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Archétypes existentiels

Structures dynamiques invariantes de la psyché

Novembre 2019   -    © copyright Thierry TOURNEBISE

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Alors que la capacité au non-savoir est un fondement majeur de l’efficience des praticiens en psychothérapie, il existe cependant des choses que nous ne savons pas mais dont nous avons une connaissance intime. L’intellect ne sait pas l’élaborer mais c’est néanmoins un appui très utile.

Comment pouvons-nous avoir la connaissance de quelque chose que nous ne savons pas ? Il s’agit d’un intéressant paradoxe où la conscience dispose d’un appui auquel l’intellect reste le plus souvent aveugle, dont il ne sait pas rendre compte…car, comme nous l’avons vu dans la précédente publication d’octobre 2019 « De la Conscience à l’Un-conscient », la conscience est inconsciente !

Sommes-nous pour autant habilités à valider les intuitions, la sensibilité, ce sentiment d’un « chez-nous d’humanité » commun, au-delà de nos différences multiples et si précieuses ? Entre en jeu ici la notion d’archétypes existentiels. Notion délicate qu’il s’agit de ne pas mêler à celle d’archétype au sens habituel de « modèles ancestraux d’images, qui ont conduit à des représentations analogues au cours des siècles ou des millénaires, chez tous les humains en tous endroits de la planète ». Nous aborderons ici la notion « d’archétypes existentiels » plutôt comme source des processus psychiques, comme architecture première et discrète de ce qui anime la psyché (structures dynamiques). Nous nous garderons d’en proposer une invérifiable généralisation planétaire de tous temps, mais nous utiliserons tout de même la notion d’archétype (fondement initial de la vie) afin de la distinguer ce celle de paradigme (fondement d’une théorie). Les archétypes, c’est ce qu’il y a avant les paradigmes, avant les théories et leurs fondements intellectuels. Notre but est modestement l’efficience des praticiens, censés œuvrer tout en délicatesse et en respect de la nature intime de leurs patients si différents les uns des autres.

Sommaire

1 Les archétypes
- Une idée controversée – Remise en cause de cette notion – Définition – Différence archétypes/paradigmes – Du non-savoir à ;l’archétype – Le « chez-nous d’humanité – « Chez-nous d’humanité » et inconscient collectif

2 Non-savoir et connaissance
-Savoir et non-savoir – Connaissance – L’intellect et la conscience

3 Des structures dynamiques invariables
- En deçà des paradigmes – L’intégrité – La sécurité – Le déploiement – pertinences et finalités

4 Un « panorama » existentiel
- Un panorama sans paysage – Hors sensorialité – présences et alliances – Des mouvements rapprochement/éloignement – Un flux de Vie

5 Les archétypes existentiels et la Vie
- Même chemin, multiples labyrinthes -Une musique dans un concert – Les ouvriers d’une cathédrale

6 Support du non pensable
- Là où la pensée n’opère pas – Les perceptions subtiles – la cohérence au-delà des perceptions – le patient devient naturellement accessible

Bibliographie 
Bibliographie du site

 

1.Les archétypes

1.1.  Une idée controversée

Quand on parle d’archétype, l’on pense immédiatement à Carl Gustav Jung. Psychiatre psychanalyste, il tenta de préciser cette notion à travers l’idée de structure fondamentale de la pensée et d’inconscient collectif.

Il rencontra des collègues favorables à cette idée, mais aussi des détracteurs car il lui arrivait de se contredire entre l’idée de « dépôt d’expériences accumulées » et de « structure fondamentale, originelle » (Le Quellec, 2013, p.83-87). Sa démonstration des archétypes à travers des références ethnologiques ou évolutionnistes, voulant apporter un socle scientifique à son extraordinaire intuition, n’apporta pas l’assise espérée. Il se trouve que la notion d’archétype est délicate à préciser et que, comme pour tous les précurseurs, l’énoncé de la nouveauté est si subtil qu’il risque de comporter des incohérences au gré de son expression naissante.

Jung a eu le mérite d’oser cette expression et nous l’offre en réflexion. D’autre part, il mit surtout un grand soin à rechercher des modes de pensée originels, des structures initiales, débouchant sur des représentations multiples ayant pourtant ainsi une origine commune.

« Mais à mesure qu’on se familiarise avec le sujet, on comprend de mieux en mieux que certains motifs, se répétant toujours et partout, finissent par nous servir de points de repère et de poteaux indicateurs dans ce grand labyrinthe. » (Jung, 2019, pp.74, 75)

L’idée est magnifique, mais c’est pourtant au niveau de cette « origine commune » que ses démonstrations furent remises en cause, notamment par Jean Loïc Le Quellec qui ne laissa rien passer avec une exigence acharnée.

Quand il cite Jung, nous lisons tout de même :

« Ces images [les archétypes] sont "primordiales" dans la mesure où elles sont particulières à toute une espèce, et si elles ont jamais eu une "origine", celle-ci doit avoir coïncidé au moins avec le début de cette espèce. Elles sont la qualité "humaine" de l’être, humain, la forme spécifiquement humaine que prennent ses activités. » (2013, p.85)

« Un archétype est le modèle original d’une idée, d’une image ou d’un thème culturel qui continue de surgir sous différentes formes tout au long de l’histoire humaine. »  (2013, p.302)

« [les archétypes] Ce sont des formes de base, non pas les images manifestées, personnifiées ou hautement concrétisées » (2013, p.332) [lettre de Jung adressée à Serrano]

« Le premier intérêt de mon travail n’est pas littéralement le traitement des névroses, mais l’approche du numineux » (2013, p.93)

Le mot « numineux » mérite une précision :

« Numinosum, terme de Rudolph Otto (dans Le Sacré), formé à partir du latin numen = être surnaturel, pour désigner ce qui est indicible, mystérieux, terrifiant, tout autre, la qualité dont l’homme fait l’expérience immédiate, et qui n’appartient qu’à la divinité » (Jung, 1973, p.458).

Ce terme de « numineux » est proche de ce que Abraham Maslow nomme « expérience paroxystique » ou de ce qu’aborde la psychologie transpersonnelle de Stanilav Grof (si on enlève de la définition le mot « terrifiant »)

Jung eut ici une intuition, même si l’énoncé et les tentatives de démonstrations ont attisé le feu de ses contradicteurs. En effet, est-ce un « dépôt » d’expériences (hérité de l’évolution) ? Est-ce une « structure fondamentale » (primordiale, précédant ces expériences) ? Si la source en est l’évolution elle est phylogénétiquement engrammée… alors c’est bien un « dépôt » d’expérience ; mais si la source en est antérieure, venant de la Vie elle-même et de sa nature, ce n’est plus un « dépôt » mais un élément constitutif initial, sans doute de nature « numineuse ». Finalement l’archétype est-il un « dépôt » d’expérience génétiquement ou culturellement transmis, ou bien est-il constitutif d’une espèce ou même du Vivant, du Monde et, pourquoi pas, de l’Univers … finalement, l’un n’exclut peut-être pas l’autre.

La conscience qui s’exprime à travers l’évolution aurait-elle une forme d’existence préalable, ainsi que nous le propose le paléontologue Pierre Teilhard de Chardin :

« La conscience monte à travers les vivants » (Teilhard de Chardin, 1955, p195).

« L’Homme ne progresse qu’en élaborant lentement, d’âge en âge, l’essence de la totalité d’un Univers déposé en lui. » (ibid. p 199).

« L’Etoffe de l’Univers, en devenant pensante, n’a pas encore achevé son cycle évolutif » (ibid. p 279).

Après cette évocation de quelques possibilités, et des tentatives d’explications ou de rationalisation, nous garderons quelques-unes de ces expressions jungiennes qui nous seront précieuses : l’idée selon laquelle l’archétype est une structure qui précède la pensée. Que la pensée ne fait que donner un contenu à cette structure. Que ces contenus ne sont pas les archétypes eux-mêmes.

Cependant l’approche archétypal que je propose ici ne sera pas tout à fait celle de Jung. Nous verrons que la notion d’archétypes ne concerne pas que des images ancestrales (démonstration manquée chez Jung selon Le Quellec), mais surtout des processus dynamiques, des comportements intimes, tels des fondements initialisant les pertinences qui s’accomplissent au cœur de notre psyché. Il restera bien difficile de démontrer qu’ils existent dans toute l’humanité, ou dans toutes les cultures en tous lieux et de tous temps. Est-il seulement possible d’en démontrer scientifiquement l’origine ? Comme le dit si bien Etienne Klein (physicien et philosophe des sciences) concernant notre connaissance de l’univers : nous connaissons (un peu) le commencement, mais le début (qui précède le commencement) nous est inaccessible (mur de Planck), et l’origine (qui précède le début) nous l’est encore bien plus ! (Klein, 2010, p.52). N’oublions pas qu’à l’état actuel des connaissances en psychiatrie, nous ne connaissons toujours même pas scientifiquement l’étiologie (l’origine) des maladies mentales. Selon le Dr Antoine Pelissolo (professeur de psychiatrie) :

« Il n’existe à ce jour aucune certitude sur l’origine précise des affections en psychiatrie. Ceci empêche de les classer comme on le fait en infectiologie […] deux voies sont alors possibles : soit s’appuyer sur des modèles théoriques ou des hypothèses explicatives, soit tenter une approche purement descriptive reposant sur l’observation des symptômes et pas du tout sur leurs causes présumées » (Antoine Pelissolo - Revue « Sciences Humaines » Les grands dossiers -revue n°20 (2011, p.18).

Il se peut même que ce que l’on appelle « psychopathologie » (étude des maladies) ou « nosographie » (listage des maladies) ne soient que « sémiologie » (étude des symptômes) ou « sémiographie » (listage des symptômes) ! En fait le domaine n’est pas aisé à aborder avec la rigueur voulue, en dépit du travail assidu de professionnels de qualité depuis de nombreuses décennies (lire à ce sujet « Qu’est-ce que le DSM », de Steeve Demazeux, 2013, qui est une représentation, à la fois respectueuse mais aussi incisive, de tout ce parcours du monde psy).

