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Les mots et les Intuitions

de ce qui est ressenti... à ce qui est dit

février 2010    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

Les mots ne semblent être que des sons ou des conventions de sens, différents selon les langues. En regardant de plus près nous pouvons découvrir que ce ne sont pas de simples conventions et que ce qu’ils contiennent est bien plus précis qu’il n’y paraît. Nous trouvons même un lien étroit entre l’évolution de la conscience et celle des mots. Plus nous évoquons des choses subtiles, plus nous avons besoin de mots précis. Néanmoins ce regard concerne plus la conscience que l’intellect et il est regrettable que ce dernier s’empare souvent de la question sémantique sans laisser à la conscience la possibilité d’y trouver les délicates nuances de la vie.

 

Sommaire

1 Sensations, intuitions et conscience
-Au début, seulement des intuitions
-L’évolution des mots et des perceptions

2 La précision ou le leurre
-Sens et contresens
-Quand les théories remplacent la perception
-Ce que les mots induisent
-Quelques exemples
-Les mots ne sont pas de simples conventions
-La résonnance des mots

3 Le non verbal
-Une sorte de résonnance harmonique
-Un art de souligner
-Aussi une révélation malgré soi

4 L’être et la chose

-Les informations
-« Ego » et « conscience »

5 Les mots et la conscience
-Nos intuitions
-Nos verbalisations
-Le focusing

6 Mises en mots
-Quelques phrases
-Le simplicité avant tout

7 Oser la singularité
-Des mots surprenants
-La sensation floue et l’innomé
-Comment nommer
-Les pièges nosographiques

8 Les avancées existentielles
-Des mots et des êtres
-L’objectivation peut être un piège

9 L’intuition est une pré-réalité
-De l’intuition à la réalité subjective
-Des mots pour naître
-« Intuition » : une veille précieuse

10 Nommer avec délicatesse

-Prendre soin de la « veilleuse »
-Les sensations, les intuitions
-Un objectif modeste

11 Conclusion
-Signes et significations
-Les sensations les intuitions
-Un objectif modeste

Bibliographie

1   Sensations, intuitions et conscience

1.1Au début, seulement des intuitions

Avant que nous n’ayons des mots « pour dire », nous avons déjà un grand nombre de ressentis. Un enfant qui ne parle pas encore ressent tellement de choses pour lesquelles il n’a pas encore de mots ! Il ne fait que les éprouver, et tout cela reste dans une sorte de monde intuitif innomé.

Ma mère s’en va. Pourquoi part-elle ?
Mes parents se fâchent entre eux que se passe-t-il ?
J’aime bien quand je suis entre eux deux.
J’aime bien quand le chat passe à côté de moi.
J’aime pas quand on me lave. J’ai froid. Le froid ça pique.
Pourquoi ma mère n’a pas l’air contente quand elle me regarde ?
Mille et une choses toutes simples qui sont ressenties… mais sans jamais être nommée. Elles sont nommées ici à titre d’exemple mais sont toujours éprouvées sans mots prononcés, ni sans mots pensés. Mais les impressions sont là !

Quelle chance aura cet enfant, s’il est dans un environnement qui l’aide à nommer ce qu’il éprouve, et surtout dans lequel il se sent reconnu à propos de ce qui se passe en lui, qui est encore si flou à sa conscience.

Mais cela ne concerne pas que l’enfant. Un être, même adulte, ne dispose pas toujours de mots suffisants pour nommer son vécu intime ou ses impressions.

Je ne me sens pas dans mon assiette aujourd’hui !
Je me sens particulièrement bien cette semaine !
J’éprouve un malaise, une sorte d’angoisse !
Je me sens triste, mais je ne sais pas pourquoi !
Qu’est ce que je me sens lourd !
J’ai l’impression de ne pas exister !
J’ai l’impression qu’il suffirait de peu de chose… !
J’aime bien cette situation !
Tout cela reste alors au niveau des intuitions, dans une sorte de flou psychique plus ou moins confortable.

C’est un peu comme pour décrire les saveurs d’un vin ou les fragrances d’un parfum. Si nous ne sommes ni œnologue, ni parfumeur, nous nous sentons plutôt démunis pour mettre en conscience et en mots notre perception. Nous sommes à la rigueur en mesure de nommer une sensation approximative : nous aimons, ou nous n’aimons pas… mais c’est tout ! Pour dire plus de nuances, nous avons besoin de deux éléments manquants :

-d’une part une capacité à percevoir plus finement des détails qui nous sont encore invisibles (développer l’acuité de sa conscience à propos de ce qui se passe),

-d’autre part disposer d’un vocabulaire pour les nommer.

Avant de pouvoir nommer les sensations psychiques, nous rencontrons un type de flou. Même sur le plan corporel, je me souviens d’un kinésithérapeute dont le patient lui disait « J’ai mal »… Quand ce praticien lui demanda « Où ? », il répondit « Je ne sais pas ! ». Sentir est une chose (et ce n’est déjà pas toujours évident) mais avoir une finesse de la conscience de ce qu’on ressent et puis le nommer en sont d’autres.

Norman Doidge, dans son ouvrage sur la  neuroplasticité (2008), nous donne des expériences démontrant que la capacité à percevoir est liée à la diversité de ce que nous percevons. Celui qui ne voit, ou n’entend, qu’un type de chose n’acquière pas d’acuité et peut même finir par souffrir de graves troubles psychiques.

C’est certainement pour cela que nous sommes attirés spontanément par ce qui est nouveau (à condition que ce ne le soit pas trop tout de même, sinon nous nous sentons déroutés). Cela donne du relief à nos perceptions et nous permet de les affiner.

Au début nous ne voyons ni nuances, ni différences, mais progressivement notre acuité se développe, même sur des choses subtilement voisines. Une personne me disait qu’au Maroc, en arrivant, les autochtones lui montraient des maisons sur la montagne… et elle ne les voyait pas ! En effet, les murs de ces maisons étaient du même matériau que le sol et elle ne distinguait rien. Plus tard, elle finit par les voir comme eux, avec nuances, en dépit de proximités de couleurs.

Nous avons donc deux types d’éléments distincts : les perceptions, et les mots pour les nommer.

1.2L’évolution des mots et des perceptions

Il est bien difficile de savoir si les mots précèdent la perception… ou si la capacité à percevoir avec nuance précède les mots. Les deux sont intimement liés et forment une sorte de boucle inextricable.

Il semble que nous ayons du mal à nommer ce dont nous n’avons pas encore pris conscience… et que pourtant nous ayons du mal à prendre conscience de ce que nous ne pouvons pas encore nommer. Cela peut rendre une culture profondément aveugle à la pertinence d’une nouveauté.

Exemple de cécité à la nouveauté :

La façon d’écrire d’Alain Souchon a fait dire à certains « experts » que ses paroles dans des phrases sans verbes, incomplètes, n’avaient aucun avenir.

La tour Eiffel a semblée horrible à bien du monde : « une monstrueuse tour défigurant la capitale ». Il s’agissait de la démonter après l’exposition universelle de 1889 si Eiffel lui-même ne s’était battu pour en obtenir la concession. Maintenant on n’imagine plus Paris sans Tour Eiffel et c’est de l’enlever qui serait vécu comme une horreur.

Quand Galilée a défendu que la terre tourne autour du soleil… il ne s’est pas fait des amis !

Exemple d’innomé :

Nous sentons bien qu’il y a une différence entre « être touché » et « être affecté »… mais comment nommer cette différence ? Elle n’est encore que dans notre intuition.

Nous nous trouvons dans la même situation avec les mots « communication » et « relation », ou avec les mots « intérêt » et « attention ».

L’évolution du vocabulaire implique une évolution de la conscience et l’évolution de la conscience implique une évolution du vocabulaire. Les deux semblent profondément intriqués.

Dans la communication, le non verbal tient une place essentielle, sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin. Mais le verbal a aussi une grande importance. Il amène les précisions et la conscientisation. Cependant, les mots peuvent souffrir d’un débordement de l’intellect, faisant que ce qui est nommé ne corresponde plus à ce qui est ressenti.

Par exemple les mots « empathie », « chaleur humaine », « communication », « reformulation » se sont quelque peu vidés de leur substance pour ne plus énoncer que des théories ou des idées vides (malgré la profondeur de ce qu’ils sont sensés désigner)

Les mots ne sont plus alors qu’au service des idées, des fantasmes ou des théories. Ces théories, selon notre degré d’adhésion, peuvent ainsi malheureusement remplacer les ressentis (au lieu de nous aider à les nuancer) et finalement nous éloigner de nous-mêmes et du monde.

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2   La précision ou le leurre

2.1Sens et contresens

En matière de communication il est courant de dire que le verbal (les mots) ne représente que 10% des informations échangées, et que le sens nous est surtout transmis à 90% par le non verbal (gestuelle, mimiques et intonation de la voix). Nous remarquerons en effet que les mêmes mots, selon le ton avec lequel ils sont prononcés peuvent signifier aussi bien une chose que son inverse : un simple « merci ! », selon le ton, signifiera soit « l’expression d’une profonde gratitude », soit « un mépris accompagné d’une menace » montrant qu’on ne perd rien pour attendre.

Cela ne doit pas nous conduire à sous-estimer l’importance des mots. Ces 10% jouent un peu comme un catalyseur qui doit tenir sa juste place. Les mots (même les synonymes) ne véhiculent pas la même chose selon ceux que l’on choisit.  Ils sont, eux aussi, porteurs de nuances extrêmement précises… nuances parfois plus perceptibles intuitivement qu’intellectuellement.

Quand on nous dit « merci » et que nous répondons « de rien » (comme cela se fait partout en France) nous ne laissons pas à notre interlocuteur la même sensation que quand nous rétorquons « avec plaisir » comme cela se fait en Midi-Pyrénées. Dans les deux cas tout le monde se comprend, mais le ressenti n’est pas le même.

Les espagnols ont aussi le choix entre répondre « nada » (de rien) ou « mucho gusto »  (beaucoup de plaisir) et cela ne laisse pas la même impression.

Quoi qu’il en soit, sentir est une chose, nommer en est une autre. La capacité à nommer avec précision affute la conscience, et en retour la conscience affine la capacité à nommer.

2.2Quand les théories remplacent la perception

Il se peut néanmoins que l’intellect grandisse plus vite que la sensibilité ou la conscience (nous l’avons vu avec les mots « empathie », « communication »… etc.) Nous disposons alors d’une « artillerie langagière » pour nommer tout un tas de choses, qu’en fait nous sommes incapables de sentir. Cela nous conduit à une sorte de vie virtuelle où nous habitons plus des théories intellectuelles que nous ne vivons réellement nos sensations existentielles.

Quand  par exemple un enfant et une mère sont proches « trop longtemps » il leur est souvent fortement recommandé de « couper le cordon ». Croyant ainsi les conduire vers plus de maturité, on ne fait que les nier dans leurs ressentis et les faire disparaître. Quand une personne pense obsessionnellement à son proche défunt, il lui est recommandé de « faire le deuil », dans le sens « d’accepter la disparition et l’absence ». Croyant ainsi la porter plus loin de sa peine, on ne fait que l’aggraver (car dans le deuil la douleur éprouvée nous permet d’avoir l’assurance qu’on n’oubliera pas l’être cher… et tant que nous avons le moindre doute à ce sujet, la douleur persiste. Il ne s’agit pas en fait de se couper davantage, mais de mieux s’ouvrir à la personne perdue). Quand un homme et une femme en couple sont très proches il leur est recommandé d’être « un peu moins fusionnels et un peu plus matures ». Sous prétexte de leur proposer ainsi une prétendue individuation, on ne fait que les conduire à un individualisme néfaste.

