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Sourire à la vie
ou l’art de la gratitude
Novrembre 2010    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

Culturellement, nous n’avons pas appris à associer « réjouissance » et « conscience ».

En cette fin 2010, les médias nous annoncent qu’il est question de supprimer les notes dans l’enseignement primaire pour ne pas stresser les élèves, mais il s’agit de bien plus que cela : depuis bien longtemps il nous a été inculqué qu’on ne peut apprendre que dans la souffrance (comme pour l’enfantement). Il se trouve que savoir se réjouir de vivre et d'apprendre est bien plus profond et ne résulte pas d'un simple problème de notes ! En effet, nous nous sommes hélas implicitement soumis à l'idée que notre conscience ne peut évoluer que si elle se détourne suffisamment des plaisirs... sans pour autant expliciter de quoi il s’agit quand on parle de plaisirs (de sensibilité ou de compensations ?)

Par ces quelques lignes je souhaite contribuer à une réflexion sur le sujet afin de retrouver le sourire face à la vie et de pouvoir l’offrir à ceux qui nous entourent.

 

Sommaire

1 La quête des penseurs
-Les trois pensées
-Petites gères partisanes

2 Rapport avec le sourire
-Différences et complémentarité des réalités
-Le plaisir et la conscience
-Conscience et confiance
-La cause et le sens
-Le sourire frôlé
-Ne pas confondre réjouissance et ataraxie
-La source paradoxale

3 Validation existentielle et sourire
-« Sourire de » et « sourire à »
-Ni légèreté ni gravité
-Comment on se sent vu
-Validation existentielle

4 Bénéfices quand on sait sourire à la vie
-Synergie dans l’hédonisme
-Manifester son bonheur
-Quand le « positif » devient négation
-Le quelqu’un et le quelque chose

5 Le plaisir source de connaissance et de conscience
-Le savoir et la saveur
-La mesure et la démesure

6 Le souffle et le sourire
-L’expiration comme « nourriture ontique »
-L’inspiration comme partage
-S’offrir des moments de paix
 
-Pour conlure

7 Bibliographie

 

1   La quête des penseurs

Il peut paraître difficile de sourire à la vie dans le contexte où nous nous trouvons.  Je ne fais pas allusion au contexte économique… Notre difficulté à sourire est bien plus profonde et bien antérieure à cela.

Si nous regardons l’histoire de la pensée humaine, de sa quête pour comprendre la vie et ce qui apporte un mieux-être, nous trouvons trois voies qui ont été repérées pour accéder au bonheur, à l’épanouissement, à la félicité.

J’ai déjà mentionné dans ma publication sur la pédagogie (février 2007) le lien étymologique entre les mots « savoir », « saveur », « sagesse », « sapidité ». Toute quête de sagesse reviendrait donc finalement à une quête de saveur. Ainsi, la capacité à sourire à la vie est-elle sans doute liée, tout simplement, à une capacité à goûter la vie.

« Tout simplement » ? Peut-être pas tant que ça ! En effet, bien des obstacles se sont mis en travers de notre capacité à « goûter ». Pour en saisir les nuances, nous pouvons faire une incursion dans ces trois modes de penser qui ont conduit les philosophes à considérer la vie selon des points de vue différents. Naturellement, cette séparation « en trois » est un peu arbitraire. A chaque fois que nous tentons de classer pour simplifier notre réflexion, nous opérons des « élagages » afin de couper tout ce qui dépasse et ne permettrait pas de « ranger » la chose étudiée à la bonne place. C’est donc en toute connaissance de cause que je tente cette séparation, un peu artificielle, en trois.

1.1Les trois pensées

La première pensée consisterait plutôt en une attitude hédoniste, c'est-à-dire en la recherche des plaisirs ou des réjouissances que peuvent nous procurer nos divers sens, des plus triviaux aux plus subtils. Cette première voie considère le monde comme immanent, c'est-à-dire que tout s’y trouve inclus et qu’il ne se trouve rien en dehors de celui-ci, dans aucun « ailleurs » d’une autre nature, rien dans un quelconque « arrière monde », ou dans un quelconque « monde parallèle ». L’âme (au sens étymologique : ce qui nous anime) est considérée ici comme une réalité certes subtile, mais purement matérielle et nettement incluse dans ce monde qui nous entoure.

La seconde pensée nous propose de trouver l’apaisement, la tranquillité intérieure, par une attitude ascétique privilégiant une rigueur de vie. La tranquillité intérieure visée ici est l’ataraxie (absence de troubles). Le moyen préconisé pour atteindre ce mieux être est alors la réduction de la perception (et donc aussi de la satisfaction) des sens. Nous avons ainsi un chemin opposé à celui des hédonistes, si ce n’est que cette ataraxie se trouve elle-même goûtée comme une source de satisfaction (et donc procure un certain plaisir ou une certaine réjouissance). Le projet est, comme pour les hédonistes, une paix de l’âme (toujours ce qui nous anime, mais considérée ici comme d’une autre nature que la nature matérielle). Cette seconde voie considère l’existence d’une transcendance, c'est-à-dire d’un « arrière monde », ou d’un « monde au-delà de ce qui paraît », d’un « monde parallèle », et la paix dans cet « ailleurs » ne peut se faire qu’au prix de renoncements dans notre « ici ». Ne nous y trompons pas cependant, les hédonistes, tels Démocrite ou Epicure menaient aussi des vies d’ascètes. Il faut savoir qu’ils n’ont jamais recommandé de chercher les choses qui font plaisir et encore moins d’en avoir une consommation débridée. Ils ont plus précisément recommandé de goûter le plaisir en chaque chose qui se présente.

Une troisième pensée, assez inattendue, ne propose ni l’un  ni l’autre (ni hédonisme, ni ascétisme). Elle ne prend en compte ni vraiment l’immanence, ni la transcendance. Elle propose une conscience dans cet « ici » de notre monde, une dégustation savoureuse et respectueuse du vécu présent, avec cependant une conscience que tout n’est qu’illusion… mais, en même temps, elle propose de ne considérer aucun « au-delà » particulier. Nous avons là une philosophie du respect de l’être et de la vie extrêmement profonde. Remarquons toutefois qu’elle respecte l’être sans pour autant l’idéaliser. Il ne s’y trouve pas d’ego, ni de pensée ontologique (pensée ontologique : celle qui étudie l’être en tant qu’individualité), mais il s’y trouve une profonde considération envers les êtres, autant qu’envers soi. Tout y est considéré comme étant en interdépendance (finalement une forme de pensée « hyper systémique ») et l’existence de chaque être et de chaque chose s’y trouve reliée à l’existence de chacun des autres êtres ou chacune des autres choses, de sorte que rien ne peut être considéré comme existant seul. Ces enchaînements et modifications successives de tout, donnent l’impermanence qui, quoique plus proche de l’immanence, n’est ni immanence, ni transcendance.

Nous trouvons, à l’origine, les représentants des deux premiers modes de pensée chez les philosophes grecs, et le troisième chez les philosophes indiens (ceux de l’inde).

1.2Petites guerres partisanes

Les hédonistes « immanents » ont trouvé leur parole avec (entre autres) les philosophes grecs Leucippe, Démocrite, Epicure, …etc. Les ascétiques « transcendants » ont trouvé parole avec des Socrate, Platon, Aristote. Il se trouve entre eux deux phénomènes particulièrement étonnants :

1 Guerres des philosophes grecs

Les hédonistes ont peiné à se faire entendre et ont souvent été assimilés à des « pourceaux en quête de jouissances animales et stupides » (ce qui est faux).

Parmi les partisans de la « transcendance », Platon (qui n’est pas avec certitude un représentant fiable de Socrate), a juste voulu brûler les deux ou trois-cents ouvrages de Démocrite qui ne pensait pas comme lui et gênait sa doctrine (Onfray, 2006, p.57). Cela se confirme dans les « Dialogues » de type « maïeutique » où, au lieu de « faire naître de l’esprit les pensées que celui-ci contient sans le savoir » - ainsi que la maïeutique est sensée le faire -, il ne propose que des questions induisant les réponses. Quel gâchis par rapport à Socrate ! Il fait dire à Socrate par exemple « Je vais te poser les questions comme si tu avais les desseins que je t’attribue » (Platon, 1967, p.104).