Nous nous contenterons ici seulement de tirer de l’idée d’archétype des éléments qui permettent une efficience du praticien, au moins envers des patients proches de notre culture, sans prétendre l’étendre au monde entier… mais alors doit-on encore parler d’archétypes ? Localement oui : si par exemple la géométrie euclidienne ne rend pas compte du Cosmos ou des espaces courbes, elle reste néanmoins juste localement et a permis de grandes avancées. Etendre ces archétypes au monde entier serait un autre champ d’étude. Ainsi la culture chinoise n’a pas développé la psychothérapie au sens où nous l’entendons, même si l’on peut trouver dans le confucianisme (Confucius) des éléments de psychogénéalogie avec son respect des racines, et dans le taoïsme (Lao Tseu) des éléments de psychologie transpersonnelle avec l’énoncé de l’indicible et du non pensable (le numineux en quelque sorte) :  

« Grand carré sans angles, grand vase inachevé, grande mélodie silencieuse, grande image sans contours : le TAO est caché et n’a pas de nom, cependant sa vertu soutient et accomplit tout » (Lao Tseu, 2000, 41) 

Il reste cependant indéniable que des formes et des motifs semblent en rapport avec une tendance de l’Univers à se structurer (ou peut-être d’être initialement structuré). En dehors de la psychologie, dans la nature, la forme spirale par exemple est souvent présente (en dehors de toute intervention humaine). Sans pour autant ne rien généraliser et sans l’interpréter, nous la trouverons dans : l’écoulement d’un syphon (phénomène ordinaire d’un lavabo ou d’une baignoire qui se vident) ou une tornade (dimension météorologique), les coquillages, l’ADN, une galaxie, l’emplacement des particules… Nous avons là une structure identique (spirale) présente en des endroits très différents : cela pourrait illustrer l’idée d’archétype qui doit être décontextualisée (structure analogue dans des situations très éloignées les unes des autres). Pour cela il convient de privilégier sa capacité à repérer les analogies, plutôt qu’à surdimensionner sa capacité d’analyse… tout en restant prudent quant à la généralisation. Il convient, en même temps, de rester ouvert et libre face à la nouveauté jamais rencontrée nulle part auparavant.

Au-delà des « formes » qui ne seront pas notre propos, nous examinerons ici surtout les « processus dynamiques » en prenant soin de distinguer ce qui est de nature paradigmatique (fondements d’une théorie) et ce qui est de nature archétypal (fondement de la Vie précédant les théories).

1.2.  Remise en cause de cette notion

La mot « archétype », parfois entendu, reste inhabituel, et mérite d’être précisé. Encore que certaines professions en usent abondamment sans pour autant en définir le sens. Ainsi que le mentionne Jean-Loïc Le Quellec :

« J’ai très souvent croisé ce concept d’archétype au cours de mes lectures et, désireux d’en savoir plus, je me suis aperçu d’une part qu’il était pratiquement impossible d’en trouver une définition claire, d’autre part que nombre de mythologues, d’anthropologues et de préhistoriens l’avaient souvent employé, sans qu’aucun ne semble avoir jamais tenté de le mettre à l’épreuve des faits de leur discipline. Cette situation me parut d’autant plus surprenante que l’archétype est réputé être, par définition, de tous les temps et de tous les lieux. » (Le Quellec, 2013, p.5)

Jean Loïc Le Quellec est à peu près autant en sympathie avec Jung (« Jung, les archétypes, un mythe contemporain » 2013) que Michel Onfray l’est avec Freud (« Le crépuscule d’une idole » 2012). L’un comme l’autre, travailleurs acharnés et extrêmement cultivés, ont parfaitement documenté leur travail. Cela  fait qu’on y trouve une somme intéressante de citations et de références. Hélas, le côté systématiquement « à charge » contre le praticien dont ils parlent, comporte quelques « lourdeurs ». La phrase la plus emprunte de « délicatesse » au sujet de Jung que nous trouverons dans cet ouvrage de Le Quellec (364 pages plus 54 pages de bibliographie) est sans doute :

« […] il serait encore possible de plaider un acte inconscient. Persuadé de la validité de sa découverte, c’est tout à fait involontairement qu’il aurait négligé les faits contredisant ses vues, et son aveuglement montrerait simplement qu’il fut victime de son propre inconscient. » (p.249)

Cependant, il se trouve que pour Onfray et Le Quellec, leur « acharnement contre » et leur capacité de travail, leur ont donné l’énergie de fournir nombre de détails historiques ou bibliographiques intéressants. Concernant l’idée d’archétype, Jean Loïc le Quellec nous apporte de éclairages, même s’il aborde le sujet de façon partisane « rationnelle » (tel un enquêteur s’appuyant sur l’intellect, avec un a priori négatif), alors que Jung l’évoquait de façon plus « essentielle », « ontique », « existentielle », « numineuse » (tentant de rendre compte de l’indicible et du non pensable, avec un a priori positif).

Outre le fait que Le Quellec tente une totale décrédibilisation de Jung par une multitude de contre-exemples concernant les archétypes, par une remise en cause d’énoncés de la démarche du praticien manquant selon lui de toute rigueur scientifique, il y ajoute, comme pour Martin Heidegger (« Être et temps » 1986), une zone confuse de proximité avec le régime nazi. Cela n’empêche pas que ces praticiens ont apporté des éléments essentiels dans la psychologie et la psychothérapie : Jung avec la notion du « Soi », Heidegger avec les notions de « Dasein » (l’être-là) « d’étant » (sa manière d’être) et « d’être », (l’entièreté de soi présente passée et future) [Heidegger, 1986, p. 241, 296, 297]. Mais il est vrai qu’une telle suspicion à cet endroit du contexte de la dernière guerre mondiale est plus que mal venue. Néanmoins, Le Quellec nuance parfois son propos :

« Jung déclara qu’il s’était fait abuser » (p.300) « Certes ses publications, opinions et théories furent instrumentalisées par les nazis » (p.303), tout en énonçant une contextualisation : « Protester est ridicule - Comment protester contre une avalanche » (p.329).

Mais dans son « enquête » la mise à charge est assez lourde. Il est vrai que dans ses textes Jung évoque souvent la distinction entre « peuples primitifs » et « peuples civilisés », et que sa façon de l’énoncer n’est pas toujours heureuse (c’est un euphémisme que de le dire ainsi !). Quand bien même il subit probablement une façon de parler de son époque, celle de la découverte ethnologique de peuples par les explorateurs, cela peut choquer. Aujourd’hui, l’on ne parlerait ni de « peuplades », ni de « peuples primitifs », mais de « peuples premiers ». Hélas, il se trouve que Jung parle aussi de personnes primitives dans notre culture et se préoccupe de l’influence néfaste des « primitifs » sur les « civilisés » (2013, Le Quellec, p.257, citation de Jung)

Il est bien évident que balayer ainsi l’œuvre de Jung est inconvenant, même si la rigueur est souhaitable (inconvenant, mais au moins cela protège des dangers de l’idéalisation !). N’oublions pas tout de même qu’un des points forts de Jung reste d’avoir énoncé l’idée du Soi et celle de l’individuation. Sans doute est-il moins « les pieds sur terre » qu’Abaham Maslow évoquant l’idée de « devenir qui l’on a à être », ainsi que la « dimension ontique » (existentielle), ou les « expériences paroxystiques » (numineuses), mais il touche lui aussi à l’indicible :

« Quand j’ai dit que les primitifs ne perçoivent jamais exactement les choses comme nous le faisons, je n’ai jamais l’intention de stipuler une différence réellement psychologique entre eux et nous ; j’admets au contraire que les conditions individuelles de perception physio-psychologiques ne peuvent pas être différentes chez eux et chez-nous » (Le Quellec, 2013, pp.104, 206).

A propos des fonctions mentales dans les sociétés qu’il nomme « primitives » : « connote un genre particulier de connexion psychologique avec l’objet, dans lequel le sujet est incapable de se différencier clairement de cet objet, auquel il est lié par une relation immédiate qu’on peut seulement décrire comme identité partielle » (Le Quellec, 2013, p.106 -cite Jung).

Dans son ouvrage Structure de l’âme, Jung précise : « Mais on pourrait tout aussi bien dire que, pour le primitif, le monde extérieur entier est intérieur, car pour eux les événements du monde résultent essentiellement de lois psychiques […] Avec la meilleure de volontés du monde, on ne pourrait pas déterminer ce qui pour le primitif est réel, l’intérieur ou l’extérieur » (Jung, 2019, pp.56,58).

Alors que le Quellec note ce dernier point comme une contradiction, nous constaterons plutôt ici que Jung considère ainsi, sans le préciser (peut-être sans le savoir), le vécu des psychotiques qui ont « trop du Soi » (étendu) et « pas assez du moi » (contenant) et sont dans une expérience paroxystique, hors du commun, non locale, non pensable, et donc non dicible. Ils sont ainsi proches d’un essentiel qui nous échappe et qui leur échappe aussi. Cela rapproche de ce que le Dr Henry Grivois énonce si bien à propos des psychotiques auxquels il a consacré sa carrière de psychiatre en créant les premières urgences psychiatriques à Paris Hôtel Dieu. Il dit à ce sujet :

« Un psychiatre raisonnable en effet ne doit pas se commettre avec un patient incohérent. J’ai ignoré cette consigne, j’ai pris leur silence à bras le corps et j’ai parlé avec eux » (Grivois 2012, p113). « Ainsi au début, mes patients ne savaient guère plus que moi où je voulais en venir » (ibid. p.112).

« En même temps, face à eux, on a le trac, ils ont quelque chose d’enfantin et de solennel.  Leur maturité métaphysique paraît immatérielle. On se laisse captiver par le sentiment étrange d’être devant un chef-d’œuvre achevé, mais en danger. Parfois ils nous sont si proches que, craignant d’être berné ou séduit, on recule comme pour les préserver de nous » (ibid. p.109)

« Devant eux je reste comme la première fois, aussi stupéfait, aussi émerveillé sinon ébloui. » (Grivoi,1995, p.23). « Le patient, lui, n’a pas à adhérer à nos paroles comme à un enseignement : n’oublions pas que c’est à nous de souscrire à son vécu. » (Grivois, 2012, p.143).

« L’homme qui devient fou révèle, par sa folie même, une part essentielle de la vérité sur l’homme » (Grivois, 2007, p.119). « Il faut admettre sans réserve que la folie naissante, vraie différence, coexiste avec ce qu’il y a de plus humain dans l’être humain » (Grivois, 1995, p.21).

