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Jouer ou s’amuser…
limites et libertés

Juillet  2016    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

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Le jeu ou l’amusement tiennent une grande place dans l’enfance, mais aussi dans la société des adultes. Alors que jouer c’est « agir dans un espace délimité avec des règles », s’amuser (musarder) c’est, au contraire « être le museau en l’air, sans règles en toute liberté ».

Ces quelques pages proposent une recherche et une réflexion sur les apports et les dérives de l’un et de l’autre. Le jeu ou l’amusement tiennent une place évidente dans la vie : se motiver, réaliser un apprentissage, apaiser son stress, passer le temps, s’occuper… mais aussi faire semblant, feindre, interpréter… ou encore lâcher prise et se laisser inspirer.

Les mots français ou anglais utilisés pour désigner cet aspect de la vie contribueront déjà par eux-mêmes à nous donner un éclairage. Puis le rapport entre la vie et l’énergie, le moi et le Soi, le vide et le plein, le contact la fusion ou la distance… toutes ces notions apporteront leur contribution. Que ce soit sur un plan ludique, un plan thérapeutique ou un plan stratégique, en quoi le jeu ou l’amusement peuvent-ils contribuer à la qualité de notre vie ou au contraire l’altérer.

Sommaire

1 Le jeu et l’action de jouer
 – Les mots français du jeu – Les mots anglais du jeu – Finalement, jouer c’est...  - Le jeu et les besoins – Le jeu paradoxal – Projeter ou rejoindre ce qui nous attend

2 L’amusement
-Muser – Muse (avec un « M » majuscule) – La Muse et l’amusement

3 Buts et conséquences
-Un espace et des règles – L’espace, frontière ou contact

4 Tuer ou passer le temps
-Le grand paradoxe – La longueur du temps

 

5 Le moi, le Soi et le temps
-Le développement et le déploiement – Le « passe-temps » (le moi qui s’ennuie) -La méditation (le Soi qui se déploie) – Le hasard, le vertige et la nostalgie – Les règles et les limites : antidote au vertige – Le jeu selon Johan Huizinga

6 Être ensemble
-Le jeu et le « être ensemble » - Concurrence et coopération- La fuite et l’addiction – Jeu et thérapie-  Tuer le temps (commettre un « chronicide ») – Habiter le temps (être en « chron-home ») – Se distraire… jouer – Joie et gravité – Le bonheur de soi et le bonheur des autres

7 Entre règles et liberté
-Le connu et l’inconnu – Les gratifications – La liberté de jouer – S’amuser (le fun) – Le rire, la joie et la réjouissance – Jeux vidéo et avatars - - Ni gravité ni légèreté… de l’humour – Jeu amusement, bonheur et saveur – La créativité et le bonheur – Liberté, vie et créativité

Bibliographie  
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1   Le jeu et l’action de jouer

Pour mieux comprendre ce qui concerne le jeu ou l’action de jouer dans la vie de l’être humain, il est utile d’explorer la façon dont celui-ci a tenté de nommer le phénomène qu’il mettait en œuvre. Les mots et leurs sources étymologiques nous donnent à ce sujet quelques éclairages à ne pas manquer concernant ce dont l’intellect tente de rendre compte.

Les sources étymologiques utilisées ici viennent du Dictionnaire historique de la langue française Robert, puis en anglais, du dictionnaire Harraps standard

1.1Les mots français du « jeu »

Le mot « jeu » désigne soit une interprétation (exprimer), soit une compétition (gagner), soit une illusion (feindre), soit un espace (lieu où peut s’exercer un mouvement). La notion de « feindre » peut sembler péjorative, mais elle peut aussi constituer un moyen d’apprentissage.

1.1.1    Concernant l’acte de jouer

« Jouer » vient du latin « jocari » (plaisanter, badiner, jouer en paroles) qui a évolué dans le vieux français en « jogler » et « jogleur » (qui a donné « jongleur »). « Ludus » (jeu en actes) a « été progressivement remplacé par « jocus » (initialement jeu en paroles). « Jocari » a ainsi évincé « ludere », lui reprenant le sens de « jouer à un jeu d’action », de « se livrer à un exercice physique », « jouer un rôle », « contrefaire », et au figuré « se moquer, duper »*.

*« Se jouer de » signifie « se moquer »

« Déjouer » venant de « se déjüer » signifiant « se réjouir, prendre un plaisir complet », signifie aussi « voltiger au gré du vent », puis « faire échouer le jeu de quelqu’un » (sans doute grâce à cette liberté venant saboter les règles). Cette liberté nous rapproche ici de la notion de « s’amuser » (musarder), dont nous verrons le sens un peu plus loin.

Le mot « jeu » définit une action qui se met en œuvre dans un espace délimité selon des règles, il est donc contraire à ce qui relève ou semble relever de la fantaisie.

« Jouer » est donc un mot à sens multiple qui est bien délicat à cerner : on peut jouer un morceau de musique, on peut jouer d’un instrument, on peut jouer une partie avec un gagnant un perdant, on peut jouer pour gagner de l’argent à un jeu de hasard ou à un jeu stratégique, on peut jouer pour faire semblant de faire quelque chose, on peut jouer seul pour se distraire (mais on peut aussi chercher à se distraire dans tous les autres cas de jeu).

Jouer un rôle (au théâtre, mais aussi dans la vie)

Jouer aux échecs, au foot, au rugby (compétition)

Jouer un morceau de musique (interprétation)

Jouer d’un instrument (habileté)

Jouer aux mots croisés, au solitaire (défi)

Jouer à un jeu d’adresse physique ou intellectuel (défi, apprentissage)

Jouer le jeu (accepter les règles)

Dans tous les cas il y a un apprentissage soit d’habiletés intellectuelles, soit d’habiletés corporelles. Il peut même y avoir un entrainement à une certaine puissance de travail (intellectuel ou corporel).

1.1.2    Concernant le jeu lui-même

Nous pouvons trouver :

Un ensemble cohérent : jeu de clé, jeu de tuyaux d’orgue

Un espace où peut se réaliser un mouvement : une charnière doit avoir un jeu suffisamment grand pour que la porte puisse s’ouvrir aisément, et suffisamment petit pour qu’elle tienne solidement.

Un ensemble de règles dans un espace : le jeu de rami, de poker ou de belotte (avec un même outil, les cartes, il y a plusieurs jeux), mais aussi le jeu social, le jeu économique.

Un outil pour jouer : jeu de carte, jeu d’échec, jeu de Monopoly, jeu de dés, jeu de dominos.

Un acte de compétition selon des règles : foot, rugby, pétanque, échecs

Un acte seul selon des règles, un défi : mots croisés, solitaire, réussite.

Une façon d’interpréter : jeu de l’acteur, du musicien.

Une tromperie : feindre, manipuler.

Un vertige : se soumettre au hasard, ou se mettre en situation inhabituelle (tourner sur soi-même, manèges de la fête foraine) ;

1.1.3    Concernant ce qui est ludique

Le mot « ludique » est souvent utilisé en synonyme de « amusant ». Nous verrons pourtant que ces deux mots sont très différents. La ludothèque, c’est l’endroit où l’on trouve des jouets ou des jeux. Pourtant « jeu » et « ludique » ont des spécificités différentes, en ce sens où « ludique » désigne un phénomène se déroulant en actes alors que « jeu » désigne un phénomène se déroulant en esprit. Ces mots se sont progressivement mêlés.

Le latin « ludus », au pluriel « Ludi », désignait les jeux de caractère officiel donné en l’honneur des morts. Comme nous l’avons vu, « ludus » désigne un jeu en acte par opposition à « jocus » qui désigne un jeu en paroles. Ces actes désignés par « ludique » ont donné aussi les mots « allusion », et même « illusion » qui manifestent bien l’idée de « feindre ».

1.2Les mots anglais du jeu

1.2.1    Game :

Ce mot signifie amusement, divertissement.

« Square game » signifie jeu, partie (square définit bien la notion d’espace)

« To play a good game » être un bon joueur. « To play a sure game », « to play the game » : jouer franc jeu, agir loyalement, agir dans les règles, selon les règles.

« To be on the game » travailler, turbiner, faire le turbin (signifie bien l’énergie engagée).

« To make game of someone » : se moquer. Mais « game » a aussi le sens de « gibier ». Et au sens figuré « he is a faire game » signifie « on a bien le droit de se moquer de lui » (donc exprime clairement une action au dépend d’autrui).

1.2.2    Play :

Ce mot signifie jeu, amusement, maniement. Le verbe « to play » : se mouvoir vivement, jouer, s’amuser se divertir. Jouer à un jeu, interpréter, mais aussi gambader, folâtrer ». « The playing » : l’interprétation d’un acteur, d’un musicien

1.2.3    Joke :

Signifie plaisanterie, farce, blague. « To joke » : plaisanter, badiner, mais aussi railler, se moquer.

1.2.4    To amuse :

Signifie amuser, distraire, divertir.

1.2.5    Fun :

Amusement, gaité, plaisanterie. « For fun » : pour rire, pour jouer, en blaguant.

Nous avons adopté en français « c’est pour le fun », c’est-à-dire « pour l’amusement », « juste pour se distraire », sans projet de gain d’aucune sorte.

1.3Finalement, jouer c’est :

Se donner un espace, des limites, des règles. Créer un espace commun.

C’est se divertir, et ainsi par un artifice, se donner le goût de vivre, d’agir ou d’apprendre. C’est créer un projet, c’est-à-dire « Projeter » (jeter en avant) ce qu’on passe ensuite son temps à atteindre ou à attraper (le but à atteindre, de par son attraction, devient alors moteur, source de motivation).

Les règles permettent de délimiter l’espace de jeu et de définir où l’on va. Il s’en suit une mise en œuvre d’actions bénéficiant d’un but déterminé, qui donne ainsi sens à ce que l’on fait. Le jeu fournit alors une belle source d’élan, venant artificiellement satisfaire notre « besoin de sens » (projet, direction).

1.4Le jeu et les besoins

Notre « besoin d’estime » (besoin de valeur) est satisfait en cas de réussite (ego). Notre « besoin de compétence » est satisfait par la mise en œuvre de quelque chose qu’on sait faire (même si cela ne sert à rien). Notre « besoin d’autonomie » est plus ou moins satisfait (ou frustré) par l’espace limité de liberté existant au sein des contraintes. Notre « besoin de plaisir » est plus ou moins satisfait selon les « saveurs » ressenties dans cet espace et cette action (l’espace limité permet de mieux cerner les sensations). Notre « besoin de reconnaissance » (besoin d’exister dans le « cœur » de quelqu’un) lui, par contre, a peu de chance de trouver satisfaction, car la dimension ontique ne figure pas dans le jeu… cela reste à inventer !

Les besoins fondamentaux identifiés en psychologie positive sont : Autonomie (vivre selon sa règle à soi), compétence (mettre en œuvre quelque chose que l’on sait faire), hédonisme (quête de plaisir), eudémonisme (quête de sens), reconnaissance (exister humainement aux yeux de quelqu’un qui se sent touché de nous rencontrer).  

1.5Jeu paradoxal

Nous trouvons ce cas particulier des jeux où les alliés sont en même temps des rivaux potentiels. C’est ce qu’on appelle un jeu paradoxal. Par exemple le célèbre jeu télévisé Koh Lanta en est un type, où l’on joue en équipe contre une autre équipe… mais où l’on peut être éliminé par son propre groupe. Le paradoxe est que si on prend l’option de garder les meilleurs, on augmente la chance de gagner contre l’autre équipe, mais on augmente le risque d’être éliminé par les « siens ». L’adversaire, c’est l’autre équipe, mais le joueur doit faire alliance avec ceux de la sienne qui sont en même temps des rivaux.

Cela conduit à des casse-têtes stratégiques d’espace, de règles, d’alliances, de compétences… et met le narcissisme à rude épreuve. Pour que l’équipe gagne, des joueurs doivent être sacrifiés.

Les jeux conduisent souvent à développer l’ego (le moi) en cherchant à être le meilleur. Être le meilleur contre un adversaire (compétition) ou contre soi-même (défi). Les jeux paradoxaux viennent troubler ce phénomène car celui qui est le meilleur est aux yeux des siens, à la fois un allier souhaitable pour vaincre l’autre équipe, et un coéquipier dangereux qui risque d’éliminer le plus faible que l’on est.

1.6Projeter ou rejoindre ce qui nous attend

Comme nous l’avons vu « pro-jeter », c’est jeter en avant quelque chose qu’ensuite on cherche à atteindre, à rejoindre. « Jouer », c’est agir dans un espace, avec des règles, vers un but (un projet).

Plutôt que de « pro-jeter », il y a une autre option qui consiste à s’ouvrir à ce qui se présente. Laisser les fluctuations naturelles nous mener vers une nouveauté, vers un sens qui se révèle plus qu’on ne le fabrique. Le mot « s’amuser » semble définir cette autre option. « S’amuser » c’est se laisser flotter vers une inspiration.

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2   L’amusement

S’amuser vient de « musarder », c’est-à-dire « rester le museau en l’air ». C’est un peu « regarder les étoiles et laisser faire l’inspiration ». Pourtant le sens en est souvent péjoratif et le mot ambivalent.

2.1.1    Muser

Muser, vient de l’ancien français « °mus » (museau : c’est à dire face, visage). « Museau » signifie au XIIe siècle « flatter quelqu’un » (amuser).

« S’amuser » signifiant « rester le museau en l’air » désignait une façon de perdre son temps en flânerie.

Pourtant, le mot « muser », qui a donné ce sens de « flânerie stérile », a aussi celui de « réfléchir mûrement » et a donné en anglais « to muse » (réfléchir, rêver, méditer, contempler).

En dépit de cela, le « musard » est un niais, un sot… de même que la « muse » qui a donné « musette » est un sac, qui, dans le cas des instruments (corne muse), est un soufflet… désigné également par « fol » (ballot vide), qui a donné « fou »*.

*Philippe Pinel (précurseur de la psychiatrie), s’était insurgé contre cette façon de désigner les personnes en souffrance psychologique. Il précisait qu’« ils ne sont pas vides, mais aliénés », c’est-à-dire simplement devenus étrangers à eux-mêmes.

« Amuser » l’autre c’est le nourrir de vaines espérances, lui faire perdre de vue le but de son entreprise, lui faire perdre son temps. Ce qui signifierait que s’amuser, c’est s’abuser soi-même, s’égarer de l’essentiel.

Les significations péjoratives sont multiples concernant le mot « s’amuser », mot qui parle pourtant de liberté et d’inspiration. Il est vrai que la liberté soulève quelques craintes (tant individuelles que collectives) parfaitement résolues par l’établissement d’un espace et de règles (jeu).