La guerre s’est poursuivie ultérieurement quand il fut question de classer les penseurs antiques. Socrate reçu, dans le monde philosophique, une place analogue à celle de Jésus-Christ dans la société occidentale. De même que notre culture raisonne historiquement en « avant J-C » et « après J-C », les historiens de la philosophie raisonnent en « avant Socrate » et « après Socrate ». Nous avons ainsi les penseurs « pré » et « post » socratiques. Pourquoi  pas, si cela n’était accompagné de l’idée arbitraire selon laquelle l’homme n’aurait commencé à avoir une pensée sérieuse qu’à partir de Socrate, les autres étant même presque considérés que comme des « préhistoriques de la pensée ».

Ces quelques considérations concernant l’histoire de la pensée de l’homme se retrouve dans l’histoire purement historique. La psychanalyste Pascale Binan fait remarquer qu’on parle injustement des « hommes préhistoriques », comme si ceux-ci n’étaient pas vraiment des hommes (de la même façon que les  « présocratiques » ne seraient pas vraiment des penseurs). Pascale Binan prône le fait de parler « d’hommes de la préhistoire » plutôt que « d’hommes préhistoriques ». Cette juste nuance est vraiment bienvenue pour signifier le respect que nous devons aux êtres humains qui nous ont précédés… et à qui nous devons d’être là aujourd’hui..

2 Une difficulté sémantique

A côté de ce débat sur cette situation pré ou post socratique, nous avons eu l’émergence de la pensée indienne en occident.

Il se trouve que les philosophes de l’Inde ont été éliminés de la réflexion philosophique depuis le XIXe siècle, car après un gigantesque engouement pour la philosophie Indienne, au cours du XVIIIe (Droit, 2004, p. 17-29), celle-ci a pratiquement été éradiquée des universités, des bibliothèques, des manuels de philosophie (nous distinguerons bien sûr ici les « religions de l’Inde » et les « philosophes de l’Inde », souvent injustement mélangées). 

Il se trouve qu’après avoir cru que la pensée était née en Grèce, la découverte des penseurs orientaux a laissé paraître que ces derniers avaient précédé les grecs… et que l’homme pensait déjà avant eux !

Il se trouve même que plusieurs philosophes grecs devaient les nuances de leurs pensées à leurs voyages vers l’Orient (notamment Démocrite). Par exemple, le philosophe indien Kanada parla d’atomes deux siècles avant Démocrite. Or après avoir trouvé cette pensée Indienne comme pensée « mère de la philosophie » celle-ci se révéla inclassable : ni religieuse ni laïque, ni immanente ni transcendante, ni hédoniste ni ascétique.

Pour traduire la pensée indienne, concernant le rapport à l’être et à la vie, il a souvent été évoqué l’idée de « voie du milieu ». Ce sont du moins les mots par lesquels la pensée occidentale traduit ces concepts. En effet, l’esprit occidental, raisonnant spatialement, tente de nommer « la chose » avec sa « géométrie intellectuelle » bien à lui… c'est-à-dire à une dimension (avec un unique segment de droite, nous remarquerons qu’il dispose d’un monde particulièrement restreint !). L’idée de « milieu » est ici totalement erronée. Si nous devions rester géométriques, nous passerions au moins en deux dimensions, et nous ne dirions pas qu’il s’agit « du milieu d’un segment » où nous aurions d’un côté l’immanence et de l’autre la transcendance, et au milieu la pensée des philosophes Indiens : nous choisirions plutôt de partir d’un triangle où nous mettrions l’un d’eux à chacun des trois angles.

Seulement, si nous sommes capables de concevoir l’angle (le point de vue) de l’immanence (tout est dans ce monde) et l’angle  de la transcendance (il y a un monde « parallèle »)… nous peinons à nommer le troisième angle qui n’est ni l’un ni l’autre, ni entre les deux ! Il n’est même pas sûr que l’idée de « triangle » soit un juste reflet de ce positionnement, ni même qu’une quelconque géométrie ne le puisse.

Les traductions sont délicates. Ainsi, venant d’Asie, ce qu’on appelle « arts martiaux » est la traduction de « arts de la voie » (ju-do, aïki-do, karaté-do… etc,  « do » signifie « voie ). Nous prendrons attentivement note du changement impressionnant de connotation traduisant « la voie » (qui évoque une sorte de chemin intérieur ou de sagesse) par « martial » (qui signifie guerre ou guerrier).

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2   Rapport avec le sourire

Il ne s’agit aucunement de prendre parti, mais il était utile de discerner, au moins approximativement, ces trois courants de pensée par lesquels l’être  humain a tenté de comprendre la vie et de se positionner pour que celle-ci soit la meilleure possible… que ce « meilleur » soit prévu dans ce monde, ou dans un « au-delà de ce monde ».

2.1Différences et complémentarité des réalités

Pour sourire à la vie, rester libre des partis pris.

Dans ma publication d’août 2008 « Eloge de la différence », j’ai pointé combien toute attitude partisane nous éloigne d’une possible précision de notre perception. Personne ne perçoit « La Vérité », mais chacun peut en appréhender quelques « éléments » depuis l’angle d’où il regarde. Il importe ainsi davantage de considérer tous ces angles que de n’en prendre qu’un.

Cependant, il serait erroné de vouloir « additionner » ces différents points de vue pour comprendre le tout. Il serait aussi erroné de vouloir en faire une moyenne. Nous prendrons en compte qu’il ne s’agit pas de logique arithmétique, mais d’un type de synchronisation où tout a sa place et son sens, où tout est tissé en subtile complexité… Cela peut prendre souvent une forme dialogique, c'est-à-dire une forme où des aspects contradictoires cohabitent, se soutiennent mutuellement, et ne peuvent en aucun cas être dissociés (voir publication « nouvelle psycho-logique » juillet 2010). Cela laisse notre intellect pantois, car une telle approche n’entre pas vraiment dans son champ de compétence habituel.

Prenons soin d’envisager que la réalité puisse n’être ni à un bout, ni à l’autre, ni au milieu, mais plutôt dans une approche où il y aurait un peu de tout partout, dans des proportions variables et dans une intrication subtile. Cela conduit à l’échec toute tentative de classification, pourtant tellement chère à nos neurones, si performants et utiles en d’autres circonstances !

Cette notion de « tout en même temps » fait penser à cette loi géométrique où, percevant un cube en nous plaçant en quatre dimensions, nous en verrions toutes les faces en même temps… et même l’intérieur, sans pour autant le contourner ou entrer dedans. Si une telle perception semble un peu étonnante, il ne s’agit que d’une figure de trois dimensions vue en quatre dimensions, d’un simple principe de géométrie et non d’une élucubration métaphysique. Nous sommes ici dans un phénomène analogue où il serait vain de tenter de prouver la vérité absolue d’un aspect qui viendrait en contradiction des autres.

2.2Le plaisir et la conscience

Pour sourire à la vie, discerner les rapports entre plaisir et conscience

La croyance selon laquelle le plaisir et la conscience ne font pas bon ménage (venant des platoniciens) a longtemps proscrit le sourire, considérant qu’on ne peut en même temps éprouver du plaisir et ouvrir sa conscience. Ainsi, la conscience ne pouvait éclore que dans la souffrance, ou du moins dans la gravité.

Naturellement il ne nous échappera pas que certains esprits ne s’ouvrent qu’avec la souffrance quand celle-ci vient, tel un aiguillon, les réveiller de leur torpeur. Nous trouvons ainsi des êtres bien plus capables d’apprécier la vie après une épreuve majeure et douloureuse. Cependant, n’omettons pas que certaines douleurs, au contraire, peuvent éteindre l’esprit à tout jamais quand il ne se relève pas de son épreuve.

Le problème est sans doute qu’on a mélangé les plaisirs utilisés comme compensations d’un mal vivre avec ceux correspondant à une subtile dégustation de l’existence. D’ailleurs si l’on en croit les hédonistes Démocrite ou Epicure, leur vie était plus dans cette subtile dégustation avec mesure, que dans la débâcle de quoi que ce soit.

Pourtant, la pensée des Hédonistes fut si décriée qu’une distance s’est installée avec le plaisir, et de ce fait avec le sourire. Nous noterons la « sagesse » qui fait à ce point défaut chez Platon dans sa volonté de réaliser un autodafé des œuvres de son « concurrent » ! Une attitude finalement pas si « platonique » que ça !