Ces quelques exemples montrent comment des données théoriques peuvent se substituer à des ressentis et, éloignant les gens d’eux-mêmes, aggraver ce qu’on prétend améliorer. Cela se produit parce qu’on est plus préoccupé de plaquer un sens « tout fait » sur ce qu’on voit, que d’aller chercher le sens profond et pertinent de ce qui se passe vraiment. Ainsi, un patient me disait dernièrement que deux praticiens (un psychologue et un psychiatre) lui ont dit chacun (sans se concerter) qu’il serait temps de se détacher de sa mère ! Maladroite affirmation théorique qui mériterait bien d’autres précisions !

Les mots sont très importants pour accroître la conscience, mais nous n’oublierons pas cet aspect où, au contraire, ils peuvent enliser celle-ci dans des concepts de « pensées préfabriquées ».

2.3Ce que les mots induisent

Les mots ne sont pas anodins, car ils induisent un mode de pensée.

Par exemple, en psychologie et en psychiatrie, les symptômes sont actuellement nommés « Troubles » (« disorder » en américain). Cette nouvelle terminologie (celle du DSM) remplace l’ancienne où l’on trouvait « Névrose » et « Psychose ». Elle est sensée étendre le champ des possibilités : sachant que certains symptômes psy ont une source physiologique, la terminologie « névrose-psychose » impliquait trop la seule possibilité de source psychique et risquait d’induire chez le praticien une orientation vers une étiologie uniquement psychologique.

Il a donc bien été vu que le choix d’une nouvelle terminologie avait une importance quant au regard que porterait le praticien sur son patient.

Pourtant le nouveau mot « trouble », qui a été choisi, limite encore la perception du praticien… En effet, elle sous entend un a priori théorique bien fâcheux : elle nomme  des « troubles », c'est-à-dire « des choses qui ne vont pas bien », des choses qu’il faut « soit corriger, soit enlever ». Il en découle tout un regard pour celui qui réalisera l’accompagnement psychologique.

Cette terminologie ne tient pas compte du fait que souvent (mais pas toujours) les symptômes psy sont le moyen par lequel une conscience tente de s’organiser pour retrouver son intégrité ! Voilà un aspect qui risque de passer inaperçu avec la terminologie « trouble ». Désigner les symptômes de psychopathologies par le mot « manifestation », aurait été plus neutre et aurait laissé le psy plus libre de voir ce qui est, sans être influencé par un a priori.

Le praticien qui cherche un trouble trouvera un « trouble » (quitte à le supposer théoriquement même s’il  n’y en a pas). Il ne verra pas un « processus pertinent en accomplissement »… tout simplement parce que ce n’est pas ce qu’il cherche. Le psychiatre Jean Maisondieu va même jusqu’à dire qu’une dénomination nosographique peut aller jusqu’à produire ce qu’elle prétend décrire : « Si on se contente de penser en termes de maladie, on ne peut plus creuser qu’un seul sillon étiologique » (2001, p.16). « Si les médecins prévoient d’observer de la démence là où il y a de l’angoisse, ils trouveront de la démence et rien d’autre (ibid. p.52)

Ainsi la conséquence des mots sur la sensibilité, la conscience, et la capacité à percevoir, est bien plus importante qu’il n’y paraît.

2.4Quelques exemples

 Les mots ne sont  pas de simples conventions permettant de nommer une chose. Ils sont chargés d’un sens, d’une supposition, d’une idée théorique qui participe à notre « image du monde » et donc à « notre façon de le percevoir ».

Ce que nous ressentons ou percevons n’étant pas toujours nommé de façon heureuse, il nous reste l’intuition. Nous avons l’intuition qu’il y a « autre chose », « une autre nuance », mais sans pouvoir la nommer précisément. En effet pour la nommer il convient, soit d’avoir de nouveaux mots, soit de choisir les mots existants avec plus de perspicacité.

Prenons quelques mots ou ensembles de mots :  

« Lucidité » ou « facultés intellectuelles » ?

Le mot « lucidité » exprime une chose, les mots « facultés intellectuelles » en expriment une autre. Percevez-vous la différence ? Les sens sont voisins et tentent tous deux de décrire une clarté de la pensée. Pourtant les deux mots ne « sonnent » pas de la même façon. Si nous sommes plus précis, « lucidité » nous donne une dimension de conscience (de « lux » = lumière, force agissante et divinisée - Le Robert, dictionaire historique de la langue française), alors que « facultés intellectuelles » nous donnent uniquement de la performance cognitive. L’un est plus sur la sensibilité et l’autre plus sur le raisonnement. Ils pourraient être proposés comme synonymes,  mais ils ne sont pas du tout équivalents. Dire qu’une personne a toute sa lucidité ne revient pas au même de dire qu’elle dispose de toutes ses facultés intellectuelles.

« Intérêt » ou « attention » ?

Quand nous avons de l’intérêt pour quelque chose  il semble que notre motivation soit voisine de celle que nous avons lorsque nous portons notre attention dessus. Pourtant quand nous sommes intéressés, il ne s’agit pas du tout du même positionnement que lorsque nous sommes attentionnés. Tout simplement parce qu’« on est intéressé par quelque chose » et « on est attentionné envers quelqu’un ». Là encore les mots ne sont pas équivalents, même s’ils pourraient être proposés comme synonymes. Dire qu’une personne est intéressante est donc une expression qui montre le profit qu’on peut en tirer et ne témoigne en aucun cas de l’attention qu’on lui porte.

« Touché » ou « affecté » ?

 Le mot « touché » signifie que nous avons été atteints par l’autre. Cela semble aussi présent dans le mot « affecté ». Une confusion entre ces mots a même conduit les spécialistes de la communication et de la psychothérapie à rechercher la « bonne distance » pour ne pas être affectés. Mais s’il y a distance… on n’est plus touché non plus… car il n’y a plus de contact ! En réalité « touché » signifie qu’on est humainement au contact de l’autre, alors qu’« affecté » signifie qu’on le subit de façon désagréable. « Je suis touché » montre qu’un contact nous remplit alors que « je suis affecté » montre que quelque chose nous met mal. Ces deux mots sont profondément différents et ne désignent pas du tout la même chose. Il en découle la nuance  entre « distant » et « distinct ».

« Distant » ou « distinct ».

Ces deux mots semblent indiquer qu’« on n’est pas les mêmes » et qu’« on n’est pas au même endroit ». Mais ils sous entendent une nuance capitale qui les différencie radicalement. « Etre distant » c’est être loin, alors qu’« être distinct » c’est juste « ne pas être l’autre ». Et on peut même très bien être distinct sans pour autant être distant. C’est ainsi que je propose de remplacer l’idée d’empathie (où l’on se met à la place de l’autre tout en restant soi-même) et de distance (la quête de la bonne distance des psy) par simplement « savoir être distinct sans être distant ». Vous remarquez, dans tous ces exemples, que nous n’avons pas besoin de mots nouveaux, mais que l’usage de mots déjà existants, utilisés au bon endroit, nous apporte une nuance bien spécifique.

« Bonne distance » ou « bonne proximité »

Nous constatons que les psys canadiens, ayant flairé l’ambigüité au niveau du concept de distance, ont préféré remplacer « bonne distance » par « bonne proximité ». Vous remarquerez que  dans les deux cas il n’y a pas contact. Mais le mouvement n’est pas le même. Dans la « bonne distance » la dynamique s’exprime par un éloignement, alors que dans la « bonne proximité » la dynamique s’exprime par un rapprochement. Bien qu’équivalentes, ces expressions ne disent pas du tout la même chose.

Nous venons de parcourir quelques exemples indiquant que des mots voisins sont très différents, et que nous devons être particulièrement vigilants concernant les prétendus synonymes. Ne voyons là aucune règle de français au sens professoral du terme, mais juste un moyen de  mieux partager ce que nous pensons ou ressentons. Il existe des subtilités de langage sans lesquelles nous risquons d’exprimer quelque chose qui ne correspond pas à la réalité de nos ressentis ou de nos pensées. Il en résulte que nous risquons ne pas nous faire comprendre et aussi de ne pas comprendre autrui… et même de ne pas se comprendre soi-même !

2.5Les mots ne sont pas de simples conventions

Nous aurions tort de considérer que les mots ne sont que de simples conventions de sens accordées à des sonorités.

Les mots procèdent d’une évolution progressive des être humains (dans toutes les langues). Si nous regardons avec précision l’histoire des mots (par exemple dans le Dictionnaire Historique de la langue française – le Robert) nous constatons que nous y apprenons plus sur leur sens que par la lecture d’un dictionnaire général, fût il encyclopédique.

« Désirer » par exemple vient du latin desiderare qui signifie « manquer d’étoile ». « Exister » vient de ex-sistere signifiant « se tenir à l’extérieur ». « Présent » vient de prae-esse qui signifie « être devant ». « Considération » vient de co-siderare, signifiant « avec des étoiles en constellation ».

D’une langue à l’autre aussi nous avons d’étonnantes significations. Le simple mot français « comprendre » sera en anglais « understand » et en allemand « verstehen ». Même en connaissant ces langues remarquons-nous le « co-prendre » du français, le « under-stand » de l’anglais et le « ver-stehen » de l’allemand1 ? L’accès au sens est désigné dans une langue par le fait de « prendre ensemble » (disposer de la même chose), dans l’autre par le fait de savoir se tenir en dessous (être humble) et dans l’autre par celui de savoir faire face (s’affirmer).  Toutes ont raison, mais expriment une nuance différente de la situation.

1-     « To Stand » et « Stehen » signifient se tenir, être là, se dresser, être debout (comme le « sistere » évoqué plus haut). Puis « under » signifie en dessous et « ver » renforce le sens de ce à quoi il est accolé en tant que préfixe.

Même sans accéder à ces extraordinaires subtilités, nous devons rester dans la simplicité et surtout être à l’écoute de « comment sonne le mot ».

Daniel Tamet (2006, p.204), autiste savant qui a, entre autres dons, celui des langues (il en parle 12 et a appris l’islandais en une semaine), nous dit que son rapport au langage est avant tout esthétique. Il cite l’expérience du psychologue Wolfgang Khöener  montrant que nous sommes capables intuitivement d’associer des sonorités et des formes. Par exemple voyant deux formes dont l’une est arrondie et l’autre anguleuse, Khöener demanda à de nombreuses personnes d’associer formes et mots. Il proposa deux paires de mots : takete et maluma ou kiki et bouba et demanda, dans chacune des paires, quel mot s’associe à la forme arrondie et quel mot s’associe à la forme anguleuse. Les premiers mots de chacune des ces paires furent instinctivement attribués à ce qui est anguleux ,  et les deuxièmes à ce qui est arrondi, par l’immense majorité des personnes (ibid, p.210). Des expériences de ce type ont été aussi réalisées avec des mots de diverses langues.

Je suis particulièrement d’accord avec Daniel Tamet quand il dit « J’aimerai insister ici sur le fait que les mots et les grammaires ne sont pas coupés des rythmes de la vie, ils sont plutôt reliés inextricablement à toutes nos expériences quotidiennes » (2009, p.109).

Cela fait qu’on ne peut pas vraiment mettre n’importe quel mot pour dire quelque chose, car les mots laissent une « sensation » qui va même parfois un peu au delà de son sens « officiel », au-delà de celui que nous indique le dictionnaire.