2.1.2    Muse (avec un « M » majuscule)

La « Muse » (avec un « M » majuscule) n’est pas en lien étymologique avec « muser », (mus, museau). Ce mot vient de Musa, l’une des neuf Muses. En grec, « Mousa » désigne les muses qui sont des déesses des champs et des montagnes, qui font don aux hommes de l’inspiration poétique ainsi que de la connaissance.

2.1.3    La Muse et l’amusement

La conjonction phonétique des mots « muse » et « Muse » est une belle synchronicité, en ce sens où celui qui reste le « museau » en l’air ou qui flâne (qui s’amuse) s’ouvre à la possibilité d’être inspiré par les Muses (« to muse » : réfléchir, rêver méditer, contempler) … alors que celui qui poursuit un but dans un espace avec des règles (celui qui joue) risque au contraire de manquer les Muses par cécité d’inattention*

*La cécité d’inattention est un phénomène étudié en psychologie montrant que quand notre attention est accaparée par une chose nous devenons aveugles aux autres choses.

Dans le jeu, l’espace délimité et les règles capturent l’attention d’une façon qui peut être plaisante, mais qui ferme notre vigilance concernant d’autres sources

Celui qui « s’amuse (dans le sens de « museau en l’air », flânerie) reste d’une certaine façon plus disponible à l’inspiration, plus ouvert, et peut plus aisément être interpellé par « les Muses ».

Et même si le « musard » passe pour un niais, comme le dit l’auteur Yvan Audourard :

« Heureux les fêlés, car ils laisseront passer la lumière » (2011).

2.2L’enfant qui s’amuse

L’enfant va naturellement s’amuser (action libre), puis va progressivement trouver des jeux (action avec des règles, dans un espace délimité,). Il peut inventer certains jeux, mais le plus souvent il héritera de ce que lui ont légué ses prédécesseurs.

L’adulte tentera de « socialiser » l’enfant en l’incitant à « jouer » plutôt que de « s’amuser », c’est-à-dire en délimitant son espace et en lui donnant des règles …afin sans doute de le préparer au « jeu social », mais aussi de le « contrôler » …et de le « sécuriser ». Si cette nécessité de savoir respecter un espace et des règles est essentiel pour la vie sociale, et pour sa propre sécurité, son excès peut aussi tuer la créativité… de ce fait les « créatifs » se devront toujours d’être un peu rebelles, hors-jeu, quitte à se mettre en danger ou à mettre les autres en danger. Il s’agit d’un fragile équilibre entre les règles et la liberté.

Le fait que les contraintes risquent d’éteindre un Être a même poussé le Dr en psychologie Abraham Maslow à oser une remarque importante :

 « Une personne qui se soumet volontiers aux forces de distorsions présentes dans la culture (c'est-à-dire un sujet conforme aux normes établies) peut parfois se révéler moins saine qu’un délinquant, un criminel ou un individu névrosé prouvant par ses réactions qu’il possède suffisamment de courage pour défendre son intégrité psychique » (2008, p.111).

« Nous en arrivons à ce paradoxe que nos instincts humains, du moins ce qu’il en reste, sont si faibles qu’ils doivent être protégés contre la culture, contre l’éducation, contre l’apprentissage – en un mot contre le risque d’être étouffés par l’environnement. » (2008, p119).

Nous avons alors le paradoxe suivant : le jeu permet des apprentissages, y compris de la vie sociale, mais aussi impose des limites et contraintes qui peuvent conduire à une réduction de ce que la conscience est capable d’appréhender, à une réduction des possibilités d’inspiration, à une retenue du déploiement de Soi. Si la totale liberté n’est pas envisageable (ne serait-ce que par la nécessité du respect d’autrui, de sécurité personnelle, mais aussi par angoisses face à l’illimité), trop de contraintes peuvent tuer l’âme et la fermer au monde.

Le paradoxe est très délicat : se soumettre aux règles de la société (au jeu social) permet de « bien servir » la société, mais fait disparaître l’essence de ce que l’on est. Il se trouve alors qu’en « cessant d’être », nous vidons la société de notre présence et ne lui apportons plus rien en termes de ressource et de créativité… or si les Êtres n’existent plus, la société cesse d’exister aussi. N’oublions pas non plus que si « nous sommes qui nous sommes » sans tenir compte des autres, la société est tout autant privée de notre présence, et mise en danger.

L’utilitarisme de John Stuart Mill (philosophe anglais) tente de répondre à cette problématique : « Est utile tout ce qui donne le bonheur sans nuire à tout ce qui vit. »

Il propose « […] une existence aussi exempte que possible de douleurs, aussi riche que possible de jouissances, envisagées du double point de vue de la quantité et de la qualité ». (1988, p.57).  

Il considère la totalité (de soi et du monde) : « […] car cet idéal n’est pas le plus grand bonheur de l’agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur totalisé ». (ibid.)

La potentialité et les sources discrètes d’altérations : « L’aptitude à éprouver des sentiments nobles est, chez la plupart des hommes, une plante très fragile qui meurt facilement, non seulement sous l’action de forces ennemies, mais aussi par simple manque d’aliments ; […] » (Mill, 1988, p.55). « Les hommes perdent leurs aspirations supérieures comme ils perdent leurs goûts intellectuels, parce qu’ils n’ont pas le temps ou l’occasion de les satisfaire ; et ils s’adonnent aux plaisirs inférieurs, non parce qu’ils les préfèrent délibérément, mais parce que ces plaisirs sont les seuls qui leur soient accessibles, ou les seuls dont ils soient capables de jouir un peu plus longtemps » (ibid.)

Le bonheur de la totalité, de tout ce qui vit :

« Une existence telle qu’on vient de la décrire pourrait être assurée dans la plus large mesure possible, à tous les hommes ; et point seulement à eux, mais autant que la nature des choses le comporte, à tous les êtres sentant de la création ». (ibid, p.58)

Saurons-nous donner à l’enfant une telle opportunité de déploiement, contribuant autant à son propre bonheur… qu’à celui de tout ce qui vit ?!

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3   Buts et conséquences

3.1Un espace et des règles

Dans tous les cas le fait de « jouer » provoque un apprentissage de « se conformer à des règles dans un espace défini ». Il y a donc un apprentissage du « vivre ensemble » dans la société. Mais les aspects opposés de « compétition » ou de « coopération » peuvent selon leurs proportions faciliter ou entraver cet apprentissage. Le jeu peut alors être contreproductif.

De plus, quand le jeu devient si attractif que l’on en oublie l’entourage, il n’y a plus que des adversaires (contre qui on combat plus qu’on ne joue) ou des gêneurs (qui empêchent de jouer autant qu’on voudrait). Nous sommes alors loin du projet de John Stuart Mill ! Il peut même se produire une passion pour le jeu qui finit par compter plus que les autres ou que soi-même (plus que les Êtres) et conduire à une désocialisation, ou même à une addiction… à une perte de Soi. Le jeu devient un artifice producteur d’adrénaline. La distraction devient une solution pour éviter, compenser, supporter le monde... qui conduit à « vider le monde » et à « se vider soi-même de Soi ».

3.2L’espace, frontière ou contact entre les Êtres

Nous avons vu qu’un des sens du mot « jeu » est « espace ». Le mot anglais « square game » en rend particulièrement compte. Cela peut être un espace où l’on est ensemble (socialisation), ou un espace qui nous sépare (égotisation). Mais cet espace peut aussi s’amenuiser jusqu’à devenir un contact entre des Êtres qui sont alors plus distincts que distants.

Cette idée de « jeu » définit aussi par exemple l’espace qu’il y a entre le piston et le cylindre : il doit être optimum pour que le moteur fonctionne (suffisamment étanche pour la compression, et suffisamment libre pour le mouvement). Alors les deux éléments distincts fonctionnent en « coopération ».

L’espace qui nous entoure est aussi nommé « milieu », le milieu dans lequel on est. Curieusement, le mot « milieu » désigne en même temps « le centre » et « ce qui entoure » (c’est-à-dire ce dans quoi on se trouve). En effet le « milieu » dans lequel baignent des Êtres entoure chacun d’entre eux… et se trouve aussi être ce qui les sépare, ce qui est « au milieu de deux d’entre eux ».

Nous avons donc le monde intérieur d’un individu (sa perception subjective de la réalité), celui d’un autre individu (son autre perception subjective de la réalité) et, entre eux, un espace (là où se trouve « la réalité objectivable »). Mais cet espace extérieur étant plus ou moins confortable il se trouve encore pour chacun un espace intermédiaire entre l’espace intérieur (subjectif) et l’espace extérieur (objectif). C’est la « zone intermédiaire » évoquée par Donald Wood Winnicott. Entre notre réalité intérieure et la réalité extérieure, il y a une tentative d’harmonie ou de confort optimisé… grâce à ce qu’il appelle « un objet transitionnel » : c’est à dire quelque chose qui n’est pas dans notre monde intérieur, qui est extérieur à nous, mais qui est en notre pouvoir. Face à un monde extérieur inquiétant, cela est profondément rassurant. Pour l’enfant c’est le nounours ou le doudou : il peut difficilement agir sur les autres mais il peut agir sur ce doudou qui n’est pas lui (un « non soi » sur lequel il a un pouvoir). Pour l’adulte il y aura plutôt la voiture, la carrière, un projet, les idées, les paroles et même, par exemple : un jeu préféré. La difficulté à être en contact avec le monde extérieur nécessite de tels objets transitionnels, surtout la difficulté d’être en contact avec les autres.

De tels objets, créent une zone transitionnelle, une zone intermédiaire qui se situe entre la réalité psychique subjective de soi et la réalité externe objective, ainsi que la réalité subjective d’autrui.

Selon Donald Wood Winnicott, cet espace est en même temps ce qui sépare et ce qui relie, et peut se révéler soit comme une frontière, soit comme un contact.

« […] tâche humaine interminable qui consiste à maintenir à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure » (Winnicott, 1971, p.30)

Quand l’espace est un espace commun nous avons comme un terrain de jeu, c’est à dire « un milieu qui est autour de tous », dans lequel nous sommes ensembles. Dans ce milieu, il peut y avoir un « contact » entre les Êtres dont émerge une « coopération » (entre des individus distincts ayant chacun leur identité), mais il peut aussi y avoir une « fusion » entre les individus comme on le voit dans les mouvements de masses : ils perdent leur identité et réagissent ensemble de façon inadaptée, primaire, archaïque. La fusion altère l’opérationnalité, comme quand deux éléments d’une charnière (fiche mâle et fiche femelle) fusionnent… ça fait bloque et la porte ne s’ouvre plus.

Quand l’espace est une distance entre les Êtres (un milieu entre les Êtres) il devient frontière et produit de l’asociabilité (entre des individus égotiques). Dans ce dernier cas, quand l’espace est trop grand on peut dire qu’il y a « trop de jeu », que « ce n’est plus du jeu », que c’est un vide qui nous éloigne les uns des autres et qui défait les possibilités de coopération (il n’y a plus de pression dans le cylindre du moteur, ou la porte ne tient plus sur son axe).

Cet espace, ce jeu se doit donc d’avoir une juste dimension afin d’éviter relâchement ou fusion. D’où sans doute la quête de « la bonne distance » si chère à tous les professionnels de la communication… qui ne concerne cependant la vie que lorsqu’on la considère « comme un jeu », ainsi que nous la décrit Eric Berne (fondateur de l’analyse transactionnelle) dans son ouvrage « Des jeux et des hommes » (1998) et non plus quand on la considère comme une rencontre des Êtres osant l’intimité existentielle, ainsi qu’il le stipule dans son dernier chapitre.

 « […] Il existe une chose qui transcende toutes les classifications du comportement, et c’est la conscience ; quelque chose qui domine la programmation du passé, et c’est la spontanéité ; quelque chose qui donne plus de satisfaction que les jeux, et c’est l’intimité » (Berne, p.200).

Cependant, cette intimité existentielle est en même temps ce que nous recherchons le plus et ce que nous craignons le plus, comme l’avait judicieusement remarqué Abraham Maslow :

Concernant la source de créativité première et authentique qui se trouve au plus profond de soi : « Il s’agit d’une chose que non seulement nous ne connaissons pas, mais que nous avons peur de connaître » (2006 p.104).

Maslow remet en cause la notion de distance en constatant son aspect illusoire, l’ensemble des Êtres et de la nature étant bien plus concernés réciproquement que nous ne le pensons habituellement :

« Non seulement l’homme est une PARTIE de la nature, et la nature est une part de lui, mais il doit aussi être isomorphe (semblable à elle) afin d’être viable en elle. » (Maslow - 2006, p.367).

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 4   Tuer ou passer le temps

4.1Le grand paradoxe

Alors que nous souffrons souvent de manquer de temps, que nous courons après lui, que nous craignons même que la durée de notre vie ne nous donne pas assez de temps… lorsque nous avons du temps libre nous sommes souvent portés à « passer le temps », voire à « tuer le temps » avec une activité qui nous éloigne de cette angoisse du vide. Afin de ne pas nous retrouver comme un SDF de l’espace-temps, nous cherchons un refuge à habiter… jusqu’à y établir une sorte de domiciliation. Alors nous pouvons jouer pour nous occuper… sans réaliser que ce « vide de Soi » (non occupé par Soi), ne se remplit pas pour autant. Nous sommes seulement en train de vivre « sous l’occupation du jeu ». Une sorte de vie sous occupation consentie (voire revendiquée), où l’on perd sa propre identité. S’occuper c’est littéralement « s’habiter », faire quelque chose pour s’occuper, c’est « être habité par ce quelque chose » venant compenser un vide de Soi.

« Avoir du temps libre » est donc à la fois une quête… et une source d’angoisse. « Jouer » est une possibilité de réponse, « s’amuser » en est une autre. La première donne un espace et des règles qui apaisent cette sensation de vide (jouer offre un espace à habiter, en même temps qu’une sensation d’être occupé par quelque chose), la seconde ose l’exploration, ose « expériencer » une zone inconnue… qui a cependant un parfum de « chez Soi » (existentiel, nootique, ontique) qu’il peut être doux de retrouver. Mais la notion d’expériencer se définit mal aisément, comme pour ce que vivent les personnes en mort imminente (EMI, ou NDE), touchant l’entièreté d’un « tout » où l’on est à la fois « Soi et les autres », « ici et là-bas », « à cet instant et à tous les instants ». Le vécu qui en résulte ne passe pas tant par les sens que par le fait « d’être », et l’intellect peine à rendre compte clairement d’un tel phénomène. Face à cela l’intellect éprouve un vide que le jeu vient apaiser (parce que là au moins il y a un espace et des règles objectivables, qui sont intellectuellement appréhendables). S’amuser c’est « laisser l’inspiration des Muses venir toucher notre conscience » (même si ces deux mots ne sont pas étymologiquement en lien), mais c’est aussi oser une chose réprouvée par l’intellect qui lui, a soif de rationalités.