Le propos de Jung ne signifie donc pas une contradiction, mais une ouverture à de vastes possibilités qui nous concernent tous à un degré plus ou moins important. (lire sur ce site la publication d’octobre 2012 « Mieux comprendre la psychose »). Nous découvrons alors qu’au-delà (ou en deçà) de la psychose, cela évoque bien des situations où nous sommes confrontés à de l’indicible ou à du non pensable, sans pour autant n’être dans aucune situation pathologique.

Le côté parfois mystique de Jung a sans doute éloigné sa démarche de la rigueur. Mais d’un autre côté, elle lui a permis une sensibilité ontique essentielle dans la psychothérapie. Être sensible à l’indicible et au non pensable est important (le Soi, les structures archétypales…), d’autant plus que cela concerne bien des situations de la psyché, que j’ai cliniquement identifiées chez mes patients, y compris également en dehors de toute situation pathologique, comme un fondement qui nous concerne tous.

Pour le moment commençons par une définition étymologique officielle du mot « archétype ». Sur ce point, au moins, pas de polémiques ! Nous verrons ensuite comment cela peut concerner des processus au sein de la psyché, être utile aux praticiens, et comment les différencier des paradigmes.

1.3.  Définition

Le mot « archétype » vient du latin « architypum », lui-même emprunté au grec « arkhetupon » qui signifie à la base : « type primitif et idéal »*, « modèle ». Le mot est composé de « arkhê » (qui a donné archéo) et « tupon » type. « Arkhê » signifie « commencement », et même « commandement », « marcher en premier » (d’où le lien avec les processus, ce qui est moteur).

*« Type primitif idéal » explique peut-être l’utilisation par Jung du mot « primitif » dans « peuple primitif » ou « personne primitive ».

L’archéologie étudie de tels commencements. Si « archaïsme » désigne une chose ancienne parfois désuète, archétype désigne un noble modèle, une structure générale qui a engendré et qui porte tout ce qui en découle.

(Eléments tirés du Dictionnaire Historique de la Langue Française - Robert – Alain Rey)

Avec archetypos, archetypus, nous avons l’idée de « ce qui est original, qui n'est pas une copie ».

Le mot « archétype » définit ainsi des principes ou des modèles initiaux sur lesquels sont construits les éléments du monde qui en résultent. Les archétypes sont des structures de base qui permettent de connaître par avance comment sont construits différents éléments de la nature. Un artiste peintre, par exemple, réalisera de meilleurs dessins d’animaux ou de personnes s’il connaît la structure du squelette qui les soutient discrètement sous leurs apparences si différentes.

Les multiples manifestations de la nature, en dépit de leur diversité, ont ainsi des invariant structurels :

-physiquement les os d’un squelette (le type [ex : fémur], le nombre [ex : vertèbres]), les emplacements (ex : membres), l’architecture d’un réseau veineux, l’emplacement d’organes pour la physiologie. Tout cela, même en inter espèces ;

-psychologiquement un mode de pensée ou de réaction, spécifiques à l’homme, ou même en inter espèces, comme peuvent l’étudier les éthologues par exemple dans certains comportements de survie, individuels ou en coopération.

Il s’agit d’une sorte de principe premier dont tout le reste découle et se construit, ou s’appuie dessus. Rappelons-nous que « Arkhê » signifie « commencement », « commandement », « marcher en premier », qu’il y a une dynamique originelle, et qu’il ne s’agit pas que d’une structure immobile ou d’un modèle de type image ou forme.

Cette « structure première » résulte-t-elle de l’évolution de la vie et de son ajustement en interactions systémiques, ou bien est-elle propre à l’Univers lui-même, à sa constitution première comme on le voit par exemple au niveau de l’organisation des particules (elles même issues du vide quantique), de leur organisation en atomes, en molécules, en étoiles, en galaxies etc.

L’intérêt d’aborder la notion d’archétypes est que si le non savoir est source de compétences (ainsi que je l’ai écrit dans ma publication  d’avril 2001 « Le non savoir source de compétences »), la connaissance de quelques bases archétypales est essentielle pour un praticien (comme pour l’artiste peintre). Cependant, nous n’aborderons pas ce thème sous l’angle Jungien des mythes, de l’ethnologie, des cultures, des images récurrentes. Nous l’aborderons sous l’angle des processus ontiques à l’œuvre dans la psyché, que nous retrouvons chez chacun des patients.

Pour aborder ces processus premiers, il n’est pas nécessaire de connaître les nuances de la physiologie, de l’ethnologie, de la psychologie, de la mythologie, des contes, des religions et des façons dont l’humain a ritualisé ses comportements dans différentes cultures. Sans tout cela, l’on peut disposer de bases suffisantes concernant les archétypes existentiels, utiles au praticien pour réaliser un accompagnement en maïeusthésie.

Carl Gustav Jung a longuement parlé d’archétypes comme éléments structurels d’un inconscient collectif, qu’il distingue soigneusement de l’inconscient personnel. Ainsi, selon lui, nous sommes en quelque sorte « habités » par le vécu de l’humanité, et peut-être même phylogénétiquement par celui de toute l’évolution.

L’inconscient personnel dépend de l’existence et des expériences du sujet, alors que l’inconscient collectif, lui, est issu de l’expérience de l’humanité… voire de la Vie, de l’aventure de la Conscience (et phylogénétiquement de toute l’évolution). C’est selon lui dans cet inconscient collectif que se trouvent les archétypes. Nous l’avons vu dans la précédente publication d’octobre 2019 « De la Conscience à l’Un-conscient », le mot « inconscient » mérite bien des précisions, en ce sens que la conscience, œuvrant en nous à notre insu, est en quelque sorte essentiellement dans l’inconscient. L’inconscient collectif pourrait contenir ce que nous trouvons en « psychothérapie transpersonnelle », où les Êtres identifiés qui appellent la conscience ne font partie ni de la biographie du patient, ni de la vie de ses ascendants. Cela nous conduit, ainsi que nous l’avons vu dans cet autre texte, alors à utiliser le néologisme « l’Un-conscient » plutôt que le mot « inconscient ».

Il est à noter que Sándor Ferenczi (1873-1933) avait aussi un regard sur une sorte d’inconscient collectif. D’une part il proposait de ne pas susciter de nouvelles recrudescences, de ne pas réveiller les vécus douloureux suite au clivage de la psyché (Nathalie Zajde, 2012, p.180 à 183) ; d’autre part il envisageait une sorte d’inconscient phylogénétique enraciné en l’homme, tel un passé biologique dont le vécu jadis éprouvé est profondément présent (cela ne l’a pas rapproché de son contemporain Sigmund Freud !).

D’après Jung, les archétypes seraient des structures, vides sur le plan événementiel, mais conduisant à une façon de voir et d’éprouver le monde dès que des expériences sont vécues. Une structure fixe qui s’habille ou se remplit en fonction des événements rencontrés et des éprouvés ressentis.

Ils seraient proches des « patterns », qui sont en psychologie comme des « patrons constitutifs » dont découlent notre perception des événements de l’existence et nos quêtes (les « patterns » sont des répétitions émotionnelles qui se produisent dans des situations différentes). Ce mot en anglais signifie initialement « forme qui se répète » et se retrouve aussi bien en couture (patrons) qu’en architecture. La différence est que les patterns sont des modèles qui reproduisent une forme émotionnelle, alors que les archétypes sont des structures qui servent de support (d’armature) à un flux existentiel en accomplissement.

Pour résumer, nous pourrions dire que l’archétype est une structure dynamique fondamentale, qui reste intacte en dépit des multiples circonstances de la vie, en dépit des divers ressentis de chacun, en dépit des innombrables différences entre les Êtres. Pouvons-nous pour autant étendre cette structure à tous les humains de toutes les époques… et de tous les lieux de la planète ? Nous pourrions par intuition dire que oui, mais rien ne permet de le prouver. Il est cependant essentiel d’avoir conscience de ces structures, au-delà du propos des patients, pour réaliser des accompagnements efficients en psychothérapie.

1.4.  Différence archétype/paradigme

Le mot « paradigme » concerne les fondements d’une théorie, alors que le mot « archétype » définit des structures de la Vie (antérieures aux théories).

Exemples de paradigmes :

Professeur de psychologie à Paris VIII, œuvrant en ethnopsychiatrie, Tobie Nathan nous montre des exemples de paradigmes :

« La théorie de la démonologie attribue la maladie à l’action de démons, la théorie moderne à des lésions ; quant à la théorie psychanalytique, elle fait intervenir des désirs mauvais réprouvés, découlant d’impulsions repoussées, refoulées » (Tobie Nathan,1986, p.14).

Ici nous retiendrons :

-Un des paradigmes en psychiatrie est qu’un « trouble » manifeste un dysfonctionnement biologique ou mental qu’il conviendra de corriger (DSM-IV-TR, p.XXXV).

-En psychanalyse freudienne, un des paradigmes est que le symptôme dissimule un endroit de l’inconscient qu’il conviendra de révéler.

-En psychanalyse Junguienne, un des paradigmes fondamentaux est de différencier le moi et le Soi.

-En psychologie positive, nous avons un paradigme des ressources qui doivent pouvoir être restaurées et mobilisées afin de disposer de notre potentiel.

-En maïeusthésie, nous avons les paradigmes selon lesquels l’interlocuteur compte plus que l’information (communication) et les ressentis comptent plus que les faits (psychothérapie), que le symptôme révèle ce qui appelle la conscience du patient.

… tous ces paradigmes, ces principes (éléments premiers), fondent des théorisations visant optimiser la qualité des accompagnements de patients.

Le mot « archétype », lui, ne définit pas un fondement théorique (paradigme), mais un des fondements de la Vie elle-même, au-delà des théories. Il définit comme une constitution naturelle, une structure, un mouvement, une action, que l’on retrouve systématiquement et qui ne dépend pas des théorisations. Les archétypes existentiels se situent au niveau du Réel (expérientiel) alors que les paradigmes se situent au niveau de la réalité (sensorielle et mesurable) et de l’intellect (en capacité de le penser, le représenter, le calculer, le rationaliser, l’énoncer).

Erwin Laszlo nous propose que :

« Les peuples dits primitifs [comme Jung il parle de peuples primitifs, et nous avons l’assurance d’aucunes connotations négatives] ont la remarquable faculté de pouvoir sentir les autres personnes et leur environnement au-delà de leur champ auditif ou visuel. Mais nous, les peuples dits civilisés, nous avons abandonné cette faculté quand nous avons commencé à nous fier à nos sens physiques pour recueillir l’information sur le monde extérieur » (Laszlo, 2008, p.20)

Les sens physiques perçoivent l’information (la réalité), alors que ces peuples dits « primitifs » auraient une sorte de capacité à percevoir directement ce que Laszlo (citant les physiciens) appelle « l’in-formation », qui est disponible partout en même temps* (le Réel).

