Page d'accueil 

Documents publiés en ligne

Retour publications

Sans rancune, ni pardon…

Mais avec humanité et reconnaissance 

Novembre 2016    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

ABONNEMENT LETTRE INFO gratuite

« Sans rancune, ni pardon, mais avec humanité et reconnaissance » est un titre qui a volontairement le but d’interpeler sur des nuances inhabituelles. En effet, il s’agit plus de sortir de la rancune que d’aboutir au pardon. Dans le respect des Êtres ayant vécu un trauma du fait d’un autre, dans le respect de la vie sociale pour la multitude, dans celui de ce qui fait de nous des humains, il semble utile de sortir de l’illusion que le pardon libère la victime… et même qu’il libère l’auteur.

Mais peut-on sortir de l’état qui suit la douleur, physique ou morale, causée par un tiers ? Le mot « pardonner » signifie étymologiquement « ôter la sanction ». Le mot « rancune » (ou « rancœur ») signifie « ranceur ». Dans la rumination… nous ruminons du rance ! Depuis la simple contrariété que l’on nous a causée, jusqu’à des pertes majeures d’intégrité physique ou sociale, ou même des deuils… aucune réflexion absolue ni simpliste ne peut rendre compte du vécu de chacun, ni de ce qui peut l’en libérer.

Cependant, des éléments essentiels méritent d’être connus afin de ne pas subir une quadruple peine : 1/ la douleur infligée lors du trauma (incontournable) , 2/ le jaillissement d’une révolte ou même d’une colère nous rendant aussi violent que l’auteur (quasi incontournable), 3/ la douleur interminable qui suit, dans les pensées obsessionnelles, ruminations, flash-backs, rancœurs ou haines (zone de mise en œuvre thérapeutique), 4/ le souvenir souillé de celui qu’on était ou de celui qu’on a perdu, car il est désormais associé à l’horreur (zone de mise en œuvre thérapeutique).  

 

Sommaire

1 Un simple constat
 – L’offense involontaire – Deux pôles à prendre en compte – L’effet inattendu du châtiment – Les besoins de chacun

2 La question du pardon
Christophe André – Ruth Benedict

3 Mise et remise
-« Pardonner » - La sanction et le pardon – Les thérapies et le pardon – « Excuser » - « S’excuser » - Responsable, répondre, regrets, désoler, rancune

4 Victime et thérapie
-Situations « ordinaires » - Situations « majeures » - Situations « extrêmes » -  Trace de Soi et trace de l’autre -Quand l’auteur est un ascendant – La complexité du signalement  

5 Auteur et thérapie
-Peut-on encore voir l’humain ? – Le danger de la « monstrualisation » – Accompagner l’auteur

6 La systémie
L’éradication locale… et son illusion – La curiosité de ho’oponopono

7 Le pardon en question
-Quand on est l’auteur – Quand on est la victime – En thérapie – Les rancunes ordinaires  

Bibliographie  
Bibliographie du site

Il existe des traumas majeurs sans qu’aucun tiers ne les ait engendrés : un accident de la vie, un cataclysme, une maladie (cependant, même dans ces cas nous pouvons incriminer la Vie, le Hasard, Dieu, le Destin, Soi-même etc…).

Dans cette publication je proposerai d’aborder uniquement les traumas engendrés par l’action d’un tiers, car c’est dans ces cas-là que le pardon est malencontreusement proposé comme solution d’apaisement. Non qu’il ne faille jamais pardonner, mais ce qui apaise la victime n’a rien à voir avec le pardon et se trouve être d’un autre ordre : se libérer de la rancune. La question est de savoir comment cela est possible.

Disposer des mots justes pour nommer les ressentis est déjà un premier pas, bien plus important qu’il n’y paraît. L’indicible est déjà si présent dans ces situations qu’il convient de ne pas y ajouter des mots inappropriés. Puis, si l’apaisement est possible, aussi modeste soit-il, tout moyen permettant d’y parvenir ou de s’en approcher mérite d’être regardé de près.

1   Un simple constat

1.1 L’offense involontaire à un ami

La réflexion part d’un simple constat : si nous faisons involontairement un mal sérieux à un ami, que ressentons-nous ? Si nous avons un tant soit peu de conscience nous éprouvons de la culpabilité, ou au moins un profond regret (selon l’importance du mal engendré).

En plus de cette culpabilité que nous ressentons, si cet ami développe à notre égard une rancune, cela ajoute une peine à notre douleur.

Mais, si au contraire il nous dit « ne t’inquiète pas je te pardonne », cela nous apporte-t-il la moindre paix ? Pas vraiment : si cela n’ajoute alors rien à notre douleur (c’est déjà un bon point), cela ne nous apaise pas pour autant. Quand il dit « Je te pardonne, pas de problème », la tentation serait de lui rétorquer : « Oui, mais moi je m’en veux ! », comme si l’on devait revendiquer un ressenti que l’autre ne prend pas en compte en nous pardonnant.

Ainsi, le pardon ne gère pas le fait de se culpabiliser. Eventuellement, il l’augmente : on se sent encore plus minable face à la générosité de l’autre qui est capable de pardonner ! A tel point que pardonner devient comme une façon de nier la culpabilité éprouvée par l’auteur, voire de nier l’auteur lui-même, et même de se placer un peu « au-dessus de lui ».

Serait-ce une marque d’ego, ou même d’égocentrisme ? En effet celui qui pardonne « pense selon son propre ressenti », mais ne tient pas compte de celui de l’autre. Celui qui pardonne serait-il atteint d’une sorte de « générosité narcissique » (mettant en avant une grande qualité face à quelqu’un qui se sent inférieur du fait de sa faute) ? Bien sûr on ne peut tout à fait dire cela, mais nous constatons qu’il n’est pas si simple de clarifier toutes ces notions, qui sont pourtant au cœur de la paix sociale ou de la paix individuelle.

« Je te pardonne » affiche une générosité face à laquelle nous revendiquerons « Oui mais je m’en veux ! » à quoi il répondra « Ce n’est pas grave détends toi ». A chaque tentative, s’il nie ce qui lui est exprimé, la générosité est bien moins généreuse qu’elle n’y paraît.

1.2 Deux pôles à prendre en compte

La situation comporte deux pôles : celui de l’« auteur » (qui n’est pas toujours un bourreau) et celui de la « victime » (qui n’est pas toujours un être anéanti).

Prendre en compte le retour à la paix de celui qui a subi l’indélicatesse est certainement prioritaire. Ce qui permet cela doit être au cœur de notre réflexion. Mais il est aussi important d’envisager ce qui permet à l’auteur une prise de conscience : qu’il prenne la mesure de son acte et de ses conséquences.

Seule plus de conscience conduira vers une meilleure vie sociale. Cependant, il découlera de cette conscience une culpabilisation. Si l’auteur en reste à ce stade, il est très incertain que cela lui permette un meilleur comportement à venir. Sa conscience du vécu éprouvé par autrui (culpabilisation) doit s’accompagner d’une conscience de Soi, de ce qui en lui a engendré son acte (responsabilisation et prise en main). Seule cette conscience en toute intelligence et en générosité avec soi-même lui permettra de se remettre aux commandes, de construire un avenir d’où de tels actes seront désormais absents. Si par contre il est seulement convaincu qu’il est un monstre, il le restera... et sera même porté à la récidive, quand bien même il ne le souhaite pas (car il n’aura que ce moyen pour accéder à celui qu’il était et qu’il a rejeté, afin d’y mettre de la conscience et une clarification de ses raisons).

Au fond, quelle serait la situation la plus juste pour lui, comme pour nous ? Les réponses ne sont pas simples et les écueils nombreux. D’autant qu’on ne peut mettre sur le même plan la victime d’une indélicatesse sociale ordinaire (par exemple une insulte) et la victime d’une injustice profonde, d’un crime de guerre, d’un attentat, ou d’un acte ayant engendré la perte d’un proche ou une perte majeure de sa propre intégrité. Les auteurs aussi ne peuvent être considérés de la même façon (selon leurs niveaux de conscience et leur intentionnalité). Cependant, pouvons-nous tirer de notre réflexion quelques axes contribuant, d’une part à la pacification des victimes, et d’autre part à la conscience des auteurs ?

Dans l’ouvrage « Trois amis en quête de sagesse » (2016), nous pouvons lire les échanges entre Mathieu Ricard, Alexandre Jollien et Christophe André. A la page 405, ils tentent de clarifier « Ce que pardonner veut dire ». Puis, aux pages 406- 407, Christophe André évoque le cas d’une jeune fille iranienne, Ameneh, qui a refusé la demande en mariage d’un prétendant … en représailles celui-ci lui a jeté de l’acide au visage.  Défigurée et aveugle, elle fit campagne pour que son agresseur subisse la même chose que ce qu’il lui a été infligé. Au moment de l’exécution de la sentence, où l’on s’apprêtait à verser l’acide en présence du juge :

« Ameneh revécut les effets terrifiants de ce supplice et demanda qu’on arrête. Après un instant de stupéfaction, le condamné s’écroula aux pieds d’Ameneh et s’écria en pleurs qu’il regrettait son acte. Ameneh déclara par la suite que les gens comme cet homme ne pouvaient pas devenir plus humains en étant punis dans d’horribles souffrances. Pour elle, c’est grâce au pardon et à la bienveillance que son bourreau avait retrouvé son humanité » (p.406)

1.3 L’effet inattendu du châtiment

Le pardon apaise-t-il la victime ? Rien n’est moins sûr (nous y reviendrons plus loin). Le châtiment de l’auteur apaise-t-il la victime ? Cela est aussi incertain.

Ce qui est au minimum nécessaire c’est que, soit l’auteur, soit la société, soit les deux, reconnaissent le tort qui a été causé. Pour le reste… rien de simpliste ne peut satisfaire. En effet, si le châtiment est horrible, si en plus on s’en réjouit, cela reviendrait à ce que nous devenions « comme l’auteur » : source d’une grande souffrance d’autrui*. Quelle promotion ! Devenant comme l’auteur, la victime perd ce qui lui reste d’humanité et de dignité. L’auteur aura alors frappé deux fois : une fois par la douleur initiale, une autre en rendant la victime aussi horrible que lui.

*Comme dans le mythe des vampires : celui qui est mordu devient lui-même vampire !

En refusant que la sentence soit exécutée à l’encontre de son tortionnaire, Ameneh a échappé à ce risque de devenir « comme lui » en « faisant la même chose que lui ». Elle a échappé au deuxième impact qui l’aurait déshumanisée. De plus, en montrant sa propre humanité, elle a enseigné quelque chose à cet homme (et à toute la société) sur le fait que « être humain » reste une valeur sociale au-dessus de tout. Enfin, elle l’a considéré comme un être pouvant souffrir, et de ce fait l’a maintenu dans l’humanité.

Dans cette situation il y a vraiment eu « pardon » en ce sens où, au départ il y a volonté de sanction, ensuite il y a levée de la sanction. Nous comprendrons mieux cette précision grâce à l’étude de ce mot mal connu, quoique si souvent évoqué (que nous détaillerons au chapitre 3.1).

Le simple bon sens nous montre qu’il est inutile d’espérer d’un côté sortir un être de l’humanité en en faisant un monstre… puis d’espérer ensuite qu’il s’humanise grâce à la sanction infligée. Quand plus personne ne le voit comme un humain c’est comme s’il était « définitivement » perdu !

Cela ne signifie aucunement qu’il ne doive pas y avoir de sanction ou de réparation, et encore moins qu’il faille « passer l’éponge ». Il y a même des personnes qui mettent en œuvre des comportements si dangereux qu’il n’y a d’autres moyens que de les soustraire à la liberté afin de protéger autrui. Comment trouver ici un équilibre, une sécurité et une humanité suffisants ? Y a-t-il seulement une réponse satisfaisante ?

Nous avons d’une part la victime qui doit être reconnue dans sa blessure, d’autre part l’auteur qui doit rendre compte de ce qu’il a fait. Nous avons aussi une sécurité de la société, qui doit raisonnablement être assurée sur la durée. Puis enfin, et c’est sans doute un point majeur, l’auteur qui doit développer une conscience le conduisant à ne pas recommencer. Si tous les points sont délicats, ce dernier est sans doute celui qui l’est le plus : comment humaniser celui qui ne se comporte pas en humain respectueux ? Certainement pas en le méprisant et en le déshumanisant, mais quelle est la bonne façon de procéder ? C’est normalement le travail des CIP (Conseillers d’Insertion et de Probation) qui accompagnent les détenus afin que leur sortie de prison leur permette de rejoindre correctement la vie sociale. C’est aussi le rôle des praticiens en psychiatrie ou en psychothérapie. Mais quel spécialiste peut être le garant d’une absence de récidive en cas d’actes particulièrement graves* ? Souhaitons aussi, en priorité, que les victimes rencontrent des praticiens en mesure de les accompagner quand cela est possible.