L’ultime synergie est de permettre à l’intellect et à l’inspiration d’associer leurs capacités plutôt que de se livrer bataille.

4.2La longueur du temps

Sénèque a consacré son ouvrage « La brièveté de la vie » à expliquer le fait que notre vie n’est pas longue du fait de sa durée mais du fait qu’on n’en a rien retranché. Selon lui :

« La vie n’est pas trop courte, c’est nous qui la perdons » (I.1, p.101). « Vous ne remarquez pas combien le temps a déjà passé. Vous le perdez comme s’il coulait à flots, intarissable, tandis que ce jour, sacrifié à tel homme ou à telle occupation, est peut-être le dernier » (III, 1, p.106).

Sénèque est prudent quant au fait de se distraire. Les jeux lui semblent comporter un risque :

« […] un esprit distrait ne reçoit rien en profondeur » (VII, 1, p.111).

« Il serait trop long de passer en revue tous ceux qui ont perdu leur vie aux échecs, à la paume, ou à se griller soigneusement le corps au soleil. Ils ne sont pas hommes de loisirs, ceux dont les plaisirs ont beaucoup à faire » (VIII.1, p.124) « Ces gens-là n’ont pas de loisirs, mais des affaires d’oisifs » (XII, 4, p.122).

Le loisir (temps consacré à la justesse qui est en nous) tient à ses yeux une noble place, alors que la distraction (affaires d’oisifs, temps de compensation) éloigne notre attention. Le jeu social fait aussi partie de cette errance de la conscience :

« L’un est accaparé par une avidité insatiable, l’autre par une dévotion laborieuse à de vains travaux […] un autre, une ambition toujours suspendue à l’opinion d’autrui l’épuise […] » (II-1, 2005, p.102) « Les autres, même captifs d’une vaine image de gloire, ne manquent pas de panache dans leur égarement » (VII-1, 2005, p.111).

« Leur esprit est encore dans l’enfance quand la vieillesse les accable : sans préparation ni défense, voilà comment ils y parviennent » (IX-3, 2005, p.117).

Dans une sorte de nouvel hédonisme, il propose de ne rien manquer des saveurs de la vie, d’être riche de chacun de ses instants, de l’aborder en profondeur. Plus que la saveur des plaisirs il propose ainsi celle de la plénitude. Selon lui, celui qui parvient à cela bénéficie d’une vie dont la longueur vient de sa complétude :

« Toutes les années antérieures à eux leur sont acquises […] Aucun siècle nous est interdit » (XIV-1 ; ibid., p.127), « […] la nature nous admet dans la communauté du temps tout entier. » (XIV-2 ; ibid.,p.127). « C’est le propre d’un grand homme, crois-moi, et qui s’élève au-dessus des erreurs humaines, que de ne rien soustraire de son temps. » (VII-4, p.113)

José Mujica Cordano a été président de la république de l’Uruguay. Il a aussi vécu d’être tenu en otage par la dictature militaire : il a passé 10 ans de solitude dans un cachot, dont 7 sans aucuns livres ni contacts, et 2 au fond d’un puits. Interviewé dans le film Human, il nous livre de touchantes paroles, montrant que même en pareilles situations un Être parvient quelquefois à se déployer :

« J’ai appris la valeur du vivant. J’ai aussi appris à converser avec celui qui est en moi. Celui qui t’accompagne quand tu n’as pas de livres, ni quelqu’un avec qui parler. La seule chose que tu as dans ce cas, c’est celui qui est en toi. C’est un personnage que tu oublies souvent face à la frivolité de la vie. » (Arthus-Bertrand- 2015, p.20)

Il nous ramène de cette expérience hors du commun des mots qui auraient profondément touché Sénèque :

« Nous vivons en achetant et en jetant. Mais ce que l’on dépense vraiment, c’est le temps de notre vie. Parce que quand j’achète quelque chose ou que, toi, tu achètes quelque chose, tu ne l’achètes pas avec de l’argent, tu l’achètes avec le temps de vie que tu as dépensé pour gagner cet argent » (p.19).

Merci à Yann Arthus-Bertrand de nous avoir permis la rencontre avec des Êtres dont les témoignages sont tous aussi précieux les uns que les autres*. Une rencontre de l’humanité... peut-être aussi une rencontre de soi-même !

*2000 personnes rencontrées et interviewées, dans 65 pays. Film librement disponible : http://www.human-themovie.org/fr/  le témoignage de José Mujica Cordano se trouve précisément à 1h 15 mn.
Un film à voir absolument… un cadeau à l’humanité dans le monde, et à l’humanité qui est en chacun de nous.

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5   Le moi, le Soi et le temps

5.1Le développement et le déploiement

Les jeux permettent des apprentissages stratégiques (développement du moi), L’amusement permet une ouverture d’esprit et des connexions subtiles (déploiement du Soi). On pourrait dire que l’un poursuit des buts, l’autre rencontre des Muses (même si on ne doit pas étymologiquement associer ces deux mots).

Le jeu peut comporter une certaine gravité (pesanteur) du fait qu’il en engage de l’énergie avec des règles dans un espace en vue de produire un résultat (buts, projets). Alors que l’amusement, lui, ne cherche aucun résultat. Il est hors du champ de la gravité, dans une sorte de non pesanteur qui n’est pas seulement reposante (en ce sens qu’il ne s’y investi pas d’énergie) mais apaisante, comme avec une sorte de « chez soi » que l’on retrouve, que l’on laisse nous rejoindre, ou qu’on se laisse rejoindre (en ce sens qu’on y retrouve et rencontre la Vie).

Le jeu et l’amusement ont ainsi tous deux un rôle, l’un n’est pas mieux que l’autre. Ils contribuent, selon leur nature, soit à développer des compétences pour être dans le monde (jeu), soit de la présence et de l’ouverture pour être avec le monde (amusement). Ils œuvrent parfois de concert en ce sens que le jeu permet aussi d’être avec le monde quand il se libère de l’esprit de compétition, permet de donner une occasion de se réunir avec un « vivre ensemble », en coopération et en émulation.

Naturellement chacun des deux comportent leurs dérives possibles : le jeu risque aussi d’être utilisé pour se distraire et oublier le monde, voire le combattre (compétition, concurrence). Sénèque nommait ces dérives « affaires d’oisifs » qui ne sont pas des loisirs ; l’amusement, lui, peut aussi être utilisé pour fuir le monde, se séparer de tout dans un laisser-aller qui ne connecte rien. Dans ce cas l’amusement reflète une version du moi rétrécie en isolement et non un Soi en déploiement.

5.2Le « passe-temps » (le moi qui s’ennuie)

Le temps reste une énigme. Est-ce le temps qui passe, ou bien nous qui passons dans le temps ? J’ai consacré à ce sujet ma publication d’avril 2009 « De l’espace et du temps ». Nous y trouvons (avec de nombreuses références) que nous sommes fixes (dans le « maintenant ») et que le temps s’écoule… avec le futur qui est postérieur (donc derrière !?) et le passé qui est antérieur (c’est-à-dire devant !?). Nous pouvons l’illustrer avec l’image d’une personne postée sur un pont, tournée vers l’aval, dans le sens du courant. Elle contemple l’écoulement d’une rivière. L’eau à venir est derrière elle et l’eau passée est devant elle.

Ce n’est pas nous qui passons dans le temps mais le temps qui passe… c’est du moins ce que révèle la construction de notre langage. Donc chercher à « passer le temps » ne semble pas correspondre à cette possible réalité. Chercher à accélérer le temps qui passe non plus.

Naturellement il y a le temps des horloges et il y a le temps subjectif. Nous n’influons pas sur l’écoulement du temps mais sur la perception subjective que nous en avons. Quand une activité nous distrait, nous ne voyons pas le temps passer et avons la sensation d’une durée plus courte, quand rien n’attise notre intérêt nous voyons au contraire le temps passer et il nous semble interminable. Le temps qui semble trop long quand on le vit semble souvent vide quand on y repense ultérieurement, le temps qui semble court quand on le vit semble souvent plus étoffé, plus rempli, dans nos souvenirs… mais rempli de quoi ? Rempli de présence et de rencontres ou rempli de distractions ?

Comme le dit José Mujica Cordano quand rien n’attise notre intérêt, savons-nous « Être », c’est à dire être avec nous-mêmes en bonne compagnie ? Et aussi sous le flux des centres d’intérêt, savons-nous être avec les Êtres du monde ?

5.3La méditation (le Soi qui se déploie)

Outre la beauté du monde qui nous touche parfois par opportunité (un paysage, une peinture, une danse, une musique, un regard), Christophe André (psychiatre) nous rappelle que nous pouvons choisir d’habiter l’instant présent en toutes circonstances :

« […] la décision de se mettre, le plus souvent possible, en position d’être touché, contacté, frappé par la vie. Il s’agit d’un acte de conscience volontaire, il s’agit d’ouvrir la porte de notre esprit à tout ce qui est là » (2011, p.24).

Si cela peut se mettre en œuvre dans la méditation dite de « pleine conscience », cela peut aussi être une posture de vie, dans laquelle la volonté nous met en ouverture au monde, en disponibilité. « Être touché » c’est rencontrer le monde, « être affecté » c’est ne voir que les problèmes du monde. Son ouvrage « Méditer, jour après jours » commence par « La présence, pas le vide ». Il se trouve que la pesanteur de notre vie est constituée de nos vides et que sa non pesanteur est constituée de nos plénitudes. Il est des moments d’action très agités (même productifs) qui peuvent être vides, et des moments d’immobilité en présence au monde qui peuvent être pleins. Le « plein » n’est pas proportionnel à l’énergie engagée, mais à notre disponibilité, notre sensibilité, notre ouverture, notre conscience.

5.4Le hasard, le vertige, et la nostalgie

Roger Gallois est fondateur du « collège de sociologie », destiné à étudier le sacré dans la vie sociale. Il est élu à l’académie française en1971, a publié de nombreux ouvrages dont « Les jeux et les hommes » (1967). Il fait partie des références quant à l’étude sociologique des jeux. Il identifie entre-autres les jeux de vertige :

« Il faut considérer en outre les jeux de vertige et le frisson voluptueux à l’énoncé du rien ne va plus fatal. Cette annonce met fin à la discrétion de son libre arbitre et rend sans appel un verdict qu’il ne tenait qu’à lui d’éviter en ne jouant pas. » (Gallois, 1967, p.23)

« Eprouver plaisir à la panique, s’y exposer de plein gré pour tenter de ne pas y succomber, avoir devant les yeux l’image de la perte, la savoir inévitable et ne se ménager d’issue que la possibilité d’affecter l’indifférence. » (ibid.).

Ce vertige permet de toucher une indicible sensation, de contacter un endroit où la sécurité des limites et de la stratégie disparait. Un endroit aux dimensions inhabituelles propre à donner le frisson. Une telle expérience apparaît comme un moyen de toucher l’indicible, un moyen d’interroger le sort, de tenter de se plonger dans le sens d’un flot auquel on se force à faire confiance.

Contacter ainsi le monde, c’est s’ouvrir à une dimension inhabituelle. C’est, faire de cette expérience une possibilité de toucher une « totalité » bienveillante. Cela apparaît comme l’image de ce que notre intuition ne sait nous révéler clairement… un monde bienveillant où le sort va prendre soin de Soi, où la pertinence et l’intelligence du « Tout » ne peut se dérober à nos invocations, superstitions ou autres artifices, tentant de séduire une supposée source du monde.

Il ne s’agit que de la pâle réplique d’une notion de « Totalité », évoquée avec bien plus de subtilités par certains philosophes. C’est ainsi l’espoir d’échapper à la contingence du monde et de permettre à celui-ci de prendre soin de Soi.

Cette notion de « Totalité », présente en chaque endroit, perturbe notre intellect. Ce frisson tente de la rejoindre, sans trop savoir comment, sans en avoir l’idée, avec cependant la revendication cachée suivante : la vie peut bien un peu s’occuper de moi, le jeu de hasard est une opportunité que je lui donne pour manifester sa bienveillance à mon égard. Bien évidemment la perte en est doublement douloureuse : le gain matériel manquant… mais aussi une sorte de sentiment d’abandon (le « Tout » m’a abandonné). Cette intuition d’un « Tout » bienveillant, quoiqu’irréaliste, semble pourtant toucher une intuition qui fait sens. Seuls le moyen et le projet de gain personnel et de pouvoir en perturbent la subtilité.

Comme le disait le philosophe Plotin, rejoindre cette totalité qu’il nommait « l’Un » est l’essence de notre vie, et peut être considéré comme le « bien » de notre vie. Jill Bolte Taylor, neuro anatomiste qui a fait l’expérience d’un AVC (accident vasculaire cérébral) avec un état modifié de conscience de type EMI (expérience de mort imminente) nous rapporte une telle expérience du « tout » :

« Quelle joie de fusionner avec l’univers ! À l’idée de ne plus pouvoir me considérer comme quelqu’un de normal, un frisson m’a toutefois parcourue. Comment concilier mon appartenance à l’espèce humaine avec mon intuition que chacun de nous possède autant de force vitale que le reste du monde. […] Jusque-là je n’étais donc que le pur produit de mon imagination. » (2008, p.88)

« Je flottais en suspens entre deux dimensions irréconciliables » (ibid., p.91).

Une telle expérience est en effet difficile à partager, elle est même difficile à concevoir intellectuellement, à penser, donc à verbaliser. Concilier une telle perception avec les contingences du quotidien et les conversations ordinaires semble effectivement une entreprise bien délicate. De telles expériences, approchées par des états modifiés de conscience, peuvent sembler inaccessibles. Doit-on être en situation de mort imminente pour se laisser toucher par le « Tout » ? Christophe André nous montre que non, que c’est l’affaire d’une posture de vie, dans laquelle il ne convient pas de chercher l’extraordinaire, mais d’ouvrir notre sensibilité à ce qui se trouve dans l’instant. Comme le stipulait l’inscription sur le fronton du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les Dieux » … le « Tout » n’est pas loin. Le « Tout » est en chacun, de même que chacun est dans le « Tout ». Cependant, la noosphère (« l’endroit » du noos, du Soi, de l’esprit) est illimitée et sa vastitude peut donner le vertige selon d’où on la considère. L’illimité donne un vertige ! Ce problème est aisément résolu par les limites. Mais en même temps ces limites donnent une sensation d’emprisonnement. De même que les limites apaisent la sensation de vertige, la sensation de vertige libère de la sensation d’enfermement que donnent ces limites.