« Grâce à la présence et à la persistance de l’information, celle que nous désignons spécifiquement par le mot "in-formation", l’univers est d’une cohérence ahurissante. Tout ce qui se produit dans un endroit se produit également ailleurs ; tout ce qui s’est produit à un moment donné se produit également à tous les moments ultérieurs. Rien n’est "localisé", aucune chose n’est limitée au lieu et au moment où elle se produit. Toutes choses sont globales […] car tout est interconnecté, et le souvenir de tout s’étend à tous les lieux et tous les temps. » (Laslow, 2008, p.3).

« L’in-formation », c’est comme si l’univers s’auto informait partout de ses avancées locales, en dépit des distances spatiales ou même temporelles et mettait ces avancées à la disposition de la totalité. De ce fait, est-ce que nous captons des « archétypes » (types premiers), ou bien est-ce de « l’in-formation » que nous percevons (avancement de la structure générale de l’univers, dû à des avancées locales, mais partout disponibles) ?

Pour le moment, nous continuerons à parler d’« archétypes », mais la question mérite d’être posée. L’information est captée par le biais sensoriel et analysée par l’outil intellectuel, alors que l’in-formation est captée de façon expérientielle (les peuples dits « primitifs » -peuples premiers- étant plus doués à ce sujet que ceux de la civilisation moderne… à moins que ces derniers ne déploient en eux cette qualité des peuples premiers, enrichie des capacités modernes).

Exemples de notions plus archétypales (constitutives) :

-En psychiatrie : le biologique joue sur la psychologie ;

-En psychanalyse freudienne : la libido sous-tend les phénomènes (mais la psychanalyse freudienne n’envisage hélas pas assez clairement la libido sous la forme d’une énergie de besoin, pas forcément sexuelle).

-En psychanalyse jungienne : le Soi est en quête d’individuation ;

-En psychologie positive : nous sommes animés par des besoins fondamentaux d’autonomie, hédoniques, eudémoniques, de compétences, reconnaissance ;

-En maïeusthésie : l’on trouve la pertinence des phénomènes psychologiques.

Exemples d’archétypes existentiels perçus en maïeusthésie :

-Elan naturel vers la complétude (élan de Vie).

-Elan naturel vers le clivage (mise à part) de ce qui est meurtri (élan de survie).

-Elan naturel vers la compensation (étayage temporaire) de ce qui a été clivé, retiré, amputé (élan de survie).

-Elan naturel vers la restauration de ce qui a été clivé (mis à part), du fait de la tendance à la complétude (élan de Vie).

-Elan naturel vers le déploiement, devenir qui l’on a à être, avec une juste place au sein de l’existence (élan de Vie).

-Elan naturel vers le fait de penser puis de verbaliser ses expériences de la vie (élan cognitif : comprendre la réalité).

Jean Abitbol, phoniatre, évoque l’évolution de la voix et de la parole au cours de 3 millions d’années. Outre une asymétrie privilégiant le cerveau gauche observée sur les crânes fossiles, allant de pair avec l’aire cérébrale du langage (Abitbol, 2013, p.46), apparaît un gène de la parole (le FOXP2, apparition non datée) qui contribue à la capacité de langage (p.14, 26, 48) ; il résulte de ce développement multifactoriel plus de 5000 langues sur la planète (p.50). Mais Jean Abitbol nous propose qu’il est difficile de savoir si c’est l’évolution du cerveau qui a permis de parler ou si c’est le fait de parler qui l’a fait évoluer… les deux phénomènes sont intriqués, mais semblent poussés par un élan indéfinissable.

-Elan naturel de partage avec autrui (élan social : partager ce qu’on a compris de la réalité).

-Elan naturel conduisant à énoncer l’indicible (ce qu’on a perçu du Réel) sous formes d’esquisses verbales, de formes artistiques, et même à penser le non-pensable (ce qui est au-delà de l’indicible), puis à le manifester.

Nous avons alors une histoire de la mise en mots, ou en forme, d’une dimension qui est touchante mais qui échappe à l’intellect (représentations et énonciations quasi impossibles) débouchant sur des intuitions… et des énoncés dont l’intellect ne sait que faire. Il en résulte de l’art, de la spiritualité, des religions, des ésotérismes etc.

Sur ce dernier point, nous avons une zone floue, ou même inconsistante pour l’intellect, mais nourrissante pour la psyché… cependant parfois source d’égarement du fait qu’elle donne peu de prises à nos capacités cognitives.

C’est cependant une tentative de se rapprocher du Réel (zone expérientielle), tout en étant plus libre de la réalité (zone sensorielle), et si possible de le partager.

Ces quelques points peuvent représenter des archétypes existentiels. Certes, je ne suis pas en mesure de dire qu’ils se retrouvent chez tous les humains du monde entier depuis la nuit des temps… et je ne chercherai pas à le faire. Mais je l’ai rencontré dans quasiment toutes les situations cliniques à mon cabinet et dans mes formations avec les stagiaires, ainsi que les praticiens que j’ai formés l’ont eux-mêmes rencontré. Ce sont des structures dynamiques de fonctionnement qui ne dépendent pas du contenu historique de la vie des patients.

Ces structures constituent un repère essentiel pour les praticiens qui ne sont pas pour autant exempts de rester ouverts à toutes nouveautés, car le praticien doit rester un « praticien chercheur » et, autant que possible, ne s’enfermer dans aucune théorisation définitive, ni dans aucune liste d’archétypes (ou présupposés comme tels). Néanmoins ces quelques repères « d’archétypes existentiels » associés au « non savoir événementiel et émotionnel » constituent un outil majeur qui lui permet d’accomplir des accompagnements aussi délicats que pertinents, avec des résultats signifiants.

Nous prendrons soin de ne pas oublier aussi que ce sur quoi nous avons notre attention influence nos patients au point que ceux-ci peuvent nous « fournir » ce à quoi nous nous attendons. Cela est souligné par le Dr jean Maisondieu (cité au chapitre suivant) à propos des diagnostics induisant chez le patient les phénomènes attendus par le praticien. Cela a été aussi longuement observé par Tobie Nathan (professeur de psychologie à Paris VIII, qui s’occupe d’ethnopsychiatrie) : les patients ont les pathologies attendues dans leurs cutures !

« Aucune théorie scientifique ne permet à l’heure actuelle de résoudre le dilemme posé par une discipline où le fait est constitué de l’action de l’observateur sur le fait (C’est d’abord parce que je pense le patient d’une manière déterminée que j’agis sur lui) ; […] La théorie rendant compte du fait participe à la fabrication du fait (je pense à l’aide d’une théorie dont la fonction n’est pas de décrire le fait mais de permettre radicalement qu’il existe) ; » (Nathan, 1994, p.27)

1.5.  Du non-savoir à l’archétype

Le non-savoir est une base essentielle concernant la communication ou la psychothérapie : nous ne savons pas à la place d’un sujet ce qu’il lui est arrivé (en termes de circonstances) et encore moins comment il l’a vécu (en termes de ressentis). Le praticien doit savoir rester initialement ignorant concernant ce que le patient a pensé ou éprouvé face à ces circonstances. Il est en humilité, accepte la page vierge qui est en lui, et laisse le patient y écrire son histoire et le vécu personnel qu’il en a eu. Le praticien sait cependant que l’éprouvé est bien plus important que l’histoire, et il accompagnera le patient dans l’expression de celui-ci, plus que dans la narration de celle-là. Voilà déjà ne chose dont le praticien dispose : au cours de la thérapie, l’éprouvé est plus important que les faits (paradigme).

Cette capacité au non-savoir est une qualité essentielle chez un praticien. Si celui-ci, au nom d’une théorie, assène des affirmations à son patient (ou même seulement les pense) il risque d’induire chez celui-ci des choses qui ne le concernent pas. Cela peut aller jusqu’à ce que dénonce le psychiatre Jean Maisondieu, pouvant se produire à l’insu du praticien :

Jean Maisondieu citant Albert Einstein nous rappelle « C’est la théorie qui décide ce que nous sommes en mesure d’observer » (2001, p.52). Puis il ajoute « Si les médecins prévoient d’observer de la démence là où il y a de l’angoisse, ils trouveront de la démence et rien d’autre (ibid.).

« La première chose à faire est de détruire la définition [sémiologique] ; à elle seule elle est capable de fabriquer tout ou partie de la symptomatologie dont elle est censée rendre compte » (ibid., p.56)

L’acceptation de cette posture de non savoir est une source essentielle de compétence chez un praticien. Comme le soulignent les cognitivistes dans leur outil de la découverte guidée (Daniel Nollet, 2004, p.161) : se réjouir avec le patient de chaque émergence inattendue de ses réponses, tant du point de vue du praticien que du point de vue du patient, poser des questions sans préjugés ni jugements, sans a priori, avec respect, parfois avec humour, en non savoir, et sans gravité.

Si cette capacité au non-savoir est essentielle, la notion d’archétype vient sérieusement la bousculer. Si le praticien en censé ne rien savoir au niveau des détails, il est tout de même censé avoir des repères archétypaux. Non pas de repères paradigmatiques (mais il peut y en avoir aussi) s’appuyant sur des théories ou des suppositions, mais sur des sortes d’axiomes de la vie. Cela donne à la pensée une structure lui permettant, tout en ne sachant rien, de ne pas être n’importe où, de ne pas se perdre. Nous avons là les « points de repère » et les « poteaux indicateurs » évoqués par Jung (Jung, 2019, pp.74, 75).

Alors surgiront les esquisses de l’indicible, et même au-delà de l’indicible les esquisses du non-pensable. Le savoir (intellect) n’y est pas efficient, mais une sorte de connaissance (être avec) est là, et fait ressortir, dans le discours du patient, les essentiels qui conduiront le praticien à poser les questions pertinentes pour accompagner les processus en cours chez celui-ci (accomplissement des « mouvementes archétypaux » en cours).