De cette défiance par rapport au plaisir, il a résulté des frustrations de vie, au point que la dégustation de ce qui est beau ou goûteux s’est évaporée au profit d’une compensatrice débâcle de « trop de tout » pour ceux qui en ont les moyens… et d’une frustration encore plus grande pour les autres !

Freud en fait la description dans sa théorie de « plaisir et de réalité », de libido cherchant à tirer profit des autres, considérés ici (c’est la terminologie psychanalytique) comme des « objets » alors que celui qui en profite est considéré comme un « sujet »... Freud a aussi remarqué que les frustrations qui résultent des échecs de profit génèrent les divers troubles évoqués en psychanalyse. S’il est évident que la psychologie ne peut en aucun cas se réduire à de tels concepts, il n’en demeure pas moins qu’il y a ici une certaine réalité.

Savoir déguster la vie dans sa simplicité, s’arrêter sur ce qui est harmonieux et le goûter, rencontrer ce qui s’exprime dans notre environnement et en apprécier les saveurs… voilà qui a longtemps été remis en cause par les opposants à l’hédonisme.

Non seulement nous avons culturellement appris à nous méfier de ce qui fait plaisir, mais nous avons, en plus, développé une tendance à regarder essentiellement ce qui ne va pas. Comme s’il ne suffisait pas de nous trouver privés des sources de réjouissances, nous avons appris aussi à nous connecter en permanence à ce qui est désagréable, négatif, douloureux, disharmonieux.

Finalement, qu’avons-nous tendance à privilégier ? :

-La capacité à discerner ces harmonies délicieuses ?
(Naturellement nous prendrons soin de ne pas confondre cette aptitude à goûter les saveurs de la vie avec un « positivisme » stupide, niais et niant, qui occulte les difficultés et ne les reconnait pas)

Ou bien

-La propension à ne tourner délibérément et constamment notre attention que vers ce qui ne va pas ?
(Comme si nous choisissions ce qui pourra nous mettre en état de gravité plutôt qu’en  état de réjouissance, peut-être dans l’espoir de favoriser notre conscience)

Notons ici la si fréquente supériorité du deuxième point par rapport au premier !

Si nous avons quelques difficultés à être spontanément sensibles à l’harmonie, c’est aussi que notre attention est accaparée ailleurs (notion de figure et de fond développée en gestalt thérapie (voir publication de mai 2009) où la figure est ce sur quoi focalise notre attention, et le fond représente ce qu’on laisse dans le flou, ce qu’on néglige involontairement de percevoir vraiment).

Le journal américain Washington Post organisa une expérience le 12 janvier 2007 pour tester la sensibilité du public à la beauté, mais hors contexte. Il en publia le résultat le 8 avril 2007 http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2007/04/04/AR2007040401721.html?hpid=artslot

Les responsables de cette expérience firent jouer un des plus grands violonistes actuels, Joshua Bell, dans une station de métro de Washington (L’Enfant Plazza) pendant 43mn. Ce dernier interpréta des partitions parmi les plus belles en utilisant un précieux stradivarius. Nous avions donc un interprète d’exception, des partitions d’exception, un instrument d’exception (naturellement l’interprète n’était pas en habit de scène, mais vêtu avec un tee-shirt, un jean, et une simple casquette).

Alors que dans le cadre habituel d’un concert des personnes payaient 100$ pour voir ce violoniste, ici pratiquement personne ne l’a remarqué au point de s’arrêter ne serait-ce qu’un bref instant. Sur les 1097 personnes qui passèrent en 43 mn, seules 27 donnèrent de la monnaie pour un total de 32$, et il ne reçut pas non plus d’attention.

De nombreux passants furent interviewés pour cet article. Une quarantaine de personnes furent interpellées à cet effet et il leur fut demandé leur numéro de téléphone pour les appeler un peu plus tard pour l’interview. Personne ne dit avoir remarqué un musicien, sauf un certain John Picarello qui a tout de même reconnu avec étonnement une interprétation exceptionnelle, sans pour autant identifier le violoniste (dont pourtant il était fan).

Si nous sommes capables de passer à côté d’un tel trésor sans le voir… combien de choses manquons-nous chaque jour faute d’avoir su regarder, puis d’avoir su goûter ?

Les Epicuriens ne prônaient pas le recherche des choses qui font plaisir, mais la recherche du plaisir en chaque chose. En effet rechercher ce qui fait plaisir pour oublier ce qui nous gêne ne participe pas du même principe que de goûter le plaisir offert par la vie pour mieux rencontrer celle-ci. Un épicurien trouvait le plaisir dans la nourriture autant que dans le jeûne… car il s’agissait pour lui de ne pas manquer les saveurs de l’expérience présente.

L’art de goûter l’instant, de « cueillir le jour » (carpe diem), nous en trouvons un aspect dans la marche consciente du bouddhiste Thich Nhat Hanh.

Par exemple marcher vers un arbre et goûter chaque pas… sans nous hâter, comme si l’arbre était la fin de notre vie… voilà qui change notre allure et notre sensibilité ! « La survie de l’humanité dépend de cette capacité d’arrêter de se hâter » (La sérénité de l’instant – Dangles, 1992, p.48).

L’art de la conscience, l’art de goûter, l’art de la saveur... voilà l’œuvre du sage ou du philosophe. Gardons présent à notre esprit ce voisinage étymologique de « sagesse » et « saveur », « sapiens » et « sapidité ».

Les philosophes hédonistes, dont Démocrite (V av JC) et Epicure faisaient partie, réalisaient cette recherche de façon à ce que l’éventuel inconvénient résultant d’un plaisir ne soit jamais supérieur à l’avantage qu’il nous offre… Ils mettaient ainsi en œuvre une délicate « diététique du plaisir » très loin de toute idée de démesure.

Naturellement, malgré certaines analogies entre Thich Nhat Hanh et Epicure, aucune de ces approches n’est identifiable à l’autre. Nous pointerons seulement ici qu’on ne peut avoir plus de conscience en évitant la vie qui s’offre à nous.

2.3Conscience et confiance

Les hédonistes ont souvent été mis en opposition avec les stoïciens. Si nous devons par exemple à Michel Onfray, dans sa « Contre histoire de la philosophie », de nous avoir éclairés sur les hédonistes (Leucippe, Démocrite, Epicure, Aristippe…), il fait pourtant pratiquement l’impasse sur les délicates nuances de stoïciens, à peine mentionnées, comme celles d’Epictète ou de Marc-Aurèle.

Pourtant, si les stoïciens n’ont pas mis en avant le plaisir, ils ne s’y opposent pas vraiment. Ils proposent une confiance en la vie, une confiance en la justesse de ce qui se passe. Ils nous enseignent que ce que nous ressentons ne vient pas tant de ce qui se passe que de ce que nous en faisons. D’une certaine façon ils mettent le plaisir entre nos mains au lieu de le laisser au hasard de l’extérieur.

Ainsi, pour eux, c’est plus notre façon de goûter que ce que l’on goûte qui fait la saveur ! On pourrait dire que l’hédoniste propose de cueillir le plaisir venant de l’extérieur, alors que le stoïcien propose de le construire en soi. Epictète nous invite à constater que « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils en ont » (Le manuel V)… nous pouvons en déduire que cela vaut pour la souffrance comme pour le plaisir.

Il est vrai que les hédonistes prônent le plaisir pour accéder au bien-être, alors que les stoïciens prôneraient plutôt l’ataraxie (« l’absence de troubles »). Bien évidemment réduire le bien-être à l’absence de troubles est une hérésie, autant que réduire la santé à une absence de symptômes (notion particulièrement bien développée par Abraham Maslow), ou encore que de réduire la paix à une absence de guerre (notion bien développée par Baruch Spinoza* ou, plus près de nous, Maria Montessori**). Notre organisme peut être profondément malade sans pour autant avoir de symptômes déclarés, et la paix apparente, obtenue par soumission de l’ennemi, ne fait que préparer en germe la prochaine guerre à venir.

* « Car la paix ainsi que nous l’avons déjà dit ne consiste pas en l’absence de guerre, mais en l’union des âmes ou concorde » (Spinoza, B. 1962, p.954).

** « ce qu’on entend généralement par le mot paix c’est simplement la cessation de la guerre. Mais ce concept négatif ne permet pas une description adéquat de la paix authentique » (Montessori, M. 1996,  p.26).