Le rétrécissement de l’Être, trop souvent éprouvé, est en partie résolu par les jeux de vertiges. Il y a ceux s’appuyant sur le hasard, qui « mettent au bord du précipice » par le risque d’une perte majeure. Il y a aussi les « jeux » (manèges) de la fête foraine qui promettent des vertiges de plus en plus vertigineux. Outre la décharge d’adrénaline qui en résulte, un vertige local permet de garder un lien avec l’illimité, intellectuellement infréquentable, dont on s’est coupé. Avec les jeux qui produisent un tel vertige, c’est comme tenter de remédier à une sorte de nostalgie de l’illimité, c’est garder une trace implicite de l’illimité pour venir à notre secours existentiel… un existentiel qui a été appauvri par les limites.

5.5Les règles et les limites : antidote au vertige

Le hasard, le risque et la perte de repère, qui permettent de frôler l’idée d’immensité, donnent le vertige. Les règles, elles, permettent d’en atténuer la crainte. C’est comme regarder le vide depuis un belvédère ou un balcon, bien campé sur un sol fiable.

Outre que ces règles constituent un apprentissage de la vie sociale (et même du « jeu social »), elles sont aussi un antidote au vertige. En retour elles imposent des limitations qui peuvent aller jusqu’à donner des sensations d’emprisonnement.

Eric Berne considère la plupart des discussions sociales soit comme des jeux (séries de coups en vue d’un gain [p.50]), soit comme des passe-temps (stéréotype structurant, confirmant le rôle ou la place de l’individu [p.48]). Par exemple un échange entre plusieurs personnes concernant les difficultés conjugales peut constituer un « passe-temps » où chacun va selon le gré des échanges alimenter le flux de paroles et recevoir son lot de « caresses » (c’est-à-dire d’accusé de réception). Mais ce qui au début est un passe-temps peut devenir un jeu (avec stratégies, coups et gains). Ainsi « les femmes qui se rencontrent pour jouer au passe-temps « mon mari est insupportable » transformeront la situation en jeu, en ne tarissant pas d’exemples plus édifiants les uns que les autres au sujet de leur pénible conjoint (celle qui évoque la pire situation a gagné !). Par contre, celle qui arrive pour évoquer son bonheur conjugal n’est pas bienvenue… elle est « hors-jeu ». Pareillement pour des hommes qui jouent au jeu « ma compagne critique tout » : ils verront d’un mauvais œil arriver l’homme qui parle de ce quotidien merveilleux avec la sienne… lui aussi est hors-jeu ! Ceux qui jouent à « tu connais les derniers résultats sportifs » ne jouent pas avec ceux qui jouent à « tu as lu le dernier essai du philosophe Tartempion ? ».

Eric Berne analyse comme des sortes de « jeux », chaque type de situation de vie où les échanges s’opèrent en différents états du moi (parent, adulte ou enfant) : il arrive par exemple que « la part parent de l’un » joue avec « la part enfant de l’autre », ou inversement et qu’il en résulte des transactions où chacun tente de briguer un avantage. La notion d’avantage est capitale dans son approche :

« L’expérience a montré qu’il est plus utile et plus instructif d’étudier les transactions sociales du point de vue des avantages obtenus que de considérer ces transactions comme des opérations défensives » (Berne, p.20)

Concernant ces avantages, il distingue trois types d’appétit : l’appétit de stimulus, l’appétit de reconnaissance et l’appétit de structure.

Ce qui est particulièrement intéressant, dans les propos de Eric Berne, c’est l’analyse qu’il a concernant le « besoin de caresses » de chacun d’entre nous. Il explicite comment ces jeux sociaux sont des opportunités de « caresses » (validations) venant calmer notre soif existentielle, sans pour autant l’étancher… car l’intimité n’est généralement pas atteinte :

« L’intimité constitue la seule réponse entièrement satisfaisante à l’appétit de stimulus » (1998, p19). Mais il est influencé par quelques concepts freudiens en ce sens qu’il définit « le prototype de l’intimité est la fécondation amoureuse » (ibid.). Selon lui « l’appétit de stimulus et l’appétit de reconnaissance expriment le besoin d’éviter la famine sensorielle et émotive […] ». (ibid.)

Eric Berne nous propose qu’il existe une chose qui transcende toutes les classifications de comportements : la conscience ; qui domine la programmation du passé : la spontanéité ; qui donne plus de satisfaction que les jeux : l’intimité (p.200)... Mais il ne distingue hélas pas clairement l’intimité existentielle de l’intimité sexuelle (le tact psychique du tact physique), les deux ayant leur place dans la vie mais n’étant pas de même nature. S’il identifie parfaitement la problématique de la « famine sensorielle », il laisse un peu dans le flou la famine existentielle (ou ontique), dont Abraham Maslow* a bien explicité le rôle majeur dans l’équilibre de la psyché, situant cet appétit ontique comme un besoin fondamental dont la frustration nous laisse insatiable sur tout le reste, quoi que l’on reçoive en plus.

*pour ceux qui souhaitent mieux connaître Abraham Maslow, qui contrairement à ce qu’on croit n’a jamais parlé de pyramide des besoins, mais seulement de hiérarchie des besoins et d’une foule de choses subtiles en psychologie, la publication d’octobre 2008 « Abraham Maslow » lui est consacrée sur ce site.  

Roger Gallois  .

Alors que Eric Berne évoque les jeux spontanés de la vie où les passe-temps se transforment en jeu social avec des stratégies et des gains, où les règles sont implicites, et non énoncées clairement, Roger Gallois propose une étude et une classification des jeux en quatre catégories : les jeux de compétition (Agôn) les jeux de hasard (Aléa), les jeux de simulacre (Mimicri) et les jeux de vertige (Ilinx). Il sépare le vertige et le hasard (que pourtant nous venons de faire se côtoyer dans le chapitre 5.4), car il met dans le jeu de vertige, par exemple, le fait de s’amuser à tourner sur soi-même ainsi que le font les enfants pour s’étourdir et contacter une sensation inhabituelle « organique de confusion ou de désarroi » (Gallois, 1967, p.47).

Il distingue le jeu naturel (peut-être l’amusement ?) et le jeu fabriqué. Le jeu « fabriqué » est celui où l’on choisit les règles.

« Le jeu choisit ses difficultés, les isole de leur contexte et pour ainsi dire les irréalise » (Gallois 1967, p.25).

« Cette bénignité, si on s’y habitue, trompe sur les rudesses des épreuves véritables » (Gallois 1967, p.25).

« Elle habitue à ne considérer que des données dépouillées et tranchées entre lesquelles le choix est nécessairement abstrait. D’un mot, le jeu repose sans doute sur le plaisir de vaincre l’obstacle, mais un obstacle arbitraire, presque fictif, fait à la mesure du joueur et accepté par lui » (Gallois 1967, p.25).  

Johan Huizinga

Historien Néerlandais (1872-1945), il a réalisé une recherche très détaillée sur le jeu. Sa thèse consiste à affirmer que le jeu a précédé la culture. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas la culture qui a engendré le jeu, mais le jeu qui a été source de culture. Il y a le jeu spontané des enfants touts petits, mais aussi celui des animaux.

« L’enfant et l’animal jouent, parce qu’ils trouvent du plaisir à jouer, et leur liberté réside là » (Huizinga, 1951, p.24).

Aux débuts de l’humanité il y a les jeux de l’homme approchant le langage. La recherche de Johan Huizinga, outre diverses origines anthropologiques, a parcouru l’idée de jeu à travers le néerlandais, l’allemand, le français, l’anglais, le grec, le latin, mais aussi, avec l’aide de professeurs spécialisés : le chinois, le japonais, l’arabe, l’iranien, l’hébreux.

« Tout en jouant, l’esprit créateur de langage saute sans cesse de la matière à la chose pensée. Chaque expression de l’abstrait recouvre une figure, et chaque figure un jeu de mot. » (Huizinga, 1951, p.20).

Mais ce que Huizinga apporte de plus étonnant est le lien qu’il fait entre le jeu et le sacré, en ce sens où dans les deux cas il y est question de délimiter un espace. Il revient sur ce thème à plusieurs reprises dans son ouvrage.

« Quoi qu’il en soit, le jeu humain, dans toutes ses manifestations supérieures, où il signifie ou célèbre quelque chose, a sa place dans la sphère des fêtes et du culte, la sphère sacrée. […] Tout jeu se déroule dans les contours de son domaine spatial, tracé d’avance, qu’il soit matériel ou imaginaire, […] De même qu’il n’existe point de différences formelles entre un jeu et une action sacrée, à savoir que l’action sacrée s’accomplit sous des formes identiques à celle du jeu, de même le lieu sacré ne se distingue pas formellement de l’emplacement du jeu. L’arène, la table à jeu, le temple, la scène, l’écran, le tribunal, ce sont là tous, quant à la forme et à la fonction, des terrains de jeu, c’est-à-dire des lieux consacrés, séparés, clôturés, sanctifiés. »  (Huizinga, 1951, p.26-27).

L’approche de Johan Huizinga et son travail colossal méritent un chapitre.

5.6Le jeu, selon Johan Huizinga

Sa thèse majeure est donc que le jeu précède la culture. Selon lui, la culture « nait dans le jeu » (et non pas « nait du jeu »).

« La culture ne nait pas en tant que jeu, ni du jeu, mais dans le jeu » (Huizinga, 1951, p.112)

 « La culture nait sous forme de jeu, la culture, à l’origine, est jouée.  […] Lutte, représentation, provocation, parade, feinte, règle limitative. […] Compétition et représentation ne procèdent donc pas de la culture, en tant que divertissements, mais la précèdent. » (p.74).

Il y a d’abord des jeux, puis la culture apparait au cœur de ces jeux. Le jeu concerne déjà l’enfant, et même, hors de l’humain, l’animal. Le jeu est comme une chose naturelle qui précède toute organisation mais va conduire vers une structure qui lui succède.

Le jeu semble exprimer une possibilité de liberté, comme l’expression d’un besoin fondamental. Nous y trouvons une liberté par rapport aux contingences de la vie, même si le cadre du jeu implique un espace circonscrit dans lequel s’appliquent des règles consenties. Toutefois, la différence majeure d’avec la vie réelle est qu’on n’est pas obligé de jouer !

« tout jeu est d’abord et avant tout une action libre » (p.24).

« Ici apparait le trait fondamental du jeu : celui-ci est libre, celui-ci est liberté. A ce trait s’en rattache immédiatement un autre. Le jeu n’est pas la vie courante ou proprement dite. Il offre un prétexte de s’évader de celle-ci pour entrer dans une sphère provisoire d’activité à tendance propre. » (Huizinga, 1951, p.24).

A ce niveau, Johan Huizinga devrait relever la différence entre « s’amuser » et « jouer », car celui qui s’amuse ne se soumet à aucune règle (liberté « totale »), alors que celui qui joue adopte des règles spécifiques dans un espace précis.  Notre « besoin de liberté et d’autonomie » (un des besoins identifiés en psychologie positive : vivre selon sa règle à soi) est parfaitement satisfait dans l’amusement, et partiellement satisfait dans le jeu, car on y adopte les règles plus qu’on ne les adapte à soi. Les deux postures n’apportent pas les mêmes choses : l’amusement privilégie la créativité, le jeu favorise la mise en œuvre de compétences.

Dans le jeu, un monde provisoire est ainsi établi avec un environnement choisi (ou accepté), des règles décidées… où l’apaisement vient sans doute d’un autre besoin : notre « besoin de sens ». Ce qui se fait dans le jeu a un sens par rapport à un ordre local parfaitement établi (but précis). Le jeu précise un projet, et « pro-jeter », c’est « jeter en avant » afin ensuite de pouvoir courir après ! N’avons-nous pas là la marque d’un esprit joueur (dans le sens le plus premier du terme) ! Cela satisfait aussi notre « besoin de sécurité » (Abraham Maslow), car nous nous retrouvons ainsi dans un monde ordonné, stabilisé. Cet ordre, venant compenser celui du cosmos qui nous échappe, vient nous donner un endroit où la vie se déroule de façon intelligible, accessible à notre intellect. Le mot « kosmos » signifie pourtant « parfaitement organisé », mais sa vastitude de temps, d’espace et de processus systémiques, ne le rend pas accessible à notre entendement, alors que « la zone spatio-temporelle et réglée » d’un jeu l’est.

 « Dans la limite du terrain de jeu règne un ordre spécifique et absolu. Et voici un nouveau trait, plus positif encore, du jeu : il crée de l’ordre, il est ordre. Il réalise, dans l’imperfection du monde et la confusion de la vie, une perfection temporaire et limitée. Le jeu exige un ordre absolu. » (p.27).

« […] dans le cadre du monde temporaire tracé par le jeu. » (p.29) « Cette abolition temporaire du monde habituel » (p.30) « L’abolition temporaire de la vie courante. » (p.31).

« Le magicien, le devin, le sacrificateur commencent par circonscrire un espace consacré […] La piste, le court de tennis, le terrain de marelle, l’échiquier ne diffèrent pas formellement du temple ou du cercle magique […] le besoin de délimitation et d’exception pour le souci d’écarter les influences nuisibles […]. » (p.40).

Le jeu permet ainsi de délimiter un endroit sacré où règne un ordre rassurant nos angoisses métaphysiques face à un monde dont la logique nous échappe. Comme nous l’avons vu, nous avons la liberté de jouer ou de ne pas jouer, ce qui satisfait notre besoin d’autonomie. Le jeu définit ainsi un endroit où l’on peut satisfaire ses besoins d’autonomie, de sens, de sécurité, ainsi que son besoin de compétence qui consiste à pouvoir mettre en œuvre une chose que l’on sait faire.

Johan Huizinga en vient à définir le jeu en quelques lignes :

« […] une action libre sentie comme fictive et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber tellement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s’accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrit, se déroule avec ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupe s’entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté par rapport au monde habituel. » (p.31).

« […] le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’être autrement que dans la vie courante. » (p.51).

Il ajoute à cette définition de multiples nuances puisqu’il envisage le jeu sous l’angle de la langue (p.51), de la compétition (p.74), de la juridiction (p.114), de la guerre (p.130), de la sagesse (p.152), de la poésie (p.170) de l’imagination (p.192), de la philosophie (p.206), de l’art (p.221), de la civilisation (p.268) …sans oublier l’angle du sacré, concernant les festivités liées aux saisons et à la fertilité des sols, à la sécurité du monde :

« Si l’on passe à présent du jeu enfantin aux représentations sacrées dans le culte des civilisations archaïques […] Quelque chose d’invisible et d’ineffable prend ici une forme belle, réelle et sainte. […] l’action concrétise une certaine félicité et met en œuvre un ordre des choses plus élevé que celui de leur vie habituelle […] Un univers propre, de valeur temporaire, est enclos à son attention. Pourtant, son action ne cesse pas de s’exercer une fois le jeu fini ; elle projette sa splendeur au dehors sur le monde ordinaire et prépare sécurité, ordre et prospérité […]. » (p.32-33).