Les archétypes existentiels énoncés ci-dessus en 1.4 sont-ils bien des structures premières, des archétypes au sens « d’originaux », « initiaux » dont tout le reste découle dans des manifestations multiples et variées, si différentes les unes des autres ? Pouvons-nous prétendre être avec des sources premières quasi indubitables, comme le sont les constantes cosmogoniques d’astrophysique ? Je ne le pense pas. Nous remarquerons pourtant, que Trinh Xuan Thuan, astrophysicien, propose une idée qui en est proche, selon laquelle la vie pouvait déjà être inscrite dans le début de l’Univers avec le principe « anthropique » (de « anthropos » homme) :

« Un principe anthropique : […] Ces constantes comme leur nom l’indique, semblent ne jamais varier, ni dans le temps ni dans l’espace. Nous avons pu mesurer leur valeur avec une très grande précision […]  Sans les étoiles pas d’éléments lourds, et donc pas de vie et de conscience ! Le réglage de la valeur de la densité initiale de la matière doit être d’une précision à couper le souffle, de l’ordre de 10-60 [pour que la vie apparaisse] » (Trinh Xuan Thuan, 2019, pp. 410, 412, 415)

Voici un élément constitutif initial sans lequel nous ne serions pas là, et la Vie non plus ! Il se trouve que sa précision ne peut statistiquement s’expliquer par le hasard (10-60, c’est-à-dire 0,0000… 60 zéros avant le 1 !) D’où l’idée « d’anthropie », où l’homme (ou la Vie) serait déjà un projet de la conscience dès le départ (« conscience » qui précèderait tout le reste !). Cela conforterait l’idée de Pierre Teilhard de Chardin, paléontologue, selon qui la conscience émerge dans le monde au cours de l’évolution, mais est déjà là depuis le départ. Comme nous pouvons le constater, l’énoncé d’une telle chose (anthropie) est bien difficile, car le langage se tord rapidement en considérations plus ou moins métaphysiques qui font grincer l’intellect ! Ici pourtant, il n’y a pas d’élément plus initial que celui-là : la densité au commencement, dont la précision est à 10-60 près, pour que la Vie puisse émerger !

Erwin Laszlo nous expliquant que la matière elle-même, y compris au niveau des particules, comporte un pôle physique (matérialité) et un pôle mental (intériorité), nous porte aussi dans cette direction en citant un prix Nobel de Biologie :

« George Wald, prix Nobel de biologie, est arrivé à la même conclusion. Il affirme que l’esprit n’a pas émergé comme une excroissance tardive dans l’évolution de la vie, mais qu’il a toujours existé. » (Laszlow, 2008, p.35)

« Tout ce qui existe dans le monde – les quanta et les galaxies, les molécules, les cellules et les organismes – possède la "matérialité" tout autant que de l’"intériorité" ». (ibid.)

La recherche d’archétypes dépasse alors l’histoire culturelle de l’humanité, car « l’esprit », ou la « conscience », serait plutôt intrinsèquement présent dans tout ce qui constitue le monde, et même dans chaque particule. Il s’y trouve donc quelque-chose d’indéfinissable, qui nous est pourtant familier.

1.6.  Le « chez-nous-d’humanité »

Comme nous le proposait Carl Rogers

« Ce qui est le plus personnel est aussi ce qu’il y a de plus général. » (Rogers, 2005, p.22)

En effet il est une sorte de fondation commune qui se trouve au niveau de ce qu’il y a de plus intime en nous. Sans doute s’agit-il de ces fondements archétypaux qui, libres des théories, habitent au plus profond de chacun de nous (à moins que ce ne soit nous qui vivions au plus profond d’eux !) et constituent une sorte de socle indéfectible.

Qu’il s’agisse de phylogénétique comme le souligne Ferenczi, ou de zone ontique comme le proposent Jung et Maslow, il y a ce sentiment d’un « chez-nous » dont nous ne savons rien, mais qui, paradoxalement, nous est familier.

« La mentalité primitive exprime la structure fondamentale de l’esprit, ce niveau psychologique qui correspond en nous à l’inconscient collectif, ce niveau sous-jacent qui est le même chez-nous » (Le Quellec, 2013, p103 -cite Jung)

Il semble que Jung évoque ce « chez-nous » pour tous les humains, et pas seulement pour le « primitif » (qualifiant ici maladroitement de « mentalité primitive » cette « zone première » de la psyché). Nous constaterons qu’il semble sensible à cette notion de « quelque chose qui concerne toute l’humanité ». Toute sa carrière a été conduite par cette recherche d’un appui commun aux êtres humains.

1.7.  Chez-nous-d’humanité et inconscient collectif

Avec l’inconscient collectif, Carl Gustav Jung tenta de rendre compte de ce socle commun. Afin d’en rendre compte, il étudia ethnologiquement des peuples. Certes, on peut se désoler qu’il les appelle « primitifs », ainsi que le remarque souvent Le Quellec (2013), mais les considérer comme « primitifs » contribue non pas à une posture raciste ou dénigrante, mais à étayer sa supposition d’une structure originelle.

Cependant, attention : le « chez-nous d’humanité » n’est pas forcément identique à « l’inconscient collectif » :

Le « chez-nous d’humanité » est fait de notre structure intime qui nous soutient sans nous enfermer : c’est un « espace » mais ce n’est pas un lieu, qui est à la fois cosy et infini, dont on ne sait rien mais qui nous est familier, où l’on est chez soi sans s’isoler, et où l’on est en même temps chez l’autre sans empiéter chez lui.

L’inconscient collectif, lui, est plus lié à notre histoire (plus évènementiel et émotionnel), alors que ce chez-nous d’humanité est plus lié à notre structure, notre nature, nos fondements (plus expérientiel, et surtout plus archétypal et indépendant des circonstances).

Avec l’inconscient collectif nous touchons la zone transpersonnelle (hors biographie et hors transgénérationnel) en lien avec l’histoire de l’humanité, le sensoriel et l’émotionnel.

Avec le chez-nous d’humanité, nous touchons plutôt l’indicible et, sans doute, le non pensable qui nous structure au-delà des circonstances, au-delà des expériences sensorielles et de nature plutôt expérientielle. C’est une autre version du transpersonnel.

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2.Non-savoir et connaissance

Nous connaissons cette fameuse phrase de Socrate énoncée souvent ainsi : « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». Plus précisément :

« Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux ; mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien ; et que moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir » (Platon, Apologie de Socrate, p.9)
https://www.atramenta.net/lire/apologie-de-socrate/36111/1#oeuvre_page

Cette idée de non savoir est une grande clé. Ce « petit plus » de sagesse, que Socrate s’accorde modestement, a traversé les siècles sous la forme « je sais que je ne sais rien ». Cependant cela mérite précisions, en distinguant « savoir » et « connaissance » (mots qui semblent les mieux adaptés pour définir notre propos). En effet, il arrive que l’on « connaisse » ce que l’on « ne sait pas » : que la conscience connecte quelque chose (connaissance éprouvée) dont l’intellect ne sache pas rendre compte (savoir encore inaccessible, impossibilité de représentation ou d’élaboration).

2.1.  Savoir et non-savoir

Pour comprendre ce qu’est le non-savoir voyons déjà ce qu’est le savoir. Savoir, sapidité, saveur, sapiens, sagesse : ce sont des mots étymologiquement liés (voir sur ce site dans la publication de septembre 2017« Pédagogie » à 2.1). Le mot « savoir » est bien plus subtil qu’il n’y paraît, et nous comprendrons que si « savoir » est lié à « saveur » et donc au « goût », c’est quelque chose de personnel lié au sensoriel.

Face à un interlocuteur nous ne sommes pas censés savoir à sa place ce qu’il pense ou ce qu’il éprouve, ni dans le présent, ni dans le passé. Nous ne pouvons disposer que de ce qu’il aura accepté de nous en partager (à supposer que nous sachions l’entendre sans trop l’interpréter, ni le réduire à nos propres expériences). Tout le reste n’est que supposition, spéculation, parfois pure imagination.

Nous croyons souvent à tort que l’autre pense « comme nous », ou pire encore « ressent comme nous ». Ainsi nous ne laissons pas une place suffisante à « sa différence », alors que sa pensée et son ressenti sont parfois très éloignés des nôtres.

Il s’agit ici d’accepter de rester ignorant concernant le monde intérieur d’autrui, de rester ignorant quant à sa pensée et ses ressentis, tant qu’il ne nous les a pas partagés. Cela suppose de notre part une certaine lucidité (je ne sais pas à la place de l’autre) et une certaine humilité, ainsi qu’une certaine assurance (tranquillité et confiance ne nécessitant aucun pouvoir par le savoir, permettant sans risque l’acceptation du dénuement).

Nous avons là un fondement de la communication en général, et de la psychothérapie en particulier. Comme l’ont remarqué Jean Maisondieu et Tobie Nathan en thérapie (cités précédemment), la pensée de l’un a vite fait, même involontairement, de soumettre l’autre, qui se conforme alors (involontairement aussi) à ce qu’on attend de lui. Bien sûr le simple bon sens nous dit que le praticien n’est surtout pas là pour produire une hégémonie sur le monde du patient, histoire de satisfaire ses théories ou ses paradigmes.

Hors de la thérapie, dans la vie quotidienne, même auprès de la personne que nous aimons le plus, nous ne sommes que trop rarement animés par cet élan de se demander « que cherche-t-il, ou que cherche-t-elle à me dire ? Comment vit-il, ou vit-elle cela ? » en lui donnant un espace suffisant pour l’exprimer, qu’il ou qu’elle osera d’autant mieux saisir, qu’il ou qu’elle verra que nous sommes ouverts à ses nuances personnelles et subtiles. Surtout si nous lui offrons la possibilité de mises en mots délicates, le temps des ajustements nécessaires, pour parvenir à refléter son vécu ou sa pensée avec la plus grande justesse possible. Cela est d’autant plus important qu’énoncer ce qu’on pense n’est pas toujours aisé. D’une part nous n’en avons pas vraiment l’habitude et c’est souvent une chose en cours d’apprentissage que nous mettons rarement en œuvre (le moins que l’on puisse dire c’est que ce n’est pas la coutume) ; d’autre part ce qui est à exprimer est souvent extrêmement subtil parfois quasi indicible, à peine clair pour soi-même.

Prétendre connaître la pensée de l’autre ou ses ressentis à sa place, c’est faire preuve de « colonisation intellectuelle ». Certes il n’y a ici la plupart du temps aucune méchanceté, ni aucune mauvaise intention (même si cela arrive aussi). Pourtant, il s’agit tout de même d’une violence de cet ordre face à la Vie… même si ce n’est que du fait d’un manque de conscience de la différence.