*Concernant la problématique du châtiment, des risques de récidive, de la douleur des victimes, nous avons par exemple le cas de Christian Van Geloven, qui a commis la monstruosité de violer, torturer et tuer Ingrid et Muriel (10 ans) à Elne dans les Pyrénées Orientales en 1991. Deux familles dévastées. Il fut condamné en 1994 à la réclusion à perpétuité.

Les politiques de l’époque revendiquaient même, avec une indécence émotionnelle, qu’on rétablisse la peine de mort (abolie en 1981) pour de tels crimes. Finalement il est mort en prison d’un cancer en août 2016. Les psychiatres estimaient que chez de telles personnes il n’y a quasiment aucune chance de non récidive. Même si l’essentiel est avant tout de protéger la société de ses agissements, n’y a-t-il pas urgence à comprendre ce qui fait que de tels comportements puissent surgir de notre monde social, dans la conscience (ou la non-conscience) d’un individu ?

Le père d’une des fillettes, Manuel Sanchez, a survécu à sa douleur, en étant porté par l’idée de vengeance. Il témoigne dans l’Indépendant du 4 septembre 20161 : « Ça m'a démoli et à la fois c'est ce qui me tenait. Est-ce que je vais aller moins bien maintenant ? Je pense que ma vie sera plus dure car c'est comme un point final. Les petites sont parties. L'assassin est mort... "Tu as été vengée Muriel", ce sont les premiers mots que j'ai prononcés quand j'ai su. Mais la douleur est insupportable. Et intacte, même avec le temps. Il nous a tous tué à moitié. On ne s'imagine jamais que ce soit aussi dur. »

1-      http://www.lindependant.fr/2012/05/05/christian-van-geloven-est-mort-les-familles-soulagees-pas-apaisees-20-ans-deja,135590.php

Face à de telles détresses indicibles, un immense respect est dû aux victimes, ainsi que des accompagnements de qualité. Rien n’est simple et le châtiment ne semble pas enlever la peine de la victime, même si sans châtiment ce serait sans doute pire.

1.4 Les besoins de chacun

La victime a besoin que sa souffrance soit reconnue par la société et, si possible, par l’auteur. Cela n’enlève pas la peine éprouvée antérieurement, mais lui restitue une place honorable dans la société, et « boucle » une étape importante. Cependant, la victime a aussi une intégration sur un plan psychique à accomplir : rien ne remplacera le fait que l’Être qu’elle est devenue aujourd’hui puisse prendre soin de l’Être qu’elle était au moment des faits : la pulsion de survie a induit un clivage au cœur de sa psyché (sécurité) et sa quête est aussi de retrouver sa complétude (intégrité) en accomplissant une remédiation intérieure. Le thérapeute peut à ce titre jouer un rôle dans cette remédiation afin de restaurer un flux de vie rompu.

Quant à l’auteur, s’il n’a ni remords ni culpabilité, la question ne se pose pas et il s’agit déjà de lui faire prendre conscience de la gravité de son acte et du vécu de celui qui l’a subi. Que l’auteur réponde de ses actes et s’acquitte devant la société est une chose, que sa conscience s’ouvre et s’humanise en est une autre. Il convient de bien comprendre qu’il ne peut s’humaniser si on se contente de le « monstrualiser », si on le « sort des humains ». Identifier et révéler la monstruosité de l’acte est une chose indispensable, monstrualiser l’auteur, au contraire, peut être contreproductif. Pour que l’auteur s’humanise, il doit être rencontré comme un humain. Il ne s’agit pas d’édulcorer la sanction (qui est censée être réparatrice), mais durant celle-ci, de le considérer comme un humain afin d’augmenter ses chances de réinsertion (quand cela est possible), et surtout de placer la société dans une dignité indéfectible.

La société, elle, a besoin d’humains qui soient humains et se respectent entre eux. C’est pour elle une façon de se pérenniser. Si elle ne peut laisser faire des actes inhumains, elle ne peut non plus déshumaniser certains de ses membres qui les commettent, en espérant qu’ensuite ils s’humanisent. La question n’est pas nouvelle : chez les grecs, Némésis, dite « déesse de la vengeance » avait ce rôle, en faisant éprouver à l’auteur ce qu’il avait infligé. Cependant, le but était plus « d’éclairer sa conscience » que « d’accomplir une vengeance » (pas de déshumaniser). On aurait davantage pu la considérer comme une déesse de la conscience que comme une déesse de la vengeance (même si son moyen était un peu radical !).

Les réponses simples ne sont pas disponibles, les réponses simplistes sont des errances inutiles. Nous allons tout d’abord explorer, humblement, et en faisant pour le mieux, ce que peuvent nous apprendre, la notion de pardon, celle de rancune, celle de conscience, celle d’excuse …etc.

retour sommaire

2   La question du pardon

2.1 Christophe André

Christophe André nous offre un chapitre sur ce thème dans son ouvrage « Les états d’âme ». Mais il n’hésite pas à l’intituler « La question très compliquée du pardon » (p.163). Ce titre nous indique que le thème est délicat.

Il y mentionne que la notion de pardon existe probablement sous des formes rudimentaires depuis des temps très lointains (trente millions d’années) car on la voit présente chez les singes sous forme de rituels de réconciliation après des conflits. La volonté de représailles est coûteuse et ne semble pas favoriser la survie. Comme le proposait Darwin : la survie est assurée pour le mieux adapté (et non pour le plus fort). Or le mieux adapté n’est pas celui qui utilise les stratégies les plus coûteuses. Christophe André ne propose pas le pardon comme solution morale mais comme solution économique (écologique) :

« […] le ressentiment et l’incapacité à pardonner vont représenter des souffrances surajoutées à la blessure initiale » (2009, p.163)

D’où une psychologie du pardon. Cependant, Christophe André précise que

« Pardonner ce n’est ni oublier ni effacer […] dans le pardon on ne nie pas la faute ou l’offense, mais on décide de ne plus vouloir s’en venger. […] le pardon n’est ni l’amnésie ni l’oubli : on n’oublie pas ce qui s’est passé » (ibid. p.163-164)

Il distingue le « pardon décisionnel » qui vient de l’intellect (il se produit en premier) et le « pardon émotionnel » qui vient du plus profond de l’Être (il se produit après maturation intime). Il insiste sur le fait que, dans la psychologie du pardon, le libre choix est donné aux patients de pardonner ou de ne pas pardonner… et qu’il n’y a jamais aucun jugement du praticien envers un patient qui ne souhaite ou ne peut pardonner. Le simple fait de pousser un patient au pardon (par exemple envers un parent indélicat) serait une faute professionnelle. S’il est juste qu’un Être est plus en paix une fois réconcilié avec ses racines (ascendants), cela ne peut aucunement lui être imposé. Si cette paix ne se fait pas, c’est qu’une autre étape n’a pas été accomplie pour le patient : par exemple la pleine reconnaissance de la peine qu’il a éprouvée, et surtout la pleine reconnaissance de celui qu’il était quand il éprouva cette peine. De plus, comme nous le verrons un peu plus loin, le mot « pardonner » (enlever la sanction) n’est pas approprié dans cette démarche. Il s’agit plutôt de « se libérer de la rancune ».

2.2 Ruth Benedict

Ruth Benedict (professeur d’anthropologie à l’université de Columbia) a étudié deux types de sociétés : les sociétés dites à synergie forte (sociétés confiantes) et les sociétés dites à synergie faible (sociétés non confiantes). Dans les premières il sera donné à une personne ayant commis une faute un moyen de la réparer et de s’en acquitter. Dans les secondes la même personne sera mortifiée et bannie, ainsi que sa descendance.

Elle essaya d’en faire ressortir les différences de fondement produisant leurs fonctionnements si opposés. Elle étudia les Arapesh, les Zuni, les Piegan (Pieds Noirs) du nord, les Dakota et un groupe Esquimo pour les sociétés de type « confiantes » et les Chuckchee, les Ojibwa, les Dobu et les Kwakiutl pour les autres Abraham Maslow nous rapporte les travaux de Ruth Benedict dans l’un de ses ouvrages (Maslow, 2006, p. 225).

« […] les sociétés dotées de synergie élevée ont toutes mis au point un arsenal de techniques visant à effacer l’humiliation, contrairement aux sociétés à faible synergie qui n’en disposent pas. Pour ces dernières, la vie s’accompagne de mortifications, d’oppressions, de souffrances. Il doit en être ainsi. Dans les quatre modèles de sociétés méfiantes définies par Benedict, l’humiliation était incessante, elle perdurait, elle ne prenait jamais fin ; alors que dans les sociétés confiantes, il y avait toujours moyen d’y remédier, de payer sa dette et de s’en laver définitivement. » (Maslow, 2006, p.231 et 232).

L’anthropologie nous montre donc deux fonctionnements distincts : synergie forte et synergie faible. Dans la première ce qui profite à chacun profite à tous, ce qui profite à tous profite à chacun, et dans leurs religions les Dieux et Déesses sont amicaux et bienveillants. Dans la seconde ce qui profite à chacun dépossède les autres, ce qui profite à tous dépossède chacun, et dans leurs religions les Dieux et Déesses sont vindicatifs et menaçants. Il semble que la survie des sociétés en synergie forte soit plus probable. C’est pourtant un fonctionnement qui n’est pas à la mode, car la croyance va vers le fait que la concurrence (et son cortège d’indélicatesses et de violences) est source d’évolution. Darwin disait l’inverse : arrivé à l’homme, la coopération l’emporte sur la concurrence. Patrick Tort, spécialiste de Darwin, énonce précisément ces points méconnus :

« Par le biais des instincts sociaux, la sélection naturelle, sans "saut" ni rupture, a ainsi sélectionné son contraire, soit : un ensemble normé, et en extension, de comportements sociaux anti éliminatoires […]  la sélection naturelle s’est trouvée, dans le cours de sa propre évolution, soumise elle-même à sa propre loi – sa forme nouvellement sélectionnée, qui favorise la protection des faibles, l’emportant parce que avantageuse, sur la forme ancienne  » (Tort, 2009, p.72-73)

 « Durant la phase d’évolution qui se situe entre les ancêtres immédiats de l’Homme et l’Homme moderne, la faiblesse est donc un avantage, car elle conduit à l’union face au danger, à la coopération, à l’entraide et au développement corrélatif de l’intelligence et de l’éducation des jeunes (dont le propre est d’être "sans défense"). » (Tort, 2010, p.66)

Pourtant, encore aujourd’hui, il est des personnes croyant que la concurrence est une bonne chose pour l’évolution, alors que c’est un principe fossile !

retour sommaire

3   Mise et remise

L’étymologie du mot « pardon » est mal connue : quand il y a un projet de châtiment (sanction), il peut s’en suivre une remise (retrait) du projet de châtiment (pardon). C’est du moins ce que nous dit l’étymologie.

3.1 « Pardonner »

Si le pardon semble être une générosité, le mot « pardonner » contient quelques révélations étymologiques qui gagnent à être connues : il vient du latin « perdonnare », lui-même constitué de « par » (achèvement, bouclage, perfection) et de « donnare » : remettre, faire remise de.

« Remettre » : c’est remettre la sanction (l’ôter). Au départ il y a « don » de la sanction, puis il y a retrait de la sanction. Quand on dit « se remettre d’une maladie », c’est qu’on ne l’a plus (à ne pas confondre avec « remettre » dans le sens de « mettre à nouveau » comme dans « se remettre en forme »). L’idée de « remettre », juridiquement signifie « abandonner », « renoncer », « faire remise » d’une dette ou d’un châtiment.  Du latin « remittere », constitué de « re » marquant un retour en arrière et « mittere » renvoyer, rendre, relâcher, détendre, amollir (remise d’une dette, d’une peine… et même la remise commerciale où l’on ôte une partie du coût).

« Par » : notion d’achèvement, de bouclage. Idée de renforcement de ce qui suit comme dans « parfaire ».

Donc « pardonner » c’est « remettre totalement, absolument ». C’est aussi « boucler l’affaire », on n’y revient plus.

Du côté de la langue anglaise : outre le fait que « to forgive » signifie pardonner, nous pouvons observer que « to give » signifie donner ; « to forgive » signifie enlever …de la même façon que « to do » signifie faire et « to fordo » signifie défaire. Ainsi nous trouvons aussi en anglais l’idée de « remise », de retrait de la sanction, de la peine.