Réduire les stoïciens à la quête d’ataraxie, c’est regarder chez eux avec un peu trop de précipitation et de désinvolture. C’est oublier combien ils goûtent cette confiance en la vie qui les fait avancer, avec sens et sensation, avec justesse et accomplissement savoureux.

Encore une fois notre intellect réclamant un classement nous a rendus excessivement simplificateurs dans notre façon de considérer les différents penseurs… dont certains, apparemment opposés, sont plus reliés qu’il n’y paraît.

2.4La cause et le sens

Epictète nous propose l’idée que la cause (la source) est en nous. Démocrite ou Epicure nous proposent plutôt l’idée que la cause est extérieure, mais que la volonté de la goûter est en nous. Donc ils nous ramènent aussi à une sorte de « cause intérieure », de « source intérieure » produisant ce que nous ressentons.

Les notions de cause et de sens sont très importantes, car elles connotent la pensée et la réflexion.

Ainsi, si la cause est en nous, d’où vient celle-ci ? Vient-elle de notre volonté ou de notre conscience ? Provient-elle de notre inconscient, d’une pulsion, ou même encore d’un projet ?

L’idée de projet implique celle de sens, et inverse la proposition. Nous ne faisons pas ce que nous faisons « à cause de », mais « dans le projet de », que ce projet soit conscient ou non. C’est alors la finalité (à venir) qui nous mobilise et non la causalité (passée).

Pour faire simple, nous dirons donc que la « cause » est une origine dans le passé, alors que le « sens » est une origine dans le futur. Cette notion de « source » dans le futur porte un nom : cela s’appelle téléonomie (de teleo : but, finalité ; et de nomos : règles, lois). J’ai déjà mentionné ce mot dans d’autres publications (notamment dans « De l’espace et du temps » avril 2009). Cette notion heurte le bon sens et n’est pas appréciée des philosophes et encore moins des scientifiques. Nous devons naturellement reconnaître que l’idée de téléonomie ne va pas avec celle d’entropie (2e principe de la thermodynamique) qui nous explique que le désordre ne peut que rester identique ou augmenter, et que les causes ne peuvent être que dans le passé et induire le futur de façon déterministe (par enchaînement de causes et d’effets). Selon ce 2e principe de la thermodynamique, la flèche du temps est inflexible (passé vers futur), et le futur n’est que néant tant que le passé ne l’a pas réalisé. Si l’idée de téléonomie va assez mal avec ce 2e principe de thermodynamique, il va par contre assez bien avec l’idée de projet. Ce principe de projet a été repris par l’astrophysicien Trin Xuan Thuan (1991 et 2008) qui s’amuse à parler d’anthropie (de anthropos : humain) pour dire que l’homme existait en projet dans l’univers initial du big-bang et que cela en a déterminé l’évolution. Bien qu’il justifie son propos par de nombreuses considérations très précises et chiffrées, il est naturellement très controversé par ses pairs.

D’une façon plus psychologique, Abraham Maslow nous propose que l’homme est porté par son projet (même s’il est inconscient) de devenir plus  humain et que la plupart de ses troubles psychiques sont liés à une carence en cette humanité… L’homme cherche cette humanité plus que tout, même quand il ne le sait pas consciemment, même s’il franchit de nombreuses étapes avant d’en être conscient.

Nous arrivons à des paradoxes où nous avons un futur imprévisible où les causes antérieures sont tellement intriquées qu’il est difficile de faire une prédiction totalement fiable… et où, en même temps, le projet joue un rôle majeur dans cet enchaînement des causes et des effets. Le projet lui-même pouvant être généré par des causes antérieures, ces causes elles-mêmes pouvant aussi résulter du  projet.! L’intrication est telle qu’il est bien difficile de donner une réponse absolue. Nous devons simplement laisser notre esprit ouvert à diverses éventualités et ne pas restreindre le champ des possibilités.

2.5Le sourire frôlé

Les hédonistes autant que les stoïciens peuvent-ils sourire à la vie ? En effet, ils la goûtent, ils lui font confiance, ils la rencontrent, sans pour autant chacun s’oublier soi-même.

Pour les deux il s’agit de vivre ce qui est, de ne pas manquer ce qui nous entoure, mais aussi et surtout ce qui nous habite (notamment chez Epictète, avec cette attention toute particulière sur ce que nous ressentons, qui est le seul élément sur lequel nous puissions, selon lui, exercer un pouvoir). Si les hédonistes insistent sur la notion de plaisir alors que les stoïciens insistent sur l’ataraxie (absence de troubles), les deux parviennent, chacun selon leur nature, à une sorte de tranquillité de l’esprit.

Pour chacun des deux il y a une certaine confiance en le projet de la vie. Ce qui se présente a du sens, est juste, même si ce sens ne nous est pas perceptible.

La capacité à une certaine tranquillité d’esprit réside dans cette confiance en le sens de ce qui est. Les religieux estiment ce sens venir de Dieu, les philosophes l’estime venir de la Vie.

Ainsi que je l'ai évoqué précédemment, les philosophes grecs voient ce sens venir de la vie, soit de façon immanente (pas de « monde parallèle » ou « d’arrière monde », tout est dans le monde), soit de façon transcendante  (il y a un « autre monde » même s’il n’est pas divin, comme dans la caverne de Platon). Ces derniers auraient donné raison au mathématicien Kurt  Gödel qui estime qu’il y a une infinité de vérités non démontrables, car pour les démontrer il convient de sortir du système étudié (pour cela encore il faut qu’il y ait un « en dehors du système »).

Les philosophes indiens eux, considèrent que le monde n’est ni immanent, ni transcendant, mais qu’il doit être rencontré avec confiance (il n'y a pas de doute sur le sens et la justesse). Par contre ils considèrent le temps avec un point de vue différent : « tout est là en même temps », rien n’existe de façon séparée, ni les choses présentes entre elles, ni les choses présentes d’avec les choses passées. Tout est en lien et rien n’existe seul. L’idée d’impermanence y fait que tout change, mais ne fait en réalité que se déplacer dans l’espace ou dans le temps en changeant de forme. Leur façon de considérer le temps est différente puisque pour eux, tout se passe comme si « tout était là ». C’est un peu comme un enchaînement de causes à effets, mais ce n’est pas vraiment cela non plus. Tout y est relié sans pour autant qu’on puisse parler en termes de causes et de conséquences. C’est sans doute cela qui a troublé la pensée occidentale et lui a fait si violemment éjecter la pensée des philosophes indiens au XVIIe après l’avoir adulée le siècle précédent.

Voici trois axes de pensée qui offrent un regard sur le monde confiant et généreux, sinon avec l’idée de plaisir, au moins avec celle de tranquillité. A notre époque où l’on parle d’envahissement par le stress, nous avons là trois voies pour reconsidérer notre façon d’aborder la vie. Nous avons là trois voies pour retrouver le sourire, pour décrisper notre faciès, pour offrir à notre interlocuteur un visage exprimant la confiance… sachant qu’une telle attitude est contagieuse et que notre propre sourire favorise celui d’autrui. Vous voyez certains photographes pour enfants demander aux parents « ne lui demandez pas de sourire, souriez lui ! »

Mais sourire à la vie, c’est sans doute plus que la tranquillité d’esprit.

2.6Ne pas confondre réjouissance et ataraxie

Il se trouve que la tranquillité d’esprit (ataraxie), tant recherchée par de nombreux philosophes, risque de ne pas suffire pour produire un « sourire à la vie » émergeant de notre délicat visage !

L’absence de troubles n’est pas la réjouissance, pas plus que l’absence de guerre n’est la paix (Baruch Spinoza) ou que l’absence de maladie n’est la santé (Abraham Maslow).

Tout au plus l’ataraxie nous met elle en meilleure posture pour percevoir les saveurs de l’existence… mais elle n’en remplace pas la goûteuse perception. Les philosophes septiques (qui ne se prononçaient pas sur ce qui est bon ou mauvais) évitaient la prise de position qui risque de nous enfermer. Ils tentaient ainsi de rester libres et d’éprouver une certaine paix... mais au fond ils s’interdisaient de ressentir et contredisaient ainsi implicitement leur principe en estimant « qu’il était bien de faire ainsi » (ils prenaient alors position). Nous noterons qu’une personne anesthésiée ne souffre pas, mais qu’elle ne vit pas tellement non plus.