Concernant l’humanité, ne pas prendre soin de la différence fait que tous les 15 jours une langue disparît sur les 6.700 langues parlées à travers le monde et que 2.300 sont en danger de disparition (Brut. Source Unesco)

https://www.bing.com/videos/search?q=langues+disparaissent+dans+lemonde+unesco&&view=detail&mid=9DF7BF3B1E74B1DF1C699DF7BF3B1E74B1DF1C69&&FORM=VRDGAR

S’il en est ainsi des langues, qu’en est-il des pensées individuelles qui se volatilisent sous la pression sociale, qui conduisent vers une pensée unique par soucis de se conformer à ce qui est attendu, afin d’assurer son insertion. Les besoins de sécurité et d’appartenance étant là, ils peuvent amener au renoncement à sa propre pensée, à ses propres justesses. Il se trouve aussi qu’au contraire certaines personnes vont défendre leur pensée, mais le feront le plus souvent au détriment des celles des autres. De ce fait, par manque d’assertivité (assertivité : affirmation de soi dans le respect d’autrui), la force des uns et la soumission des autres, font disparaître bien des richesses intimes.

Un des « champions » du respect de la différence est sans doute le philosophe anglais John Stuart Mill (1806-1873) :

« Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à cette personne, pas plus que celle-ci, d’imposer silence aux hommes si elle en avait le pouvoir » (Stuart Mill, 1990, p.85).

« […] ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer le silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage encore que ses détenteurs » (ibid).

 « Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent aussi un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus vive de la vérité que produit la confrontation avec l’erreur » (ibid).

Le mot nouveau « assertivité » (assertivness), qui a à peine plus d’un demi-siècle d’existence, lui aurait particulièrement convenu !

Finalement, le savoir est une chose acquise, différente selon chacun, avec des points d’accord et des points de désaccords, selon d’où l’on regarde. Le non-savoir concerne les informations que nous n’avons pas reçues, parfois pas remarquées, d’autres fois pas retenues, pas considérées comme importantes.

2.2.  Connaissance

Le mot latin cognoscere a donné « connaître », constitué de cum (ensemble, en simultané) et noscere (analogue au grec gnose « connaître »). Le mot « connaissance » reflète ainsi une synergie entre CE qui perçoit et CE qui est perçu (qui curieusement va avec la phonétique [non étymologique] « co-naître »).

CE qui perçoit et CE qui est perçu s’étayent mutuellement, ainsi que nous le démontre Denis Noble professeur émérite de cardiologie vasculaire et pionnier dans la biologie des systèmes, s’occupant de génétique systémique :

« Sans les gènes nous ne serions rien. Mais il est tout aussi vrai qu’avec les gènes seuls nous ne serions rien non plus […] ce qui est impliqué dans le développement d’un organisme est bien davantage que le génome. S’il existe une partition pour la musique de la vie, ce n’est pas le génome, ou du moins n’est-il pas seul » (2007, pp, 83-84).

« C’est l’illusion que l’ADN est la cause de la vie, de la même façon que le CD serait la cause de l’émotion produite en moi par le trio de Schubert » (ibid, p.20).

Denis Noble nous montre ainsi cette intrication entre le contexte et l’ADN, entre ce qui perçoit et ce qui est perçu. Dans la « connaissance », il y a une proximité existentielle entre celui qui perçoit et ce qu’il perçoit.

Alors que le savoir est une élaboration intellectuelle, une représentation mentale, la connaissance est une mise en présence de ce qui perçoit et de ce qui est perçu dans une sorte de proximité existentielle qui ne dépend pas des représentations mentales.

L’intellect peut s’emparer de cette expérience existentielle et tenter d’en faire des représentations, des esquisses. A ce moment-là, la « connaissance » devient « savoir ».

Des expériences hors du commun qui, comme celle de la neuroanatomiste Jill Bolt Taylor, rendent compte de cette différence entre la connaissance et le savoir. Pendant qu’elle a vécu l’expérience personnelle d’un AVC de son cerveau gauche, elle avait le sentiment de « tout connaître », sans être certaine de pouvoir en rendre compte, alors qu’elle est une conférencière aguerrie et très motivée dans le partage du savoir avec le plus grand nombre :

 « Je ne me sentais plus isolée ni seule au monde […] Je ne voyais plus en trois dimensions. Rien ne me semblait plus ni proche ni lointain. » (2008, p.86-87). « Quelle joie de fusionner avec l’univers ! À l’idée de ne plus pouvoir me considérer comme quelqu’un de normal, un frisson m’a toutefois parcourue. Comment concilier mon appartenance à l’espèce humaine avec mon intuition que chacun de nous possède autant de force vitale que le reste du monde » (ibid., p.88).

Le Dr Jean-Pierre Jourdan a recueilli de tels témoignages chez des personnes ayant expériencé une EMI (expérience de mort imminente) :

« On est à la fois soi-même et ce qu’on observe. Il y a à la fois la vue et le ressenti, une espèce de contact, de perception intime de la chose qu’on observe » (Jourdan, 2006, p.576).

« Je faisais partie d’un tout. Tout était clair, très lumineux et c’est un peu comme si on faisait partie du cosmos et qu’on est partout à la fois » (ibid., p.422).

« Tous les angles de vue étaient simultanés. […] ″Ce qu’il y a de drôle, c’est qu’on a une vision très élargie des choses. C’était comme si je me trouvais en plusieurs lieux en même temps″ » (ibid., p.419)

Dans ces expériences hors du commun, nous avons des exemples de ce que peut être la « connaissance » (distincte du « savoir »). Mais cela concerne aussi notre vie ordinaire avec tout son lot de ressentis, d’intuitions, de perceptions dont on ne parle pas (ou qu’on n’ose même pas s’avouer à soi-même, car notre propre intellect se rebiffe un peu ! …du moins n’a-t-il pas appris à en rendre compte).

D’où cette idée du Psychiatre Henry Grivois que les « fous » ont quelque chose à nous apprendre, car certains d’entre eux sont en connexion directe avec cela. Comme s’ils osaient (bien malgré eux) quelque chose sur lequel nous sommes trop timorés, et que nous interprétons à tort comme « démence ». Cela réjouirait le philosophe Erasme, humaniste et hédoniste du moyen âge, qui donna la parole à la Folie pour que celle-ci puisse revendiquer ses bienfaits (Erasme, 1964).

Nous retiendrons simplement que la « connaissance » relève d’une proximité quasi existentielle entre Soi et ce qu’on perçoit, alors que le savoir est représentation mentale de ce qu’on a perçu.

La difficulté est que les mots « connaissance » et « savoir » sont souvent confondus ou mal utilisés. Cela résulte du fait que l’élaboration de nos pensées et de nos ressentis n’est pas si aisée, en dépit de nos compétences intellectuelles. C’est sans doute ici le talent d’un praticien, de faciliter cela chez son patient.

2.3.  L’intellect et la conscience

L’intellect n’est pas ami avec le non savoir ! Sa nature est de ne pas laisser de vide à ce sujet ! … au risque de « fabriquer de l’information à tout prix » pour y échapper (même fausse, car il ne veut pas laisser de creux !). Il œuvre par approximations (analogies sommaires) et par précisions (analyses précises). Le psychologue chercheur Olivier Houdé à mis en évidence (avec de nombreuses expériences) trois types de systèmes à l’œuvre concernant les capacités cognitives de notre intellect. Sa grande découverte consiste à avoir identifié le troisième système :

1 Un système heuristique qui donne des réponses rapides, intuitives, un peu automatiques (rapide mais avec des risques d’erreurs). Peu fiable, mais parfois juste, il nous est très utile pour la vie courante. Ce système travaille plus par analogies.

2 Un système algorithmique* qui donne des réponses plus fiables, mais lentes (mécanismes de pensée par étapes successives précises, aboutissant à la bonne réponse). Sa fiabilité le rend incontournable pour tout ce qui doit être précis et assuré. Il n’est pas adapté aux besoins de réponses rapides dans la vie courante. Ce système travaille plus par analyse.

*Algorithme : le mot est la reprise phonétique algorithmus (latin médiéval) du nom du savant perse Al-Khwarizmi. Mathématicien astronome et géographe (on lui doit, entre autres, les chiffres arabes et l’algèbre… d’où les processus précis !). Ce mot, devenu courant sans le plus souvent qu’on en connaisse le sens ou l’origine, est un bel hommage rendu à cet homme.

3 Un système d’inhibition mettant en veille le système heuristique, pour privilégier le système algorithmique, quand le système heuristique ne donne pas satisfaction et que les réponses doivent être certaines.

Ce troisième système qui n’intervient qu’en cas de besoin, permet d’optimiser à la fois la rapidité (quand cela est possible et que l’heuristique suffit, il reste en veille) et la fiabilité (quand cela est nécessaire que l’algorithmique devient nécessaire, il intervient). Selon ses recherches, le système d’inhibition est celui qui fait le plus souvent défaut pour l’efficacité cognitive.

Houdé a réalisé de nombreuses expériences à ce sujet sur des adultes et des enfants, afin de vérifier ce phénomène. (Houdé, 2019, p.25).

Toutefois, si l’on peut constater que trop souvent les réponses spontanées du système heuristique sont prises pour vraies, sans prudence, sans le recul nécessaire, et produisent bien des écueils… l’on retrouve aussi une belle faille du côté algorithmique : celui qui se veut « scientifique » sans nuances, n’étant qu’algorithmique, perd les logiques simples et la sensibilité qui pourraient lui ouvrir de nouvelles voies.

C’est pour pallier cet inconvénient de la domination de la pensée algorithmique qu’a par exemple été inventé le « gamestorming » où, muni d’un but flou, l’on demande aux participants non pas « toutes les réponses qui viennent à l’esprit (sans filtrage ni retenue) » comme dans le brainstorming, mais « les réponses les plus invraisemblables ». Il en résulte qu’un but se précise et des solutions apparaissent plus facilement, dans des champs qu’on n’aurait pas trouvés autrement (Gamestorming, jouer pour innover – de David Gray, chez Diateino, 2014).