3.2 La sanction et le pardon

Si le « pardon » signifie que « la sanction est remise », c’est qu’il y avait précédemment une menace de sanction. Le pardon suit obligatoirement une intention de représailles. Il implique deux étapes : d’abord une volonté de représailles ou de châtiment, puis une remise (un retrait) de cette volonté de représailles ou de châtiment. Tout commence par une tension psychique poussant souvent à une sorte de vengeance, puis un déséquilibre social poussant juridiquement à infliger une peine au fautif. Cependant, normalement la société n’a pas d’état émotionnel et la justice est censée être rendue sans esprit de vengeance, mais dans un but d’équité et de protection du plus grand nombre.

Une personne ayant subi un dommage majeur, peut aussi rester en paix. Certains Êtres ont une remarquable capacité à faire face sans tourment (ou du moins à ne pas se laisser emmener par ce tourment). Cela est rare et il est compréhensible qu’une victime ait des élans de violence à l’égard de l’auteur. La dimension du trauma, l’impact psychique, dépend d’une part de l’acte et de l’intention de l’auteur (exprès ou par inadvertance), d’autre part de notre façon de le vivre, de l’éprouver. Qui saurait faire comme Epictète (philosophe et esclave [50 ans après JC]) ? : face à son maître qui, en représailles, lui tordait la jambe, Epictète lui dit simplement « Si tu continues elle va casser ». Sa jambe a effectivement cassé. Epictète lui rétorqua alors tranquillement « Je te l’avais dit » (bien qu’il en gardât la conséquence, puisque dès lors il boita toute sa vie).

Ceux qui ne subissent pas le trauma face à l’adversité sont rares… rares, mais suffisamment interpellants pour que Rudyard Kipling en ait fait un poème : « Si …Tu seras un homme mon fils ». Je n’ai pas eu le cœur, par respect, d’en couper un seul vers :

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;

Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot ;

Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur ;

Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils.

Un Être capable d’une telle chose est « debout » dans toute son humanité et il n’a aucunement cédé à devenir identique à celui qui fut source de l’acte néfaste (en lui infligeant la même chose). Cela nous place tous dans une grande humilité, car combien d’êtres humains sont-ils suffisamment humains pour être capables de cela ? Nous-mêmes, le sommes-nous …ne serait-ce qu’un peu ? Aussi inaccessible que cela puisse sembler, il est doux et bon qu’un poète nous en ait offert les mots.

Il n’y a ici aucun élan de vengeance, ni aucune rancœur. C’est une capacité à voir la vie dans son entièreté avec confiance, à se déployer sans crainte dans ce qui s’offre à soi, à accueillir ce qui est, avec générosité face à la vie. C’est une capacité à mettre en œuvre une justice sans rancune, une justice humanisante.

Humblement, le plus souvent, sans doute la plupart d’entre nous, serons animés d’agacement, de colère. Au minimum emplis d’une rancœur impliquant un désir de représailles. Au pire emplis d’une haine appelant un désir de vengeance … soit directe (faire soi-même du mal à l’auteur), soit indirecte (lui souhaiter tous les maux de la terre …ou même la mort). Dans ce cas il y a en premier un désir de sanction, puis éventuellement une levée de ce désir de sanction. Nous pouvons alors parler de « pardon », au sens étymologique du terme.

Cette capacité de paix qui semble inaccessible existe pourtant dans la réalité, et pas seulement dans les idées ou la poésie, chez des Êtres qui ont été personnellement touchés par des drames dépassant ce qu’on peut imaginer. Dans le film « Human » de Yan Arthus-Bertrand deux témoignages (parmi de nombreux autres) en rendent compte. Un livre a été tiré de ce film (Éditions de la Martinière, 2015). Vous y retrouverez ces témoignages aux pages indiquées, ou sinon dans le film (à voir pour sa qualité exceptionnelle).

Bassam, un palestinien a eu sa fille Abir tuée par un policier Israélien :

« J’ai choisi de briser le cercle de violence, de sang et de vengeance en arrêtant les tueries et les revanches et mon soutien aux vengeances […] quand je parle à Abir, et je lui parle souvent, je lui demande d’être fière de moi, car elle m’a poussé tous les matins à me lever et à diffuser ce message d’humanité, contre le meurtre des enfants, contre le meurtre des civils et des innocents, contre la violence tout court. » (2015, p.90)

Rami, un Israélien, a eu sa fille tuée lors d’un attentat suicide :

« J’ai perdu ma fille lors d’un attentat suicide […] J’ai franchi ce pont de haine et de peur et j’ai pu voir l’humanité de l’autre camp, alors la rencontre a été puissante. » (p.91). Rami œuvre pour que les écoliers israéliens et palestiniens sortent de cette haine habituellement entretenue, pour ne pas dire enseignée.

Cet homme aussi qui a perdu son fils lors de l’attentat au Bataclan. Il témoigne au journaliste qu’après des cris de douleur, de désespoir et de colère, il a choisi de rencontrer un autre père qui, lui aussi, a perdu son fils… mais, lui, parce que son fils s’est radicalisé et est décédé dans l’attentat suicide qu’il a commis. Le père qui a perdu son fils au Bataclan dit avoir réalisé que sa paix ne peut venir de la haine, mais seulement du fait de pouvoir comprendre… de pouvoir comprendre ce qui pousse un jeune vers de tels actes. Pour trouver la paix, une fois l’incontournable colère passée, la quête de sens, semble-t-il, l’emporte sur la haine.

3.3 Les thérapies et le pardon

Être empli de rancœur ou de haine n’est pas confortable. Quand c’est le cas, l’auteur du méfait poursuit sa nuisance au-delà de son acte. Même quand la victime ne souffre plus de l’acte lui-même (quand celui-ci n’a pas de conséquences ultérieures), qu’il appartient au passé… il arrive souvent qu’elle souffre tout de même de colère, de rancœur, ou même de haine. C’est un peu comme une « double peine » qu’elle s’inflige ! …Mais la victime a-t-elle le choix ? Cela ne dépend pas que de sa volonté. Il y a des raisons pour lesquelles sa douleur reste active. Probablement la plus importante est dictée par la survie : « plus jamais ça ! il faut se prémunir, être vigilant ! ». Chat échaudé craint l’eau froide, car l’eau (même froide) rappelle la douleur passée de la brulure, et il ne faut pas qu’elle revienne ! C’est le principe du déplacement ou du transfert : une émotion antérieure ressurgit en situation ultérieure analogue. La vie est ainsi parsemée de patterns, qui reproduisent en des situations différentes … toujours la même émotion.

Comme cela est inconfortable et ne se gère pas par la simple volonté, des thérapies proposent des accompagnements pour « sortir de cette double peine ». Les patients ayant subi un dommage traumatique, même s’ils ne sont plus en souhait de franche vengeance, sont souvent en situation de rumination, de pensées obsessionnelles à l’encontre de l’auteur de leur tourment. Les thérapies du pardon proposent alors de les accompagner.

Si, d’après les praticiens, le pardon est censé amener plus de paix chez le patient, il ne s’agit pas alors d’une levée de sanction à l’égard de l’auteur, mais d’une levée de la rancune qui l’habite. Dans ce cas, le mot « pardon » n’est pas tout à fait adapté, et les thérapies qui en découlent doivent vraiment clarifier ces notions si elles ne veulent pas se fourvoyer en actions risquant d’être parfois plus nocives que thérapeutiques.

S’il est vrai qu’être libre de la rancune est source de paix, le pardon, lui, ne fournit pas forcément cet avantage, car il implique un risque d’effacement (indésirable pour la complétude du patient) : risque d’un effacement de celui qu’était le patient et qui a tant souffert (une sorte de déni de Soi) ; et un risque aussi d’un effacement de celui qu’était l’auteur et de ses raisons, privant ainsi l’humanité d’une compréhension supplémentaire de ce qui fait qu’on en arrive là, afin d’assurer une meilleure prévention à venir.

Que la sanction soit remise ou pas n’est pas tant le problème. Ce qui importe c’est que tout l’Être qu’est la victime (l’Être qu’elle est maintenant et celui qu’elle était au moment de l’acte) soit reconnu avec sa douleur, dans sa juste dimension éprouvée, et que l’auteur ouvre sa conscience de telle façon qu’il soit en mesure de réparer ce qu’il a fait (de la meilleure façon possible), et de ne plus avoir l’élan de réitérer son acte. Si l’auteur ne peut faire une telle chose, il est souhaitable que la société humaine en apprenne plus sur ce qui, dans ses propres rouages, de façon systémique, favorise l’émergence d’une telle déviance.

S’il y a un meilleur moyen que la sanction pour y parvenir, pourquoi pas. Si la sanction se révèle le meilleur moyen, pourquoi pas non plus … mais que le débat reste ouvert !

Christophe André stipule bien qu’il ne s’agit pas d’effacement ni d’oubli, mais il est à craindre que les frontières soient mal définies entre des concepts voisins mais très différents l’un de l’autre : « sortir de la rancune » ou « accéder au pardon ».

Voilà justement une nuance de taille : pardonner ce n’est pas excuser. « Pardonner » remet la sanction chez quelqu’un reconnu comme responsable. « Excuser » c’est « mettre hors de cause » et donc il n’y a plus de responsabilité : la sanction n’est pas levée mais devient injustifiée. Voyons ce que le mot « excuse nous réserve de précisions intéressantes.

3.4 « Excuser »

Le mot « excuser » vient du latin « ex-cusare », littéralement « mettre hors de cause » (« Ex » extérieur et « cusare » cause). Le mot « excuser » signifie que l’auteur n’est pas à l’origine de la nuisance, que la vraie cause est ailleurs, que la sanction n’a plus lieu d’être. Ce n’est plus un « pardon », mais une « mise hors de cause ». Par exemple « tuer quelqu’un est une faute grave », mais en cas de légitime défense ce n’en est plus une, car la légitime défense est une excuse recevable. Il ne s’agit pas ici de « pardon » car l’auteur n’y est plus considéré comme la source première. Je me souviens néanmoins le témoignage d’un capitaine de police me révélant à quel point il est délicat de tirer sur quelqu’un, même en pareille situation, car tuer quelqu’un est une épreuve que l’on ne porte pas sans conséquences intimes, même en légitime défense. Le Droit est une chose, ce que l’on ressent en est une autre.

Nous noterons que l’auteur reste tout de même l’auteur, mais qu’il a été poussé par une raison considérée comme légitime, considérée comme la source première de l’acte. Ainsi l’auteur n’est plus la source initiale, il est « hors de cause ».

Le problème devient plus aigu quand la « source » est un désordre psychologique. Jusqu’où la personne dispose-t-elle de ses facultés mentales ? A partir d’où ne les a-t-elle plus ? Juge-t-on sa conscience ou son intelligence ? Une personne peut disposer d’une grande intelligence pour mettre en œuvre des pulsions nuisibles sur lesquelles sa conscience n’a aucune prise ! Est-elle en pleine possession de ses facultés pour autant ? De quelles facultés s’agit-il ? Savons-nous distinguer les facultés intellectuelles des facultés de conscience et des dominations pulsionnelles ? Mais de telles pulsions doivent-elles le conduire vers un soin psychiatrique ou vers une sanction juridique ? La réponse n’est pas simple, surtout quand on voit la difficulté à établir un diagnostic sûr, à identifier une pathologie clairement, et à en déduire le soin approprié (si toutefois celui-ci est possible). Voir sur ce site à ce sujet la publication de mai 2015  « Psychologie de la pertinence » concernant l’évolution du soin psychiatrique depuis Philippe Pinel, (1745-1826 - fondateur d’une nouvelle prise en charge des malades mentaux), jusqu’au DSM (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) de la première à la dernière version, et des techniques de soins.

3.5 « S’excuser »

« S’excuser » ou « présenter ses excuses » : cela signifie donc « se mettre hors de cause ». Pourquoi pas si cela est le cas, mais cela n’empêche pas de reconnaitre la douleur de la personne qui a souffert de l’acte (quand bien même nous n’y sommes pour rien). Par contre, si l’on est responsable, « présenter ses excuses » en signe de reconnaissance de la peine de l’autre n’a aucun sens, puisque cela signifie littéralement « je suis hors de cause ». « Je te prie de bien vouloir m’excuser » signifie « Je te prie de bien vouloir me mettre hors de cause ».

Je me souviens d’un pédophile, puni par la justice, témoignant à visage caché dans une émission. Il semblait avoir conscience de la gravité incommensurable de ses actes. L’animateur lui demanda s’il pensait demander pardon aux victimes. Il répondit « Je ne me sens pas le droit de demander pardon » et fut hué par un public qui ne comprit pas la justesse de son propos : en effet, il trouvait inapproprié de demander d’échapper à la sanction. Il aurait été encore plus inapproprié qu’il présente ses excuses, car il se sentait indigne et source d’une douleur immense. Il aurait pu dire « je suis profondément désolé » car le mot « désolé », qui semble bien peu de chose, signifie bien plus que l’on croit (dévasté, vidé de toute vie) et aurait parfaitement reflété le sentiment qui semblait être le sien (il ne s’agit pas ici de le plaindre, mais simplement de prendre la mesure de son ressenti).