2.6La résonnance des mots

Les travaux de Masaru Emoto sur la cristallisation de l’eau peuvent nous interpeller sur cette subtilité des sens. Ses travaux sont parfois contestés quant à la rigueur expérimentale (pas réalisés en double aveugle), mais ils méritent qu’on y porte attention. Masaru Emoto a fait la découverte de cristallisation différente de l’eau, selon le contexte où elle se trouve. La notion de contexte est ici subtile, car il suffit par exemple de placer à côté du flacon qui contient l’eau un simple mot inscrit sur un papier ! Le résultat laisse apparaître qu’ayant été placée à côté d’un mot pacifique l’eau cristallise de façon très harmonieuse, alors qu’ayant été placée à côté d’un mot comportant de la violence cette cristallisation est désorganisée et inharmonieuse.  

Cristal d'une eau qui a été contenue dans une bouteille dont l'étiquette portait le mot :

"Merci"

Cristal d'une eau qui a été contenue dans une bouteille dont l'étiquette portait la phrase :

"Tu me rends malade. Je vais te tuer"

Voici deux illustrations extraites de son site http://www.hado.net/  à « images de cristallisations » http://www.hado.net/watercrystals/index.php

 Laissons là les discussions au sujet du sérieux de ces expériences pour simplement retrouver notre intuition. Nous pouvons, par nous-mêmes, si nous sommes un peu sensibles, constater que nous n’éprouvons pas la même chose selon les propos et même selon les mots.

Nous pouvons en faire une petite expérience spontanée :

 Je vous invite à lire la première liste ci-dessous, puis à « écouter votre sensation »  

Liste 1

Bienveillance

Délicatesse

Douceur

Etre

Conscience

Respect

Attentionné

Sérénité

Tact

Vie

Emerveillement

Réjouissance

 Puis à lire cette deuxième liste et à « écouter de nouveau votre sensation »  

Liste 2

Gentillesse

Préciosité

Gâterie

Affirmation

Intelligence

Courtoisie

Intéressé

Calme

Vigilance

Energie

Eblouissement

Plaisir

 Puis vous pouvez relire chaque groupe de deux mots ligne par ligne et comparer vos sensations pour chacun d’eux dans les deux listes mises côte à côte.  

Liste 1

Liste 2

Bienveillance

Gentillesse

Délicatesse

Préciosité

Douceur

Gâterie

Etre

Affirmation

Conscience

Intelligence

Respect

Courtoisie

Attentionné

Intéressé

Sérénité

Calme

Tact

Vigilance

Vie

Energie

Emerveillement

Eblouissement

Réjouissance

Plaisir

 

Les mots ne sont pas de pures conventions. Vous voyez qu’ici des mots, qui pourraient presque être pris pour synonymes dans certains cas, ont certes des analogies, mais sont en réalité profondément différents dans ce qu’ils expriment.

Par exemple si nous prenons les deux premiers mots « bienveillance » et « gentillesse », ils expriment tous deux une certaine délicatesse.  Cependant « bienveillance » manifeste une attitude de « présence attentionnée au service de l’autre », alors que « gentillesse » manifeste une sorte « d’absence (abnégation) de soi au service de l’autre ».

Si nous poussons l’exploration de ces mots, nous découvrons que « bienveillance » vient du latin « bene-volens » (signifiant « qui veut du bien ») et que « gentil » vient du latin « gentilis » (signifiant « propre à la race, à la famille, noble »). Nous avons finalement dans un cas une généreuse volonté, et dans l’autre de l’aristocratie … nous ne sommes pas tout à fait sur le même registre puisque le premier est une expression de Soi et l’autre celle d’un groupe et de ses règles.

Même sans en faire une analyse détaillée, pour qui est attentif à son ressenti quand le mot est prononcé, la différence subtile est perçue. Cette différence est à la fois subtile et énorme, car parler de « présence attentionnée » ou « d’abnégation » ne décrit pas la même attitude. Même si les deux ont l’analogie de la délicatesse, cette délicatesse ne procède pas du même positionnement de la conscience puisque dans un cas on existe et dans l’autre on  n’existe pas.

Pour le langage courant et utilitaire, peu importe les imprécisions, et l’usage de l’un de ces deux mots exprimera suffisamment la délicatesse pour nous convenir. Cependant, dès qu’il s’agit d’exprimer des choses subtiles, et d’éveiller la conscience à des nuances nouvelles, nous avons besoin de mots précis. Les approximations maladroites ne produisent que des dissonances venant nous brouiller l’esprit.

Il n’y a là rien d’intellectuel. C’est plus une affaire d’état du cœur que d’état des neurones. C’est seulement que tous les mots ne laissent pas la même sensation (pas la même « saveur »), y compris lorsque leurs sens sont voisins.

Les mots et la conscience vont de paire. Ainsi que nous l’avons vu, nous avons besoin de conscience pour accéder à de nouveaux mots, mais nous avons aussi besoins de nouveaux mots pour accéder à plus de conscience.

Prenons l’ exemple, dans une consultation psy, d’une personne qui me dit qu’elle se sent seule depuis longtemps, que tous ceux à qui elle s’adresse ne la comprennent pas et que c’était déjà ainsi dans son enfance.

-Si je valide cela de la façon suivante « l’enfant que vous étiez aurait tellement aimée être comprise !? »… elle me répond « c’est exactement ça ! » avec une pointe de bonheur ou de réjouissance dans le regard.

-Mais si je dis simplement « ça a été dur pour l’enfant que vous étiez de ne pas être entendue ! », bien que ça veuille dire la « même chose », cela ne valide pas ce qui avait été exprimé, et il y aura moins ou pas du tout de réjouissance. Ma première phrase mettait l’accent sur le souhait, sur l’aspiration de l’enfant, le deuxième mettait l’accent sur la souffrance qu’il a vécu, sur le problème. Il se trouve qu’on est plus proche de l’être dans la première que dans la seconde et que la reconnaissance éprouvée n’est pas la même dans les deux cas.

De telles subtilités ne viennent cependant pas que du langage (même si c’est par le langage que c’est exprimé), mais du positionnement de celui qui s’exprime, de ce sur quoi il porte son attention. C’est cela qui induit naturellement certains mots plutôt que d’autres (pour plus de précisions à ce sujet lire la publication de décembre 2007 « Le positionnement du praticien »).

N’oublions pas non plus que ces mots, de façon toute aussi naturelle, s’accompagnent d’un non verbal.

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3   Le non verbal

3.1Une sorte de résonnance harmonique

Nous venons de voir à quel point les mots ont leur subtilité, à quel point la qualité d’une information peut souffrir d’un mauvais choix sémantique… et pourtant, les mots ne représenteraient que 10% de l’information lors d’un échange.

Les 90% restant seraient contenus dans le non verbal. C'est-à-dire dans tout ce qui n’est ni le mot, ni la grammaire, mais vient en nuancer le sens. Une grosse moitié des ces 90% tiendrait dans les expressions corporelles et mimiques, et une petite moitié dans les intonations de la voix. Nous l’avons déjà vu plus haut, un simple « merci » selon l’intonation de la voix, la gestuelle et les expressions du visage, peut prendre des significations opposées (gratitude ou mépris avec menace).

Cela nous donne une bonne et une mauvaise nouvelle :

-La mauvaise nouvelle est que pour aboutir à un échange de qualité, non seulement il est souhaitable d’utiliser des mots justes, mais en plus en les accompagnant d’un non verbal de qualité. La vraie mauvaise nouvelle est qu’un tel assemblage ressemble à la combinaison d’un coffre fort ! Seule une telle combinaison permet d’ouvrir le canal de communication qui fera qu’on se comprendra vraiment. Nous serions bien naïfs de penser qu’il suffit de parler pour se comprendre !

-La bonne nouvelle est que cette combinaison, pourtant totalement inaccessible par l’intellect, peut aller jusqu’à être totalement spontanée quand notre disposition d’esprit est correcte. C’est à dire quand nous tournons préférentiellement notre attention vers l’être (le sujet) plutôt que vers l’information (l’objet). Pour bien utiliser les mots justes avec un non verbal adapté, il convient paradoxalement de ne pas trop se fixer ni sur les mots, ni sur sa façon de les dire. Utiliser les mots justes n’implique pas une grande connaissance de vocabulaire, encore qu’il soit souhaitable de disposer de quelques mots supplémentaires par rapport au langage utilitaire habituel. Les affinages se font spontanément et progressivement par la curiosité, qui progressivement enrichit  la palette dont on dispose. Il ne s’agit pas tant de réfléchir sur le plan du vocabulaire, mais d’avoir une sensibilité à ce qui est ressenti quand un mot est prononcé.

La différence entre un mot juste avec le non verbal adapté et un mot moins juste avec un non verbal moins adapté est un peu semblable aux sonorités obtenues sur un instrument acoustique par rapport à celles obtenues avec la plupart des instruments numériques.   Sur l’instrument acoustique nous avons des harmoniques qui donnent au son une profondeur qu’il est très difficile de reproduire artificiellement. Le son synthétique est généralement beaucoup plus « plat », même lorsqu’il est de qualité respectable. Nous avons là une belle illustration de la différence entre ce qui vient de l’intellect et ce qui vient de l’être.

Quand ce qui est énoncé vient du cœur, il y a comme une profondeur de l’expression qui touche l’individu. Dans l’autre cas ça ne touche que l’intellect, car les propos, aussi érudits soient-ils, manquent cruellement de subtilité quand il n’y a qu’eux.

Tout cela se trouve dans le non verbal qui finalement revient à « un art de souligner », un art de faire « sonner les harmoniques » et  de produire une « musique adéquate ».

3.2Un art de souligner

Le non verbal est un merveilleux outil de mise en relief. La question est de savoir ce qu’il met en relief. Met-il en relief notre présence attentionnée et profondément touchée ? Ou bien met-il en relief une sorte d’absence de soi où seul l’intellect est opérationnel ?

Quand l’attitude est posée avec justesse (lire « le positionnement du praticien » de décembre 2007 ou « validation existentielle » de septembre 2008), le non verbal dit tout ce que le mot à lui seul ne peut exprimer. Il arrive même qu’un mot inadapté trouve néanmoins un sens juste grâce au non verbal qui en fait la correction spontanée.

Cependant, les mots justes ont tout de même leur importance… même si le non verbal qui les accompagne est ce qui leur donnera leur dimension profonde, comme les fameuses harmoniques de l’instrument acoustique.  En musique, s’il est important de jouer une note juste (pour éviter une évidente dissonance), nous remarquerons que selon la source qui la produit (acoustique ou synthétique), même quand elle est juste, elle ne donne absolument pas la même sensation.

S’il s’agit d’une mélodie, non seulement le type de source joue un rôle, mais aussi l’interprétation. Il se trouve que c’est encore un peu plus compliqué au niveau de l’exemple musical, car il vaut mieux une bonne interprétation sur un instrument numérique qu’une mauvaise interprétation sur un instrument acoustique.  En effet, il y a des musiciens qui « interprètent vraiment et avec âme » la mélodie… il y en a d’autres, pourtant excellents techniciens, qui ne font que l’exécuter ! Vous sentez la différence entre celui qui « interprète » et celui qui « exécute » ?, Là aussi avec ces deux mots, bien qu’ils semblent exprimer des choses très voisines, il ne se dégage pas du tout la même impression. Quelle maladresse il y aurait à faire d’un orchestre un « peloton d’exécution » !

3.3C’est aussi une révélation malgré soi

Cette dimension extraordinaire du non verbal a son revers. En fait, elle trahit  malgré nous ce que nous pensons et ne disons pas.

Un propos peut sembler très correct, mais quelque chose peut nous dire (une intuition ?) que ça ne colle pas ! Notre sensibilité repère une sorte de dissonance déplaisante qui, indépendamment de la justesse du propos, nous pointe une fausseté.

C’est ce que Carl Rogers nous dit quand il parle de l’importance de la congruence pour le praticien en psychothérapie. La congruence, c’est quand ce qu’on dit est en accord avec ce qu’on pense (sinon on est incongru !)