De l’archaïsme au drame sacré, selon Johan Huizinga la vie s’exprime à travers le jeu. Ce n’est qu’ensuite que la culture en interprète les intentions ou les expressions.

« La communauté archaïque joue comme joue l’enfant et l’animal. […] Dans une phase plus évoluée seulement de la vie sociale s’associe à ce jeu la conception que quelque chose s’y trouve exprimé. […] la conscience qu’à l’homme d’être intégré dans le cosmos trouve sa première expression, la plus haute et la plus sainte. Dans le jeu pénètre peu à peu la signification d’un drame sacré » (p.37).

L’action du jeu se retrouve dans le terme grec « agôn » qui signifie « lutte », « combat » mais aussi « action » (en latin « agere » : agir). Curieusement cette origine a donné étymologiquement le mot « agonie » (le sujet est en lutte contre la mort… est-ce la fin du jeu !?) qui dérive vers « angoisse ». Mais ce mot a donné aussi « agora », espace où l’on se réunit.

« L’acception primitive d’agôn semble celle de réunion (cf. agora) » (p.77).

Cette réunion qui a une dimension humaine du contact entre les Êtres se trouve néanmoins altérée par les jeux de l’ego. L’ego défend sa supériorité. Le jeu semble pour lui une opportunité bien plus forte que celle des gains, qui dans le jeu (excepté les jeux d’argent) n’est qu’un aspect secondaire.

« Qu’est-ce que gagner ? Et que gagne-t-on ? Gagner c’est manifester sa supériorité à l’issue d’un jeu. Toutefois la validité de cette supériorité bien établie a tendance à prendre l’aspect d’une supériorité en général. Et par là, le fait de gagner dépasse le jeu en soi. Il attire la considération, l’honneur. » (p.79).

La quête d’individuation, de déploiement du Soi est peu évoquée dans notre culture. La considération (co-sidéral : « être ensemble des étoiles en constellation ») est au second plan par rapport à l’estime (valeur, estimation, brillance, chosification). Le moi réalise et recherche des estimations (valeurs des choses) alors que le Soi donne de la considération (l’inestimable des Êtres). L’un est brillant, l’autre est lumineux. Peinant à être, l’humain a besoin de subterfuges. Le jeu lui en fournit un afin de se sentir, au mieux « avec les autres », au pire « au-dessus des autres » :

« L’impulsion primaire est de surpasser les autres, d’être le premier, et d’être honoré. La possibilité consécutive d’accroissement de puissance matérielle de la personne ou du groupe n’est qu’une préoccupation secondaire. L’essentiel est d’avoir gagné » (p.80).

La vantardise, le souci du prestige peut lui faire oublier les nécessités vitales et constituent un puissant moteur, une grande source de motivation, d’énergie.

« Soif de gloire, de prestige et, détail non négligeable, de revanche. […] La sphère spirituelle où a lieu la cérémonie, est celle de l’honneur, de l’ostentation, de la vantardise et du défi. […] Ce n’est pas l’univers du souci de la subsistance quotidienne, de l’évaluation du profit, de l’acquisition de biens utiles. » (p.92).

« Le désir d’être loué ou honoré pour sa supériorité agit comme l’un des ressorts les plus puissants du perfectionnement individuel ou collectif » (p.96).

La poésie, elle, est restée plus proche de la sphère ludique que ses autres dérivés, que sont la politique, la guerre, le droit, la religion. L’enfant, l’âme d’enfant, reste source de poésie. Voici comment Johan Huizinga analyse la source culturelle que représente le jeu :

« En effet, si la religion, la science, le droit, la guerre et la politique semblent se perdre peu à peu dans des formes sociales plus évoluées, les contacts si abondants qu’ils semblent avoir avec le jeu à ces stades reculés de la culture, la poésie, elle, née dans la sphère ludique, n’a pas cessé de ressortir de cette sphère. […] Elle réside au-delà du sérieux dans ce domaine originel propre à l’enfant, à l’animal, au sauvage et au visionnaire, dans le champ du rêve, de l’extase, de l’ivresse et du rire. Pour pouvoir comprendre la poésie, il faut pouvoir assimiler l’âme de l’enfant, comme on endosserait un vêtement magique, et admettre la supériorité de la sagesse enfantine sur celle de l’homme. » (p.171- 172)

Seul le jeu de la poésie semble donner une ébauche du Soi. Johan Huizinga n’a pas relié le jeu aux « monades » (unités de conscience) de Gottfried Wilhelm Leibnitz (1646-1716) qui l’a précédé, ni au Soi de Carl Gustav Jung (1875-1961) qui lui était contemporain. Pourtant, les notions junguiennes d’individuation et d’ouverture à autrui auraient été un beau sujet d’étude à relier au jeu afin de déterminer comment les situer, comment le jeu ou l’amusement y contribuent ou au contraire l’entravent.

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6   Être ensemble

Sans doute une approche du Soi, ou de sa quête, aurait pu mentionner le jeu comme une façon de se donner l’opportunité d’être ensemble. Les jeux de concurrence ont tendance à favoriser le moi, les jeux de coopération ont tendance à favoriser le Soi. Mais la démarcation n’est pas si simple, en ce sens qu’on peut se mesurer les uns aux autres « pour rire », sans recherche de gloire, juste pour faire une chose ensemble. Il semble cependant que s’amuser soit plus source de déploiement du Soi, de par la liberté qui s’y trouve, alors que jouer propose surtout des limites d’espace et de temps, ainsi que des règles venant à la fois contrarier et exciter le moi (le « Soi » est en quête de déploiement, d’individuation et de rencontres, le « moi » est en quête de développement, de profit et de plaisir). Ces contraintes visent plus à attiser l’intellect en astuces, que le Soi en déploiement. Il se peut même que dans ce « être ensemble » du jeu, les règles exercent un rôle concernant le surmoi qui régule les excès profiteurs de l’ego.

Il n’en demeure pas moins que tout ce qui participe à un « être ensemble » vient servir notre dimension existentielle, notre humanité.

6.1Le jeu et le « être ensemble »

Le jeu peut être une opportunité de réunions festives. En ce cas, il prétexte des rassemblements sources de rencontres. L’humain a besoin d’autrui pour être, et le jeu est une façon d’être ensemble et offre une possibilité existentielle.

Il est hélas délicat d’« être simplement ensemble sans rien faire ». Ne serait-ce que les jeux de la conversation (comme le soulignait Eric Berne) permettent de meubler l’espace verbal… dans le cas contraire, on dit que « un ange passe »… et il semble que « la seule présence des anges dérange » ! La tendance sera donc de jouer quelque chose, de délimiter l’espace, de le remplir, le meubler… et d’avoir l’air. Ce peut être une conversation, un jeu de cartes, une rencontre sportive, le défilé d’un carnaval, une soirée dansante. Je me souviens d’un professeur de danse qui nous disait que danser avec les règles (les danses sont très réglées), c’est bon pour les concours, mais que pour vivre un plaisir à danser, il faut se laisser aller à danser comme on le ressent.

Avec de telles « rencontres », sait-on se montrer, se voir, ressentir les présences ? Le jeu ne va généralement pas jusque-là. Il implique souvent un simulacre, voire un déguisement, parfois même un avatar. L’espace est meublé par des actes réglés, les joueurs prennent des personnages, diverses identités (des allures, des personnalités…), tout le monde est là, joue ensemble, mais le plus souvent reste existentiellement discret.

Quand dans un stade, toute une foule fait la ola pour saluer des joueurs, il y a une cohésion qui va jusqu’à une sorte de fusion, de « bain ensemble » dans quelque chose qui réunit vers un but. S’agit-il d’une gratitude collective… où d’un début de fanatisme (d’idolâtrie) ? Les mouvements de foule sont souvent étranges et peuvent comporter le meilleur comme le pire.

Le jeu est une alternative à une difficulté concernant le « être ensemble », et dans de bonnes conditions il permet une mise en présence de plusieurs Êtres qui, comme le disait Eric Berne, fournit son lot de « caresses » (de « strokes », terme d’analyse transactionnelle signifiant aussi bien « caresse » que « coup de pied »). Nous avons un besoin vital de contacts… quels qu’ils soient.

Le jeu permet ainsi d’échapper à la frustration de « strokes », et dans les cas les plus « voraces » d’accéder à une valorisation… de l’ego. Le déploiement du Soi, lui, ne semble pas se trouver dans la plupart des jeux.

« Toutefois, le sentiment de vivre ensemble dans l’exception, de partager ensemble une chose importante, de se séparer ensemble des autres et de se soustraire aux normes générales exerce sa séduction au-delà de la durée du seul jeu. Le club appartient au jeu comme le chapeau au chef » (Huizinga, 1951, p.30).

Le jeu recrée une communauté temporaire dans le cadre d’une partie. Cette communauté peut s’organiser durablement dans le cadre d’un club. Mais elle peut aussi devenir aliénante dans le cadre d’une secte. Dans tous les cas le jeu contribue à vivre un sentiment d’exception, un sentiment de « être ensemble » et de mise en œuvre de quelque chose qui est hors du commun quotidien. Jusqu’à un certain stade cela peut être stimulant et offrir une sorte de « raison de vivre » (artifice motivationnel), au-delà cela peut devenir aliénant (illusion existentielle).

6.2Concurrence et coopération

Charles Darwin (1809-1882) nous a légué son étude à propos de l’évolution. « The struggle for life », la lutte pour la vie, qui était selon lui le « jeu » ou gagne le « mieux adapté » (et non le « plus fort »). Patrick Tort, spécialiste de Darwin, nous fait remarquer que celui-ci, observant ce qui se passe une fois arrivé à l’homme… découvre que les règles changent, en ce sens que la coopération l’emporte sur la concurrence, que la protection du plus faible devient une règle pour « gagner » (Tort, 2009, p.72-73).

La concurrence a pourtant sa célébrité dans le jeu, où se déroulent « battles », tournois, compétitions avec ses glorieux vainqueurs… parfois prêts à tout sacrifier pour obtenir les honneurs (à la limite de l’obsession, ou même du Trouble Obsessionnel Compulsif).

La concurrence avec autrui conduit parfois le jeu, mais il existe aussi la concurrence avec soi-même, dans une quête de « dépassement de soi » vers un toujours plus, un toujours mieux. Celui que l’on devient à chaque instant devient ainsi un concurrent pour celui que l’on était auparavant. Notre passé n’a qu’à bien se tenir… sa performance est menacée par celui que nous devenons.

Ce « jeu avec soi-même », qui ne semble plus menacer autrui, ressemble à une course sans fin où l’on se fuit sans jamais se rencontrer (« se dépasser » en permanence donne l’assurance de manquer sa propre rencontre). Avec soi-même, la coopération est aussi de mise dans le chemin de notre évolution. Celui que nous sommes est censé faire équipe avec tous ceux que nous avons été.

6.3La fuite et l’addiction

Ce dépassement de soi permanant est une sorte de fuite… vers un « réussir toujours plus ». La mésestime envers celui que nous étions nous porte à nous en éloigner, à nous en séparer, à le remplacer fièrement par le « meilleur que nous sommes aujourd’hui devenu ». Le défaut de soi qui en résulte génère des manques. Comme le disait Sénèque dans « De la brièveté de la vie », nous ne sommes en paix que dans notre entièreté.

« la nature nous admet dans la communauté du temps tout entier. » (XIV-2 ; 2005, p.127). « C’est le propre d’un grand homme, crois-moi, et qui s’élève au-dessus des erreurs humaines, que de ne rien soustraire de son temps. » (VII-4, p.113)

Ces manques doivent alors être compensés... par encore plus de performances, par encore plus de vantardise, par encore plus d’honneurs.

L’espoir de jours meilleurs fait alors du jeu et de ses défis une impérieuse nécessité, parfois jusqu’à l’addiction. Voilà une dépendance qui ne vient pas de la molécule toxique. Ce qui semble confirmer les résultats des recherches du chercheur canadien Bruce K. Alexander qui a découvert que ce qui crée l’assuétude à la drogue n’est pas la molécule mais la situation sociale (un rat seul dans sa petite cage consomme l’héroïne qu’on lui donne de préférence à l’eau pure, une fois dans un espace 200 fois plus grand, accompagné d’une quinzaine de congénères il cesse aussitôt !)*.

*K.Alexander, Bruce - The myth of Drug addiction – juin 2001

L’addiction au jeu est aussi dévastatrice que celle à l’alcool ou autres toxiques. Dans les deux cas, la détresse existentielle et la distance prise d’avec soi-même sont des sources majeures. Ce qui jusqu’à un certain point permettait avec le jeu un « vivre ensemble », ici le détruit… et détruit pareillement le « vivre avec soi-même ».

Comme pour toutes addictions l’action qui sera thérapeutique* n’est pas de faire de l’outil (ici le jeu) un ennemi, mais plutôt de donner une possibilité de « retrouvailles avec soi-même et avec autrui », sur l’entièreté de sa vie.

*Vous trouverez sur ce site des développements concernant les addictions dans « Accompagner le malade alcoolique » de mars 2003 et « Addiction et bonheur » de mars 2015

6.4 Jeu et thérapie

Puisque le jeu peut conduire à l’addiction, il semble nécessaire de consacrer quelques lignes à propos de la thérapie. Une telle addiction sans molécules, comme nous venons de le voir, rend le travail du praticien plus essentiel, le portant à se préoccuper vraiment de la psychologie de son patient et pas seulement de sa chimie intérieure.

Pourtant, loin de n’être qu’une source de pathologie, le jeu est aussi utilisé dans des récupérations de compétences en ergothérapie. Qu’il s’agisse de récupérations mécaniques ou cognitives (par exemple suite à un AVC), le jeu peut rendre moins fastidieuse la répétition nécessaire des gestes de rééducation.

Mais il ne faut jamais oublier que le jeu entretient l’habitude des récompenses extérieures (extrinsèques), et de ce fait tend à favoriser une dépendance, alors que les récompenses intérieures (intrinsèques) sont plus profitables. Par exemple un sportif fera-t-il son entrainement pour éprouver une harmonie avec son corps (récompense intérieure, intrinsèque), ou pour obtenir une médaille (récompense extérieure, extrinsèque) ? Un élève travaillera-t-il pour le bonheur d’apprendre ou pour la récompense des notes (ou pire, pour éviter la punition) ? Finalement un employé travaillera-t-il pour le bonheur qu’il éprouve dans son travail ou pour la récompense de la promotion ou de la paye ? Nous trouvons là une dérive parfaitement pointée en psychologie positive, ainsi que nous le verrons au chapitre 7.2 « Gratifications ».

