sur l’homme. » (Grivois, 2007, p.119)

J’ajouterai encore l’intéressante citation d’André de Peretti, dans son récent ouvrage « Le sens du sens », où il met en exergue le propos de Georges-Yves Kerven (ingénieur et chercheur, qui fut son élève) :

« L’imperceptible n’est pas indescriptible. […] L’être de l’homme est ainsi fait : ses capacités de description excèdent ses capacités de perception ». (de Peretti, 2011, p.140-141)

André de Peretti (docteur en sciences humaines, psychosociologue, ingénieur, professeur, chercheur) ajoute que l’accès au sens se faisant par de multiples voies, il est utile d’oser emprunter plusieurs chemins :

« Serait-ce par l’enchevêtrement que se nouerait, se jouerait, se garantirait le sens ?! » (ibid. p.142)

Je me suis efforcé de réaliser cela tout au long de cet article, pour appréhender le fait que le corps puisse être envisagé comme une part oubliée de la psyché. Non pour une affirmation théorique, mais pour une éventualité nouvelle à considérer, en vu d’optimiser les psychothérapies, et d’offrir le meilleur service possible aux êtres qui nous consultent.

Thierry TOURNEBISE

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Pour compléter cet article, voir aussi sur ce site les publications

Communication thérapeutique (avril 2004) - Le positionnement du praticien (décembre 2007) - Validation existentielle (septembre 2008) - Symptômes (juin 2011) - Psychopathologie (avril 2008) - Mieux comprendre la psychose (octobre 2012) - Non directivité et validation (janvier 2012)

Bibliographie

Abbott, Edwin
-
Flatland    -Édition du groupe « Ebook libres et gratuits » -1884
disponible en pdf  à 
http://www.ebooksgratuits.com  
http://www.ebooksgratuits.com/pdf/abbot_flatland.pdf 

Andersen Barbara
-Journal of Clinical Oncology - septembre 2004

Descartes René
-Œuvres complètes –Pléiade, Gallimard, 1999, p.322)
-Le discours de la méthode – Flammarion, Paris 2000..

Grivois, Henri
-Grandeur de la folie –Robert Laffont 2012
-Parler avec les fous - Les empêcheurs de penser en rond 2007

Groddeck, Georg
-« Nasamecu »La nature qui guérit – éd Aubier Montaigne1980

Jourdan, Jean-Pierre
-Deadline,  dernière limite – Pocket Les 3 Orangers 2006

Jung, Carl Gustav
-Ma vie -Folio Gallimard, 1973)

Heidegger, Martin
-Être et temps – Gallimard 1986

Maslow Abraham
-Être humain - Eyrolles, 2006

Moody, Raymond
-La vie après la vie – Robert Laffont, 1977

Noble, Denis,
-La musique de la vie, La biologie au-delà du génome - Seuil, 2007.

Peretti (de), André
-Le sens du sens –Lavoisier, 2011

Plotin
-Les Ennéades*. Traduction française : M.-N. Bouillet - Librairie de L.Hachette et Cie -1859 (en trois livres) table des matières  http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/plotin/table.htm

*œuvre de Plotin comportant 54 « Traités » qui furent  rassemblés par son disciple Porphyre dans un ordre remanié. Il les a compilés en 6 Ennéades de 9 traités (ou « livres ») chacune (d’où le nom « Ennéades » : 9). C’est ce document que M.-N. Bouillet a traduit et publié en 1859. Les 6 Ennéades y sont présentées en 3 tomes. Dans cette édition les numéros des Ennéades sont en chiffres arabes (ex : 4e), le traité (ou « livre ») en chiffre romain (ex : livre III) le chapitre dans le traité en chiffre romain (ex : VIII). Le texte intégral de ces Ennéades est disponible en ligne. On peut y retrouver les citations en les recherchant dans le texte original par « copier/coller » afin de les situer dans leur contexte.

-Traités*. Traductions sous la direction de Luc Brisson et J.F Pradeau - GF Flammarion 2002-2010

*Traduction de l’œuvre  de Plotin présentée en 9 tomes, en gardant la présentation des 54 traités dans l’ordre chronologique de Plotin.

Traités ou Ennéades ?

La procédure classique des citations de Plotin voudrait que l’on marque par exemple IV (4e Ennéade) et 3 (3e livre ou traité dans cette Ennéade) donc (IV, 3)… cela correspondant au traité 27 (dans l’ordre chronologique de rédaction par  Plotin). Pour la citation complète, nous avons alors (27, IV, 3), avec successivement : A/la place chronologique d’écriture du traité par Plotin ; B/ L’Ennéade où son disciple Porphyre l’a placé ; C/La  place du traité (livre) dans cette Ennéade ; D/le chapitre dans ce traité. Donc ici cela donne par exemple : (27, IV, 3 - VIII).

Le numéro dans l’ordre chronologique n’est pas le même que celui dans l’Ennéade et il peut être utile d’avoir un tableau de correspondance pour s’y retrouver... ce que propose Luc Brisson dans sa traduction éditée chez Flammarion, page 45 du volume présentant les Traités 1 à 6 (premier tome de la série de neuf). Différences selon les traductions : Dans le texte de Luc Brisson (2002-2010) rédigé dans la chronologie des traités, nous trouvons une traduction où le texte comporte des différences importantes par rapport à celle de 1859, comme par exemple « feu » (Brisson)  au lieu de « lumière » (Bouillet).

Lao Tseu
-Tao Te King Editions Dervy, 2000

Tournebise, Thierry
-Le grand livre du psychothérapeute – Eyrolles, 2011  

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Lien internes citées

Communication thérapeutique (avril 2004)
Focusing
  ( juillet 2007)
Le positionnement du praticien
(décembre 2007)
Psychopathologie
(avril 2008)
Validation existentielle (septembre 2008)
Abraham Maslow  (octobre 2008)
De l’espace et du temps
(avril 2009)
Le deuil 
» ( mars 2011)
Symptômes
(juin 2011)
Irrépressible quête d’origine
(juillet 2011)
Non directivité et validation
(janvier 2012)
Mieux comprendre la psychose
(octobre 2012)
dico glossaire (2012)

Liens externes cités

Plotin Ennéades
table des matières  http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/plotin/table.htm

Abbott Edwin
Flatland   http://www.ebooksgratuits.com/pdf/abbot_flatland.pdf  

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