A l’inverse, « accuser » (du latin « ac - cusare ») c’est « mettre en cause », considérer comme source. Celui qui est en cause est alors « coupable » (fautif). Ce mot venant simplement du latin « culpa » (faute). Celui qui se culpabilise est celui qui se sent fautif, qui se sent être la source d’un mal.  « Être coupable » est différent de « être responsable » : celui qui est coupable répond de ce dont il est la source, celui qui est responsable peut répondre d’une chose dont il n’est pas la source, mais dont il a choisi de répondre par contrat (voir chapitre suivant).

3.6  « Responsable », « répondre », « regrets », « désolé », « rancune »

Afin de poursuivre plus clairement, nous devons d’abord affiner notre compréhension de ces cinq mots.

« Responsable » : le mot vient du latin « respondere » (se porter garant). C’est celui qui assume les conséquences d’une chose pour laquelle il se porte garant. Par exemple quand une personne se porte garante pour le loyer d’une autre, si cette autre ne paye pas, c’est le garant qui paye, bien qu’il ne soit pas l’auteur du non règlement. De la même façon, l’on peut répondre de ses propres actes, même si l’on ne les a pas commis volontairement.

« Répondre » : du latin « respondere » est à l’origine un terme religieux signifiant « remplir un engagement pris solennellement ». Le mot est constitué de « re » (mouvement en retour) et « spondere » (promettre, garantir). C’est seulement en 980, que ce verbe signifie « faire connaître sa pensée, ses sentiments en retour, à un interlocuteur qui a exprimé le sien, par écrit ou par oral ».

« Regret » : vient de « re » (renforce le sens) et « grâta », ancien scandinave (pleurer gémir, se plaindre - en ancien français : se lamenter au sujet d’un mort). Regretter signifie « éprouver un déplaisir au fait qu’une chose n’existe pas », « manifester sa peine ». L’expression « mieux vaut avoir des remords que des regrets » mérite qu’on précise « remords » : ce mot vient de « remordre » qui n’est pas loin de l’idée de « rumination », mais ici à cause de ce que l’on a fait ou pas fait. De ce fait, entre « se lamenter » (regrets) ou « ruminer » (remords) …l’expression n’offre pas un choix très intéressant !

« Désoler » : vient du latin « desolare » (détruire, dévaster, ravager, dépeupler). Dire « je suis désolé » revient à dire « je suis dévasté, je suis anéanti, réduit à néant ».

« Rancune » : de l’ancien français « rancure » (ranceur). « Rancœur » : du latin « rancor » (rancidité, amertume). « Rance » : du latin « rancidus » (avarié, qui sent, putréfié, infect). Non seulement il y a rumination, mais « rumination d’une chose avariée » !

retour sommaire

4   Victime et thérapie

Le mot « victime » vient du latin « victima » (créature vivante offerte en sacrifice aux Dieux). En 1604 le mot désigne les « personnes tuées par un cataclysme ». En 1797 il désigne les personnes tuées suite à une décision humaine volontaire, comme les exécutions sous la révolution. C’est vers cette époque (1791) que « victimer » prendra aussi le sens de « maltraiter quelqu’un » (victimare).

De nos jours, une victime peut être « simplement » quelqu’un qui a été maltraité (c’est déjà grave !), mais pas quelqu’un qui a été offert en sacrifice sur l’hôtel d’un Dieu sanguinaire, ou exécuté sous la révolution. Cependant, du fait de sa source initiale, le mot « victime » porte une charge assez forte pour désigner efficacement celui qui souffre d’un agissement volontairement néfaste d’autrui.

4.1 Situations « ordinaires »

Les « misères courantes » de parents indélicats, de voisins pénibles, de collègues carriéristes, de clients procéduriers, des patrons harcelants (…etc.), aussi douloureuses soient-elles, ne peuvent être mises en balance avec les victimes de viols, de pédophilies, de meurtres, d’attentats (…etc.).

Même une personne perdant un proche suite à un accident de voiture causé par un tiers qui n’a pas fait de faute majeure, aussi douloureuse que soit la situation, ne vit pas la même chose que celui qui a perdu un proche dans un accident de voiture causé par une personne alcoolisée, ou sans conscience par jeu ou défis, ou par une personne malveillante.

Cependant, force est de reconnaître que la douleur éprouvée n’est pas obligatoirement proportionnelle à la gravité du fait qui s’est produit.  Chacun fait au mieux avec les ressources psychiques dont il dispose, traverse plus ou moins vite différentes étapes (déni, révolte, dépression acceptation) avec des nuances qui lui appartiennent.

Ce n’est pas le fait à lui seul qui produit l’état de la victime : un Être peut se sentir profondément affecté par la remarque très désobligeante et réitérée d’un collègue, tomber en trouble psychosocial… jusqu’au suicide ; alors qu’un autre peut se remettre d’une situation de viol, non sans difficulté, mais sans passer par l’état « suicidant ». Un praticien qui écoute une personne ayant subi un méfait aura toujours la prudence de ne pas évaluer la douleur de son patient à partir de l’acte qu’il a subi, ni de tenter de minimiser cette douleur en signalant la « non gravité du fait » par rapport à d’autres circonstances objectivement plus lourdes.

Je me souviens de cette patiente qui lorsqu’elle était jeune avait subi deux traumas. Elle choisit de ne pas me décrire les contenus, mais juste de me signaler leur existence. Nous avons pu accomplir la rencontre de celle qu’elle était dans chacun des deux vécus, sans qu’aucun détail événementiel ne soit révélé. Nous avons commencé par celle dont le vécu lui semblait le plus important, puis avons continué sur la suivante. La séquence thérapeutique ayant abouti à un apaisement, elle choisit alors de me révéler les deux contenus historiques : un grand-père qui ne l’avait pas aimée, et un oncle qui l’avait sexuellement abusée. Elle me précisa qu’elle avait choisi de ne pas me dire le contenu par crainte que je ne priorise l’histoire de l’oncle, alors que le plus douloureux, selon elle, fut le manque d’amour de ce grand-père. Techniquement l’oncle lui a infligé un trauma positif (il a fait quelque chose à son encontre) et son grand père lui a infligé un trauma négatif (il a omis quelque chose d’essentiel à son égard). Il se trouve que le trauma négatif a causé en elle plus de ravages que le trauma positif, en dépit du fait que la justice ne prévoit de punir que l’oncle. Cet exemple nous montre bien à quel point les réponses « toutes faites » ne sont qu’illusions. Seul le patient connaît l’importance de ce qu’il a vécu et le praticien doit garder à cet égard une grande humilité.

4.2 Situations « majeures »

Ce sont les situations graves mais isolées. Ainsi, une femme a perdu son mari …par suicide … et ses deux enfants adolescents …qu’il a tués avant de se donner la mort ! Voilà une suite d’événements que la patiente a « surmonté » par une semaine de coma, puis par un cheminement qui l’a conduite à …regretter de ne pas avoir su entendre son mari dans la douleur invraisemblable qui devait être la sienne pour qu’il en vienne là ! Cette situation ne constitue pas une référence. C’est simplement une situation qui s’est produite et que la personne a vécue et gérée ainsi. Cela lui permet de penser de la meilleure façon possible à ces êtres qui comptent pour elle : ses enfants, son mari, celle qu’elle était.

Une autre personne a perdu l’une de ses filles, qui est décédée …assassinée par son petit ami …qui ensuite s’est donné la mort. Un long chemin l’a conduite à une bienveillance naturelle envers ce garçon, qu’un état de souffrance et d’errance conduisit à commettre une pareille horreur. Ce cheminement lui permis de trouver une paix satisfaisante.

Bien au-delà de l’idée de « pardon » (enlever la sanction), ces deux personnes ont abandonné la rancune (la rumination du rance et du nauséabond) pour se situer rapidement dans une zone plus humaine. Elles ont surtout évité que la peine soit quadruple : 1/ La peine lors du choc initial qui ne peut être absente ; 2/ La colère et la volonté de vengeance qui peut rendre la victime aussi violente que l’auteur. Devenant semblable à lui, elle perd de son humanité. 3/ La rumination qui fait « durablement mastiquer du rance, de l’avarié ». 4/ L’altération du souvenir de l’Être concerné, dont la mémoire devenant associée au drame crée un mélange insoutenable (qu’il s’agisse du souvenir d’un proche, ou du souvenir de celui qu’on était lors des faits). Quand ces quatre phénomènes se produisent, l’auteur a (sans le savoir) frappé quatre fois, en un seul coup !

4.3 Situations « extrêmes »

Ce sont les situations graves, mais touchant un grand nombre de personnes en même temps : guerres, crimes de guerre, génocides, attentats. Là, il ne s’agit plus « simplement » d’un tortionnaire, mais d’un groupe de personnes au nom duquel l’auteur a commis son acte (une idéologie, une philosophie, une politique, une croyance). Si l’acte est aussi horrible que précédemment, sa source est différente. L’effet « collectif », tant de la source que des victimes, en surdimensionne l’impact.

Il est évident que face à une telle horreur une mémoire collective des faits est indispensable, indéfectible et essentielle. Mais elle comporte un risque si l’on n’y prend pas garde : la mémoire de l’horreur associe pour toujours les victimes à cette horreur. Ainsi leur mémoire en est souillée, car il devient impossible de penser à elles dans ce qu’elles avaient de plus beau (si l’on oubliait les faits aussi, car on ne prendrait plus la mesure de leur vécu). Les auteurs, en plus de la souffrance infligée et de la vie ôtée, sont même parvenus à éteindre la grâce que l’on pourrait avoir dans le souvenir que l’on a de ces victimes.

Il n’est pas acceptable de donner aux auteurs un tel pouvoir. C’est pourquoi après une longue maturation, concernant le souvenir de la Shoah et l’incontournable mémoire des faits, des personnes ingénieuses ont eu l’idée d’y ajouter « la mémoire des Êtres ». Cela a été réalisé en 2005 dans une exposition avec le « mur des noms » comportant de façon exhaustive les noms des Êtres qui furent victimes de l’extermination, afin de leur restituer cette identité qu’un régime a tenté d’effacer. Il s’y ajoute une exposition de photos, avec des archives sur leurs vies, révélant des histoires individuelles et des visages, afin de ne pas perdre trace de la grâce de ces Êtres, afin qu’ils puissent être dissociés des images d’horreur, et que leur souvenir soit honorable. Cette exposition, située à Paris (dans le quartier historique du Marais), a des antennes en province et à l’étranger. Elle réussit ce tour de force de faire se côtoyer la mémoire des faits et la mémoire des Êtres.

Pour les survivants de tels cauchemars, anciens … ou actuels (car hélas de tels agissements n’ont pas disparu de la planète), des accompagnements psychologiques peuvent se révéler précieux, y compris en intergénérationnel quand des ancêtres les ont vécus, car cela peut laisser une trace sérieuse dans la descendance : psychologique, et même épigénétique (les gènes sont impactés en s’activant ou se désactivant en fonction de ce qui est éprouvé par le sujet - cela se transmet à la descendance).

Le patient doit pouvoir « raconter ce qui lui est arrivé » à sa convenance : mise en mots, élaboration mentale, partage. Cependant, le praticien devra assez rapidement, mais à un moment adapté, le conduire à plutôt « rencontrer celui qu’il était lors du drame », à devenir pour celui-ci un accompagnant. Le patient présent devient une ressource pour celui qu’il était, sans pour autant revivre lui-même ce qui s’est passé. Il n’est pas en régression dans un vécu re-éprouvé, mais en « rencontre » de celui qui a éprouvé jadis ce choc. Une sorte de méta position, mais qui est plus une « présence » bienveillante qu’un poste d’observation. Cette « rencontre » est essentielle car, bien évidemment, celui qui a éprouvé jadis le choc ne mérite pas, en plus, d’être considéré comme infréquentable …d’autant moins que le patient en a besoin pour son intégrité psychique. Qu’il s’agisse du sujet lui-même ou d’un ascendant ayant vécu le drame, le processus sera de même nature. On ne peut changer ce qui s’est passé, mais on peut changer le fait que celui qui s’y trouvait n’y soit plus seul, et fasse désormais à nouveau partie de la psyché avec grâce.