L’arrêt des troubles peut provoquer une certaine réjouissance momentanée (ça fait toujours du bien d’arrêter de souffrir) et le relief qui apparaît entre la souffrance et la non souffrance nous permet de sentir, pour quelque instant, ce que nous ignorons à l’ordinaire… c’est à dire le bonheur qu’il y a en l’absence de cette chose pénible.

Pourtant, cette absence de troubles ne consiste pas en une délicieuse saveur que nous goûtons, mais en une mauvaise saveur dont nous sommes débarrassés. Ce n’est,  en quelque sorte, qu’une « saveur en négatif ». Un peu comme quelqu’un qui se réjouirait de ne plus avoir un excès de poivre rendant chaque bouchée brûlante… Il lui reste encore du chemin à faire pour accéder aux délicatesses gastronomiques.! ...ou encore un autre qui se réjouirait de ne plus avoir à boire de vinaigre, cela ne fait pas encore de lui un œnologue ! ...ou encore quelqu’un qui apprécierait que s’arrêtent enfin les bruits infernaux qui lui cassaient les oreilles, il n’en deviendrait pas pour autant mélomane ! ...ou encore une personne libérée de l’odeur pestilentielle qui lui arrachait les muqueuses nasales, il lui faudra encore un peu de chemin pour devenir parfumeur et créer de magnifiques fragrances.

Pour accéder à ce sourire à la vie, nous sentons bien que de nombreuses démarches explicatives touchent vite à des excès nous éloignant de la sagesse, de la saveur, et de la réjouissance. Cela est d’autant plus enraciné, comme nous l’avons vu plus haut, à cause de l’idée platonicienne selon laquelle « plaisir » et « conscience » sont estimés incompatibles. Une telle idée nous maintient dans un magistral brouillard gustativo-existentiel.

Sourire à la vie, c’est bien plus que d’éprouver de la tranquillité d’esprit. C’est sentir la vie en soi et autour de soi, c’est se percevoir et percevoir autrui. C’est savourer le bonheur de sentir palpiter l’existence dans ce qu’elle a de plus précieux et de plus intime. Qu’il s’agisse de peines ou de joies, ça palpite, ça se montre, ça se partage, ça se rencontre…

La pudeur apprise concernant ce que nous éprouvons, nous éloigne de cette spontanéité nous permettant de nous rencontrer vraiment les uns les autres, mais aussi de nous rencontrer nous-mêmes. Concernant les autres nous ne parlons que de calmer, apaiser, rassurer… A propos de soi nous ne parlons que de se contrôler, se dominer, se maîtriser ou même se dépasser. Dans les deux cas nous ne parlons jamais de nous rencontrer dans ce que nous sommes vraiment, avec ce que nous ressentons… hélas jamais (ou trop rarement).

2.7La source paradoxale

La source de ce sourire semble se tenir en soi… mais pas sans l’autre. Voilà un curieux paradoxe : se trouver, être à l’écoute de ce qui nous habite semble essentiel… pourtant cela, sans la présence de l’autre, n’a guère de sens.

Comme nous le dit Fritz Perls en Gestalt-thérapie, l’individu n’existe qu’en fonction de l’autre. Pourtant il doit se trouver, accomplir son individuation (comme Karl Gustav Jung nous le dit si bien), en se trouvant lui-même.

D’un côté il y a le contact avec autrui, de l’autre l’accomplissement de Soi.

D’une part ces « autres » qui torturent un peu ce « Soi » en train de se chercher, semblant même souvent l’entraver…

D’autre part ce « Soi » qui doit se préserver des pressions extérieures pour ne pas se manquer… pour ne pas se réduire, par réaction, à une vulgaire expression du moi (outil social de paraître).

Pourtant il ne peut se trouver si les autres n’existent pas autour de lui. Nous trouvons là une situation dialogique. La dialogique est un axe de réflexion développé  par Edgar Morin (1999) signifiant que des choses contraires fonctionnent ensemble et s’étayent l’une l’autre. C’est ici le cas, quand l’autre nous permet d’accéder à l’individuation en même temps qu’il en entrave le processus. Les deux phénomènes étant intriqués dans une complexité (tissés ensembles) formant « l’étoffe de Soi ».

Partagé entre, d’une part le besoin d’appartenance qui le pousse à renoncer à soi et à se fondre dans le groupe, puis d’autre part le besoin d’estime qui le pousse à se distinguer des autres… l’être humain poursuit sa quête d’humanité mais n’en est à ce stade qu’à construire son égo, son moi, son paraître. En attendant la réalisation du Soi (c'est-à-dire de « qui il est ») il ne fait encore que bâtir ce qu’il paraît (publication d’octobre 2008 « Abraham Maslow » ).

Cet « autre » souvent nous dérange, et pourtant, sans lui nous ne pouvons « être » vraiment. Curieuse intrication et complémentarité.

Peut-être en toucherons nous quelques fondements en distinguant clairement le moi (paraître) et le Soi (être). La fragilité d’un « Soi » non réalisé nécessite un « moi » suffisamment compensateur. Mais la réalisation du moi (satisfaction du besoin d’appartenance aboutissant ensuite au besoin d’estime) ne peut être confondue avec la réalisation de Soi (satisfaction des besoins ontiques). On ne peut se contenter de parler en termes de « moi » et de « non moi ». Cette erreur fatale a conduit pas mal de psy (dont Freud lui-même) à croire qu’un « manque de moi » devait être corrigé par un « processus de renarcissisation ». Or l’effondrement du moi chez un être est souvent le début d’une réalisation de Soi, et une renarcissisation est une démarche rétrograde l’éloignant de sa quête d’individuation.

(Voir publication de novembre 2005 « le ça, le moi, le surmoi et le Soi ». Voir aussi la publication sur la Maladie d’Alzheimer (décembre 2009) où des psychiatres découvrent que cette maladie serait liée à des troubles cognitifs consécutifs à un trouble de l’identité. J’y précise qu’on ne remédie par à ces troubles de l’identité par une renarcissisation, mais par de la considération. Voir également la publication de  juin 2001 « dépression et suicide » où nous découvrons que la chute d’énergie et de motivation, effondrant le moi, favorise un accès à Soi).

Ainsi, il semble délicat d’expliciter clairement ce paradoxe nous conduisant en même temps à devoir nous protéger des autres pour parvenir à être Soi, et à en avoir besoin… car sans eux, le Soi ne trouve pas sa place.

L’existence semble subordonnée au fait que quelqu’un soit content de nous voir, et à défaut, qu’il y ait au moins quelqu’un sur lequel nous produisions un effet de mécontentement. Un peu comme cette revendication populaire face à trop d’indifférence « dis moi "oui" ou "merde", mais dis moi quelque chose ! » car mieux vaut un mauvais regard que pas de regard du tout.

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3   Validation existentielle et sourire

Ce regard porté sur autrui apporte ce que je nomme « validation existentielle ». Cette validation résulte d’une attitude et s’exprime par un simple sourire. Ce dernier est très discret, mais il est toujours profondément présent. Une sorte de « réjouissance silencieuse ».

3.1« Sourire de » et « sourire à »

Faisant suite à ma publication de février 2010 « les mots et les intuitions », je pointerai l’intéressante nuance qu’il y a entre « sourire de » et « sourire à ». La différence lexicale est des moindres, mais le sens est quasiment opposé.

Quand nous « sourions de quelqu’un », cela revient à s’en moquer, à le dénigrer, à le tourner en dérision.

Quand nous « sourions à quelqu’un », cela revient à lui témoigner de la gratitude. Cela revient à lui révéler qu’on est heureux de le voir.

Si l’on sourit tout court et tout seul, cela revient à manifester un délicat contentement.

« Sourire » est différent de « rire ». On peut « rire de » (ce n’est pas une moquerie, mais une expression de bonne humeur provoquée par ce qui nous fait rire) mais on ne va pas  « rire à » (cette formule n’aurait pas de sens).

Rire est aussi une très bonne chose, mais c’est différent de sourire. Le rire est réactionnel (c’est l’extérieur qui le produit en nous, par un impact faisant jaillir une chose intérieure). Souvent c’est libérateur, bénéfique et plaisant. Mais rire peut aussi être l’expression libératrice d’une tension suite à quelque chose de désagréable (le classique rire quand quelqu’un tombe ou se cogne, remplissant les tristes bêtisiers proposés à la télévision, ou le rire crispé suite à un problème personnel… où l’on rit « jaune »). En fait il est là le déguisement d’un malaise qui ne peut être contenu, mais qu’on ne peut exprimer directement sous forme de malaise.