Cela met à mal de nombreuses approches techniques de la communication. Bien des formations prétendant nous former à ce sujet nous égarent en nous faisant croire que nous communiquerons mieux grâce à de bonnes formules, en évitant les « mauvais » mots ou les « mauvaises » phrases. Certaines formations, pointant tout de même l’importance du non verbal,  nous proposeront de corriger celui-ci. Or il se trouve que le non verbal est rebelle à la correction. S’il peut en partie se corriger, en totalité, il est inaccessible à notre volonté : mouvements du regard, débit de la voix, diamètre des pupilles, couleur de la peau (pâleurs ou rougeurs), odeurs corporelles…etc. autant de paramètres incontrôlables, cependant perçus inconsciemment par notre interlocuteur.

En fait, il est beaucoup plus simple de travailler sur son attitude intérieure qui donnera spontanément le bon non verbal, que de tenter de fabriquer artificiellement (synthétiquement) ce non verbal. C’est un des points majeurs que je souligne dans mes formations.

La question est alors de toucher ce qui permet un tel ajustement spontané.

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4   L’être et la chose

Cet ajustement se produit spontanément selon que nous tournons notre attention vers l’être ou vers l’objet. En fait c’est une affaire de « sujet » ou d’« objet ». Prioriser l’objet donne spontanément un non verbal, prioriser le sujet en donne un autre.

En matière de communication, le « sujet » c’est l’émetteur ou le récepteur, l’« objet », c’est l’information. Nous avons là un point sur lequel peu de théoriciens et peu de  formations mettent notre attention. C’est sans doute ici que se trouve la différence fondamentale qui échappe à ceux qui manquent d’avoir précisé la dimension existentielle des échanges.

4.1Les informations

Au niveau de l’information, nous avons le « monde des objets ». Pour que ces « objets information » prennent sens, nous venons de voir le rôle du non verbal. Nous avons aussi pointé l’importance des mots qui ne véhiculent pas tous la même chose, même quand leurs significations sont voisines.

Le point fondamental à retenir, c’est que l’information n’est autre qu’un objet, et qu’on ne peut parler de communication si on ne parle que d’objets. « Être communicant » signifie littéralement « être ouvert » et cela ne concerne pas les objets, mais les êtres (pour cette différence sujet/objet, lire la publication de septembre 2001  sur l’Assertivité).

Les objets ne font que suivre la trajectoire qu’on leur donne, alors que les sujets peuvent se positionner de différentes façons. Le plus souvent cela se passe automatiquement, et nos réactions ou positionnements échappent à notre volonté. Quand ça ne se passe pas bien, c’est sans doute que nous ne mettons pas assez de conscience dans nos échanges. Nous n’en sommes pas reprochables car nous faisons au mieux, mais s’il y a une difficulté en matière de communication elle est bien là : la conscience qu’on y met ou qu’on n’y met pas !

4.2 « Ego » et « conscience »

Les individus, les sujets, ce sont les véritables points source ou réception des informations. Les individus sont ce qui fait la présence ou l’absence de communication : ils sont soit ouverts, soit fermés !

Cela ne dépend pas entièrement de notre volonté car nous pouvons avoir des ressentis ou des états intérieurs qui nous empêchent de nous ouvrir, indépendamment de notre souhait conscient. Mais la grande différence entre le sujet et l’objet c’est que si le sujet ne peut pas toujours décider, l’objet, lui ne décidera jamais. Seul un sujet, un être, peut être source et se positionner par sa propre volonté.

C’est donc une affaire de conscience, afin que cela n’échappe pas totalement à notre volonté. Mais le paradoxe voudra qu’avec cette conscience… pour être efficace on se laisse néanmoins porter... Alors quel rôle joue la volonté ?

La communication ne se peut sans conscience, mais elle ne se peut non plus dans la rigidité d’un « vouloir de l’ego ». L’ego (le moi) « veut » alors que la conscience (le Soi) « veut bien », mais sans se nier soi-même. Dans les deux cas il y a un positionnement décidé mais nous sentons bien que, malgré là proximité de langage entre « je veux » et « je veux bien », il ne s’agit pas du tout du même positionnement.

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5   Les mots et la conscience

Nous voilà donc rendus à cette conscience. Sans elle nous n’avons pas de mots, mais aussi, sans mots, nous peinons à la développer. Nous ne saurions dire par quoi il est mieux de commencer tant les deux, sont profondément intriqués et forment une sorte de boucle.

Quand nous éprouvons des choses, mais que nous n’avons pas de mots pour les dire, nous ne disposons plus que d’une sorte d’intuition floue où se mêlent « intime certitude » et « impossibilité d’évocation ou de partage avec autrui ».

Cela peut donner des situations douloureuses, car lorsque nous tentons d’exprimer ce pourquoi nous n’avons pas encore de mots et disposons seulement d’intuitions, la maladresse de notre expression fait que notre entourage argumente facilement contre notre propos et nous accule à d’impossibles démonstrations… parfois jusqu’à nous faire renoncer à ce que nous ressentons.

Cela peut conduire un être au silence, jusqu’à renoncer à tout jamais à s’exprimer. Nous remarquerons à quel point c’est le cas d’un enfant qui n’a pas encore de mots mais ressent déjà plein de choses. Quand il tente d’exprimer avec maladresse un ressenti (par exemple « J’ai peur », « J’en veux pas », « J’en veux plus », « J’en voudrais », « Je crois que »…), il se fait souvent rabrouer par un adulte qui lui oppose un déni pur et simple de sa sensation ou de son intuition.

Jean Maisondieu, psychiatre, dénonce cela aussi face à ceux qui sont « étiquetés » déments : « Le dément est considéré comme un insensé avant même d’ouvrir la bouche » (2001, p.68). L’aide à l’expression est rare, et d’autant plus rare avec ceux qui ont une difficulté à élaborer des phrases pour partager leurs ressentis ou leurs pensées.

5.1Nos intuitions

Les intuitions sont des perceptions qui semblent précéder les mots. Mais il est difficile de leur donner vie, tant le langage courant n’a pas prévu de les nommer.

Il se livre alors une sorte de duel entre l’imaginaire et le réel. Les poètes sont souvent passés maîtres dans l’art de nommer cette part intuitionnelle de l’existence, (quand ils ne sont pas excessivement tombés dans la technique du mot ou du vers, quand ils ont gardé suffisamment de candeur).

Ceux qui ont vu le film Matrix trouveront une belle illustration à cette difficulté de donner place à la part intuitionnelle de notre pensée. Certains ont vu ce film parfois sans comprendre vraiment ce qui s’y passe… d’autres l’ont « simplement » trouvé compliqué… d’autres encore l’ont particulièrement apprécié, mais pour diverses raisons.

En fait, le scénario heurte notre conception de la réalité. L’histoire y est celle d’un monde où la machine informatique et cybernétique a pris le pas sur l’homme, jusqu’à le soumettre à sa domination. L’homme pour échapper à cette domination a voulu priver la machine d’énergie, mais celle-ci a trouvé une parade en utilisant l’énergie des êtres humains eux-mêmes. Dès leur conception elle les place dans un « cocon » et, pour qu’ils dégagent une bioénergie suffisante, elle leur donne à vivre une vie virtuelle… qu’ils ont l’impression de vivre comme une réalité !

Les humains passent ainsi toute leur « existence » dans ce « cocon » connecté à la « matrice ». Pendant qu’ils croient vivre la vie virtuelle que la matrice leur injecte, cette dernière utilise leur énergie pour fonctionner.

Il arrive néanmoins que, dans cette vie virtuelle qu’ils prennent pour la réalité, ces humains prisonniers (mais inconscients de l’être) aient des intuitions. Il leur arrive ainsi d’avoir des intuitions de la vie réelle qui se déroule hors de la matrice… mais ils prennent cela pour de l’imaginaire !

L’astuce de ce scénario est de nous montrer des êtres qui vivent dans le virtuel (injecté par la matrice), mais qui prennent ce virtuel pour la réalité…, tout en ayant des intuitions du réel (la vie hors de la matrice)…, qu’ils prennent cependant pour de l’imaginaire ! Ils finissent même par préférer leur « vie virtuelle injectée » à la « vie réelle perçue par intuition », quand bien même celle-ci leur est révélée clairement !

Tout cela particulièrement bien illustré dans le premier film de la série, les deux suivants n’ayant fait qu’user l’idée sans la développer vraiment.

Laissons là la science fiction pour revenir à notre quotidien ordinaire dans lequel nous avons d’une part ce que les mots décrivent (constituant une réalité partageable) et d’autre part ce que les mots ne décrivent pas… (n’appartenant encore qu’à l’imaginaire et se logeant dans le monde des intuitions).

La difficulté pour un individu est de donner valeur à ses intuitions tant celles-ci sont éteintes par la rationalité de l’environnement.

Comme je l’avais évoqué plus haut, les mots peuvent se développer plus vite que la conscience. Il en résulte des théories ou des idéologies qui viennent se substituer à nos ressentis et les éteignent un à un, à chaque fois que ceux-ci se manifestent.

Trop de mots sans conscience peuvent ainsi nous conduire à notre perte. Mais aussi trop de conscience sans mots pour nommer ce qui est éprouvé peut rendre fou dans un monde où alors  rien ne peut être partagé.

Nous trouvons là le danger d’approches psychothérapiques mal comprises qui décodent « en a priori » à travers le prisme d’une théorie, plutôt que dans la souplesse des émergences inattendues qui se produisent.

Le pire et le meilleur :

-D’une part, la richesse du vocabulaire qui peut être un merveilleux outil pour accompagner un développement de la conscience, peut aussi devenir malencontreusement un outil de pouvoir (même involontairement), par lequel la pensée et les intuitions sont stoppées nettes dans ce qu’elles ont de plus subtil ou de plus précieux.

-D’autre part, la capacité à nommer, à verbaliser avec justesse, à partager avec un interlocuteur capable d’entendre, de comprendre, de reconnaître et de valider les subtilités ressenties, est un aspect majeur du cheminement de la conscience.

5.2Nos verbalisations

Quand nous parvenons à des verbalisations justes, si tout se passe  bien, il en résulte une richesse d’échange et une ouverture de conscience pour les deux interlocuteurs. Cela peut mériter le nom de « communication ». Si l’ouverture d’esprit précède généralement le verbe, le verbe selon sa qualité peut aussi contribuer à cette ouverture d’esprit.

Vous remarquerez cependant le nombre de fois où nommant une intuition ou un ressenti, au lieu de bénéficier d’un délicat accompagnement pour vraiment aboutir à la juste expression de ce que nous ressentions ou pensions… nous nous faisons reprendre par un vindicatif « non il ne s’agit pas de cela ! » ou « de mon point de vue ça n’a rien à voir ! » ou « on ne peut pas dire les choses comme ça ! »

Nous nous trouvons souvent confrontés à une sorte de joute verbale, une guerre des mots et des phrases où « gare à celui qui n’a pas les munitions sémantiques appropriées… ! Son intuition sera purement et simplement anéantie ! »

Quand Abraham Maslow parle de sociétés en synergie forte, il parle de sociétés où l’on ne rencontre pas cet inconvénient et où tout ce qui profite à soi profite aussi à autrui (et inversement), contrairement aux sociétés en synergie faible où ce qui profite à l’un dépossède toujours l’autre (les études ethnologiques à ce sujet rapportées dans son ouvrage sont fort intéressantes). [Précisions à ce sujet dans la publication d’octobre 2008 sur Maslow].