La possibilité de « rencontrer celui qu’il était et de l’accompagner » sans avoir à « dire les faits » est intéressante en ce sens que cela évite au patient une régression inutile, mais aussi dans certains cas, comme le disait une victime du génocide au Rwanda : ce qui s’est passé est tellement horrible, nous avons tellement été vidés, anéantis, mis en désolation, que parler ne nous est même plus possible, semble désuet*. On pourrait dire aussi : qui peut entendre une telle chose ?

*La femme qui témoignait était enfant au moment des faits. Enfant, seule, elle a accompagné la fin de vie de sa mère démembrée à la machette par les génocidaires. En pareil cas, même parler devient difficile et le praticien doit disposer d’autres moyens permettant d’accompagner les Êtres concernés (l’enfant qu’elle était, et la femme qu’était sa mère) en leur rendant leur dignité grâce au regard bienveillant qu’il leur accorde, grâce au fait que les Êtres qu’elles étaient passent définitivement avant l’horreur qu’on leur a faite …grâce au fait qu’on puisse éprouver de la joie à les retrouver, et leur donner enfin cette place et cette humanité.

Bien des victimes renoncent à « dire », car l’horreur est telle que, dès qu’ils ouvrent la bouche pour l’évoquer, ils font peur à leur interlocuteur (fut-il thérapeute). Ils se ressentent alors comme un monstre à ses yeux, vu la réaction qu’ils produisent en lui parlant. Se taire à jamais devient leur « moins mauvaise solution », mais ils porteront toute leur vie ce secret, où ce qu’il y a de plus inestimable en eux est enfermé dans une oubliette de monstruosité, qui l’efface aux yeux du monde. Le retrouver avec bonheur, avec réjouissance est la « réparation » que le praticien peut apporter. Son professionnalisme à ce sujet ne doit pas défaillir et cela ne lui sera possible que si c’est authentique. Cela ne peut être authentique et spontané que parce que le praticien prend l’option de tourner son attention vers les Êtres à rencontrer, et non vers les faits à raconter (voir les publications de décembre 2007    « Le positionnement du praticien » et de septembre 2016  « Emplacement subjectif du praticien ».)

Résilience : quand la personne s’est reconstruite et a pu se déployer après ce qui s’est passé, Boris Cyrulnik parle de résilience. Il définit bien qu’on ne redevient pas « comme avant », mais qu’on devient « un peu plus qu’avant ». Vous pouvez découvrir sur ce site l’article de novembre 2003 « Résilience » dans lequel je différencie les notions de « résilience » et de « concilience ».

4.4 Trace de Soi et trace de l’autre

Lors d’un trauma, la psyché aura tendance à s’auto-cliver afin de s’assurer une paix suffisante. Grâce à la pulsion de survie (garante de la sécurité), la part d’elle qui a été est trop impactée émotionnellement en est « séparée » afin de s’en préserver. Certes ce clivage préserve, mais il induit une perte de Soi.  Afin d’y remédier, la pulsion de Vie (garante de la cohésion) produit ultérieurement des manifestations (symptômes), qui ne sont autre chose qu’une sensation en résonnance avec le vécu initial. Une sorte de « trace de Soi », une trace de celui qu’on était lors du choc.

Cette trace ne doit pas être effacée, car elle joue deux rôles : l’un est de maintenir une vigilance (éviter un nouveau danger), l’autre est de permettre ultérieurement une « remédiation » d’avec ce qui a été clivé (retrouver son intégrité).

Concernant la vigilance il ne s’agit ici que de réactions automatiques, parfois encombrantes, car obsessionnelles ou phobiques, donc d’une efficacité limitée. Concernant l’intégrité, il est légitime de se demander s’il est bien utile de reprendre contact avec celui qu’on était lors du trauma. N’y a-t-il pas un danger à recontacter une telle zone de Soi qui a si judicieusement été écartée ? Sandor Ferenczi (1873-1933), psychanalyste contemporain de Freud, avait bien remarqué, d’une part ce phénomène de clivage, d’autre part que le fait de revivre la situation n’est pas thérapeutique. Nathalie Zajde (maître de conférences en psychologie clinique à Paris VIII) rapporte ces remarques de Ferenczi :

« Une partie de l’être reste en éveil tandis que l’autre, la partie sensible, disparaît littéralement sous le choc […] il est devenu deux, […] » (Nathalie Zajde (2012, p.180,181)

« A quoi bon réveiller les vécus douloureux si c’est pour leur conférer une nouvelle recrudescence » (ibid, p.182,183).

A n’en pas douter il a raison, et son intuition est magnifique : revivre la même chose ne sera pas thérapeutique. Pas de catharsis à espérer, pas de libération par reviviscence. Ce qui est thérapeutique, c’est le fait de « rencontrer celui qu’on a été et qui a vécu cela », pas de le revivre soi-même, car « une fois ça suffit ! ». Ce qui est à accomplir, c’est de le « rencontrer », et de « lui accorder la reconnaissance qu’il n’a jamais reçue » concernant ce qu’il a éprouvé, en termes de nature et de dimension (quel type de ressenti et à quel point). Une fois cela réalisé, il se trouve objectivement que les ruminations, les pensées obsessionnelles ou les flashs cessent, ou au moins perdent beaucoup d’ampleur.

Cette rencontre est rendue possible par le fait que c’est « l’Être qu’on était lors du trauma » que l’on retrouve, et non « la situation » que l’on revit. Elle est possible du fait qu’une acuité nouvelle permet de distinguer enfin entre cet Être et ce qui s’est passé. L’horreur n’est pas chez cet Être, mais seulement dans les circonstances. De ce fait, il redevient fréquentable et peut être réintégré !

Il importe de comprendre que le symptôme n’est autre qu’une trace de cette part de Soi clivée. L’ôter sans discernement peut être dommageable. Laisser le sujet qui a vécu le trauma en souffrir l’est aussi. D’où un soin psychologique adapté qui permet de retrouver cette « part de Soi », sans revivre l’évènement, qui à la fois restaure l’intégrité de la psyché et permet une vigilance plus efficiente (qui n’est plus réactionnelle ou obsessionnelle).

4.5 Quand l’auteur est un ascendant

La situation comporte un aspect supplémentaire quand l’auteur est un ascendant de la victime (père, mère, grand-parent). Le dilemme est que le patient doit s’en protéger, sans pour autant perdre ses racines (nécessaire intégrité de sa psyché). Un enfant battu a besoin que l’on entende et reconnaisse sa douleur, qu’on l’entende et le protège, mais surtout pas que l’on méprise ses parents. Il a besoin d’un repère clair sur ce qui est bon ou mauvais socialement (sinon il pourrait prendre cela comme modèle une fois adulte), mais pas d’une amputation de sa lignée. On ne peut y parvenir qu’en dissociant clairement l’Être qu’est l’auteur du fait qu’il a commis.

*Magnifique spot sur les violences éducatives (de la Fondation pour l’Enfance) : une enfant fait ses devoirs sur la table de la salle à manger. Sa mère et sa grand-mère sont dans la pièce. L’enfant renverse un verre. La mère lui donne une gifle très violente La mère de la mère (la grand-mère) s’approche de la mère, la prend dans ses bras …et lui dit simplement « pardon ». A voir absolument : http://www.dailymotion.com/video/xifpi2_spot-de-la-fondation-pour-l-enfance-contre-la-violence-educative_news

Naturellement, bien que l’auteur ait une raison (pulsion, éducation, trauma antérieur …etc.) celle-ci n’en est pas pour autant une excuse (le mettant hors de cause). Mais cela permet de lui rendre une place dans la communauté humaine et permet en même temps l’identification de l’acte inacceptable, la reconnaissance de la douleur de la victime, et la place de l’Être qui l’a commis. Monstrualiser le parent ne ferait que placer l’enfant en tant que descendant « d’une lignée de monstres » et le sortirait dangereusement de l’humanité (il pourrait devenir monstre lui-même afin de ne pas renier sa lignée, de ne pas perdre le contact avec elle).

De ce fait l’accompagnement en est rendu encore plus délicat. L’enfant (y compris quand il est devenu adulte) n’a, ni à pardonner, ni à excuser son parent …mais il n’a pas non plus à le rejeter. Il se retrouve à ce sujet dans la confusion et le praticien qui l’accompagne devra veiller à ne pas ajouter à cette confusion. En effet, si sous prétexte de ne pas monstrualiser le parent le praticien en vient malencontreusement à minimiser l’acte de celui-ci, l’enfant sera également en errance, sans repères, et sans reconnaissance du vécu qu’il a éprouvé.

Ni pardonner (échapper à la sanction), ni excuser (être mis hors de cause), ni être dans la rancune (rumination de ranceur), mais entendre l’« Être auteur » avec ses raisons, (reconnaissance existentielle) …tout en identifiant clairement le côté inacceptable de son acte (évaluation événementielle, conscientisation des conséquences : la douleur de celui qu’on était quand il l’a commis).

4.6 La complexité du signalement

La loi demande de faire un signalement quand une personne vulnérable et dépendante est en danger, du fait d’une suspicion de maltraitance subie dans sa vie privée. Le signalement concerne initialement les enfants maltraités (violences), ou en danger (absence de soins, soins néfastes ou inappropriés). La notion de signalement s’est étendue aux personnes âgées victimes de maltraitances. Extension plus ou moins abusive (les personnes âgées ne sont pas des enfants) mais compréhensible (elles sont des personnes vulnérables).

La situation est délicate car engager un signalement sans le consentement de la victime lui fait perdre la confiance en son interlocuteur et, de ce fait, peut ensuite la conduire à refuser de l’aide. D’un autre côté, la laisser en danger est inacceptable, bien sûr sur un plan légal, mais aussi sur un plan éthique, particulièrement quand l’auteur est socialement dangereux. Il peut alors y avoir une négociation honnête et franche au sujet de ce signalement avec la victime et ce n’est qu’en dernier recours que cela devrait avoir lieu sans son consentement.

Mais la question du signalement n’est pas simple comme nous le voyons dans l’article de « Enfance et Psy » 2003, n°23 : « Signaler, et après ? »

« Actuellement leurs questions ne concernent pas tant la pertinence du signalement que ses suites et ses conséquences. Signaler certes, mais après ? Dans quel but ? Pour quels résultats ? Les réponses viennent lentement, les signaleurs ont souvent le sentiment de ne pas être suivis, tandis que les magistrats se plaignent d’être saisis à tort et à travers. Devant des résultats souvent inadéquats, les professionnels s’interrogent sur ce qu’il conviendrait de faire pour ne pas rajouter de la maltraitance ‘institutionnelle’ et de la souffrance ».

Jean-Louis Le Run, pédopsychiatre,
Antoine Leblanc, pédiatre
Françoise Sarny, assistante sociale.

Enfances & Psy 3/2003 (no 23) , p. 5-8
URL :
www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2003-3-page-5.htm.
DOI :
10.3917/ep.023.0005

A noter que sont exempts de cette obligation quelques professionnels comme les médecins ou les avocats (pour eux, le secret professionnel n’est pas une obligation, mais une possibilité). Dans ce cas la situation éthique n’en est que plus aigüe.  

retour sommaire

5   Auteur et thérapie

5.1 Peut-on encore voir l’humain ?

Nous avons vu ce que l’on peut faire pour la victime. Peut-on, et doit-on, faire quelque chose pour l’auteur ? L’élan naturel n’est pas d’aider quelqu’un qui a fait du mal, ou qui a volontairement causé un tort majeur !

Pourtant, socialement, si l’on veut qu’une chose ne se reproduise pas, il convient de s’occuper de la source. A l’époque de la peine de mort (à supposer qu’il n’y ait pas d’erreurs judiciaires), l’auteur ne risquait pas de recommencer …cependant la société, d’une part à travers le bourreau devenait « comme l’auteur » (ce n’est pas glorieux, cela ressemble à une déchéance), d’autre part elle perdait l’occasion, avec cet auteur, de comprendre ce qui fait qu’une personne en arrive là, afin de réaliser une meilleure prévention. Supprimer cette personne est une solution naïve, en ce sens où, sans cesse, il y en a d’autres qui se construisent dans le monde.

Quand bien même les actes de ces auteurs sont inhumains, ces auteurs, eux, sont des humains …il est vrai cependant que nous n’avons pas spontanément le goût de leur accorder un tel statut ! Surtout quand les méfaits touchent à l’horreur. Pourtant, la société humaine, se doit d’être garante de cette humanité possible.

Humblement, nous faisons pour le mieux et nous n’avons pas en ce domaine à chercher une sorte de perfection, ni à donner de leçons, mais juste à oser un peu de conscience afin de ne pas perdre notre propre humanité, afin de ne pas permettre à ces auteurs d’avoir aussi tué cela en nous. En même temps, toute naïveté est à proscrire face à des dangerosités invraisemblables.