« Sourire » est plus en conscience que « rire ». Le sourire vient de nous comme un témoignage conscient et volontaire de ce qui nous a touchés alors que le rire est provoqué par une réaction involontaire témoignant d’un impact reçu de l’extérieur venant agiter quelque chose en nous. Nous rions suite à un impact, nous sourions quand nous sommes touchés. L’impact comporte une certaine violence dans le « jeu de quilles » de notre intellect ou comme la chute inattendue mais incontournable d’une suite de « dominos » cognitifs, alors que le fait de se sentir touchés est comme une caresse, une caresse de la vie. Cela ne dévalorise en aucun cas le rire qui est une chose plus que nécessaire. Sourire et rire sont simplement de nature très différente. L’origine du premier vient essentiellement du dedans (état de sensibilité, de perception), celle du second vient du dehors (provoquant une réaction suite à l’instabilité du dedans).

Dans le rire on a reçu un « impact réactionnel », dans le sourire, on a bien voulu « se laisser toucher ».

3.2Ni légèreté ni gravité

En consultation de psychothérapie, le regard sur le pathos risque de rendre le praticien grave (donc lourd !). Alors il ne se réjouit pas en voyant son patient (il ne peut sourire). La gravité vient de la « masse », elle vient de « l’objet » (ici l’objet est le pathos), elle vient de la propension à vouloir objectiver (lire « le positionnement du praticien » décembre 2007).

« Sourire à » sous-entend une absence de gravité, une absence de pesanteur. « Sourire de » semble plus amusant que la gravité, mais c’est lourd aussi. C’est prendre les choses et les êtres sans gravité, mais avec une « légèreté » qui se révèle être péjorative.

L’humour est excellent et il n’y en a jamais trop, mais la moquerie est toujours déplacée. Nous dirons aisément de telles personnes à l’humour indélicat qu’elles sont « lourdes » (ça pèse) autant qu’elles sont « légères » (inconsistantes). Elles sont en même temps « pesantes et inexistantes ».

Il en va autrement de cette légèreté qu’on ressent face à quelqu’un qui nous sourit.  Ici, cette légèreté est plutôt une sorte d’absence de pesanteur, mais avec beaucoup de présence de l’être, beaucoup de plénitude. Nous ne dirons donc pas que cette personne est légère : avec présence et reconnaissance elle ne pèse rien, et pourtant elle est complètement là !

Toute la délicatesse du langage… Nommer ces subtilités n’est pas aisé, et je fais appel à votre capacité d’intuition pour en saisir les nuances indicibles.

3.3Comment on se sent vu

Frans Veldman et Donald Wood Winnicott ont flirté avec cette notion de « comment on est perçu par l’autre », ce bien-être ressenti quand l’autre nous sourit, quand il voit en nous un être à rencontrer. Ils ont mis en exergue « ce que le regard de l’autre nous renvoie ».

Veldman : « Ce partage implique une qualité de sociabilité qui consiste à accepter et à confirmer affectivement l’autre dans le Bon -le Bon en soi- qu’il représente ou peut devenir » (Veldman, 1989, p.45).

« La confirmation affective de l’être spécifiquement haptonomique va bien au-delà de l’affermissement rationnel de l’existence, en ce qu’elle découvre, révèle et confirme l’être vrai et essentiel -l’essentia- de l’individu, c'est-à-dire son Bon personnel et individuel, sa valeur intrinsèque » (ibid. p.47).

Winnicott : « Que voit le bébé quand il tourne son visage vers le visage de sa mère ? Généralement, ce qu’il voit, c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit. » (1975, p. 205).

« Le bébé apprend rapidement à faire une prévision qu’on pourrait traduire ainsi : "Mieux vaut oublier l’humeur de la mère, être spontané. Mais dès le moment où le visage de la mère se fige ou que son humeur s’affirme, alors mes propres besoins devront s’effacer, sinon ce qu’il y a de central en moi sera atteint". » (Ibid, p.207).

Il se trouve que l’enfant venant au monde est vu par ses parents et « lit » dans leur regard : il y « lit » du sourire ou de la gravité, du bonheur ou des soucis, de la tendresse ou de la peur. Parfois quelques sentiments peuvent se mélanger.

Notre apprentissage pour sourire à la vie se fait très tôt, de façon plus ou moins chaotique. Quand il n’a pas eu lieu, et même qu’au contraire nous n’avons rencontré que des regards de gravité, il nous faudra apprendre ultérieurement cette capacité au sourire. Comme nous l’avons vu, notre culture ne nous rapprochant pas de cet état d’esprit, l’apprentissage n’est pas aisé quand on devient grand, et encore moins quand on devient adulte.

3.4Validation existentielle

La validation existentielle est cette attitude par laquelle nous témoignons à autrui de la  beauté de cette dimension que nous percevons chez lui. Elle n’a rien à voir avec quelque chose qui provoquerait une renarcissisation chez notre interlocuteur car la validation existentielle n’a rien à voir avec l’ego, elle n’a rien à voir avec le moi. C’est plutôt une validation du Soi en l’autre, du Soi passé présent ou avenir, tout simplement du Soi, ainsi que nous le propose Frans Veldman « l’autre dans le Bon -le Bon en soi- qu’il représente ou peut devenir ».

Pour ceux qui souhaitent plus de détails sur cette notion fondamentale, je lui ai dédié une publication entière : « Validation existentielle » (septembre 2008).  

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4   Bénéfices quand on sait sourire à la vie

4.1La synergie dans l’hédonisme

Démocrite et Epicure avaient parfaitement compris que notre bonheur dépendait de notre capacité à éprouver le plaisir que nous offre l’existence. Ils ne cherchaient pas les choses qui font plaisir, mais recherchaient le plaisir en chaque chose qui se présente.

Une belle sagesse de dégustation de ce qui est offert, une belle capacité à recevoir, mais jamais à prendre. L’hédoniste ne « prend » pas de plaisir. Il a seulement appris à le « recevoir » en conscience. Dommage, comme nous l’avons vu, que Platon et ses platoniciens aient tenté de faire oublier cette sagesse gustative.

Pourtant, savoir goûter la vie, ce n’est pas tout à fait la même chose que sourire à la vie : savoir la goûter c’est en recevoir du plaisir, lui sourire c’est lui en être reconnaissant.

Sonja Lyubomirski, professeur à l’université de Californie où elle dirige le laboratoire de psychologie positive, nous explique que remercier a une influence sur le bonheur (et même des vertus thérapeutiques) :

« Nous serions tous plus heureux si nous rendions grâce sincèrement à notre état de santé, nos proches, nos amis, nos foyers et notre vie professionnelle, même lorsqu’ils sont- imparfaits » (2008, p.17) .

Il ne s’agit pas d’une gentille illusion de monde parfait, mais d’expérimentations en psychologie démontrant l’accroissement du bonheur en fonction de la gratitude exprimée.

« Tenir un journal des bienfaits reçus : […] Sélectionnez trois à cinq choses pour lesquelles vous avez envie d’exprimer votre gratitude » (ibid p 105).

Sonja Lyubomirski propose d’inscrire ces trois à cinq choses dans ce journal tous les jours, ou bien quelques fois par semaines, ou seulement quelques fois par mois, selon le ressenti de chacun.

4.2Manifester son bonheur

Il s’agit donc de développer l’aptitude à la saveur, puis à la dégustation de la vie, puis encore, celle à en être reconnaissant (gratitude)… s’y ajoute en plus le fait de l’exprimer. Celui qui sourit exprime ce bonheur. Ainsi il rend grâce en quelque sorte à ce qui lui a permis d’éprouver ce qu’il éprouve.

Quand on sent son interlocuteur manifester une telle chose, on a l’impression d’avoir été dans la justesse, d’avoir une place. Nous sommes dans ce que Maslow nommait « synergie forte », c'est-à-dire dans une situation où ce qui fait le bonheur de l’un fait aussi le bonheur de l’autre et réciproquement.

Sourire à la vie est ainsi une gratitude envers la vie. Or nous sommes plus souvent en colère après la vie qu’en état de gratitude. Nous la trouvons souvent injuste, pénible, mal adaptée avec trop de ceci ou pas assez de cela. Il suffit qu’elle manque de nous être retirée pour que soudain elle nous apparaisse plus précieuse que nous ne le pensions !