L’amusement ne pose pas ce problème et peut par exemple mettre l’accent sur la créativité et sur le bonheur intérieur éprouvé en agissant. L’expérience vécue, la sensation éprouvée, y compte plus que la finalité. L’amusement favorise l’autonomie, alors que le jeu risque de favoriser une forme d’assuétude aux gratifications extérieures. Cependant, dans l’amusement, une personne trop égoïste ou autocentrée, risquerait de développer démesurément son isolement et d’ignorer totalement les autres, n’envisageant que son plaisir personnel, quand bien même celui-ci dérangerait autrui. Dans ce cas, le jeu doit être considéré comme un outil majeur, car le sujet se retrouve dans un espace circonscrit avec des règles définies lui procurant un garde-fou : une sorte de surmoi le préservant de ses excès isolationnistes, lui évitant de trop « quitter le monde ».

6.5Tuer le temps (commettre un « chronicide »)

Nous aimerions disposer de plus de temps, avoir même une vie plus longue, mais quand il y a « trop » de temps, l’ennui nous guette, et nous cherchons des subterfuges, au mieux pour « passer le temps », au pire pour « tuer le temps », c’est-à-dire pour accomplir un « chronicide » !

A défaut de savoir goûter l’instant, de vivre le carpe diem des anciens, leurs capacités hédonistes, ou la « pleine conscience » (mindfullness - dont nous parlons plus aujourd’hui), nous tâchons de trouver quelque chose à faire qui donne au temps l’allure de ne pas durer. Peu importe alors ce qui occupe notre attention, pourvu que le temps semble moins long ! Depuis les magazines people de la salle d’attente, jusqu’aux mots croisés… et même aux projets sophistiqués qui occupent toute une vie… l’essentiel devient que le temps ne semble pas trop long.

Or, être plus vite demain, c’est raccourcir sa vie… en avons-nous bien conscience ? Peut-on gaspiller ainsi les instants sans les goûter ?

Une métaphore de ce principe de fuite a été mis en scène dans le film « Click » (Frank Coraci – 2006) : muni d’une télécommande spéciale, le héros peut mettre en « avance rapide » les moments de sa vie qui l’ennuient… finalement, il se retrouve rapidement à la fin de son existence sans avoir rien vécu !

 Avec un « plus tard » toujours préféré à l’instant qui s’offre à nous, avec des pro-jets pour nous inciter à courir plus avant… le temps peut mourir, et quelque chose de nous mourir avec lui.

6.6Habiter le temps (être en « chron-home »)

Peut-on habiter le temps ? Nous aspirons à cette présence dans chaque instant ! L’instant est censé être habité par tous ceux que nous avons été, et le temps est un moyen d’être un bon compagnon pour soi-même, car il rend distincts les uns des autres tous ceux que nous avons été (il nous appartient qu’ils soient distincts sans être distants). Soi-même dans son entièrereté, ainsi capable de rencontrer aussi les autres dans la leur, du fait de la qualité de sa présence et de son attention. Une attention vers les Êtres, plutôt qu’un intérêt vers les choses.

Habiter l’instant, c’est savourer le temps qui passe avec tous ce qu’il contient. Thich Nhat Hanh, un maître bouddhiste, nous propose par exemple de marcher (deux ou trois cents pas) depuis un point qui symbolise le début de notre vie, vers un point qui symbolise… la fin de notre vie (immanquablement, cela nous permet de ne pas nous précipiter, nous incite à mieux goûter chaque pas, nous retient de tenter de « passer plus vite » ! (La paix en soi, la paix en marche - Albin Michel 2006, p.68).

« Le sens de la vie est ici et maintenant […] nous sommes arrivés à chaque pas […] Vous n’avez pas besoin que le deuxième pas arrive. […] C’est la pratique de l’absence de but. […] En pratiquant l’arrêt, vous voyez que tout ce que vous cherchez est déjà là. » (p.69 70).

Se laisser distraire, ce serait manquer la magie de cet instant, cette saveur du présent, du présent qui est « cadeau », qui s’offre dans ce « chron - home » si doux à habiter.

6.7Se distraire… jouer.

Notre appétence pour la distraction peut donner l’impression de fuir ce « chron - home ». Cela est en partie vrai, car « juste être » peut donner le vertige, tant nous sommes habitués à « surtout faire ». Mais la distraction (et donc aussi le jeu) n’est pas que compensation d’un mal-être et peut comporter un étayage, un entrainement, un développement de nos compétences.

Se distraire est aussi une activité importante de l’existence. Dans sa composante aberrante du « toujours plus » la distraction peut néanmoins devenir une sorte de TOC ou d’addiction et peut poser problème. Cependant, hors de cet excès, la distraction permet à chacun de stimuler sa curiosité, ses compétences cognitives ou même physiques, ses habiletés, et même sa liberté. A défaut de savoir se rencontrer, elle permet aussi aux Être de se côtoyer. Certes, dans les jeux ou les distractions, chaque membre d’un groupe de personnes a son attention plus happée par la distraction que par son voisin de jeu… et en dépit de la présence de plusieurs Êtres il peut en résulter une affligeante superficialité. Pourtant ce « être ensemble » peut comporter un aspect festif qui offre pour quelques instants d’échapper à la gravité (pour ne pas dire à la gravitation !) en compagnie les uns des autres. Le jeu ou la distraction permettent ainsi un rire, une joie qui, éprouvés par l’un, peuvent judicieusement contaminer l’autre et participer à un bien-être collectif.

6.8Joie et gravité

« Etre grave » c’est être lourd (« relou » dit le verlan !). Or il arrive souvent que notre quotidien nous plonge dans une sorte de gravité, au risque de nous éloigner de toute joie, d’en perdre le rire, et même le sourire. Absorbé, happé, attiré par la gravité, le sérieux nous emporte et nous rend aveugle à la vie, aux Êtres, à nous-mêmes.

Le jeu est un moyen de s’extraire de la gravité pour quelques instants. Pour nous distraire de la gravité du quotidien, le jeu invente localement, dans un espace circonscrit, une action avec des règles consenties vers un but défini. Il remplace une lourde gravité de la vie par une « micro gravité locale », qui paraît alors comme une apesanteur. En effet, le jeu n’est pas totalement dépourvu de gravité, il est « tout de même sérieux » : il comporte des règles et des enjeux. Mais la gravité y est moindre et l’on peut y éprouver une sorte de pesanteur atténuée, donc reposante. Le prix à payer est une certaine superficialité, le gain à en retirer est une possible joie retrouvée, un stress qui s’apaise, un sourire ou un rire qui reviennent et permettent une meilleure disposition d’esprit.

Cette joie retrouvée peut être un aspect positif du jeu, tant que la compétition reste en arrière-plan. Il arrive hélas que le jeu soit tellement pris au « sérieux » qu’il manque cette cible « d’apesanteur », ou de « gravité moindre ». Si au lieu de stimuler les compétences, la curiosité et le « être ensemble » …il simule le « moi », la célébrité, les honneurs… Il déplace les sources de gravités mais n’apaise pas grand-chose.

L’idée serait de se libérer de ces « ondes gravitationnelles psychiques » et non de simplement en modifier la source ! Ce « semblant de non pesanteur » le permet :  s’amuser, sourire, être ensemble… la joie de chacun, ainsi effleurée, peut se révéler contagieuse et apaiser une multitude.

6.9Le bonheur de soi et le bonheur des autres

Le bonheur d’une personne est contagieux. Prendre soin de son bonheur revient ainsi à prendre soin du bonheur de ceux qui nous entourent. Cela a été mesuré par les praticiens en psychologie positives :

« Les études sur la contagion émotionnelle, par exemple, montrent que les émotions positives peuvent se transférer à travers les réseaux sociaux des personnes, avec effet de ricochet des émotions positives. » (Martin-Krumm TPP, p.380).

Avec beaucoup de précisions, une étude portant sur 5000 personnes pendant 20 années a montré que le bonheur d’un individu déteint sur son entourage, et même sur l’entourage de son entourage, ainsi que l’entourage de l’entourage de l’entourage :

 « Dans une étude examinant le bonheur de cinq mille personnes sur une période de vingt ans, ces chercheurs ont montré que lorsqu’une personne devient plus heureuse, cette augmentation de bonheur se propage dans son réseau social et ce, jusqu’à trois degrés de séparation. Ainsi lorsque le niveau de bonheur d’un individu augmente significativement, ses amis vivant dans un périmètre de 2 kilomètres ont 25% de chances de devenir eux-mêmes plus heureux. Les amis des amis ont quant à eux environ 10% de chances de devenir eux-mêmes plus heureux, et les amis des amis des amis 5,6%. » (Leconte, 2009, p. 24).

Prendre soin de son propre bonheur serait-il une façon de participer à la paix dans le monde ?

John Stuart Mill, comme nous l’avons vu (en 2.2), considère la capacité de l’homme à éprouver des sentiments nobles comme un plante fragile, comme un besoin fondamental. Faute de satisfaction, ce besoin et cette capacité peuvent même mourir. John Stuart Mill remarque que la quête de plaisirs inférieurs s’accentue, non pas du fait de la superficialité des Êtres, mais du fait que c’est la seule chose qui reste disponible facilement. (1988, p.55). Pour lui, le vrai bonheur est celui de la totalité… qu’il étend à « tous les êtres sentant de la création » (p.58).

Nous trouvons aujourd’hui des praticiens proposant un « Yoga du rire ». Il s’agit alors d’oser cette bonne humeur, d’en oser la contagion, la vivre plus que de la penser. Il y a un espace circonscrit (celui du cours), peu de règles (oser son propre rire)… et éprouver le « vivre ensemble » de cette joie. De ce fait nous sommes entre le jeu et l’amusement, dans une profondeur d’être qui ose ce déploiement. Nous pourrions dire que le projet est de savoir « rire à Être déployé » !

Les neuro sciences aujourd’hui ont remarqué comment l’émotion d’une personne active ses « neurones en fuseau »… mais font entrer en résonnance ceux du voisin en 1/20.000e de seconde (Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner –B.Cyrulnik, P.Bustany, J-M. Oughourlian, C.André, T. Janssen, P. van Eersel, 2012 p.67-78).

« L’intelligence relationnelle repose sur un processus fantastiquement rapide. En moins de vingt millièmes de seconde, notre cerveau peut capter simultanément que la personne en face de nous a tel ou tel air plus ou moins sympathique, plus ou moins franc […] » (p.72).

« Nous attrapons les émotions des autres comme un virus […] ce sont les mêmes zones qui, en quelques secondes seront activées dans nos deux cerveaux, qu’on le veuille ou non » (p.69)

« Le câblage de notre cerveau social nous relie tous au noyau de notre humanité commune »* (p.78).

*telle une sorte de « chez nous » familier.

Quand le jeu participe à la bonne humeur, au rire, à la réjouissance il contribue au bonheur de chacun et de tous. Quand il dérive vers des compétitions et des enjeux de gloire ou de prestige, il contribue à une violence potentielle ou effective, activant ce qu’il y a de moins honorable en chacun de nous.

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7   Entre règles et liberté

7.1Le connu et l’inconnu

Pour jouer, il s’agit de créer un espace délimité que l’on connaît, avec des règles établies, et un but à atteindre. Un tel micro univers prévisible est très rassurant. Mais s’il est trop prévisible, ce côté rassurant devient ennuyeux. La ruse est donc d’introduire une dose raisonnable de défis (risque d’échecs) ou de hasard pour y remédier : être à la limite des compétences afin que la réussite ne soit ni assurée ni impossible. Si elle était impossible, cela reviendrait à une prévisibilité où l’on est alors exposé à la double peine de l’ennui et de l’absence de gratification.

7.2Les gratifications

L’atteinte du but constitue une gratification. Celle-ci n’est pas matérielle (sauf dans les jeux d’argent) mais consiste en un honneur. La gratification flatte, caresse l’ego, lui donne à respirer quelque chose qui le nourrit.

« Qu’est-ce que gagner ? Que gagne-t-on ? Gagner c’est manifester sa supériorité à l’issue d’un jeu. Toutefois, la validité de sa supériorité bien établie a tendance à prendre l’apparence d’une supériorité en général. Et par là, le fait de gagner dépasse le jeu en soi » (Huizinga, 1951,p.79)

« Un lettré chinois décrit le gaspillage qui accompagne les tournois de vantardise » (ibid. p.100). Dans certains de ces tournois le vainqueur est celui qui a su gaspiller le plus de ses biens.

Remporter le jeu face à ses adversaires est méritant, mais aussi le remporter par rapport à soi-même (défis) fait de celui qu’on est un maître par rapport à celui qu’on était. Dans les deux cas il en résulte une « estime », c’est-à-dire une « valeur » accrue de notre personnalité par rapport aux autres ou à ses propres yeux.

Cependant, la notion de « valeur » ne concerne que les choses car, par essence, les Êtres sont inestimables. Chercher à rehausser une « valeur » concernant qui l’on est, c’est se déchoir au rang de « chose ». J’ai longuement abordé ce sujet dans ma publication d’avril 2014 « L’estime de Soi – ou l’inestimable de Soi ».

Ce dont le Soi a besoin, c’est de considération, de reconnaissance, pas d’estime ou d’honneurs. Les gratifications ou les honneurs ne sont pas une mauvaise chose, tant qu’ils ne prennent pas la place de la reconnaissance : être admiré de tous et n’être vu par personne est vite douloureux. Le moi (paraître stratégique) a besoin d’être valorisé, cependant que le Soi (être en déploiement) a besoin de reconnaissance. Ils ne se nourrissent pas de la même chose. Il se peut ainsi parfois que le moi soit honorifiquement gavé, et que le Soi reste existentiellement affamé.

Les récompenses du jeu consistent en des avantages « extrinsèques », (c’est-à-dire extérieures) alors que la poursuite de sa propre créativité et de ses justesses personnelles procure des avantages « intrinsèques » (c’est à dire intérieurs). Dans le Traité de psychologie positive (Martin-Krumm et Tarquinio) nous trouvons d’intéressantes considérations à ce sujet concernant l’éducation :

« Il semble largement prouvé que les pratiques et les orientations qui visent à motiver les élèves par un recours massif aux punitions, récompenses, évaluations et toutes manipulations externes ont pour effet de miner la qualité de la motivation autodéterminée et de l’engagement, et à favoriser la poursuite de buts extrinsèques*. » (TPP, p.296)
*Buts extrinsèques : image richesse, renommée (signes extérieurs de valeur) - Buts intrinsèques : affiliation, développement personnel, contribution à la communauté (besoins fondamentaux)

« Les élèves qui suivent des buts intrinsèques avec un enseignant qui soutient leur autonomie, atteignent non seulement un niveau beaucoup plus élevé de performance, mais tendent également à persister davantage (TPP, p.295)
*Autres informations à ce sujet p. 447

Le jeu, par ses récompenses honorifiques, fait prendre l’habitude de gratifications extrinsèques, éloignant ainsi des gratifications intrinsèques, c’est-à-dire de la satisfaction des besoins ontiques fondamentaux (reconnaissance, amour, harmonie, considération, esthétique, justesse, justice, coopération… [Abraham Maslow]). Les gratifications extrinsèques affaiblissent notre sensibilité aux saveurs de la vie telle que la pratiquaient les hédonistes (trouver le bonheur dans les choses qui se présentent, plutôt que de chercher les choses qui donnent du plaisir).