5.2 Le danger de la « monstrualisation »

Rendre un individu « monstrueux » c’est lui ôter le statut d’humain. Evidemment cela permet de le sanctionner sans état d’âme, puisqu’à nos yeux, « ce n’est plus un humain ».

D’ailleurs, lui aussi, s’il a pu faire du mal à quelqu’un c’est que lui-même ne le voyait pas comme un humain. Je repense à cette femme qui, jeune fille, a subi les assauts d’un homme qui voulait la violer. Elle eut l’extraordinaire intuition de lui dire « Vous vous rendez compte du mal que vous allez me faire !? ». Il l’a laissée sans la toucher. Elle s’est montrée « comme un humain pouvant éprouver une douleur », et de ce fait il n’a pas eu le goût de poursuive, car un humain ne fait pas de mal à un humain*. Faut-il pour cela qu’il voit que c’est un humain et non « une simple chose » dont il peut se servir. Pour qu’il le voit, faut-il que cet humain se montre dans cette humanité, quand bien même il s’agit de vulnérabilité. Même si une telle réaction ne fonctionne pas à coup sûr, ici, elle a été opérante.

*N’oublions pas cependant que c’est bien plus compliqué dans le cas d’un sujet pervers, jouissant de la souffrance de l’autre.

Déshumaniser l’auteur en faisant de lui un monstre comporte un danger. Cela accrédite le fait qu’il n’est pas humain et cela lui rend plus facile de nuire : l’humain ne le concerne plus puisque lui-même ne fait plus partie de l’humanité.

A partir de cet instant, une fois sa monstrualisation établie, il n’a plus beaucoup de chances de « retour ». Comme « un humain ne nuit pas à un humain », pour pouvoir nuire il doit soit déshumaniser sa cible, soit lui-même se déshumaniser. Cela vaut pour un criminel, mais aussi tout autant pour les dirigeants d’un trust qui causent de la détresse chez les concurrents, ou même chez les usagers, du fait de ce qu’ils vendent, en leur fournissant des produits douteux pour la santé. Pour eux, peu importe ces « légers inconvénients » (dommages collatéraux), pourvu que le profit soit satisfaisant. Présenté ainsi le tableau peut sembler excessif, mais par de multiples glissements vers « un peu plus » ou « un peu moins », la conscience peut s’éteindre progressivement jusqu’à ne plus considérer l’humain (en soi ou chez autrui), jusqu’à ne plus voir que des choses et des chiffres. Le glissement peut se faire imperceptiblement avant d’aboutir à ces extrêmes.

Une certaine contre productivité en découle, dénoncée par l’économiste Maya Beauvallet, dans son excellent ouvrage « Les stratégie absurdes - comment faire pire en croyant faire mieux » (2009). Elle y explicite avec pertinence, chiffres à l’appui, de telles errances économiques stériles.

Certes toutes les situations ne sont pas à mettre sur le même plan, mais à une époque où l’on ne parle pas seulement de sanction, mais aussi de réinsertion, quelles chances de réinsertion peut avoir une personne déshumanisée par principe ? Pour redevenir (ou devenir) humain, on a besoin d’être vu en tant qu’humain.

Marc Vella, musicien pianiste prix de Rome, a choisi de partager la musique hors des concerts. Il emmena son piano quart de queue dans les rues, puis dans les prisons, dans les lycées en difficulté, et même à l’étranger, dans des déserts, dans la jungle, dans des pays en guerre… faisant toucher le clavier à des gens qui ne l’avaient jamais fait. Marc Vella se chargeait de mettre en exergue ce qui était produit dans ces « concerts improvisés ». Son livre « Eloge de la fausse note » est un bijou concernant l’humanité, la créativité, la considération et la réinsertion. Dans un lycée professionnel de Roubaix (Vella, 2011, p.21-22), il raconte l’arrivée d’un jeune de 20 ans :

« Il est rentré bruyamment avant les autres dans la salle de classe en poussant avec ses pieds tables et chaises puis s’est assis en prenant trois places, étalant jambes et bras »

Puis quand il l’invite à venir jouer du piano celui-ci lui rétorque :

« Tout le monde me dit que je suis nul, M’sieur […] les profs, mes parents, les gens… »

Après le partage musical, Marc Vella lui dit :

« Si tu savais tous les possibles qui sont en toi »

A la fin, au moment de quitter la classe, le jeune s’arrête près de lui, lui serre la main et lui dit :

« Merci M’sieur, Respect […] ses yeux sont rouges il est au bord des larmes ».

Marc Vella, concernant la conscience et la considération nous offre l’intéressant exemple de pénitenciers indiens :

« Dans les années 1990, dans plusieurs prisons de l’Inde des temps de méditation ont été imposés autant aux détenus qu’aux gardiens. Cette méthode appelée Vipassana a 5000 ans d’âge. Elle a notamment métamorphosé le pénitencier de Thiar situé à New Delhi, réputé pour être l’enfer sur terre. Au bout de quelques semaines les révoltes s’estompèrent jusqu’à cesser […] une étrange sérénité s’installa dans l’établissement carcéral. A tel point que les victimes vinrent et viennent toujours aujourd’hui pardonner à leur agresseur. » (Vella, 2011, p.159)

Le témoignage de Léonard, le premier proposé par Yann Arthus-Bertrand dans son film « Human » est saisissant à ce sujet (p.13 du livre tiré du film, 2015).

« Je me souviens que mon beau père me battait avec des câbles électriques et des cintres, des bâtons et toutes sortes de choses. Et après chaque raclée il me disait Tu sais, ça me fait plus de mal qu’à toi et ″Je l’ai fait parce que je t’aime. Il me communiquait le mauvais message sur ce qu’était l’amour ».

« C’est Agnès, la mère et la grand-mère de Patricia et Chris, la femme et l’enfant que j’ai tués, qui m’a donné ma plus belle leçon d’amour, parce qu’elle avait tous les motifs de me détester mais qu’elle n’a pas cédé à la haine […] elle m’a donné de l’amour et elle m’a appris ce que c’était. Ou ce que c’est. »

« En tant que prisonnier purgeant une peine à vie pour meurtre, pour avoir tué Patricia et Christopher, la fille et la petite fille d’Agnès, j’ai un message pour Agnès. Ce message est que je t’aime plus que je ne pourrai l’exprimer et que je te remercie de m’avoir donné l’opportunité d’être humain à nouveau. »

« Mon objectif est d’essayer d’aider à guérir les nombreux hommes dans ma situation et en même temps, peut-être soigner mes propres plaies. […] En tant que prisonnier purgeant une peine à vie pour meurtre, le sens de la vie est désormais de servir. »

« Il me semble important que tout le monde comprenne que les hommes et les femmes commettent des crimes parce qu’ils sont blessés. Et tant que nous ne nous occuperons pas de ces blessures, nous serons condamnés à reproduire sans fin des cycles de délinquance et de prison. » (p.14)

http://www.human-themovie.org/fr/

Nous voyons ici à quel point la monstrualisation peut si souvent être contreproductive et à quel point continuer à voir un humain est une réponse bien plus importante qu’il n’y parait. Elle ne consiste pas en de simplistes règles de moralité ou de générosité : elle est simplement un fondement social de l’humanité.

Naturellement, la naïveté est proscrite et la dangerosité ne doit pas être négligée. Aucune solution simpliste n’est envisageable. Il ne s’agit pas de raisonner en termes de « gentillesse » (ce serait désuet) mais en termes d’adultes, d’humains faisant partie d’une communauté humaine, qui ne se laissent pas anéantir (déshumaniser) par la barbarie des actes. Il y a surtout à comprendre comment la société en vient à « produire » de telles personnalités, de tels comportements. Cela dépend-il simplement de la constitution de l’individu lui-même ? Cela vient-il de son environnement social …ou planétaire ? Cela vient-il de la conjonction des trois ? Et surtout, y a-t-il des moyens d’apporter un mieux vivre, en s’inspirant des mots de Stuart Mill (philosophe anglais 1806-1873) :

« L’aptitude à éprouver des sentiments nobles est, chez la plupart des hommes, une plante très fragile qui meurt facilement, non seulement sous l’action de forces ennemies, mais aussi par simple manque d’aliments ; […] » (Mill, 1988, p.55).

« Les hommes perdent leurs aspirations supérieures comme ils perdent leurs goûts intellectuels, parce qu’ils n’ont pas le temps ou l’occasion de les satisfaire ; et ils s’adonnent aux plaisirs inférieurs, non parce qu’ils les préfèrent délibérément, mais parce que ces plaisirs sont les seuls qui leur soient accessibles, ou les seuls dont ils soient capables de jouir un peu plus longtemps […] car cet idéal n’est pas le plus grand bonheur de l’agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur totalisé ». (ibid., p.57)

« Une existence telle qu’on vient de la décrire pourrait être assurée dans la plus large mesure possible, à tous les hommes ; et point seulement à eux, mais autant que la nature des choses le comporte, à tous les êtres sentants de la création ». (ibid., p.58)

Dans les années 1800 un homme a eu cette intuition …espérons qu’ultérieurement, d’autres en permettront la réalisation !

5.3 Accompagner l’auteur

Le premier pas est de lui accorder un statut d’humain, car sans cela rien n’est possible. Mais le danger en faisant cela serait de minimiser la gravité de ses actes.

Le second est de lui permettre d’accéder à ce qui, en lui, l’a conduit à de tels actes. Le danger cette fois serrait de lui trouver des excuses (le mettre hors de cause et le déresponsabiliser).

Le troisième c’est de le réconcilier avec lui-même, avec celui qu’il a été et qui, compte tenu de ce qu’il a vécu, a construit une personnalité le conduisant à produire ces nuisances. C’est cette réconciliation qui lui permettra d’éviter la récidive. Le danger pourtant serait alors de banaliser ou d’édulcorer ses actes commis.

Rappelons-nous : « pardonner » c’est lever la sanction, « excuser » c’est mettre hors de cause. Ici l’auteur reste celui qui doit assumer la conséquence de son acte, il n’y a donc pas de pardon, et quelles que soient les raisons intimes qui l’ont conduit à le faire, elles ne le déresponsabilisent pas (il doit en répondre).

Je repense à deux situations qui pourraient illustrer cela :

Celle d’un meurtrier : dans une ancienne émission de télévision « Crimes et passions » (il y a une trentaine d’années) est interviewé un homme qui a tué sa concubine de multiples coups de couteau. Il purgeait une peine de prison et le journaliste lui demanda ce qui s’était passé. Il expliqua « J’étais en situation amoureuse avec mon amie, nous passions une bonne soirée, puis quand nous avons fait l’amour j’ai eu une panne sexuelle … elle a ri … je l’ai tuée ! ». Le journaliste, sans se laisser effarer, eut l’extraordinaire intuition de lui demander avec sérieux et considération : « On s’est déjà moqué de vous sexuellement ? ». Soudain, l’auteur du crime changea d’expression. Il venait de contacter quelque chose, et dit gravement « Oui, deux fois, dans mon adolescence ! ». A ses yeux, cela expliquait son geste mais ne l’excusait pas. A aucun moment, pour lui, cela le dédouanait de sa peine de prison, mais cela allait désormais lui permettre une nouvelle investigation de sa vie et de son rapport au monde. Le journaliste, à l’énoncé des faits, face à la disproportion de la réaction du détenu face à sa concubine qui rit de sa panne sexuelle, aurait pu en être horrifié. Pourtant, sans aucunement banaliser l’acte meurtrier, il a simplement demandé « On s’est déjà moqué de vous sexuellement !? ». L’humanité qu’il lui a accordée lui a permis cette prise de conscience conduisant à un début de reconstruction.

Celle d’un homme violent dans son couple :  cette autre situation, moins grave mais très dommageable tout de même, est celle d’un homme violent que j’ai eu en consultation. Il est venu avec sa compagne, mais préféra être seul durant l’entretien. Il se désolait de ses pulsions de violence qu’il exerçait souvent envers sa compagne. Ils s’aimaient (c’est pour cela qu’ils sont venus ensemble) et il avait conscience de son problème. Cela était insupportable, bien sûr pour elle, mais aussi pour lui, qu’une telle pulsion plus forte que sa volonté soit sur le point d’anéantir leur vie conjugale. Il retrouva qu’à l’âge de six ans il vit son père frapper sa mère, lui cogner la tête contre le mur. Elle tomba inconsciente. Il continua avec des coups de pieds. L’enfant qu’il était crut sa mère morte ! En dépit de cela, ce n’est pas vers l’enfant que son attention se porta naturellement en premier, mais vers son père qu’il eut le sentiment « d’enfin comprendre » : « Je crois comprendre qu’on puisse ainsi faire quelque chose qui nous dépasse ! ». Cette réhabilitation de son père, en lui, fit qu’il n’eut plus de pulsions de violence par la suite, comme si cette violence qu’il avait était une quête de réhabilitation de ce père, que jusque-là il ne put que rejeter.