Dans tous les cas, l’intellect gère les informations reçues sensoriellement. Pourtant, il semble que le système heuristique (réponse rapide) ne soit pas qu’une approximation, mais aussi une zone qui peut « jouer » avec l’expérientiel (ce qu’Olivier Houdé n’a pas exploré). Or l’intellect ne sait pas se représenter l’expérientiel, et le système algorithmique ne sait pas l’analyser, car il s’agit de perceptions atemporelles ne passant pas par les sens, donc rebelles à la gestion des données objectivables (par exemple NDE, psychotiques, conscience non locale, impressions indéfinissables). Cela conduit alors à des énoncés approximatifs, sans rigueur, de ces éprouvés qui ne peuvent être pensés algorithmiquement.

Le défi est alors que le système algorithmique puisse s’associer au système heuristique (partenariat des zones analogiques et analytiques), que le système d’inhibition ne le verrouille pas totalement. Que le système heuristique, au lieu d’approximations préfabriquées usant de « lieux communs », ose penser « à l’endroit » et « à l’envers », libre des automatismes, et laisse venir de nouveaux chemins de pensée qu’il peut ensuite livrer au système algorithmique.

Sinon, nous trouvons la difficulté des peuples dits « civilisés », qui ont tellement rationnalisé qu’ils en ont cessé d’oser, de sentir, de créer, d’innover et ne font que faire tourner en rond de l’information, sans jamais bénéficier de l’in-formation.

Nous retiendrons que l’intellect permet d’accéder au savoir, et que la conscience permet d’accéder à la connaissance. Il arrive que la compétence intellectuelle (notamment algorithmique) devienne un frein à la connaissance (plus heuristique) en la bornant tellement que le champ éclairé en est très rétréci. Le savoir domine alors dans un monde où la connaissance est trop discrète.

Si l’intellect gère les données sensorielles. La conscience, elle, est assez difficile à définir (comme nous l’avons vu dans la publication d’octobre 2019 « De la Conscience à l’Un-conscient ». Le système algorithmique ne sait pas la cerner, car la conscience œuvrant à l’insu de nos mécanismes cognitifs est surtout discrète, inconsciente, et de ce fait difficile à identifier et à décrire… du moins intellectuellement. En même temps, expérientiellement, nous pouvons vivre de façon tangible son expression.

Nous retiendrons que l’intellect capte l’information et l’analyse, la conscience capte l’in-formation et la fait vivre.

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3.Des structures dynamiques invariables

3.1.  En deçà des paradigmes

Les paradigmes en thérapie maïeusthésique nous donnent que les Êtres (quelqu’un) comptent plus que les informations (quelque chose), que ce qui est éprouvé (ce qui est ressenti) compte plus que ce qui s’est passé (événements), que le non-savoir du praticien est essentiel concernant ces ressentis. Il en découle des éléments techniques comme le guidage non-directif, une posture de bienveillance et de confiance du praticien, une capacité à poser les questions justes, de la bonne façon, et aussi à offrir reconnaissance et validation spontanément, avec réjouissance, etc.

Mais si tout cela est possible c’est parce que le praticien s’appuie sur la Vie et sur des structures dynamiques invariables : sur la pertinence à l’œuvre chez son patient, les zones clivées de sa psyché qui cherchent remédiations avec le Soi et les déploiements de ce qui, en lui, cherche à s’accomplir … donc il s’appuie sur les archétypes existentiels qui sont des invariants, des éléments stables qui, en dépit du fait qu’ils prennent plusieurs visages en fonction des parcours de vie, ils demeurent une structure identique venant manifester la Vie. Nous remarquons que c’est une structure dynamique et non pas statique. Elle est en mouvement : remédiations et déploiements, puis si cela n’est pas encore prêt, compensations.

3.2.  L’intégrité

Les premiers mouvements opérants concernent l’intégrité. Comme ils consistent en des élans que la volonté ne dirige pas, on pourrait les dire « pulsionnels ». Mais bien plus encore, ils consistent en une structure dynamique produisant trois phénomènes. Ces phénomènes sont si stables qu’ils peuvent être considérés comme archétypaux, car ils se produisent de façon systématique selon que les situations sont intégrables ou non, indépendamment des détails de leur contenu.

-Cohésion : chaque nouvel élément de Soi, chacun de ceux que l’on est à chaque nouvel instant, est en cohésion et en cohérence avec tous les autres qui ne sont pas clivés, à chaque fois que la situation est spontanément intégrable.

-Garderie : Quand par nécessité un clivage a été opéré par la pulsion de survie (situation non-intégrable), qu’un élément a été séparé de la psyché afin de préserver celle-ci de l’état sensoriel et émotionnel de cet élément, cette zone garante de l’intégrité le met en « garderie » (zone NousNous) en attendant que la psyché ait la maturité pour l’intégrer sans dommage. Cela permet de ne pas la perdre en attendant le moment venu.

-Symptômes : afin de réintégrer les éléments clivés, cette zone garante de l’intégrité produit des symptômes qui, comme des appels (telles les sonneries personnalisées des smartphones), interpellent la conscience pour qu’ils puissent rejoindre le Soi, quand sa maturité lui permet de les accueillir. Cette maturité est en lien avec la capacité à distinguer entre les événements (les choses) et ceux qui les vivent (les Êtres).

Cette première zone d’archétypes existentiels visant l’intégrité est liée à la pulsion de Vie. Une structure archétypale dynamique qui produit un mouvement centripète. Pareil à la gravitation, il a sa portée infinie et ne demande aucune énergie pour générer le rapprochement en cohésion des différents éléments du Soi.

3.3.  La sécurité

Les seconds mouvements opérants concernent la sécurité, œuvrent afin que le Soi ne soit pas endommagé et puisse continuer son existence sans en être altéré, en dépit des situations de la vie qui dépassent parfois largement ce qu’il est capable d’intégrer. La volonté ne les dirige pas non plus si bien qu’ils pourraient aussi être dits « pulsionnels ». Mais ici aussi, ils consistent plutôt en une structure dynamique produisant cette fois-ci deux phénomènes. Ces phénomènes sont également si stables qu’ils peuvent être considérés comme archétypaux, car ils se produisent systématiquement en situation non intégrable, quel que soit le contenu de ces circonstances.

-Clivages : la psyché s’auto-clive, séparant d’elle-même chaque élément dont la charge émotionnelle pourrait l’envahir (ce n’est pas l’événement qui la « brise », c’est elle qui se sépare). Mais elle s’auto-clive aussi parfois pour mettre à l’abri un élément ressource majeur en cas de turbulences extérieures. Par exemple si l’enfant qu’on a été a éprouvé une grande souffrance, il est mis à part dans la psyché afin de ne pas envahir celle-ci, mais il arrive aussi que l’enfant soit mis à part avant cette souffrance, afin de préserver la ressource essentielle qu’il constitue.

-Compensation : la psyché conduit à mettre en œuvre des compensations afin de pallier le manque que représente l’élément clivé, faisant alors défaut dans la structure du Soi. Il importe de comprendre que ce qui manque ce n’est pas la circonstance qui s’est produite, mais celui qui, l’ayant éprouvée, ou y ayant été exposé, a été évincé.

Cette structure dynamique archétypale consomme de l’énergie dans les deux cas (clivages et compensations). Quand il n’y a plus d’énergie disponible, l’intégrité reprend ses droits (pulsion de Vie) et, pareillement à la gravitation (qui quand une étoile n’a plus de carburant à brûler fait que les éléments restant se concentrent vers son centre, car plus aucune réaction thermonucléaire ne s’oppose à leur réunion), le Soi reprend son chemin d’intégrité. Des symptômes apparaissent alors pour faciliter les connexions au bon endroit (zones de clivages).

3.4.  Le déploiement

Il y a aussi un troisième mouvement opérant qui, lui, concerne le déploiement. La volonté ne le dirige pas non plus, si bien qu’il pourrait également être dit « pulsionnel ». Mais il serait plus juste de parler d’un « élan naturel à devenir qui l’on a à être ». Ici aussi cela consiste plutôt en une structure dynamique produisant cette fois-ci un seul phénomène.

-Le déploiement : devenir qui l’on a à être. Faire en sorte que ses propres potentialités puissent s’exprimer au monde. Il est important de comprendre la différence entre le déploiement (révéler ce qui est déjà en nous) et le développement (acquérir des compétences ou des savoirs). Le Soi (existentiel) se déploie alors que le moi (personnalité) se développe.

Voici aussi une structure dynamique archétypale que l’on retrouve chez chacun, qui peine plus ou moins, du fait que « développement » et « déploiement » entrent parfois en conflit : l’on est socialement plus invité à se développer qu’à se déployer. Le développement (du moi) ne semble pas être une dynamique archétypale en ce sens où il est une conséquence de l’organisation sociale plus qu’un fondement initial.

3.5.  Pertinences et finalités

Nous avons là la vie en mouvement : une trajectoire existentielle rejoignant des finalités en attente d’accomplissement. Toujours ce paradoxe de finalités qui sont à rejoindre et qui pourtant ne sont pas écrites. Il ne s’agit pas du « destin » (fatalisme) mais d’une sorte de destination existentielle (accomplissement). C’est un flux de Vie qui se manifeste en chacune de ces occasions pour rejoindre ces zones d’aboutissement qui nous attendent. Ces finalités qui sont rejointes constituent aussi une structure dynamique archétypale.

Le fait d’avoir conscience de ces structures dynamiques archétypales au-delà des événements tellement variés et des ressentis multiples de chaque patient, permet au praticien d’avoir, comme le disait Jung, des points de repère et des poteaux indicateurs dans ce grand labyrinthe de la psyché.

Pour résumer :

Structure dynamique archétypale 1 :
Intégrité avec Cohésion, Garderie, Symptômes, Remédiations

Structure dynamique archétypale 2 :
Clivages, Compensations

Structure dynamique archétypale 3 :
Déploiement (devenir qui l’on a à être)

Structure dynamique archétypale 4 :
Trajectoire vers une Finalité (dont le déploiement)

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4.Un « panorama » existentiel

4.1.  Un panorama sans paysage

Le praticien se retrouve alors avec une structure, dans laquelle se trouve l’Être qu’est le patient, et ceux qui ont compté pour lui. La diversité des événements ne trouble pas les structures dynamiques archétypales en accomplissement.

Ainsi, les enjeux lui apparaissent rapidement. Les questions pertinentes émergent spontanément pour accompagner les processus naturels à l’œuvre chez le patient

4.2.  Hors sensorialité

Il ne s’agit pas de décors, de scènes ou d’événements au sens habituel du terme. Le praticien ne met pas non plus en œuvre des visions extrasensorielles, ni des compétences surnaturelles ou extralucides ! La sensorialité (même imaginaire) ne joue pas ici. Il s’agit de perception, ou sans doute plutôt d’une sorte d’aperception, selon la définition de Kant : notamment l’aperception transcendantale « fondation ultime de l’unité de l’expérience ». 