La verbalisation a besoin d’un contexte favorable pour éclore avec justesse. Elle a besoin de ne trouver en face, ni une urgence, ni un danger. Elle doit se sentir suffisamment sécurisée pour aboutir à la finesse adéquate qui exprimera ce qui était éprouvé. Cela se fait par tentatives successives, par réajustements multiples, jusqu’à ce que les mots justes soient trouvés.

Nous remarquerons hélas combien cela est rare dans la vie sociale courante. Les opportunités d’aboutir à une verbalisation juste ne nous sont pas souvent offertes.

Pourtant la mise en mots permet aussi une mise en conscience. Certaines approches de psychothérapie n’ayant fait qu’effleurer le sujet croient qu’il suffit de dire pour se libérer. Quelle lourde méprise théorique ! (surtout quel manque de précision). S’il s’agit bien de nommer, il ne s’agit pas tant de nommer les faits, mais de nommer les ressentis. Quelqu’un pourrait inlassablement raconter toute sa vie sans que cela ne produise le moindre éclairage dans sa conscience. En vérité quand il raconte il est seulement sur les faits, et il revit inlassablement la même histoire qui ne fait que le reblesser à chaque passage. Quand il évoque et nomme son ressenti, au contraire, il se détache des faits pour aboutir à une rencontre et à une reconnaissance de soi, qui elle seule peut être apaisante et génératrice d’une conscience augmentée… surtout si le praticien offre une véritable présence dans le sens de la validation existentielle (publication septembre 2008)

Passer de l’intuition à la verbalisation est une opportunité d’ouverture de conscience.

5.3Le focusing

Eugene Gendlin avec son approche nommée « focusing », a compris la subtilité de ce lien entre la sensation et les mots qui permettent de la nommer.  Il pointe la notion de « ressenti corporel » (felt sensfelt vient de feeling). L’intuition de ce qui est éprouvé se manifeste dans le corps avant de se manifester dans la conscience. En mettant des mots sur ce qui est éprouvé au niveau de ce ressenti corporel, nous le faisons émerger dans la conscience avec de plus en plus de précisions. Ainsi, nous arrivons progressivement à une modification de celui-ci. Cette modification de la sensation corporelle, survient quand celle-ci est nommée avec justesse. Gendlin désigne cette modification par le mot « body-shift ». De mots en modifications qui à leur tour mises en mots se modifient aussi, nous accédons progressivement à la précision de ce dont, au départ, nous n’avions que l’intuition. Cela permet l’émergence dans la conscience et la connexion avec ce qu’il y a de plus subtil et de plus précieux en soi. Pour plus de détails sur cette approche, vous pouvez lire la publication de juillet 2007 sur le Focusing.

Avec la maïeusthésie, nous sommes particulièrement sensibles à une telle qualité d’approche, comme avec celle d’autres psys humanistes tels que Rogers ou Maslow. Nous sommes particulièrement sensibles au fait que Maslow considère les souffrances psychologiques comme résultant de carences (quelque chose qui nous manque) plutôt que de surcharges néfastes (de choses qui nous encombrent et dont nous devrions nous défaire). Ces praticiens ont eu la subtile intuition de permettre une réelle émergence de l’être et non une tentative de « coup de karcher » dans un inconscient jugé encombré d’immondices.

Eugene Gendlin (2006) pointe des nuances importantes concernant cette émergence des sensations grâce à la verbalisation de plus en plus précise des ressentis… y compris en les verbalisant pour soi-même.

« Il importe de laisser se former en soi un sens corporel plus général, plus vaste » (p.38). 

« Certes le problème auquel vous songez comporte nombre d’aspects et vous ne pouvez les envisager tous un à un. Cependant vous pouvez sentir tous ces aspects réunis » (p.52) 

Il décrit, page 53, le cas d’une personne dont le compagnon casse un plat en le faisant tomber par mégarde: 

Cette personne pique une colère contre son compagnon. Elle-même fut surprise par la force de sa propre réaction. Plutôt que de continuer sa colère ou, au contraire, de la refouler, elle décida de mettre en œuvre le focusing sur ce ressenti. Ne se laissant pas envahir par des fausses causes, elle découvrit, en étant à l’écoute de son « sens corporel » que finalement tout cela n’avait rien à voir avec le plat cassé (même si elle y tenait beaucoup), ni avec son compagnon (même si elle était contrarié par sa maladresse). Elle en arriva à réaliser que c’était la bonne humeur de son compagnon qui la contrariait… et qu’elle ressentait une « jalousie ». Là aussi, en dépit de l’apparence, ce n’était pas le compagnon qui était en cause. Elle ne chercha pas d’ailleurs à le mettre en cause. Elle alla, plus simplement, préciser son ressenti, et aboutit au fait que « c’était l’impression d’être laissée derrière »… puis, plus exactement, « la peur d’être laissée derrière ». Ce qu’elle examinait était désormais bien au delà du plat cassé et elle produisit ainsi en elle un « mouvement corporel » quand elle vérifia « La peur de rester derrière… est-ce toujours ce que j’éprouve ? Oui. La voilà… C’est bien ce que je ressens » (p.57). Ce moment de focusing lui permis ensuite d’aborder ce sujet sereinement avec son compagnon.

Nous voyons ici bien sûr l’importance que revêt la verbalisation en psychothérapie, mais nous nous devons de souligner l’importance qu’elle a aussi dans la vie de tous les jours, que cela soit en situation personnelle, professionnelle ou familiale.

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6   Mises en mots, mises en phrases

Dans les situations personnelles, familiales, sociales ou professionnelles, les modes d’échange  se trouvent affectés par cette subtilité des mots, et aussi par celle du non verbal. L’association des deux (verbal et non verbal) se doit d’être subtile à chaque fois que nous souhaitons être compris à propos de quelque chose d’important.

L’importance du non verbal est évidente. C’est quelque chose que j’ai souvent évoqué précédemment dans nombre de mes publications. J’aimerai souligner ici une chose dont je parle beaucoup moins souvent, c’est le choix des mots. Ceux-ci, comme nous venons de le voir tout au long de ces lignes est également très important. Les mots, qui ne sont pas que des conventions, véhiculent quelque chose de bien précis.

6.1Quelques phrases :

Prononcées à l’occasion de quelques désagréments de santé :

« J’ai assez d’énergie pour combattre cette maladie » ou
« J’ai assez de sensibilité pour écouter ce que la vie exprime en moi ».

Dans la première il est exprimé une volonté de combat, dans la seconde une volonté d’ouverture et d’écoute. Il se trouve que la seconde gèrera mieux le psychosomatique.

Prononcée en situation conflictuelle :

« J’ai assez d’assurance et d’arguments pour le convaincre » ou
« J’ai assez de lucidité pour le comprendre et pour m’expliquer ».

La première phrase montre une artillerie dirigée contre l’autre, et la seconde une ouverture à son égard sans perte d’affirmation de soi.

Prononcée en situation commerciale

« J’ai assez de techniques commerciales pour lui vendre mon produit » ou
« J’ai assez de considération pour cerner sa réelle attente et voire comment je peux la satisfaire ».

Le premier propos montre un commercial qui ne pense qu’à sa vente (et justement risque de la manquer), le second montre quelqu’un qui est tourné vers l’individu qu’est le client (et donc réussira mieux du fait de sa considération).

Prononcée suite à un conflit

« De toute façon c’est un idiot qui ne comprend rien » ou
« C’est vraiment quelqu’un pour qui une contradiction est insupportable ».

La première montre une personne dans la colère et le jugement, la deuxième montre un individu ayant une perception de l’autre.

Finalement :

Nous voyons ici à chaque fois deux façons tout à fait différente de parler d’une même situation.

Sans doute je n’invente rien du tout en soulignant cela car un philosophe comme Epictète (50 ans après JC) disait déjà «  Quand quelqu’un boit beaucoup de vin ne dis point qu’il fait mal de boire mais qu’il boit beaucoup : car avant que tu ais bien connu ce qui le fait boire, d’où sais-tu qu’il fait mal ? » (Manuel XLV)

6.2La simplicité avant tout

Le choix des mots, le choix des phrases a de l’importance. Pourtant, ils ne seront pas dans la justesse seulement parce que nous y faisons attention. C’est plus une affaire de conscience que de connaissances linguistique ou intellectuelle. Des personnes manipulant parfaitement la langue qu’ils utilisent peuvent être de piètres communicants, car les connaissances et l’intellect ne sont pas d’un grand secours en matière de qualité de la communication.

Je me souviens d’une chanteuse canadienne qui, parlant de la poésie, disait qu’un bon poète est celui qui sait écrire avec ce qu’elle appelait « de petits mots ». Ces « petits mots » sont pour elle les mots simples, mais employés au bon endroit, avec justesse, de la bonne façon, de manière à toucher l’être et non à mettre l’intellect en effervescence.

J’insiste sur ce point de la simplicité afin que les personnes n’ayant qu’une maîtrise limitée de leur langue n’interprètent pas cela comme un obstacle à la qualité de leur communication. Il suffit qu’ils soient attentifs à ce qu’ils ressentent avec les mots qu’ils utilisent, et à ce que ressent leur interlocuteur. Souvent notre ressenti nous guide plus que le dictionnaire. Dans tous les cas nous devons garder notre curiosité et notre sensibilité en éveil.

Comme indicateur simple, demandez-vous toujours si les mots utilisés visent l’être ou la chose, le sujet ou l’objet, la vie ou l’énergie.

La vie c’est « être », l’énergie c’est « faire ». Il ne s’agit pas des mêmes enjeux. Ci-dessus, dans les deux colonnes de mots, j’avais mis sur une ligne « respect » et « courtoisie ». Le premier tient compte de l’être (quelqu’un), l’autre tient compte d’une règle (quelque chose).  

« Courtoisie » vient du vieux français « court » puis « cour » qui désigne « le lieu où réside le roi » et qui a donné des mots moins nobles comme « courtisans »… c’est à dire suivant les règles de la cour. « Respect » de son côté vient du latin « re-spectus » (regarder en arrière, c'est-à-dire « regarder à nouveau ») et souligne une attention renouvelée.

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7   Oser la singularité

7.1Des mots surprenants

Le préfixe « idio- », vient du grec « idios » qui signifie « propre, particulier » c,’est à dire « qui ne peut être comparé à rien ».

Le mot « idiot », lui, vient du grec « idiotês » qui  désigne un « simple particulier », par opposition aux « notables et aux experts ». Il nomme en fait plus une personne singulière et non experte, qu’une personne stupide !

L’ « idios-attitude » consisterait donc juste à « être soi », alors que « être idiot » consisterait à « ne pas être comme ceux qui savent ». Une distinction mal vue… car ce qui est bien vu c’est d’être « comme ceux qui savent ! »

Or, il se trouve qu’on peut manquer d’expertise dans un domaine, et en avoir dans un autre... donc « être idiotês par rapport à certains connaisseurs experts », mais en même temps être « idios » (parfaitement soi) et même expert là où l’autre ne connait rien (alors là l’idiotês c’est lui).

Notamment, en ce qui concerne les ressentis que nous éprouvons, personne d’extérieur ne doit se prétendre plus expert que nous-mêmes. Face à nous, l’« idiotês » sur ce point ce sera toujours l’autre (surtout quand il prétend savoir à notre place!).

 En fait, chez l’autre, l’expertise pourrait plutôt se manifester dans sa capacité à nous faire exprimer notre propre ressenti sans prétendre rien connaitre sur ce sujet à notre place.