4.3Quand le positif devient négation !

Il y a cependant un « petit » danger à ce regard généreux car, sous prétexte d’être positifs, nous avons aussi ceux pour qui « tout va toujours bien » et qui sont en fait dans le déni de leurs ressentis et du vôtre. Ils vous encouragent à ne pas vous en faire, sans jamais entendre ce que vous tentez de leur dire de votre mal être. Une attitude « positive » (avec beaucoup de guillemets), qui ne serait qu’un évitement des ressentis douloureux, ne peut être satisfaisante et n’a rien à voire avec tout ce que vous venez de lire.

De telles personnes, pourtant toujours de bonne humeur, sont en fait très négatives… car elles sont perpétuellement en négation (de leur ressenti… et souvent du vôtre).

Il est juste de mettre son attention sur ce qui va bien, sur ce qui est agréable, sur ce qui est heureux, ressourçant, généreux. C’est même, comme nous venons de le voir, un bon moyen thérapeutique. Mais lorsqu’on s’en sert pour nier un ressenti, cela devient au contraire source de refoulement et de blessures.

Sourire à la vie, c’est sourire aux êtres qui se montrent, en étant heureux de les voir. Ce n’est en aucun cas sourire bêtement aux « jolies choses » pour éviter ce qui gène.

Cet imbroglio entre la culture où « il faut être positif » et celle de la « lutte contre le mal » nous éloigne des êtres qui, se retrouvant niés dans ce qu’ils éprouvent, glissent progressivement vers une non existence, dont ils peinent parfois à ressortir si « l’autorité extérieure » se fait un peu trop « puissante ».

La croyance dans ce positivisme forcené rend négatif, en ce sens où il conduit à être en négation de ce qui est éprouvé.

Être positif, c’est reconnaître ce qui est, et non faire diversion avec de « jolies choses » masquant les êtres parlant d’eux-mêmes et de leurs ressentis. Nous ferons donc soigneusement la différence entre le « quelqu’un » et le « quelque chose ».

4.4Le quelqu’un et le quelque chose

Il importe de différencier le sujet (le quelqu’un qui ressent intérieurement) et l’objet (le quelque chose qui a conduit à ce ressenti). Nous ferons même une différence entre le sujet et ce qu’il ressent. En effet celui-ci est toujours plus important que son ressenti et doit mobiliser notre attention. Face à quelqu’un qui souffre nous sommes sensés offrir notre attention à l’être qui souffre et non à sa souffrance.

Quand un praticien demande à un patient de considérer ses ressentis et même ses souffrances éprouvées, c’est juste dans le but d’identifier cette part de lui qui s’exprime grâce au « symptôme » (qui finalement est un « signe », un appel). L’attention du praticien se porte sur l’être qui a souffert et non sur la souffrance qu’il a éprouvé. Reconnaître la dimension de cette souffrance ne signifie en aucun cas que ce soit elle qui mérite notre attention. Ce qui mérite notre attention, ce ne sont ni la circonstance, ni la souffrance éprouvée, mais celui qui a été dans cette circonstance et qui l'a éprouvée.

Cette distinction extrêmement précise, qui n’est sans doute pas intégrable d’un coup tant elle est différente  de nos fondements habituels, doit être considérée avec soin.

Pour plus de détails sur ce sujet, en plus de « Validation existentielle » (septembre 2008), vous pouvez consulter sur ce site « Le positionnement du praticien » (décembre 2007).

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5   Le plaisir source de connaissance et de conscience

5.1Le plaisir et l'apprentissage

Je ne développerai pas de nouveau ce thème déjà longuement évoqué dans ma publication « Pédagogie » (février 2007). Ainsi que je l'ai rappelé en début d'article: savoir, sagesse, sapiens, sapidité ont la même source étymologique. Cela ne pourrait que convenir aux hédonistes dans ce qu’ils ont de plus subtil. Outre le bonheur que cela procure, il y a ainsi un meilleur accès à la connaissance.

Daniel Tammet, dans son ouvrage « Je suis né un jour bleu » nous fait remarquer

-« Prendre du plaisir est une bonne manière d’apprendre correctement » (Tammet, p.47, 2009).

Sano Saferis, dans ses recherches et son ouvrage « La suggestopédie » (1986) nous invite à découvrir comment l’apprentissage dans le plaisir est plus performant que celui dans la douleur. Cette approche Bulgare de la pédagogie nous montre comment des enfants réalisent en 6 moins le cycle CP CE1 avec plus de résultats que ceux qui sont dans la peine et dans le labeur.

5.2La mesure et la démesure

Le problème est sans doute d’avoir étendu les notions d’objectivations à l’humain. S’il est juste d’objectiver pour étudier les objets, cela devient une aberration quand on tente de comprendre les êtres.

Cette propension à l’objectivation, à la réification est dénoncée par Daniel Tammet (dit « autiste savant ») :

« … les méthodes de calcul du QI sont compromises par deux aberrations : La réification, "notre tendance à transformer les concepts abstraits en objets concrets", et la classification, "notre propension à classer des informations complexes sur une échelle de valeur" ». (Tammet, 2009, p.59).

Les mesures diagnostiques ont même conduit des spécialistes à vouloir interner l’enfant Kim Peek du fait de ses malformations cérébrales (absence de corps calleux) et même projeter de le lobotomiser « pour son confort ». Son père n’ayant pas accepté ce type de « soin » a choisi de s’occuper de son enfant par lui-même… et il se trouve qu’il sut lire à 16 mois, termina son cursus secondaire du lycée à 14 ans et devint un interlocuteur incollable devant des assemblées d’étudiants et d’universitaires (Tammet, 2007, p. 248, 249).

L’idée d’objectiver pour étudier est même dénoncée dans des domaines où pourtant cela pourrait sembler plus  juste. Maya Beauvallet économiste, consacre son ouvrage « Les stratégies absurdes - comment faire pire en croyant faire mieux » (2009) à démontrer comment trop souvent on a voulu mesurer pour améliorer une situation… et on est arrivé à une aggravation (dans l’économie, dans l’entreprise, en politique, dans le sport, dans la médecine...). Elle ne dit pas qu’il ne faut rien mesurer, mais qu’il faut aussi tenir compte de paramètres autres, qui eux ne sont pas mesurables.

Tout cela semble plaider en faveur d’une sensibilité perdue où la nécessaire objectivation pour gérer un certain nombre de choses ne doit pas être systématisée, et surtout qu’elle ne doit pas être appliquée aux êtres. Dans ce domaine ontique, la sensibilité envers le sujet compte plus que la mesure de l’objet.

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6   Le souffle et le sourire

Pour accompagner ce "sourire à la vie", je terminerai par une subtile possiblité de détente et de saveur existentielle. La lecture en est délicate car les concepts y semblent à contresens. Pour bien en saisir les nuances, il conviendra d'avoir bien distingué la différence entre l'énergie (faire) et la vie (être), de sorte qu'un flux d'énergie est très différent d'un flux de vie et ne produit pas la même sensation existentielle (ne produit pas la même sensation ontique).

6.1L’expiration comme « nourriture ontique »

S’il est souvent préconisé de se relaxer et de respirer, il est plus rare d’avoir pointé que la nourriture ontique (nourriture de l’être, de l’individu) est davantage reçue et perçue à l’expire qu’à l’inspire (même si l’on est toujours invité à être particulièrement attentif à l’expire dans la plupart des approches, sophrologie, yoga, relaxation etc.). Nous pouvons ici vivre une réalité subjective, une sensation réalisée dans notre imaginaire, pourtant parfaitement ressentie et porteuse de mieux-être, donc potentiellement source de sourire.

Pour mieux saisir ce qui suit, imaginez dans le thorax un « intérieur des poumons » qui se remplit ou se vide d’air (respiration habituelle), et un « extérieur des poumons » d’autant plus vaste que ceux-ci réduisent leur taille à l’expire*. Cet « extérieur des poumons » à l’intérieur de notre corps suit aussi une logique de « souffle » dépendant de la variation de cet espace (donc en sens contraire par rapport à notre respiration). Comme si nous avions un « soufflet à double flux » faisant que quand ça se vide d’un côté, ça se remplit de l’autre et inversement.