Voici deux situations où nous devons remarquer que l’auteur est dans une disposition favorable. De ce fait, il prend conscience et amorce ou accomplit une réhabilitation intime au sein de sa psyché qui laisse augurer un meilleur avenir. Ne soyons pas dupes : d’une part ces personnes étaient dans un état de conscience permettant cette investigation, d’autre part, même en pareille situation j’ai aussi reçu en consultation une personne violente qui n’a pas cessé.

Hors de la situation thérapeutique en elle-même, qui déjà demande bien des nuances et une bonne expertise du praticien, il y a la problématique de la situation initiale : comment faire que l’auteur arrive à un point de conscience où les questions évoquées dans les deux cas ci-dessus soient envisageables.

Dans les cas extrêmes, l’on peut se demander si de telles personnes valent une telle investigation. L’horreur de leurs actes ne rend-elle pas indécente une telle démarche ?

Nous pouvons dissocier, d’une part le droit à la colère des victimes, d’autre part la nécessité sociale de faire en sorte que de tels phénomènes ne se produisent plus (grâce à la mise en œuvre d’un processus qui ne porte pas atteinte à notre humanité).

Bien sûr que cela en vaut la peine ! La qualité de la société en dépend, et la qualité de la vie de chacun d’entre nous aussi. Le thème est délicat, car le droit à la colère des victimes doit rester indéfectible (c’est une étape quasi incontournable qui peut durer longtemps, parfois toute une vie). Celles-ci doivent être accompagnées certainement en priorité. Mais oublier l’accompagnement des auteurs, à chaque fois que cet accompagnement psychologique est possible, est un manquement social majeur. La qualité de la vie de tous en dépend.

Saurons-nous un jour comprendre ce qui fait que dans une société des personnes développent de telles postures de violences, d’indélicatesses, de déshumanisation, que certaines produisent des actes monstrueux à ce point ? Il est à souhaiter que oui. La question est de découvrir de quelle « pathologie sociale » (pathologie de la société) ils sont le symptôme, afin de s’occuper de la source réelle, non pour les déresponsabiliser, mais en vue d’une réelle efficacité. En effet éradiquer un symptôme sans s’occuper de la source est forcément un leurre. Mais ici l’identification de la source n’est pas aisée. Quelques questions méritent néanmoins d’être posées et de susciter une réflexion :

-Qu’en est-il du besoin de sens ? Là où le sens de la vie fait défaut des personnes vont suivre des idéologies qui leur semblent en donner.

-Qu’en est-il du besoin de compétence ? Là où ce qu’elles savent faire n’est pas reconnu (voire pas identifié), des personnes vont tenter des actions où leurs capacités sont sollicitées.

-Qu’en est-il du besoin de reconnaissance ? Là où la reconnaissance fait défaut, une quête de « valeur » va la remplacer en recherchant « l’estime » d’un clan (voir la publication d’avril 2014 « L’estime de Soi ou l’inestimable de Soi »). Il importe de différencier clairement l’« estime » (valeur des choses) et la « reconnaissance » (tact des Êtres).

-Qu’en est-il des choses que nous avons encore à découvrir et dont aujourd’hui nous n’avons même pas encore l’idée ?

retour sommaire

6   La systémie

6.1 L’éradication locale… et son illusion

Eradiquer localement le mal donne un sentiment de puissance et d’efficacité. Pourtant, même si cela pare à l’urgence immédiate, c’est perdre de vue l’aspect systémique de la société. Ce qui « est » quelque part est toujours en lien avec autre chose qui « est » autre part.

Par définition ce qui est systémique est complexe. L’intrication de facteurs multiples et intriqués (fonctionnant ensemble en système complexe) interdit tout raisonnement simpliste. Ainsi ce jeune homme que j’ai reçu en consultation, ex-toxicomane, pour qui l’arrêt de bus du quartier où il se retrouve avec les copains est une sorte de foyer (qu’il ne trouve pas chez lui). Pour faire partie de la bande, il convient d’honorer un défi : par exemple, en voiture, frapper un cycliste par la fenêtre de la portière afin de le faire tomber… alors il est admis et fait partie de ce nouveau « foyer » social (la bande). Le cycliste, aux yeux du jeune, n’est pas particulièrement un humain, c’est juste « l’instrument de l’admission ». Le vécu de ce cycliste lui importe peu, il va juste l’instrumentaliser comme moyen. Sans que rien n’excuse l’action du jeune qui porte le coup à travers la portière, quel enchaînement de situations le porte à rechercher ce groupe (ce « foyer ») et, pour en faire partie, d’accomplir cette violence ? Il est probable qu’à chaque endroit de la vie sociale où nous avons manqué d’humanité (envers un proche, envers un voisin, envers n’importe quel interlocuteur) nous portons un petit bout de cette énigme, et même peut-être un petit bout de la solution.

L’expérience de Stanley Milgram* (réalisée entre1960 et1963) en dit long sur le degré d’obéissance, en fonction de l’influence d’une autorité et de divers paramètres externes (distance par apport à la « victime », distance de celui qui donne les ordres, degré de notoriété de celui-ci). L’expérience révèle que 62% des sujets poussent la décharge électrique infligée à l’autre jusqu’à la zone mortelle (celui qui l’inflige ne sait pas que c’est une simulation). Le prétexte de l’expérience était que cette décharge devait jouer un rôle sur la mémoire de celui qui la reçoit.

*Expérience de Milgram https://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Milgram
https://www.bing.com/videos/search?q=exmp%c3%a9rience+de+milgram&view=detail&mid=7A655431367BF20974437A655431367BF2097443&FORM=VIRE

Cette expérience fut reproduite sous prétexte d’expérimenter un jeu télévisé : « Le jeu de la mort » (France 2, le 17 mars 2010*). Le prétexte du jeu était cette fois-ci que celui qui supporte de recevoir la décharge quand il ne trouve pas la réponse à la question posée, gagnera une somme d’argent importante. Dans cette nouvelle version 80% des personnes appuyèrent sur le bouton de la décharge où est inscrit « danger de mort ». Ils administrèrent (non sans réticences, mais le firent tout de même) une décharge électrique « potentiellement mortelle » à l’autre joueur, car suffisamment influencés par l’animateur ou par le public (de son côté le public scande des encouragements !) ; Bien sûr la décharge, ici aussi est simulée, mais le sujet ne le sait pas, et le public non plus. Rien de glorieux encore une fois, tout pousse à l’humilité et à la prudence ! Les « joueurs » qui ont bien voulu témoigner après cette expérience ont dit à quel point ils se sentaient seuls et perdus face à l’autorité de l’animatrice et face au public, sur le plateau, qu’ils ne savaient plus où ils en étaient et ne savaient plus quoi faire.

*Le jeu de la mort www.psychologie-sociale.com 
http://www.psychologie-sociale.com/index.php?option=com_content&task=view&id=517&Itemid=88

Ces Êtres sont loin d’être des monstres. Comme le dit Milgram « expérience sur le petit monde » (nous dirions aujourd’hui : sur « monsieur tout le monde »). Cependant leur influençabilité est étonnement forte, jusqu’à commettre, ou à prendre le risque de commettre …l’irréparable.

Sans le vouloir, peut-être sans le savoir, la société comporterait-elle des « zones sources de telles influences » ? Loin de l’idée de déresponsabiliser les auteurs en circonstances atténuantes irrecevables, accéder à cela permettrait une sécurité bien plus grande que les seules sanctions ou répressions. Rien ne peut se faire sans une réelle et profonde humanisation de la démarche. Le « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », que François Rabelais cite de Salomon, n’a pas pris une ride !*

*(j'ai ajouté entre parenthèses la traduction des mots en vieux français)
« Mais, parce que selon le saige (sage) Salomon sapience (sagesse) n'entre point en âme malivole (mauvaise), et
science sans conscience n'est que ruine de l'âme, il te convient de servir, aymer et craindre Dieu, et en luy mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et, par foy formée de charité, estre à lui adjoinct en sorte que jamais n'en soys désemparé par péché. » (Pantagruel, chapitre VIII, Rabelais, 1962, p.206)

Le côté systémique, qui va au-delà des apparences locales et qui touchent la conscience, n’a pas échappé à la culture hawaïenne qui met en œuvre une curieuse pratique : « Ho’ oponopono »

6.2 Curiosité de Ho’ oponopono

Ho’oponopono est une tradition de réconciliation des anciens HawaÏens. Elle fut transmise au monde moderne par la chaman Hawaïenne Morrnah Simoena (1913-1992) qui fut honorée par le titre « Trésor vivant d’Hawaï ». Elle donna des conférences, des enseignements, et écrivit plusieurs ouvrages.

Voici une approche qui pourrait être qualifiée « d’approche hypersystémique », en ce sens où elle stipule que tout est en rapport avec tout (y compris à l’intérieur de soi). Le peuple hawaïen a trouvé là une posture bien plus subtile que l’idée de pardon, bien plus que l’absence de rancune (ce qui est déjà beaucoup). Elle suppose une conscience globale de la société humaine et la « démonstrualisation » des auteurs, associée à une conscience de Soi.

L’approche consiste à se placer dans une position telle que par rapport à l’auteur, par rapport à la source du trouble ou des tensions, on ait l’élan de dire :

« Je suis désolé, pardon, merci, je t’aime »

Pourquoi de tels mots ? Cette simple succession sémantique, réalisée en conscience, pourrait être déployée de la façon suivante :

-« Je suis désolé que tu aies eu à être ainsi pour m’interpeller »
(y compris sur moi-même, sur ce qui est en moi, qui en moi est en lien avec le monde),  
-« Pardon »
(de t’infliger un tel « mauvais rôle »),
-« Merci »
(de l’avoir mis en œuvre),
-« Je t’aime »
(nous faisons partie de la même communauté)

Cela peut sembler « gentillet » ou naïf et l’on pourrait croire qu’il ne s’agit que d’un rituel répondant à des croyances locales, le considérer comme un simple folklore sympathique. En fait cela procède d’une très subtile conscience hypersystémique du monde. Il se trouve même une célèbre mise en œuvre qui a conduit à considérer de façon objectivable les résultats de cette approche :

Le Dr Lhaleakala Len, formé par Morrnah Simoena, eut à s’occuper de malades mentaux dans un hôpital psychiatrique de Hawaii. Les malades y étaient très violents et le climat de travail très éprouvant pour le personnel. Il mit en œuvre ho’oponopono sur chacun des patients (uniquement sur dossier, juste en mettant son attention sur eux, et surtout …sur lui-même !).

Le résultat fut que les traitements purent être allégés, les cellules d’isolement moins nécessaires, le calme revint dans l’hôpital en quelques mois. Au bout de trois ans, le service des cas les plus graves fut fermé car pratiquement tous les malades ont vu leur état s’améliorer (Dr Bodin, 2011, p.28).

Le Dr Lhaleakala Len « travailla » uniquement sur dossier, juste en mettant son attention sur chaque patient et surtout, comme il le précise …sur lui-même !

 « Je guéris la partie de moi qui les a crée […] je prends chaque dossier et je répète désolé, pardon, merci, je t’aime″ » (Bodin, 2011, p.29)

Le Dr Luc Bodin dans l’ouvrage qu’il a consacré à cette approche nous rapporte que le Dr Lhaleakala Len invoque simplement l’esprit d’amour afin de guérir la partie de lui-même qui est en rapport avec le problème ou sa source. (p.29)

En fait le trouble extérieur est apaisé en ajustant une paix intérieure, en changeant son regard sur ce qu’on estime être la source, en « démonstrualisant » cette source, en considérant même qu’une zone en soi appelle notre attention grâce à cette « source » (d’où la gratitude) qui n’est que le symptôme (la manifestation) de quelque chose d’encore plus profond et qui nous concerne tous.

Je ne pouvais manquer d’écrire ces lignes sur le pardon sans évoquer cette approche d’une grande qualité, non pour en faire un modèle, mais pour la faire découvrir comme une possibilité supplémentaire, susceptible de contribuer à plus de paix personnelle et aussi surtout, plus de paix sociale.

Naturellement, en aucun cas cette approche ne pourrait avoir le moins du monde pour but de « charger » la « victime » comme étant elle-même la source de ce qui se passe. Simplement, elle invite à considérer que ce qui se passe en soi est une zone rarement explorée : « apaiser en soi ce qui se passe dans le monde », comme si le monde extérieur était un reflet d’une paix qu’il convient de se donner à l’intérieur. Il ne s’agit pas, ni d’y croire, ni de ne pas y croire, mais juste de considérer ce qui fonctionne (phénoménologiquement). Les détresses sont si grandes que rien ne doit être négligé !

retour sommaire

7   Le pardon en question

7.1 Quand on est auteur :

« Demander pardon » c’est demander à « échapper à la sanction » alors qu’on est responsable ou coupable.