Pour oser la singularité (et non la stupidité), il s’agit de se libérer du joug de l’opinion d’autrui (développer son « idios »). Le philosophe Diogène proposait sa méthode qui consistait à inviter l’apprenti philosophe à se promener dans la ville avec un hareng tenu en laisse ! C’est un peu violent… et sans doute un peu moqueur, voir méprisant, vis-à-vis de la population. Nous n’irons pas jusque là… il suffit plutôt d’affirmer son ressenti propre. D’ailleurs, en psychologie, nous parlons d’« idiosyncrasie » pour désigner cette « singularité de soi capable de s’ajuster à l’environnement ».

Ceux qui veulent des détails sur ces étymologies peuvent consulter « Le Robert-Dictionnaire historique de la langue française »).

Le philosophe René Descartes proposait aussi de penser par soi-même et d’oser une pensée différente. Il n’aimait pas l’autorité intellectuelle et, parlant de l’érudit il disait :

« …dès l’enfance il a pris pour la raison ce qui ne reposait que sur l’autorité de ses précepteurs… » (Recherche de la vérité par la lumière naturelle 1999, p.898).  « Celui qui est, comme lui, plein d’opinions et embarrassé de cent préjugés, se confie difficilement à la seule lumière naturelle car il a déjà pris l’habitude de céder à l’autorité plutôt que d’ouvrir les oreilles à la seule voix de la raison. » (ibid. p.898)

Cependant, pour affirmer notre propre ressenti, faut-il encore le percevoir, en avoir conscience. Or, souvent pour affuter la conscience qu’on a de soi… nous avons besoin d’échanger avec autrui. Comme autrui nous voit trop souvent « un peu comme un aliène » (aliène signifiant simplement « étranger ») si nous parlons plus de nous que de lui, il recule ou se revendique et  cela nous fait un peu tourner en rond ! Pour s’ouvrir, l’autre a d’abord besoin de se sentir rencontré et reconnu. La question est alors de savoir « qui commence à s’ouvrir en premier » ? Cela rend les échanges souvent un peu chaotiques… mais, tant bien que mal, ça progresse et tout le monde grandit un peu.

Cela se construit donc par opportunités successives et pour accélérer le processus, il peut être utile d’avoir quelques échanges avec des personnes bienveillantes qui sont plus prêtes à aider notre expression qu’à l’entraver. Il peut en résulter une meilleure conscience de soi… et de ce fait une plus grande stabilité face à autrui, d’où plus d’échanges, d’où une conscience en croissance de plus en plus grande… etc.

7.2La sensation floue et l’innomé

Notre vie est jonchée d’impressions, de sensations floues et de perceptions nébuleuses, de pensées irrationnelles…  Je me garderai bien de vous inviter à toutes les considérer, à toutes les « éplucher », où  à vous mettre en quête du sens de la moindre élucubration intérieure, ou à vouloir donner sens à tout ce qui se présente en soi.

Cependant, il est important de savoir se laisser interpeller par une impression dominante, par une sensation un peu floue, par une intuition qui nous dit que « là il y a quelque chose »… cela est important.

Nous pouvons nous-mêmes nous poser les questions nécessaires pour accéder aux précisions souhaitées (si cela nous est difficile nos pouvons solliciter l’aide de quelqu’un de compétent en la matière).

Exemples de questions à se poser  pour affiner notre intuition, pour passer d’une vague sensation à une perception précise :

« Je ne me sens pas bien ! »… « De quelle nature est le mal être que je ressens ? »

« Quand je suis entré dans cette pièce j’ai eu une drôle d’impression ! »… « Puis-je préciser l’impression que j’ai éprouvée ? »

« Quand mon enfant est né j’ai été bouleversée ! »… « Puis-je me décrire comment a été ce bouleversement ? »

« La première fois que je suis arrivé dans ce lieu je ne le sentais pas ! »… « Puis-je préciser ce que j’ai éprouvé quand je ne sentais pas ce lieu ? »

« Cette personne m’a vraiment énervé ! »… « Pouvez-vous me préciser comment est cet énervement que vous avez éprouvé ? »

« J’éprouve un grand bonheur à l’idée de cet événement ! »… « Puis-je préciser la nature de ce que j’éprouve quand ce bonheur surgit en moi ? »

« Il m’a profondément agacé, il est insupportable ! »… « Puis-je me dire de quelle manière cela m’est insupportable ? »

Voici quelques accès à la précision des ressentis, à la mise en mots de l’innomé. Ainsi ce qui est flou peut devenir précis.

7.3Comment nommer

Pour nommer un ressenti, il convient de porter son attention dessus et de mettre les mots dont nous ressentons qu’ils sont les plus justes. Quand le mot est juste, cela modifie légèrement notre ressenti. Nous éprouvons alors une légère modification de notre sensation corporelle. Comme Gendlin nous le montre en focusing, c’est cette modification du « felt sens » qui indique la justesse de ce qui a été nommé. Rappelez-vous que « felt » vient de « feeling », signifiant « tact psychique »… il s’agit ainsi de ce qu’on « touche psychiquement » en soi.

Pour nommer avec justesse il convient de développer une sensibilité à ce que nous ressentons. Il se peut que ce soit difficile quand on n’en a pas l’habitude, et au début les mots nous manquent. Mais cela est toujours possible si on le souhaite.

Quand un ressenti est nommé avec justesse il en ressort une sorte de sensation d’allègement, de dénouement, d’éclaircissement. Il apparaît en nous comme une sensation de « c’est exactement cela ! ».

Il est délicat d’y parvenir seul, mais ce n’est pas impossible. Cependant, un interlocuteur compétent peut vous y aider. Certains praticiens psy savent bien faire cela. D’autres, au contraire, risquent de nous enfermer dans leurs présupposés nosographiques, c'est-à-dire dans leurs catégorisations de psychopathologies.

7.4Le piège des nosographies

Les répertoires de maladies psychologiques ont l’inconvénient de préparer des réponses toutes prêtes pour nommer les ressentis individuels… des sortes de mots « prêt à porter », alors qu’en ce domaine nous ne devrions trouver que du « sur mesure » exactement adapté (nous avons déjà abordé plus haut la simple problématique du mot « trouble » dans le DSM).

Donald Woods Winnicott se désolait de s’y être laissé prendre : « Je suis consterné quand je pense aux changements profonds que j’ai empêchés ou retardés chez les patients appartenant à une certaine catégorie nosographique par mon besoin personnel d’interpréter. […] C’est le patient et le patient seul qui détient les réponses » (1971,  p.163).

Je repense à cette personne me disant sa « peur panique » quand elle se retrouve à s’éloigner de son domicile (au point de se retrouver bloquée, tétanisée, sur le bord de la route). Si on s’en tient à la dénomination « trouble panique » cela ne nous conduit nulle part ! Par contre, quand je lui ai demandé ce qu’elle éprouvait lors de ces peurs paniques, elle m’a précisé « j’ai l’impression que je ne pourrai  plus jamais rentrer chez moi » et cela nous a permis de pointer (dans une zone transgénérationnelle) que sa mère à 9 ans ayant perdu sa propre mère, a été retirée à son père violent, a été placée, puis n’est jamais revenue dans son foyer familial. Ici la dénomination nosographique ne nous servait à rien quant à la qualité des phrases à utiliser pour accompagner cette personne dans son ressenti. Par contre l’énoncé du ressenti particulier a été infiniment précieux et a permis de réhabiliter cette enfant que fut la mère lors de son éloignement du foyer, de la réhabiliter avec la reconnaissance du ressenti qui fut le sien et que personne n’entendit jamais vraiment jusque là.

Cependant il peut arriver que certains patients aiment avoir été diagnostiqués dans une catégorie nosographique. En effet, cela évite de se sentir seul, et de n’être « comparable à nul autre ». Avec une dénomination nosographique, on fait partie d’un groupe… ça rassure… mais du coup on abandonne sa singularité. De plus, pour faire partie du groupe, de la classification, il faut négliger de nombreuses nuances qui n’appartiennent qu’à soi… finalement c’est une certaine façon de ne plus exister pour rentrer dans le « clan des répertoriés » ! Cela risque de conduire à une sorte d’anesthésie de soi. Mais cela fait aussi partie de façon pertinente du cheminement d’un être dans la satisfaction de ses différents besoins. Si nous lisons Maslow (qui n’a jamais parlé de « pyramide » mais de « hiérarchie des besoins ») nous voyons là des êtres dont le besoin d’appartenance est plus développé que celui de réalisation de soi (qui jaillira plus tard). C’est juste une question d’étapes dans le cheminement (Pour plus de précisions à ce sujet, lire la publication d’octobre 2008 sur Abraham Maslow).

Même si pour des raisons médicales, ces classifications ont leur utilité pour nommer des types de symptômes, il importe de ne pas se laisser enfermer dedans et de ne pas manquer de pointer sa propre singularité (ainsi que de permettre aux autres de garder et de pointer la leur).

Il s’agit ainsi de ne jamais confondre « analogue » et « identique ». L’analogie peut être un premier guide, mais il ne restera efficace que tant qu’on ne s’y enferme pas et que toute singularité éveille notre esprit, nous interpelle, nous  donne l’élan de la découverte précieuse d’une nuance qui n’appartient qu’à cette personne là.

L’analogie sera particulièrement utile dans le cadre des recherches intérieures. Elle sera utilisée de la façon suivante :

D’abord, demandons nous « comment » est ce ressenti (et non « pourquoi » on l’a). Puis demandons-nous si nous avons déjà éprouvé une telle chose de façon analogue, mais dans d’autres circonstances (c’est ce qu’on appelle en psychologie des « patterns »). Comme pour l’exemple de la peur panique décrit ci-dessus, cela peut rapidement nous conduire vers la « part d’être à réhabiliter ». Dans l’exemple, nous avons une part de soi dans le transgénérationnel (car la psyché d’un être est constituée de « celui qu’il est », de « ceux qu’il a été » et de « ceux dont il est issu »).

Ce cheminement de pattern en pattern doit être accompagné d’une confiance dans le fait que ces ressentis se manifestent « spécialement pour » (pour la réalisation d’une réhabilitation de soi) et non « à cause de » (à cause d’une mauvaise chose en soi à éliminer ou à corriger). Pour plus de détails à ce sujet, lire la publication de décembre 2007 « le positionnement du praticien ».

Tous les a priori « d’enfant intérieur », « de libido », « d’Œdipe », « de transgénérationnel », quels qu’ils soient,  bien que pouvant être occasionnellement justes, deviennent un danger quand on s’y attache exclusivement. Ils restent cependant tous des possibilités qu’il convient de savoir reconnaitre quand elles émergent… tout en restant ouvert à toutes autres éventualités de quelque nature qu’elles soient.

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8   Les avancées existentielles

8.1Des mots et des êtres

Les mots donc ne sont pas que des conventions. Ils se construisent progressivement  au fil de l’évolution de la conscience. Cela vaut pour un individu, mais aussi pour une collectivité, pour un peuple. L’évolution conduit à une « possibilité de nommer », en même temps que se produit une « évolution de conscience ». Comme nous l’avons vu, les deux vont de paire et sont intimement intriqués.

L’enfant petit sent et ne nomme pas ! C’est sans doute ce qui fait que beaucoup de parts douloureuses de l’être, à revisiter en thérapie, se situent dans l’enfance. Mais nous aurions tort de croire que tout est dans l’enfance. Il y a aussi souvent des zones de la vie adulte, ou transgénérationnelle, qui appellent notre attention et produisent des ressentis innomés et même parfois innommables… jusqu’à ce que les mots justes soient trouvés.

La zone de l’enfance (depuis la conception jusqu’à l’adolescence) a cependant ceci de particulier que beaucoup de choses y sont ressenties et bien peu sont simplement et naturellement verbalisées (même si, adolescent puis adulte, c’est encore hélas souvent le cas).