L’aspect le plus dommageable du jeu pour les êtres fragiles est de les éloigner des sources intrinsèques et de leur faire prendre l’habitude d’une récompense extérieure pour se sentir être. Si d’un côté le jeu favorise le narcissisme (flatte l’ego), de l’autre il risque d’éloigner de l’individuation (déploiement du Soi et rencontre du monde). Mais comme nous l’avons vu ci-dessus, dans certaines conditions il peut tout de même quelque fois favoriser le « être ensemble » et même une certaine émulation dépourvue de compétition.

7.3La liberté de jouer

La différence entre la vie et un jeu, c’est qu’on ne peut échapper à la vie alors qu’on peut choisir de ne pas jouer à un jeu.  Sur ce point le jeu donne une grande liberté. Pour que nous soyons libres de ne pas entrer dans le jeu, il faut qu’il y ait un « en dehors du jeu ». C’est le cas pour tout jeu, car celui-ci se déroule dans un espace délimité en dehors duquel on peut choisir de se tenir. Pour ce qui est de la vie, il n’y a pas vraiment un « hors vie » et, si l’on souhaite comparer la vie à un jeu, c’est alors un jeu particulier où la partie est imposée dans un lieu qui occupe tout l’espace, avec des règles complexes dont l’intrication systémique les rend intellectuellement quasi inabordables.

Si toutefois il y a de multiples zones de jeux dans la vie, et si comme le dit Johan Huizinga le jeu précède la culture, il n’en demeure pas moins que l’Être sur le plan existentiel ne se situe pas vraiment « dans le jeu ». Est-ce ce qui a fait le mot « exister » ? Ce mot vient étymologiquement de « ex » (extérieur) et « sistere » (se tenir) ?

Pourtant, la langue japonaise énonce les actions de la vie comme des jeux :

« La forme courtoise pour : vous arrivez à Tokio se traduit par : vous jouez votre arrivée à Tokio. De même : j’ai appris la mort de votre père devient : j’ai appris que monsieur votre père avait joué sa mort » (Huizinga, 1951, p.60).

La langue japonaise suppose implicitement que nous sommes dans la vie comme dans un jeu et que chaque action est « jouée » … Même la mort !

Huizinga a exploré de nombreuses langues (européennes ou orientales). Il aurait tout aussi bien pu remarquer qu’un espagnol ne dit pas « la tête que tu fais », mais « La cara que has puesto » (le visage que tu as mis), comme si la vie était une sorte de carnaval où l’on change de costume, accréditant ainsi le jeu social décrit par Eric Berne. Celui-ci considère la plupart des échanges dans la vie comme des jeux : ceux qui jouent à parler de voiture, ceux qui jouent à parler de leur femme, celles qui jouent à parler de leur mari, ceux qui jouent à parler de la société etc… et il y a dans chaque sphère de jeu des règles implicites… la règle du meilleur, du pire, du plus surprenant, du plus décevant, du plus extraordinaire. Parler de ce qui est beau là où la règle est de dire ce qui est moche peut vite nous mettre « hors-jeu ».

Finalement est-il possible de vivre sa vie sans la jouer, et sans pour autant être sérieux (car on peut aussi jouer à être sérieux !) ? Peut-être en apprenant à s’amuser !

7.4S’amuser (le fun)

Le jeu, finalement, « c’est sérieux ». On peut ne pas s’y engager (ça c’est la zone de liberté), mais si on s’y engage, on respecte l’espace défini, et les règles... sinon c’est un peu tricher, manquer à son engagement, manquer de sérieux… « ce n’est plus du jeu ! » ! De ce fait, le côté éventuellement joyeux du jeu peut être terni par de telles exigences. Je dis « éventuellement joyeux » car certains jeux, aussi grisants soient-ils, peuvent être emprunts de gravité, de grande gravité. Par exemple une compétition peut se révéler telle que les joueurs risquent sinon leur vie, du moins leur santé pour gagner. Soit honnêtement avec un surentrainement et des prises de risque, soit en trichant avec du dopage. Le jeu qui consiste par exemple à être celui qui peut boire le plus de verres d’alcool, au risque d’un coma éthylique final possède sa dose de gravité, le trop fameux « jeu du foulard » qui consiste à frôler au plus près la mort (le défi étant de ne pas y tomber) n’est pas mal non plus à ce sujet… la palme revenant à la roulette Russe ! Mais la plupart des jeux ont un projet festif, délassant, distrayant et ne sont pas dans une telle pesanteur. Néanmoins ces jeux ludiques ne se passent pas toujours simplement pour autant : combien de joueurs en famille viennent-t-ils pester contre celui qui ne respecte pas la règle à la lettre, combien s’énervent-t-ils s’ils perdent trop souvent…etc.

Naturellement on pourrait imaginer un jeu où les règles seraient fluctuantes, où l’espace pourrait se modifier, un peu comme dans la relativité générale de notre cher Einstein… mais si l’on se plaisait à gambader ainsi hors de règles ou de l’espace définis, mais dans ce cas, ce ne serait plus du jeu… mais de l’amusement. Peut-être existe-t-il quelques façons de jouer hybrides ?

Le goût pour le « fun », pour le « pour de rire », pour le « pas pour de vrai », « juste pour s’amuser », « pour se marrer », nous conduit vers une activité d’un tout autre ordre que le jeu : l’amusement.

L’amusement, en effet, nous conduit dans un autre endroit : l’espace est illimité, fluctuant, les règles se découvrent et se changent, ou sont absentes, le but est qu’il n’y ait pas de but, que notre attention reste flottante, prête à cueillir ce qui s’offre à elle.

Le fun c’est pour de rire, c’est pour flâner « le museau en l’air ». Peut-être est-ce une façon de contacter les étoiles ! ...d’où la créativité, la poésie, l’improvisation.

Même un musicien qui « joue » une musique dispose de plusieurs options : il peut « l’exécuter » (mécanique), « l’interpréter » (émotionnel cadré), « improviser » (liberté). Il s’amusera surtout dans l’improvisation.

L’amusement est un pas vers la création, vers le vivre simple, vers le fun, vers la joie naturelle, vers le rire et le sourire, vers l’humour sans légèreté, vers le sérieux sans gravité.

7.5Le rire, la joie et la réjouissance

Partager le rire. Laisser la joie s’exprimer, la réjouissance nous toucher. « It is a joke » (c’est juste pour rire) c’est hors du sérieux, juste pour nous transporter en apesanteur, le temps d’un soupir, d’un rire, d’un éclat. Comme l’évaporation des soucis, ce rire permet de flotter hors du sérieux et de se lover dans une zone de liberté d’où sont absentes les contraintes.

Un lâcher prise, une vraie détente, au point qu’il existe même des stages du rire, de « rigolothérapie », de « yoga du rire ». Devenir capable de rire, même sans plaisanterie, sans support autre que l’élan de rire. Un rire communicatif, une simple présence au monde de l’être joyeux que nous pouvons être, ou que nous pouvons oser être.

Puis, de façon plus discrète, mais clairement manifestée, une joie d’être là, d’être au monde. Une réjouissance du fait de ce que nous rencontrons. Une qualité à cultiver que les praticiens en psychologie positive ont bien relevée :

Sonia Lyubomorski, praticien en psychologie positive, nous la propose telle une tournure d’esprit à cultiver. Il s’agit de modifier la façon dont nous nous disposons à percevoir le monde (2008, p.101).  Le traité de psychologie positive (Martin-Krumm Charles et Tarquinio Cyril-2011) y consacre tout son chapitre 25 (p.519). « La gratitude joue le rôle d’un renforçateur moral » (TPP, p.520). Il s’agit finalement d’une sorte de « gracieuse attitude » consistant à « rendre grâce » pour chaque bienfait reçu.  En fait, de cette façon, nous prenons du plaisir à louer ce qui nous procure du bonheur, comme si cette « louange » ne se contentait pas d’exprimer notre bonheur, mais aussi le complétait, comme « un écho de joie à la joie éprouvée » (TPP, p.526).

Sonia Lyubomorski  ajoute que :

 « le plaisir est incomplet tant qu’il n’est pas exprimé » (Lyubomorski, 2008p.526)

Il semble que s’amuser conduise plus sûrement vers ces attitudes réjouies que jouer. Le sérieux du jeu fait que celui-ci peut ne pas être drôle du tout. En dépit de toutes ses qualités et de son utilité, le jeu ne procède pas de la même posture que l’amusement.

Vous pourrez compulser toutes les précisions nécessaires concernant cette posture dans ma publication d’avril 2012 « Psychologie positive », complétée par celle de novembre 2010  « Sourire à la vie »

7.6Jeux vidéo et avatars

L’avatar est un « faux moi », alors que le « moi » est déjà un « faux Soi ». C’est ainsi une double protection. Il permet de s’aventurer sans être identifié.  L’avatar révèle notre position spatiale (ou du moins le point d’où l’on joue), permettant ainsi d’entrer dans le jeu, mais maintient notre identité à l’abri.

Il n’est qu’un artéfact de nos rôles sociaux, que l’on tente de rendre le plus gratifiant possible. A défaut d’être Soi, l’on joue un rôle, l’on se drape dans le costume social d’un personnage que l’on joue (volontairement ou involontairement), puis l’on peut même draper ce personnage dans un avatar comme le permet par exemple le jeu vidéo. Celui-ci permet d’être présent sans se montrer, de jouer sans être atteint personnellement. Une sorte de version moderne du carnaval, avec un double déguisement. Il donne l’avantage d’une liberté discrète, dont l’inconvénient est qu’on ne peut alors revendiquer d’avoir gagné un prestige. Un peu comme Cyrano qui fait jouer son jeu amoureux par Christian pour séduire Roxane (il lui souffle les paroles). Ainsi il ne peut ensuite revendiquer la qualité de ses paroles. Le « ne pas être Soi » comporte ainsi des inconvénients majeurs !

Peu importe dans l’amusement, car il ne s’y trouve aucune attente. Mais jusqu’où s’amuse-t-on (joie) ? à partir d’où commençons-nous à jouer (sérieux) ? Le sérieux du jeu peut même conduire à l’addiction.

« Il faut donc aussi concevoir les jeux inventés comme des drogues, car ils permettent souvent d’oublier la peur de la vie, la crainte de s’amuser, d’être soi-même, l’angoisse du devenir » (Varenne, Bianu, 1990)

Il est intéressant que ces auteurs précisent un aspect inattendu du jeu : le jeu permet de gérer sa crainte, de s’amuser. Les règles du jeu dans ce cas sécurisent un espace défini, alors que l’amusement demande d’oser une liberté qui peut sembler vertigineuse ou inquiétante... au moins trop inhabituelle pour s’y risquer simplement.

Mais cette sécurité peut comporter des risques. Le psychiatre Serge Tisseron attire notre attention sur celui-ci :

« Mais, au lieu de s’engager directement dans les attractions qui leur sont proposées, ils le font en ayant au préalable choisi un masque qu’on désigne sous le nom d’avatar. Le problème est que cette rencontre du masque et du vertige suscite des énergies explosives qui risquent d’échapper à ceux-là mêmes qui prétendent les manipuler... ». (http://www.sergetisseron.com/blog/jeux-video-le-vertige-et-l-avatar)

7.7Ni gravité, ni légèreté… de l’humour

Etre joueur sans se prendre au jeu, savoir rire sans se moquer, se rencontrer sans fusion ni concurrence, dans une coopération qui nous laisse distincts sans nous éloigner, riche de nos potentialités sans chercher ni à briller, ni à se dissimuler. Le « jeu social » pourrait bien se passer, si l’on ne perd pas l’idée de « fun ». Mais la vie a ses enjeux de survie, de concurrence : être suffisamment intéressant et récolter quelques miettes de « strokes », à défaut d’une authentique attention.

De ce fait, Eric Berne nous propose un aspect du jeu étonnant :

« La vie humaine semble une façon de passer le temps jusqu’à l’arrivée de la mort ou du père Noël, sans guère la possibilité de choisir ce que l’on va faire au cours de cette longue attente » (1998, p.200)

L’ennui vient surtout du fait qu’on ne se rencontre pas assez ou pas assez souvent. Les jeux et passe-temps occupent ces vides existentiels et permettent d’atteindre la prochaine oasis ontique sans trop souffrir du vide.

Mais il précise aussi (déjà cité en 3.2) « Pour certains êtres fortunés il existe quelque chose qui transcende toutes les classifications du comportement, et c’est la conscience ; quelque chose qui domine la programmation passée, et c’est la spontanéité ; quelque chose qui donne plus de satisfaction que le jeu, et c’est l’intimité. » (ibid.).

Dans le meilleur des cas, le jeu peut même préparer à cette rencontre et en fournir l’occasion, une possibilité d’être ensemble, même quand on ne sait pas encore « se voir », « se rencontrer », « s’ouvrir les uns aux autres », « s’accorder de la considération » …et surtout tant qu’on ne sait pas encore (ou ne sait plus) s’amuser. On pourrait même imaginer que l’on « joue à se rencontrer », en attendant de se rencontrer vraiment.

On jouerait donc en attendant de savoir (ou de « re-savoir ») se rencontrer et s’amuser. Le jeu tel un ersatz de rencontre ou d’amusement, permettrait de se donner une illusion apaisante. On pourrait dire qu’on joue en attendant de savoir se rencontrer et s’amuser : un peu comme une parade superficielle en prélude à une connexion plus ontique.

Le philosophe allemand Eugen Fink (1905-1975) proche de Martin Heidegger nous propose son ouvrage « Le jeu comme symbole du monde » (Editions de Minui1966) où il montre le jeu comme une possibilité d’action sans conséquences irrémédiables :

 « une activité qui n’est en quelque sorte que simple expérimentation, de possibilités ne laissant pas de conséquences irrémédiables derrière elle. […] ce que nous faisons en jouant, nous le faisons pour rire. […] nous sommes déchargés du fardeau de la vie, nous replongeons pour ainsi dire dans l’insouciance de l’enfance » (Fink, 1966, p.78).