« Présenter ses excuses », c’est « se présenter comme hors de cause » et ne méritant donc aucune sanction.

« Se sentir désolé » signifie que l’on est dévasté d’avoir commis une telle chose. Si l’on est responsable ou coupable, cela est bien plus juste que de « présenter ses excuses » (se présenter comme hors de cause) ou de « demander pardon » (implorer d’échapper à la sanction). « Se sentir désolé » n’est pas un terme si anodin qu’il y paraît, puisque l’étymologie de « désoler » nous dit « dévaster, vider, dépeupler, supprimer toute vie ».

7.2 Quand on est victime

« Pardonner » signifie que l’on permet à l’auteur d’échapper à la sanction, sans pour autant le déresponsabiliser.

« Excuser » signifie que l’on accorde à l’auteur une raison qui le met hors de cause. Même s’il est l’auteur, il n’est pas la source initiale de l’acte.

« Se libérer de la rancune » signifie qu’on se libère de la rumination du rance, de l’avarié. D’ailleurs, après avoir subi un acte néfaste on dit qu’on en garde de « l’amertume ». Se libérer de la rancune s’est se libérer de la rumination de cette amertume.

7.3 En thérapie

Quand un praticien invite (sans le forcer) un sujet victime d’un méfait à « pardonner » pour trouver plus de paix, en vérité ce qu’il demande c’est plutôt de « se libérer de la rancune ». Les thérapies utilisant le pardon auraient avantage à clarifier cette précision. Se retrouver « libre de la rancune » ne signifie pas que la sanction de l’auteur soit levée. Donc « pardonner » ne convient pas pour désigner cela. Le mot « excuser » non plus puisqu’il signifierait qu’on déresponsabilise l’auteur.

D’ailleurs la société, qui juridiquement évalue la gravité de l’acte et décide de la sanction envers l’auteur, le fait sans rancune et sans haine, mais avec justice (du moins en principe), et se trouve dégagée de toute considération émotionnelle (du moins elle le devrait).

7.4 Les rancunes ordinaires

Après avoir parcouru les colères et rancunes dans les traumas les plus graves, n’oublions pas les colères et rancunes ordinaires, c’est-à-dire celles qui jalonnent notre vie pour des circonstances qui, quoique sans gravité objective majeure, nous laissent un impact subjectif signifiant, une contrariété durable. Avoir abordé les situations les plus graves ne doit pas nous faire oublier d’aborder aussi « l’ordinaire de la vie », car c’est peut-être là que se situent des débuts de réponse pour bien des choses ultérieurement plus graves.

Même dans un noble but de s’apaiser, il n’est pas sain de se dire sans cesse « Ne dramatise pas ! Ce n’est pas si grave …il y a bien pire ! » (car, en effet, on peut toujours trouver pire, même quand c’est très grave). Pas plus qu’il n’est sain de se plaindre pour tout et pour rien. Cette petite phrase par laquelle nous tentons de relativiser avec justesse, afin de « ne pas en faire une montagne » (et cela c’est correct), comporte par ailleurs l’inconvénient majeur de nous éloigner d’une écoute de Soi attentive. « S’écouter », ce n’est pas « se plaindre ».

D’ailleurs généralement, celui qui se plaint …se plaint d’autant plus qu’il ne s’écoute pas ! S’écouter, c’est avoir du respect pour qui l’on est et ce qu’on ressent ; c’est vivre avec attention et délicatesse ; c’est ne pas manquer, dans nos réactions, ce qui pourrait nous conduire vers plus d’être, non pas en nous contrôlant, comme le propose le « surmoi » de façon simpliste, mais en nous remettant aux commandes, riches de notre sensibilité ; de plus, s’écouter c’est potentiellement accroître notre capacité à écouter autrui. Celui qui ne s’écoute pas, à force de ne pas s’écouter, n’entend plus personne.

Nous semblons prompts à la colère et à la rancune pour de petites choses qui nous contrarient. Par exemple, dans un couple, suite à un événement présent anodin, parfois juste d’un mot, l’expression se ferme. Sur un ton tendu de reproches potentiels il émerge un « Qu’est-ce qu’il y a encore !? ». Auquel est répondu « Tu ne vas pas recommencer ! ». Nous entendrons parfois poursuivre par « t’as oublié ce que tu m’as fait il y a dix ans !? ». Qu’a-t-il fait il y a dix ans ? : par exemple, il a refusé d’aller en vacances à l’endroit auquel tenait l’autre. Certes ce n’est pas anodin, mais il y a de plus grandes misères !

Plus que de « rancune » (rumination), nous parlerons de « griefs* », de « reproches »**. Curieusement, avec le « reproche », on se maintient proche de celui qu’on n’a pas encore su rencontrer (attachement négatif), et avec la gravité, nos pensées tournant autour de façon obsessionnelle, nous restons en orbite autour du monde de l’autre … sans doute en attendant de savoir nous y poser pour le rencontrer vraiment. Cela concerne particulièrement celui qui se plaint sans cesse et qui doit renouveler avec attention son regard là où il n’a été que réactionnel, dépourvu de la sensibilité adéquate, là où il a plus été en émotivité qu’en sensibilité.

*« griefs » : motif de plainte, du latin « grevis » : grave – par opposition à « levis » : léger
**« reproches » : du latin « repropriare » avec « re » qui renforce le sens et « propre » qui signifie près, auprès de, approcher.

Bien sûr, si ces « contrariétés » ne laissent pas des traces aussi fortes que les « traumas » que nous venons d’évoquer, elles alourdissent tout de même la vie de façon significative. Il arrive souvent que ces contrariétés trouvent les racines de leur ampleur dans des situations antérieures, parfois de l’enfance, et qui n’ont rien à voir avec le couple. Elles ne font que se rejouer pour la énième fois ! Mille tourments du style « remarque désobligeante qui tombe à pic » et laisse une marque indélébile ; absence d’attention ou de considération qui laisse une carence profonde et invisible de type « trauma négatif » ; les atmosphères familiales qui laissent une impression d’inexistence ; les conflits divers environnants qui freinent le déploiement naturel d’un Être ; les échecs majeurs du fait d’injustices diverses, les parcours scolaires entachés d’incohérences ou d’injustices …etc. Comme le disait John Stuart Mill, la conscience peut être durablement privée de nourriture. Souvent, dans un couple, le conjoint a été inconsciemment choisi pour ses capacités à réactiver de telles choses afin de les pacifier ultérieurement en profondeur (voir les publications de février 2001  « Passion » et de février 2009  « vivre son couple ».

Est-il possible de vivre une vie libre de ces encombrantes pesanteurs ? Pour y parvenir, ou pour s’en rapprocher, nous pouvons envisager d’accroître notre sensibilité afin de diminuer notre émotivité. Cela nous conduira vers une plus grande délicatesse envers soi-même et aussi envers autrui. Nous pouvons prendre l’habitude d’oser aller vers Soi-même quand nous éprouvons un agacement disproportionné. Non pas pour se trouver une excuse à notre agacement disproportionné, mais pour trouver, grâce à cette sensation, celui ou celle « qui appelle dans notre conscience » parmi tous ceux que nous avons été, ou tous ceux dont nous sommes issus, afin de lui accorder la reconnaissance attendue (afin de « nourrir la conscience »).

Bien souvent l’un de ceux-là appelle notre attention et attend juste qu’on la lui accorde (et non qu’on s’en débarrasse !). Généralement, dès que cela est fait, notre tension s’apaise, notre colère diminue naturellement. Les griefs et reproches font place à un élan d’ouverture, de curiosité (« curiosité » vient de « cure » qui signifie « soin »). Nous avons ainsi l’élan de découvrir l’autre que nous ne prétendrons jamais connaître définitivement ou complètement, quand bien même il nous est très familier.

Nous avons hélas culturellement pris l’habitude d’une maîtrise de Soi (qui a néanmoins sa place dans la vie sociale). Mais cette maîtrise de Soi, où « il ne faut pas qu’il y ait un sentiment qui dépasse » vient d’un « surmoi » bien éduqué pour réguler nos excès immédiats. Cependant, à long terme, la maîtrise de Soi engendre d’autres excès, souvent plus violents (par frustrations répétées, par rétentions durables) qui deviennent dommageables pour nos proches (à qui l’on fait des reproches !) : caractère susceptible, vite agacé, exigences déplacées, réactions insupportables, etc… Le surmoi est une utile « prothèse de conscience », en attendant que celle-ci soit opérationnelle. En l’absence de conscience mieux vaut une prothèse que rien du tout (sinon nous courons le risque d’être un danger pour autrui ou pour soi-même). Cependant, rien ne remplace vraiment la conscience. Tout ce qui permet son déploiement est bienvenu.

Cette écoute et bienveillance envers Soi-même est une source qui conduit vers une écoute et une bienveillance naturelle envers autrui ...qui a l’avantage d’être contagieuse.  Elle est rendue possible, ou au moins grandement facilitée, par la considération et l’humanité qu’autrui veut bien nous accorder et que nous pouvons ressentir …juste dans un regard …un soupir …une présence*.

*Les cerveaux de deux personnes s’accordent émotionnellement en 1/20.000e de seconde, grâce aux neurones en fuseaux, ainsi que l’imagerie cérébrale a pu le révéler aux chercheurs : « Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner » – Boris Cyrulnik, Pierre Bustany, Jean-Michel Oughourlian, Christophe André, Thierry Janssen, Patrice Van Eersel – Albin Michel Poche, 2012 (p.67 à p.78)

 

Thierry TOURNEBISE

 

retour sommaire

Bibliographie

André, Christophe
- Les états d’âme, un apprentissage de la sérénité – Odile Jacob, 2009

André, Christophe – Ricard, Mathieu – Jollien, Alexandre
-Trois amis en quête de sagesse – L’iconoclaste et Allary éditions, 2016

Arthus-Bertrand, Yann,
-Human (le livre du film) – Editions de la Martinière 2015
le film : http://www.human-themovie.org/fr/

Beauvallet, Maya
-Les stratégies absurdesComment faire pire en croyant faire mieux - Seuil, 2009

Bodin, Luc- Hurtado Graciet, Maria Elisa
-Ho’ oponopono - Le secret des guérisseurs hawaïens – Jouvence, 2011

Cyrulnik Boris, Bustany Pierre, Oughourlian Jean-Michel, André Christophe, Janssen Thierry, Van Eersel Patrice
Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner Albin Michel Poche, 2012

Epictète
-
Manuel -Nathan 2006

Maslow, Abraham
-Être humain - Eyrolles 2006

Mill, John, Stuart
-L’utilitarisme – Flammarion, Champs classiques, 1988
-De la liberté- Gallimard, folio essais, 1990

Rabelais, François
-Œuvres complètes - Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Bruges1962

Tournebise Thierry, Delamotte Danielle
-Prévention de la récidive – L’Harmattan

Zajde Nathalie- Nathan, Tobie
-Psychothérapie démocratique – Odile jacob 2012

Liens

Liens internes au site

Passion février 2001   
Résilience
novembre 2003  
Le positionnement du praticien
décembre 2007   
L’estime de Soi ou l’inestimable de Soi d’avril 2014  
Vivre son couple
février 2009
Psychologie de la pertinence mai 2016
Emplacement subjectif du praticien septembre 2016 

Liens externes

Journal L’Indépendant (04/09/2016)
http://www.lindependant.fr/2012/05/05/christian-van-geloven-est-mort-les-familles-soulagees-pas-apaisees-20-ans-deja,135590.php  

Enfances & Psy « Signaler, et après ? », 3/2003 (no 23), p. 5-8
Le Run Jean-Louis, Leblanc Antoine, Sarny Françoise
URL : www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2003-3-page-5.htm.
DOI :
10.3917/ep.023.0005  

 « Human » Film de Yann Arthus Bertrand
http://www.human-themovie.org/fr/  

Expérience de Milgram
https://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Milgram
https://www.bing.com/videos/search?q=exmp%c3%a9rience+de+milgram&view=detail&mid=7A655431367BF20974437A655431367BF2097443&FORM=VIRE

 Emission sur France 2, le 17 mars 2010
Le jeu de la mort www.psychologie-sociale.com 
http://www.psychologie-sociale.com/index.php?option=com_content&task=view&id=517&Itemid=88

 Spot contre les violences éducatives
http://www.dailymotion.com/video/xifpi2_spot-de-la-fondation-pour-l-enfance-contre-la-violence-educative_news

retour sommaire