L’enfant souvent exprime par des pleurs des ressentis qui ne sont ni nommés ni reconnus. L’adulte, lui, les exprime souvent par des somatisations ou des plaintes redondantes.

Je crains qu’on mesure mal ce que peut représenter le fait de ressentir sans pouvoir dire ! Freud lui-même estimait que la blessure de la psyché venait plus de l’interdiction ou de l’impossibilité de dire que du trauma proprement dit. Un enfant qui se sent mal, ne sait pas toujours pourquoi, mais il a la certitude de ce qu’il ressent… sauf qu’aucun mots ne peuvent le décrire… et même quand il a les mots… il n’y a personne pour les entendre vraiment. Certes il arrive qu’un adulte veuille le rassurer, mais rappelons nous que « rassurer » ne veut pas dire « reconnaître »… et même que cela signifie plutôt « nier », « inviter à se taire ». Rassurer stoppe l’expression et n’invite pas à l’approfondir.

Puis, grandissant, quand des mots sont à sa disposition… ils ne sont pas entendus pour autant. Car « dire » est une chose…et  « être entendu » en est une autre !

Pour cela il convient de différencier l’être et la circonstance. Les mots seront-ils utilisés pour décrire ce qui s’est passé ou bien pour partager ce qui a été ressenti ? Pour reconnaître ou pour rassurer ? Le circonstanciel n’est que de l’histoire alors que le vécu, l’éprouvé, est l’expérience de l’être.

Les mots, dont nous avons le plus besoin pour la profondeur d’un partage, sont ceux qui permettent un échange du vécu de l’être. Pouvoir dire « il s’est passé ceci » est une chose… pouvoir dire « j’ai éprouvé cela » en est une autre.

8.2L’objectivation peut être un piège

Il s’agit de ne pas confondre le fait de « dire que telle personne a été incorrecte avec moi » avec celui « d’exprimer ce que j’ai ressenti quand elle a été incorrecte ».

Or la tendance de notre culture et de vouloir objectiver. Les mots qui permettent d’objectiver semblent souvent plus tranquillisants, car ils amènent un consensus sur la « réalité ». Dire « ceci s’est passé » et souvent mieux vu et accepté que de dire « j’ai ressenti cela ». Or au niveau des êtres, la seule réalité qui compte est la réalité subjective, et non la réalité objective.

Nous avons certes besoin de pouvoir objectiver certaines choses et il n’est pas question de mépriser les mots permettant cela… surtout pas ! Il s’agit simplement d’être plus conscients de deux procédures de nature différentes : celle qui consiste à pouvoir nommer ce qui est objectif (les faits et les objets, ce qui est mesurable), et celle qui consiste à pouvoir nommer ce qui est subjectif (les êtres et leurs ressentis, ce qui est éprouvé).

J’ai cependant souvent remarqué, dans les formations que j’anime, qu’il y a une difficulté chez les stagiaires à trouver les mots justes. J’ai longtemps cru que cela était lié à la maîtrise  du vocabulaire. Or cela va plutôt avec une sensibilité à l’existentiel, parfaitement différencié de l’objectal ou du circonstanciel.

Les mots justes émergent d’une conscience bien positionnée. Si par exemple nous pensons à mettre notre attention sur la souffrance de l’autre afin de mieux la reconnaître… nous n’aurons pas les mots justes et encore moins un non verbal correct. Pour que les mots et le non verbal soient justes, nous devrons porter notre attention vers celui qui a la souffrance, mais non vers la souffrance qu’il ressent (et encore moins vers ce qui le fait souffrir). C’est uniquement cela qui permet la reconnaissance de son ressenti grâce à une émergence des mots justes. N’oublions pas que ce n’est pas la souffrance qui a besoin d’être reconnue, mais celui qui la ressent !

Selon « là où va notre attention » il n’émerge pas les mêmes mots et encore moins le même non verbal (publication de décembre 2007«  Le positionnement du praticien »).

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9   L’intuition est une pré-réalité

9.1De l’intuition à la réalité subjective

Quand quelque chose n’est encore qu’au niveau intuitionnel, ce n’est même pas encore une réalité subjective. Pour passer de l’intuition à la réalité subjective, nous avons besoin de mots, d’expressions, de phrases… Et ceux-ci se doivent d’être justes, de résonner, de « sonner » correctement, harmonieusement, avec ce qu’ils sont sensés désigner.

Une réalité subjective n’est une réalité subjective que lorsqu’elle est pensée… et elle n’est pensée que lorsqu’elle peut être nommée (quand bien même elle n’est nommée qu’intérieurement sans être dite à un autre). Ainsi, les mots extérieurs viennent au secours des vécus intérieurs. Ils leur permettent « d’être au monde », d’être au monde subjectif. Si la seule réalité qui compte en matière de psychologie est la réalité subjective (et non les faits objectifs), celle-ci pour émerger a besoin du verbe.

La mise en mots consiste en une sorte de passage menant au monde. Une sorte d’accouchement de l’être et de son ressenti. Un accouchement de lui, par lui qui se portait lui-même. Une sorte de « Soi en gestation de soi » qui ne demande qu’à naître.

9.2Des mots pour  naître

Les mises en mots permettent ainsi une sorte de naissance de Soi dans le monde subjectif. Mais la mise en mots ne suffit pas ! Faut-il encore que, grâce à ces mots, un autre être offre sa reconnaissance de cette « réalité subjective » naissante dans la conscience.

La première étape qui consiste à nommer doit être suivie d’une seconde étape qui consiste à être entendu et reconnu dans ce qu’on exprime. Cette reconnaissance tient une bien plus grande place que les mots, mais elle a besoin de ceux-ci pour s’accomplir.

Quand je ressens quelque chose, les mots pour le nommer peuvent venir de moi-même, mais ils peuvent aussi venir d’un autre qui, me voyant éprouver ce que j’éprouve, en a l’intuition et le nomme pour moi. Si  ses mots sont justes, cela produit une sorte d’apaisement instantané.

Cela suppose que cet autre a eu son attention sur moi, a ressenti l’intuition de ce que j’éprouve, et a trouvé les mots justes pour le nommer… tout ceci accompagné d’une attitude qui prévoit de reconnaître ce ressenti et non de l’éteindre.

Voilà comment les mots peuvent accompagner une forme de naissance de soi passant de l’intuition d’un ressenti à sa réalisation (mise en réalité) subjective.

9.3 « Intuition » : une veille précieuse

« Intuition » vient de in (« dans ») et tutus (« tuer, éteindre, garder »). L’intuition fait donc partie du monde intime où on la garde, au point que ce n’est pas tout à fait en vie, mais prêt à surgir. Cela est assimilé à une sorte de veille (dans le sens de « veiller ») et « tutus » se disait de ceux qui veillaient sur un feu pour qu’il ne s’éteigne pas et puisse rejaillir quand on en aura besoin. Le mot « garder » a donné « égards, veiller sur, avoir soin de ». « Regarder » signifie étymologiquement re (retour en arrière) garder. Finalement, il s’agit de « garder à nouveau », prendre soin à nouveau par un retour.

Pour désigner ce qu’on nomme par le mot « intuition » nous utilisons donc un mot qui contient l’idée de garder quelque chose qui n’est pas en vie, mais qui n’est pas mort, juste en veilleuse, et peut jaillir quand on en aura besoin.

 La mise en mots est ce qui permet ce jaillissement flamboyant de ce qui n’était qu’en veilleuse. Cela est vécu par celui qui le reçoit comme une révélation, une vérité, une grande respiration, une arrivée soudaine d’un air pur profondément respirable, une inspiration nourrissante, une source de paix, de clarté, de plénitude. Cette sensation douce, profonde et en même temps grandiose, est surprenante par son importance du fait de la dérision des mots qui ne sont que des sonorités. Il semble cependant que ces simples sonorités soient chargées d’une signifiance dont on peut se demander si les mots la portent déjà en eux-mêmes, ou si c’est nous, en les utilisant, qui nous la lui donnons à force d’usage répété (revoir plus haut les étonnantes expériences de cristallisation de l’eau en fonction des mots qu’on lui a juxtaposé).

Il se peut que les mots en eux-mêmes contiennent quelque chose qui nous échappe, mais qui est capable d’être en harmonie avec des intuitions, de telle sorte qu’ils les fassent émerger dans la réalité subjective et produisent un effet sur l’être qui les reçoit.

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10    Nommer avec délicatesse

10.1           Prendre soin de la veilleuse

La communication est une attitude d’ouverture avant tout, mais quand nous échangeons des idées, des ressentis nous avons aussi besoin de soigner notre langage afin de ne pas dénaturer ce qui est si précieux au fond de chacun de nous.

L’intuition est donc comme la flamme d’une veilleuse au plus profond de soi. Elle ne peut à elle seule nous éclairer. Pour donner à cette flamme intérieure toute sa dimension flamboyante, la résonance harmonique et harmonieuse des mots justes est nécessaire. Les mots ne sont pas cette flamme elle même, mais ce qui, partant de l’intuition, lui permet de jaillir dans notre réalité intérieure subjective, dans notre conscience. Cette mise au monde dont je parlais tout à l’heure est une sorte de « mise en conscience ».

Si nos échanges les uns avec les autres tiennent compte de cela, les rapports humains peuvent s’en trouver plus confortables, plus riches et surtout simplifiés. Sans cela ils ne sont que de simplistes et tumultueux bavardages. Communiquer, ce n’est pas simplement parler. Ce n’est pas non plus simplement avoir des mots (fussent-ils savants), mais avoir les mots justes, accompagnés de l’attitude  juste (rappelez-vous l’idée, évoquée plus haut, de combinaison inviolable par l’intellect, mais spontanément accessible par la sensibilité et l’attitude juste).

10.2           Prendre soin du subjectif

Lâcher les choses (l’objectal) pour ne pas manquer les êtres (le subjectal) et aussi pour ne pas se manquer soi-même.

Certes il ne s’agit pas de rayer de notre vie ce qui est objectif. A chaque fois qu’il s’agit de réaliser des choses concrètes, nous avons besoin d’objectivité. Les choses et les mesures sont d’une grande utilité dans la vie matérielle. Pourtant quand il s’agit des rapports humains, le subjectif doit mobiliser notre attention.

C’est une des difficultés qu’on rencontre en management. Un directeur ou un cadre doit produire des choses concrètes dans son service. Pour cela il a une équipe. Il se trouve que pour avoir une équipe motivée et productive, chacun doit s’y sentir reconnu… et que cette reconnaissance des êtres doit passer avant la préoccupation pour la production… paradoxalement pour que celle-ci soit plus efficiente. Un responsable qui ne pense qu’en termes « objectifs » manquera sa cible. C’est l’aspect subjectif qui mobilisera le producteur de l’équipe et permettra la production en qualité et en quantité attendues (voir publication d’octobre 2009  « stress et travail »).

Nous avons la même problématique avec les enseignants qui doivent objectivement faire en sorte que les élèves intègrent le programme. Il se trouve que pour y parvenir ils doivent plus tenir compte du ressenti des élèves (et le reconnaître), que des informations à leur transmettre (publication de février 2007 « Pédagogie »).

Nous avons cela aussi dans la communication conjugale où les discussions doivent plus porter sur la subjectivité des ressentis que sur un énoncé des faits. Par exemple: « Je ne comprends pas de quoi tu te plains. Tu n’as pas à te sentir fatigué puisque nous rentrons de vacances ! ». Demander « Comment est la fatigue que tu ressens à ce retour de vacances ? » serait plus juste. La première phrase tente d’objectiver et de ramener l’autre à la raison (en fait à la notre, en niant la sienne), la seconde tente de permettre l’émergence d’une réalité intérieure qui n’est encore qu’à l’état de veilleuse et ne se trouve encore que maladroitement exprimée (ce qui lui donne cet aspect irrationnel ou même parfois un peu stupide, alors qu’elle est toujours fondée sur une pertinence).