Il met aussi en balance le début et la fin de la vie :

« L’enfant est potentiellement : cela ne veut pas dire qu’il n’est pas encore ceci ou cela, mais qu’il est tout, mille possibilités restent ouvertes devant lui, toute la vie avant toute détermination vibre encore en lui. » (Ibid., p.79)

« Le vieillard regarde en arrière sa vie écoulée, peut-être est-il bouleversé en prenant conscience du sort de l’homme en général, qui ne peut devenir réel qu’en perdant continuellement des possibilités. On vient au monde comme un être multiple, on meurt comme un. Le jeu adoucit la loi inexorable du sérieux de la vie, la tristesse qui découle du rétrécissement incessant de nos possibilités » (Ibid., p. 79, 80)

Cependant, là où Fink voit un rétrécissement on peut paradoxalement détecter un déploiement. Le monde de l’énergie se rétrécit avec le temps, alors que celui de la vie se déploie. Pour cela faut-il avoir différencié la vie (être) et l’énergie (faire)*. Ce que Fink voit être « un » à la fin de la vie comme un rétrécissement, est davantage « la complétude invoquée par Sénèque » ou « le bien de Plotin » qu’un simple « émincé de vie » dont il ne resterait qu’une toute petite chose. Ce « un » est l’entièreté de l’Être également évoqué par Heidegger : l’« être » c’est le sujet passé présent et en devenir.

« Il y a dans le Dasein une non-entièreté constante […] Rester en attente signifie par conséquent : n’être pas encore réuni à l’ensemble dont on fait partie » (Heidegger, 1986, p.296). « Il appartient au Dasein de devoir devenir lui-même ce qu’il n’est pas encore, c'est-à-dire de l’être » (Ibid., p.297)

*voir la publication de mai 2016 : « La vie et l’énergie »

L’énergie disponible nous portant naturellement à jouer, retient ce déploiement (ou lui donne un rythme acceptable). Celui-ci ne s’accomplit librement que quand l’énergie ne l’entrave plus avec des illusions, distractions, évitements ou compensations diverses.

7.8Jeu, amusement, bonheur et saveur

Le mot « humour » vient de « humeur ». Les deux mots se sont différenciés pour signifier des états opposés : avoir de l’humour c’est être plaisant, avoir son humeur c’est être déplaisant. Humour devient synonyme de « bonne humeur » et humeur de « mauvaise humeur ».

Cette bonne humeur, cet humour est à cultiver. Il semble que le jeu puisse nous y aider, mais avec un risque de sérieux qui peut « plomber » l’atmosphère. L’amusement paraît offrir de plus grandes possibilités, sans effets collatéraux négatifs.

Si nous examinons les sources de bien-être (satisfactions de besoins) identifiés par les psychologues en psychologie positive, nous pouvons identifier ce qu’y apportent le jeu ou l’amusement :

Besoin d’autonomie. L’autonomie (auto-nomos) c’est « vivre selon sa propre règle ». Le jeu permet d’échapper aux règles contraignantes de la vie, mais comme il en impose d’autres, il ne satisfait pas vraiment ce besoin. Ce que l’amusement offre totalement.

Besoin de compétences : c’est la nécessité de pouvoir mettre en œuvre quelque chose que l’on sait faire. Sur ce point, un jeu bien choisi est une magnifique opportunité.

Besoin de plaisir. C’est le besoin hédoniste d’éprouver du plaisir. Dans le jeu, le plaisir faiblit quand on perd trop souvent. Pour que le jeu produise son effet hédonique, il doit être conçu avec une possible alternance des gagnants et des perdants, de telle sorte que ce soit à chaque fois une surprise réjouissante. Mais l’amusement permet d’échapper à cet inconvénient, et de goûter ce qui s’offre à soi, dans la pure tradition de Démocrite et Epicure.

Besoin de sens. C’est ce qu’on appelle l’eudémonisme. S’il y du sens, cela donne une grande motivation, une « énergie motrice ». Le Dr ViKtor Frankl, quand il était déporté, remarqua que les individus pour qui il restait du sens demeuraient en vie en dépit de situations profondément délétères, mais que dès qu’ils perdaient ce sens, le lendemain ils mouraient. Le sens est un puissant moteur. Le jeu fournit un sens, un but qui, quoi qu’artificiel, peut faire émerger une motivation occasionnelle puissante. L’amusement ici aura plus de mal, sauf si le sujet flânant a pour but de laisser la vie s’offrir à lui et de la goûter.

Besoin de reconnaissance. Le sentiment de reconnaissance vient du bonheur qu’éprouve l’autre en nous rencontrant. Sur ce point le jeu est ambigu car l’autre est un adversaire et ne compte que par l’instrumentalisation qu’on en fait pour avoir une occasion de jouer. De ce fait, le jeu satisfait plus le besoin d’estime (valeur) quand on gagne, que le besoin de reconnaissance (ontique) quand on se rencontre. La valeur accordée à un être le déchoit vers un statut de chose (seules les choses sont dans la sphère des valeurs, les Êtres eux sont inestimables). Mais ce n’est pas forcément toujours aussi sombre car l’on peut aussi se mettre à deux, pour « s’amuser à perdre et gagner » dans une connivence amicale et généreuse.

Les saveurs existentielles semblent plus venir de l’amusement que du jeu, mais le jeu peut y participer dans certaines conditions, s’il n’est qu’un support, un prétexte à l’amusement. En effet, simplement s’amuser n’est pas aisé car nous avons tellement appris à « bien nous tenir » que le lâcher-prise ne se fait pas si simplement. Bien sûr ce lâcher-prise ne peut se faire que dans le respect d’autrui, mais avons-nous aussi peu confiance en notre délicatesse naturelle pour nous contraindre à la rigidité ? S’amuser c’est retrouver la sphère ontique, la noosphère, la zone existentielle qui nous est naturelle, où notre liberté ne cause pas de torts et même offre plus d’opportunités de rencontres, de partages, de bonheurs.

7.9La créativité et le bonheur

Les différents besoins évoqués en psychologie positive ne mentionnent pas la créativité. Cela est seulement implicite dans le besoin d’autonomie. Pourtant, un Être qui ne peut plus créer est souvent en souffrance. Donald Wood Winnicott l’a bien remarqué :

« Nous pouvons établir un lien entre la vie créative et le fait de vivre, tenter de comprendre pourquoi cette vie créative peut être perdue et pourquoi le sentiment qu’éprouve un individu, celui que la vie est réelle et riche de signification, peut disparaitre ». (Winnicott, 1975, p.135)

« Nous constatons ou bien que les individus vivent de manière créative et sentent que la vie vaut d’être vécue, ou bien qu’ils sont incapables de vivre créativement et doutent de la valeur de la vie ». (Ibid., p.138)

Maslow aurait dit que la créativité fait partie des besoins ontiques (besoins existentiels, nootiques, besoins qui ont trait à l’Être). Or la problématique du jeu est qu’il délimite un espace et impose des règles, dans le projet d’un but précis. La marge de créativité s’en trouve fortement réduite, même si elle n’y est pas complètement absente. C’est ce qui rend le fait de « s’amuser » plus propice à la créativité que le fait de « jouer ». Cependant, Dave Gray (consultant en management et spécialiste du traitement de l’information, Sunni Brown (conseiller auprès de diverses organisations) et James Macanufo (formations sur le design d’interaction), nous proposent une alternative : le « Game storming » :

S’inspirant du « brainstorming » (qui consiste à oser penser et dire tout ce qui se présente à l’esprit sans aucune censure, afin de doper la créativité d’un groupe de personnes), le « gamestorming » propose un intermédiaire entre l’amusement et le jeu. Il y a bien un espace délimité et des règles, mais le but doit pouvoir être flou et émerger de la recherche elle-même plutôt que d’être excessivement prédéfini, laissant une grande place à l’improvisation :

« L’improvisation repose sur les mêmes bases que toute activité de "gamestorming" : vous aurez besoin d’ouvrir un univers, de l’explorer et le refermer. En ce sens l’improvisation ne diffère guère des autres jeux. Cependant elle se distingue par la primauté de l’expérience sur le résultat. C’est avant tout l’expérience qui, nous l’espérons, alimentera la réflexion. » (Gray, 2014, p.52)

La primauté de l’expérience sur le résultat… voilà une tournure d’esprit bien particulière qui abandonne les buts étroits et préfabriqués dans lesquels les recherches tournent souvent en rond. Bien que, dans le gamestorming, chacun aille dans une direction en suivant sa créativité, c’est avant tout affaire de coopération. On n’y trouve zéro compétition (pas même avec soi-même). Une astucieuse façon de revisiter le jeu pour développer une capacité essentielle d’émerveillement face à l’inattendu.

Il s’agit de savoir poser une question juste (première étincelle du cheminement), d’utiliser ou créer des artéfacts (pièces et ossature du jeu, objets symboliques), d’utiliser un langage visuel (rendre l’imagination plus concrète) à l’aide de ces artéfacts et de leurs interactions, de savoir improviser (oser des expériences inconnues).

Quand la question initiale propose une thématique, l’idée n’est pas « que puis-je faire de mieux avec cela ? », mais « que puis-je faire de plus invraisemblable avec cela ? », par exemple « que se passerait-il si tous les obstacles étaient supprimés ? ». Il s’agit d’oser envisager, des renversements, des recadrages, des « points de vue à l’envers ». Le point de départ doit oser les divergences les plus fortes afin de rendre possible toutes sortes d’improvisations inattendues, celle de chacun permettant celle de chaque autre, et réciproquement. L’organisation qui émerge de cette divergence peut ensuite se finaliser avec une convergence vers une décision totalement inédite. Le gamestorming parle « d’objectifs flous », ou « buts imprécis », c’est-à-dire des objectifs « qui doivent indiquer une certaine direction à l’ensemble de l’équipe tout en permettant à chacun des membres de suivre son intuition » (ibid., p.8)

7.10           Liberté, vie et créativité

S’amuser pour exercer et déployer sa créativité ? Jouer pour mettre en œuvre ou développer ses compétences ?

Finalement si le jeu n’est que passe-temps ou instrument pour récupérer des gratifications ou honneurs (joies extrinsèques) il nous éloigne de notre vie et, comme nous le montre Sénèque, nous amène dans le grand âge avec bien peu de bagages. Si par contre il permet de développer des compétences, s’il permet un « vivre ensemble » loin des clivages (voire y remédie), s’il apporte une motivation dans des moments où celle-ci est en panne… il contribue alors à une qualité de la vie. On peut même imaginer qu’il permette de créer des « zones de vide » venant aérer notre quotidien. Zones vides qui se révéleront ultérieurement fructueuse, car ces vides permettent un lâcher-prise d’avec les activités habituelles afin d’y revenir ensuite avec plus de capacités disponibles. Hélas, la passion parfois l’emporte, et si le jeu alors se réduit à une nourriture d’ego… sur le plan existentiel il ne vaut alors même pas une vulgaire croquette. 

Finalement, s’amuser semble effectivement précéder la culture, comme un outil de déploiement naturel des Êtres, même les animaux. C’est ensuite la société et la culture qui inventent des jeux sophistiqués. Une telle liberté permettant de musarder au gré des découvertes, de révéler de l’inattendu, donc d’évoluer, est bienvenue. C’est une sollicitation partenaire de l’évolution, venant titiller notre besoin de créativité (procurant une joie intrinsèque). Cependant, si s’amuser vénère la liberté au point de devenir une fuite de la vie et des autres, comme le jeu l’amusement sera source d’étiolement, de rétrécissement, pour ne pas dire de rabougrissement. La liberté ici convoitée peut devenir emprisonnement. L’amusement et le jeu ne valent que s’ils n’éloignent pas des autres ni de soi-même, ni de la vie.

Sénèque, Maslow, Huizinga, Berne ont accompagné notre réflexion, ainsi que les auteurs du gamestorming. Sans doute n’avons-nous pas de réponse absolue concernant le jeu ou l’amusement, mais au moins nous nous sommes approchés plus près de ces deux choses qui tout au long de la vie mobilisent tant de monde, c’est-à-dire chacun de nous, même si c’est parfois à notre insu.

 

Thierry TOURNEBISE

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Bibliographie

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-The myth of Drug addiction – juin 2001
http://www.parl.gc.ca/37/1/parlbus/commbus/senate/com-e/ille-e/presentation-e/alexender-e.htm

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Arthus Bertrand, Yann
-Human- Editions de la Martinière, 2015
Film librement disponible : http://www.human-themovie.org/fr/

Audouard, Yvan
-Heureux les fêlés car ils laisseront passer la lumière – Nil Eds, 2011

Bolte Taylor, Jill
-Voyage au-delà de mon cerveau, (JC Lattès, J’ai lu, 2008)

Berne, Eric
-Des jeux et des hommes- Stock,1998

Caillois Roger
-Les Jeux et les hommes : Le masque et le vertigeGallimard Folio essais, 1967

Cyrulnik Boris, Bustany Pierre, Oughourlian Jean-Michel, André Christophe, Janssen Thierry, Van Eersel Pierre
-Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner –2012 Poche Albin Michel

Fink, Eugen
-Le jeu comme symbole du monde – Les Editions de Minuit, 1966

Gray, David- Brown, Sunni – Macanufo James
-Gamestorming,  Jouer pour innover – éditions Diateino, 2014

Heidegger, Martin
-Être et temps – Gallimard 1986

Huizinga, Johan
-Homo ludens – tel Gallimard,1951

Leconte, Jacques
-Introduction à la psychologie positive – Dunod, 2009

Lyubormiski, Sonia
-Comment être heureux et le rester –Flammarion 2008

Martin-Krumm Charles  et Tarquinio Cyril
-Traité de psychologie positive -De Boek 2011

Maslow Abraham
-Etre humain - Eyrolles, 2006
-Devenir le meilleur de soi-même – Eyrolles, 2008

Mill, John, Stuart
-L’utilitarisme – Flammarion, Champs classiques, 1988

Sénèque
-La brièveté de la vie – GF Flammarion 2005

Thich Nhat Hanh

-La paix en soi, la paix en marche - Albin Michel 2006

Tort Patrick
-Darwin et le darwinisme –Puf, 2009

Varenne Jean-Michel, Bianu Zéno
-L’esprit des jeux – Albin Michel Espaces libres - 1990

Manuels, dictionnaires

Dictionnaire historique de la langue française -Robert (Alain Rey)

Harraps standard - Bordas1979

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de mars 2015
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Liens externes

Arthus Bertrand, Yan
Le film HUMAN
http://www.human-themovie.org/fr/

Tisseron Serge
http://www.sergetisseron.com/blog/jeux-video-le-vertige-et-l-avatar

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