*Nous savons bien évidemment que les poumons sont « collés » à la cage thoracique par la plèvre et que c’est le mouvement de cette dernière qui les entraine dans l’amplitude respiratoire, aidée aussi du diaphragme. Mais dans la description ci-dessus,  nous ne sommes pas dans des considérations anatomiques, mais dans des sensations corporelles, au même titre que celles qu’on trouve en focusing (publication de juillet 2007).

Vider l’air de ses poumons revient à en diminuer le volume, « comme si cela dégageait de la place dans la cage thoracique ». Ce « vidage » de la cage thoracique laisse dans tout le corps un « espace virtuel » qui alors peut « se remplir de vie » en même temps qu’il se vide d’air (les deux se font simultanément).

Comme si « l’objet air » (carburant), faisait place à « l’essence vie » (être), qui est une nécessaire nourriture du sujet. L’un nourrit le corps, et l’autre remplit la conscience. Les deux sont utiles et certainement intimement liés, mais pourtant distincts (nous comprendrons ici que le  corps est « objet », et que la conscience est « sujet », tout en étant tous deux intimement liés, tout en étant dans une profonde interdépendance où l’un est l’expression de l’autre).

Ainsi que le dit Denis Noble (chercheur en génétique systémique) :

« Le ”soi“ n’est pas un objet neuronal » (2007, p.209).

précisant aussitôt :                                         

« … ”je“ ou ”moi“ ou ”vous“ ne sont pas des entités de même niveau que le cerveau. Ce ne sont pas des objets au sens où le cerveau est un objet. Mes neurones sont des objets, mon cerveau est un objet, mais ”je“ ne se trouve nulle part. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas quelque part ».

L’expire est un peu comme si l’on se laissait aller à goûter de façon profondément hédoniste « le meilleur du monde », non pas parce qu’on recherche le meilleur, mais parce que dans ce contexte il ne peut nous en venir que le meilleur si notre attention décide de se tourner en ce sens. Comme si tous les pores de notre peau se faisaient récepteurs, et nous permettaient de nous emplir de ce qui doit nous habiter. Peut être s’agit-il de ce que les chinois appellent le Qi. Je préfèrerai tout simplement nommer cela « Vie » (et non pas énergie).

6.2L’inspiration comme un partage

Suite à cette expiration qui nous empli tout l’être (ici souffler l’air nous rempli de vie) il y a forcément une inspiration. Cette inspiration emplissant les poumons, diminue la place disponible dans la cage thoracique (diminue la place dans cet « extérieur des poumons ») et sans doute dans tout le corps. Ainsi ce qui se trouve dans cette cage thoracique (autour des poumons) est porté à en sortir par pression, comme si cet inspire de l’air poussait vers l’extérieur par tous les pores de notre peau cette vie qui y était entrée.

Il ne s’agit pas ici d’imaginer qu’on se débarrasse de toxines, ou de déchets suite à l’utilisation d’un carburant (comme le CO2 avec l’air), mais plutôt d’imaginer cela comme un « partage de vie avec tout ce qui nous entoure » que l’on touche ainsi de notre bienveillance et de « notre sourire intérieur ».

6.3S’offrir des moments de paix

S’offrir quelques instants avec ce que je viens de décrire peut être vécu comme un moment imaginaire, mais c’est l’occasion de se tourner vers plus de justesse, de tranquillité, de paix ou de justice, c’est échapper à ce moulinage négatif qui encombre notre conscience et nous empêche de sourire, car fermant notre perception à ce qui pourrait être bon, goûteux, savoureux.

Cela peut nous aider à nous libérer de l’a priori négatif qui nous coupe de toute délicate saveur existentielle.

Naturellement il n’existe aucune recette miracle et ces quelques pages ne vous invitent certainement pas à suivre une sorte de « protocole du bonheur ». Celui-ci doit rester du domaine de la créativité et de la sensibilité de chacun.

Ce que vous venez de lire n’est qu’une invitation à la réflexion, une interpellation pour que vous trouviez ce qui est juste pour vous, et non que vous suiviez quelque règle que ce soit. Sourire à la vie, c’est aussi se respecter et ne pas se laisser soumettre à des choses qu’on ne reconnaît pas comme justes pour soi. C’est développer une sensibilité à ce qui s’exprime au plus profond de nous-mêmes et non une réduction à des règles, soient-elles édictées par d’éminents spécialistes.

« Mais après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même »  (René Descartes 2000, p.40) détails sur ce site dans« René Descartes – l’élan d’une science humaine » (Novembre 2006)

Voilà un sérieux encouragement de la part d’un homme qu’on a injustement jugé comme limitant la pensée.  

6.4 Pour conclure

Sourire à la vie procède de  notre sensibilité (capacité à percevoir), de notre regard (distinguer les délicates saveurs existentielles), de notre bonheur à les éprouver (le droit à l’hédonisme) et de notre aptitude à en exprimer une gratitude (l’art d’être communicant)… tout cela se réalisant selon un cheminement qui sera pour nous dans la justesse et qui ne peut nous être dicté de l’extérieur. Tout au plus nous pouvons recevoir quelques indications qui n’auront pour but que de stimuler notre créativité et non de nous enfermer dans quoi que ce soit.

De ces saveurs intimes qui viennent terminer cet article peuvent découler une plus grande disposition à l’art de la rencontre d’autrui, à l’art de goûter l’instant, à l’art de l’équilibre et de la réjouissance… et à l’art de le partager.

Pour atteindre cet art de la saveur et de la gratitude, nous retiendrons la différence qu’il y a entre une attitude hédoniste sachant goûter les délicates saveurs de la vie qui se présentent (attitude pleinement existentielle) et une attitude compensatrice recherchant gloutonnement à masquer ses manques justement engendrés par une incapacité à goûter (attitude pleinement libidinale).

 

Thierry TOURNEBISE

 

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7   Bibliographie

Beauvallet, Maya
-Les stratégies absurdesComment faire pire en croyant faire mieux - Seuil, 2009

Descartes, René
-Le discours de la méthode –Flammarion 2000

Droit, Roger-Pol
-L’oubli de l’Inde – Seuil point, 2004

Montessori maria
-L’éducation et la paix – Editions Charles Léopold Mayer 1996

Morin Edgar, Lemoigne Jean louis
-L’intelligence de la complexité L’Harmattan, 1999

Noble, Denis
-La musique de la vie - La biologie au-delà du génome – Seuil, 2007

Onfray, Michel
-Les sagesses antiques (Contre histoire de la philosophie t1) – Grasset poche, 2006

Platon
-Premiers dialogues – Flammarion, 1967

Spinoza, Baruch
-Œuvre complètes - Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1962

Lyubomirski, Sonja
-Comment être heureux et le rester - Flammarion, 2007

Safféris, Fanny
La suggestopédie  - une révolution dans l'art d'apprendre - Robert Laffont 1986 Paris

Tammet, Daniel
-Je suis né un jour bleu – Edition des Arènes, J’ai lu , 2007
-Embrasser le ciel immense, le cerveau des génies –
Edition des Arènes 2009

Thich Nhat Hanh  
-La sérénité de l’instant – Dangles, 1992

Trin Xuan Thuan
-La mélodie secrète de l’univers- Folio essais Gallimard 1991
- Le monde s’est-il créé tout seul ? – Albin Michel, 2008

Veldman Frans
-Haptonomie, science de l’affectivité – PUF, 1989

Winnicott, Donald Woods
-Jeu et réalité – Gallimard Folio Essais, 1975  

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8   Liens internet

Interne au site

Dépression et suicide  (juin 2001)  
Le ça, le moi, le surmoi et le Soi
  (novembre 2005)  
René Descartes – l’élan d’une science humaine
  (Novembre 2006)  
Pédagogie
(février 2007)  
Focusing
(juillet 2007)  
Le positionnement du praticien
(décembre 2007)  
Eloge de la différence 
(août 2008)  
Validation existentielle
(septembre 2008)  
Abraham Maslow
(octobre 2008)  
De l’espace et du temps
avril 2009  
Gestalt thérapie
(mai 2009)  
Maladie d’Alzheimer
(décembre 2009)  
Les mots et les intuitions
(février 2010)  
Nouvelle psycho-logique
(juillet 2010)
 

Externe

Washington Post organisa 8 avril 2007
http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2007/04/04/AR2007040401721.html?hpid=artslot

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