Nous trouverons de telles choses aussi dans l’éducation des enfants, dans la vie sociale, dans nos rapports avec nos voisins ou toutes personnes que  nous rencontrons. Mais chacun de nous fait pour le mieux là où il se trouve et  personne ne peut prétendre (moi non plus) à la moindre perfection en ce domaine. D’ailleurs tout cela n’est aucunement une affaire de perfection mais seulement de conscience en train de s’ouvrir, à son rythme.

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11    Conclusion

11.1           Signes et significations

Les mots ont donc une grande importance quant à leur qualité et leur précision. La sémantique est la science des signes qui permet au langage verbal d’exprimer des pensées. La sémiologie, est aussi une science des signes, mais de ceux qui émanent du corps tout entier : les symptômes. Pour nommer cette science, nous parlons plus exactement de séméiologie (même si les deux termes sont souvent utilisés en équivalence). Nous avons là un décodage du « langage corporel » permettant de comprendre ce qui se passe au niveau de notre santé, de notre équilibre physique ou psychique … au point qu’il a déjà été écrit « Des maux pour le dire » .

La sémantique étudie les mots du langage et la séméiologie étudie les maux du corps ou de la psyché. Dans les deux cas il s’agit de signes (pour plus de précisions sur la séméiologie, voir la publication d’avril 2008 « psychopathologie »).

Quand les mots ne se trouvent pas, les ressentis et les intuitions restent à un niveau flou et confus… ils trouvent à peine leur place dans notre imaginaire et nous sommes enclins alors à douter de leur réalité.

Ces ressentis et ces intuitions peuvent alors être éprouvés corporellement (sensation de pesanteur, serrement, légèreté, déséquilibre, sensation de vide …etc.) et nous n’y faisons généralement guère attention car tout cela est trop évanescent. Quand il s’agit de souffrances psychiques, ces ressentis inconfortables peuvent même se convertir en somatiques. La différence entre la simple sensation corporelle et la somatique, est que la première reste anodine au niveau de la santé, alors que la seconde peut engendrer un désordre physiologique notoire, parfois dangereux. Il arrive même que suite à des circonstances majeures et éprouvantes (comme par exemple un deuil) des personnes déclarent un cancer ! Ce côté psychosomatique de maladies graves ne les dispense surtout pas d’être prises en charge médicalement, mais un soin psychologique devrait toujours être associé au médical, d’une part pour la difficulté immédiate que représente une telle épreuve pathologique, mais aussi parce que l’éventualité de sa cause psychosomatique ne doit jamais être négligée.

Le fait de pouvoir nommer est très important, mais cela suffit-il ? Certainement pas ! Si nommer est très important… et ne pas nommer très dommageable… pour s’apaiser, pour pacifier son équilibre intérieur, il faut bien plus que cela.

Nommer est incontournable mais il conviendra de se rappeler que ce qui est fondamental (du moins en psychothérapie) c’est de nommer les ressentis et non forcément de nommer les faits. Ensuite, il s’agit plus de reconnecter une part de soi jadis évacuée par la pulsion de survie que de simplement « dire » (pour plus de précisions sur le sujet, lire ma publication d’avril 2004 « Communication thérapeutique ».

Le fait qu’il s’agisse de nommer surtout les ressentis est la difficulté que nous rencontrons, car notre langage a surtout été conçu pour nommer les choses (ce qui est objectif) et pas tellement pour nommer le vécu des êtres (ce qui est subjectif). D’autre part, quand ce vécu est finalement nommé, il risque de l’être avec des mots inadaptés. En effets les mots sont trop souvent utilisés pour nommer un problème, mais pas pour nommer quelque chose en train de s’accomplir avec justesse. Ils nomment ce qu’il faut résoudre ou éradiquer et non ce qu’il convient de reconnaître.

Par exemple quelqu’un dit « j’ai vu des choses difficiles ces dernier temps ». Il lui sera souvent renvoyé « Que s’est il passé ? » ou « Qu’as-tu vu de si difficile ? »… rarement on lui reformulera « ça t’a profondément éprouvé !? ». Dans le premier cas l’accent est mis sur les faits (l’objet circonstanciel), dans le second sur son ressenti (le sujet en train de vivre quelque chose). Dans le premier cas la recherche concerne le problème à résoudre, alors que dans le second il s’agit de l’être à rencontrer.

Pour passer à une verbalisation pertinente, il s’agit non seulement de disposer de mots justes, mais il faut aussi s’affranchir de l’idée de problème ou de solution et nous libérer de notre propension à « vouloir résoudre ».

La simple situation, de l’enfant qui tombe et qui pleure sera abordée par une reformulation « Tu t’es fait mal !? » et non par un « Ne pleure pas mon chéri ce n’est rien ». La première formulation met l’accent sur la reconnaissance de ce qui est ressenti et exprimé par des larmes, la seconde met l’accent sur le fait de résoudre la situation de pleurs ». La première apaise immédiatement alors que la seconde exacerbe ce qu’elle veut résoudre.

11.2           Les sensations, les intuitions

L’avantage de la capacité à nommer, est que celle-ci ne sert pas que dans les situations où il y a douleur. Celle-ci nous ouvre aussi une clarification de nos diverses intuitions et nous permet littéralement de « leur donner corps », c’est à dire de leur donner une réalité dans le monde physique. Outre le fait que cela les rend plus claires pour nous, et nous permet d’affiner notre conscience, cela les rend également partageables avec autrui et nous permet d’en dégager de  nouvelles subtilités grâce au regard de l’autre.

Qu’il s’agisse du philosophe ou du poète, les mots justes provoquent en nous une résonnance qui, selon qu’elle est harmonieuse ou non, nous invite vers de nouvelles profondeurs de sensibilité ou de conscience.

Les mots justes sont comme un souffle libérant des « harmoniques » nous donnant une sensation de profondeur. Ils n’ont rien d’intellectuel, et bien des intellectuels s’y sont cassé la conscience avec des échafaudages sémantiques qui, se substituant aux intuitions, ne les nomment cependant pas… mais les remplacent ! Ces échafaudages théoriques ne sont alors que de savants mais vulgaires édifices qui, pareils à des tours de Babel, nous égarent loin de soi et loin des autres.

Les mots justes ne nous font pas tomber dans cet écueil. J’insisterai sur le fait qu’ils ne doivent pas être intellectuels, mais être sensibles, harmonieux, parfaitement accordés… une sorte de « musique de la conscience » dont il faut savoir jouer la partition.

11.3           Un objectif modeste

Ces quelques pages avaient pour but de vous sensibiliser à la valeur et à l’importance des mots, au fait qu’ils ne sont pas vraiment de simples conventions linguistiques mais l’expression d’une conscience collective en continuelle évolution. Le propos ici n’est évidemment pas exhaustif. Il donne cependant une approche signifiante du sujet.

Le non verbal est très important, mais les mots ont aussi besoin de précision et de justesse pour énoncer correctement les ressentis. Leur précision est fondamentale et produit bien plus que nous ne l’imaginons habituellement.

Ne pas dire le mot juste n’est pas grave en situation ordinaire, mais dès qu’il s’agit du partage d’un ressenti, de quelque chose de précis ou de subjectif, cela revêt une importance capitale.

Nous savons tous qu’un poème ou une chanson peuvent, quand leur écriture est magistrale, nous transporter là où nous n’aurions pas pensé aller... mais où nous attendions d’aller, car ils parlent de nous. Je pense en particulier à la façon d’écrire d’Alain Souchon, qui ose des juxtapositions compactes mais explicites, capables en deux ou trois mots de décrire toute une vie, un contexte, une sensation. Par exemple en mettant côte à côte les  deux mots « foule » et « sentimentale » il nous évoque le nombre des gens indifférenciés et anesthésiés, en même temps que chaque individu qui est en train de ressentir une aspiration existentielle. Il nous les montre à la fois éteints dans la masse… et différenciés dans leur propre sensation… tout en étant semblables dans leurs fondements ! Que de choses si justes avec seulement deux mots ... et même deux mots ordinaires, juste de « petits mots » !

En psychothérapie, les mots sont des instruments merveilleux. Quand ils viennent se poser délicatement sur un ressenti et qu’ils s’y ajustent exactement, c’est un peu comme un habit spécialement fait pour nous.

Puis ils constituent un précieux outil de guidage dans le « guidage non directif » en maïeusthésie. Demander à quelqu’un une précision sur son ressenti pour mieux le conduire vers lui-même est un art extraordinaire qui est source de bonheur indicible tant pour le praticien que pour celui qui est accompagné.

Nommer avec délicatesse ce qui attendait reconnaissance, c’est un peu comme donner vie à ce qui était resté en attente d’être réanimé. C’est produire des venues au monde, des accueils précieux, des sortes de « baptêmes » de la psyché, validée dans ce qu’elle a de plus délicat. A chaque fois, c’est un peu comme une première fois !

Les mots permettent de passer de l’intuition à la conscience et les deux sont en évolution profondément intriquées, puisque nous avons besoin de mots pour ouvrir notre conscience et besoin de conscience pour trouver des mots.

Nous retiendrons cependant que quand les mots précèdent trop la conscience, nous nous exposons à des idées, des idéologies ou des théories préconçues, qui viennent se substituer aux ressentis et enferment la conscience. C’est sans doute ce qui a parfois rendu prudent quant au langage. Les anciens avec la rhétorique étaient capables de monter et de démonter des argumentations très fines. Ce n’est pas de cet usage des mots dont je parle, car c’est lui qui a rendu méfiant, à juste titre, à propos du langage... quel dommage !

Un peu comme aujourd’hui la confusion qu’on a fait encore entre la communication et l’information…jusqu’à la manipulation. Mais les mots et la communication n’ont rien à voir avec tout cela (pour plus de précisions à ce sujet lire la publication de septembre 2001 sur « L’assertivité »).

Faisons que ces déviances ne nous éloignent pas de l’essentiel, ne nous privent pas de la réalité subjective qui nous habite, et de celle qui habite ceux que nous rencontrons. Soyons suffisamment lucides pour oser utiliser les mots justes, pour affiner notre langage et les rechercher avec opiniâtreté quand cela est nécessaire. Aidons aussi autrui à trouver ses propres mots sans lui imposer les nôtres.

Ne manquons pas de saisir l’opportunité de ces « veilleuses intuitionnelles » qui sont prêtes à nous révéler ce qu’il y a de plus précieux en soi et chez autrui. Une sorte de vibration qui s’anime en soi dès que les mots justes viennent vêtir ces intuitions sans les dénaturer. Une pulsation de vie, une clarté de la conscience, une sorte de réjouissance ou de jubilation qui nous porte un peu plus au monde.

Thierry TOURNEBISE

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Bibliographie

Doidge, Norman
-Les étonnants pouvoirs de transformation du cerveau – Bellefond, 2008

Descartes, René
-
Descartes, Œuvres Lettres
Règles pour la direction de l’espritLa recherche de la vérité par la lumière naturelle – Méditations – Discours de la méthode
  « Bibliothèque de la Pléiade » Gallimard – Lonrai, 1999

Epictète
-Manuel – Nathan, 2006

Gendlin, Eugène
-Focusing au centre de soi -Editions de l’Homme 2006

Maisondieu, Jean
-Le crépuscule de la raison – Bayard 2001

Winnicott, Donald Wood
-Jeu et réalité - Folio Gallimard 1975

Masaru Emoto
-L’eau mémoire de nos émotions– Editeur Guy Trédaniel, 2006
http://www.hado.net/

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