Le praticien se trouve en face d’une « scène » qui n’est pas sensorielle, mais où les enjeux dynamiques des protagonistes, et leur vécu éprouvé, constituent l’essentiel. Les archétypes existentiels qui la conduisent apparaissent comme une structure de fond donnant le relief aux multiples événements et ressentis dont le patient fait part, au gré du guidage non directif mis en œuvre par le praticien. Ce dernier est avec une grande attention, mais une attention flottante (comme il est dit en psychanalyse) en ce sens elle laisse un peu filer l’événementiel, pour pointer plus précisément l’existentiel. L’essentiel n’est pas l’événementiel mais l’existentiel, l’expérientiel.

Le praticien touche sans doute lui-même en une sorte « d’état modifié de conscience », en ce sens où il est sensible aux enjeux d’un Réel (l’existentiel) qui se manifestent à travers des réalités (l’événementiel). Comme s’il bénéficiait d’une « réalité augmentée » dans laquelle les éléments superflus sont rendus discrets (mais ils ne sont pas absents), ne paraissant en premier plan que les processus fondamentaux.

4.3.  Présences et alliance

Il s’y trouve donc des présences et des enjeux dynamiques de nature intégration, clivages, compensations, déploiements, pertinences. Le praticien n’y est donc pas submergé par les informations événementielles, même si celles-ci sont abondantes. On ne peut pas dire qu’il ne les écoute pas. Il les entend bien. Cependant la structure archétypale existentielle lui permet une perspective où les enjeux sont clairement identifiables.

Les présences y sont perçues ainsi que les signaux qu’elles s’adressent à travers les symptômes. Il se trouve même que l’acteur principal de la « scène » est celui qui appelle la conscience du patient à force de symptôme. Le praticien est particulièrement en alliance avec celui-ci, tout en restant à l’écoute, en reconnaissance de chacun des protagonistes, du patient lui-même jusqu’aux manifestations transgénérationnelles ou transpersonnelles.

4.4.  Des mouvements de rapprochement/éloignement

Il s’opère au sein de la psyché des mouvements des uns vers les autres, soit les rapprochant, soit les éloignant. Ceux-ci sont pris en compte à travers l’archétype de pertinence en accomplissement, de clivage, d’intégration ou de compensation. Tout y est respecté, personne n’est forcé.

Chaque apparente résistance y est prise en compte comme une révélation du chemin le plus juste, jamais comme un refus ou un blocage. Le praticien vit chaque fois comme un privilège d’être « réorienté » vers une plus grande justesse grâce aux réticences du patient (même légères), car bien qu’assuré du fait des archétypes existentiels, il ne se substitue jamais au patient, ni à la justesse qui s’accomplit en lui.

Il est toujours partenaire avec la Vie, en proximité et connivence avec l’Être clivé qui appelle la conscience, en respect du sujet présent et de tous les protagonistes qui sont apparus dans la séance.

4.5.  Un flux de Vie

Il y a comme un flux de Vie qui s’accomplit avec justesse et le praticien ne fait que se laisser conduire par celui-ci et s’en émerveiller. Il navigue humblement, sans vraiment être le capitaine, car la Vie en sait plus que lui. Il n’est jamais à contrecourant et suit ainsi l’Existence qui se manifeste à travers son patient. Il ne fait qu’accompagner les phénomènes en cours (comme dans un accouchement).

Nous avons alors une navigation dans un flux de pertinence, avec une perception augmentée grâce à la connaissance archétypale, et la tranquillité d’un non-savoir événementiel et émotionnel où le patient donnera les ajustements nécessaires qui sont les siens.

Le praticien ne sait jamais où l’on va, mais il sait que « où ça va » est juste. Il est attentif à ces accomplissements existentiels, qu’il s’agisse de remédiations ou de déploiement. Il n’est pas émotionnellement affecté car c’est la Vie qui s’exprime. Il n’en est jamais surpris, mais toujours émerveillé (comme face à un enfant venant au monde lors d’un accouchement : c’est bien un enfant comme prévu, mais l’émerveillement est toujours là).

5.Les archétypes existentiels et la Vie

5.1.  Même chemin, multiples labyrinthes

Les infinies possibilités événementielles et émotionnelles produisent une multitude de possibilités (pour ne pas dire « une infinité »). De ce point de vue, cela rend la psyché pareille à un labyrinthe inextricable. Sans repères archétypaux, le praticien pourrait s’y perdre, même se laisser submerger, dans l’écoute d’une errance narrative du patient.

Or, avec ces structures dynamiques constantes, les labyrinthes ne sont plus des énigmes et la multitude des possibilités événementielles et émotionnelles ne masque plus le chemin des remédiations et déploiements se réalisant dans un flux de pertinence. Non seulement le chemin est balisé, mais en plus se présentent de multiples raccourcis… pour ne pas dire des sortes de « portes vers les étoiles » (Stargate) conduisant directement, depuis le symptôme présent, vers celui qui dans la psyché appelle la conscience (quelle qu’en soit la distance temporelle, y compris en transperonnel).

5.2.  Une musique dans un concert

Une séance de thérapie serait comparable à une symphonie où chacun jouant sa propre partition contribue à l’harmonie du Tout. Les partitions sont multiples, car il y a beaucoup d’instruments et d’instrumentistes (dans la psyché), mais la musique opère en concert et en harmonie.

Le praticien, alors un peu « musicien », ne fait que se laisser porter par le déroulement des mesures, où la place de chacun est validée dans sa pertinence. D’ailleurs, Denis Noble, professeur émérite de cardiologie vasculaire et pionnier dans la biologie des systèmes, s’occupant de génétique systémique n’a-t-il pas écrit « La musique de la vie » (2007). Il a utilisé cette métaphore de la musique (jouée et entendue) pour rendre compte du fonctionnement systémique du génome au sein de l’existence.

5.3.  Les ouvriers d’une cathédrale

Tous les Êtres de Soi au cœur de la psyché, interagissent en harmonie pour finaliser une architecture existentielle. Cela fait penser au chantier d’une cathédrale ! Tant de corps de métier sont nécessaires pour réaliser un tel édifice. Chacun fait son œuvre et contribue à l’accomplissement de l’ensemble. Tel le « colibri » de Pierre Rabhi, chacun œuvre pour une totalité qui le dépasse. Il ne peut la réaliser seul, mais il ne baisse pas les bras pour autant et agit localement pour une réalisation plus vaste.

Si l’on étend la psychothérapie aux enjeux transpersonnels, chacun contribue à une vastitude qui le dépasse (grâce à « l’in-formation »), mais qui s’accomplit en pertinence au-delà de Soi. Dans ce cas, pareillement aux cathédrales, celui qui œuvre localement dans son chantier ne verra pas forcément l’édifice terminé. Mais la structure se dessine et il ne se passe pas n’importe quoi. Les archétypes existentiels sont un peu comme des bases architecturales qui font que les éléments, pourtant multiples, ne sont pas disposés au hasard.

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6.Support du non-pensable

6.1.  Là où la pensée n’opère pas

Nous avons vu qu’il y a l’indicible (ce pour quoi l’on ne trouve pas de mots), mais qu’au-delà de l’indicible, il y a aussi le non-pensable (ce que notre intellect ne sait pas élaborer). Les archétypes dynamiques que nous avons abordés en font partie. On peut les énoncer en termes de pulsions, mais il est difficile (peut-être impossible) de se les représenter mentalement en termes de structures porteuse des phénomènes de la psyché. Structures multidimensionnelles, libres du temps et de l’espace, toujours présentes en synergie, conduisant nos façons d’aborder le monde.

De ce fait, la compétence en thérapie n’opère pas avec la puissance intellectuelle, mais avec la sensibilité, la présence, le partenariat, la confiance, la capacité d’émerveillement… etc.

6.2.  Les perceptions subtiles

L’in-formation des physiciens dont nous parle Erwin Laszlo n’est pas perceptible avec les sens. Cette information diffusée dans le monde, enrichie de l’expérience de chacun, partout disponible, ne se capte pas avec l’intellect. Nous avons besoin de sensibilité existentielle, ontique, d’intuitions. L’intellect n’est pas l’outil qui le perçoit. L’in-formation est plutôt de l’ordre de l’aperception ou de l’expérientiel.

Si le non-verbal joue un grand rôle, les enjeux profonds se situent encore au-delà de celui-ci, et ce n’est pas en l’analysant que nous en serons éclairés.

Il y a néanmoins des zones, même neuronales, qui jouent dans ces phénomènes subtils : la synchronisation des neurones en fuseau entre deux sujets. En 1/20000e de seconde l’émotion de l’un apparaît dans les neurones de l’autre (« Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner » Cyrulnik and all. -2012, p. 67 à 78).

Sans doute aurons nous là ce que le philosophe François Julien nomme « L’inouï » dans son ouvrage de 2019, portant ce terme en titre. Par « inouï », comprenons « ce qui n’a jamais été « ouï », voire « pensé ». Un accès au non-conventionnel, à l’im-pré-vu, au non-pensable, au dé-rangé, libre du pré-conçu. Découvrir au-delà de l’évident ce qui échappe à la pensée habituelle, à la raison ordinaire, et même à la raison extraordinaire.

« Le bien connu en général est justement, parce qu’il est bien connu, inconnu » (p.40)

« Il y a ainsi l’inconnue de la métaphysique et l’inconnu du familier, le premier appelant la découverte, le second le découvrement » (p.41,42)

« L’inouï ne dit pas l’extraordinaire mais l’inintégré – et peut-être même l’inintégrable » (p. 34,35)

Voilà un auteur qui nous évoque subtilement le non-pensable et propose ainsi étendre nos investigations hors des limites de la raison, des rangements préfabriqués de la logique, des paradigmes conventionnels. Un « pas de côté » pour oser changer de point de vue, ou de point d’ouï, ou de point de pensée… Un « pas de côté » ? Pas vraiment. C’est bien plus que ça : hors espace et hors temps (de façon uchrotopique), de façon purement expérientielle, il s’y fait l’expérience du Réel… qui n’est, ni là, ni à côté, et pourtant familier.

6.3.  La cohérence au-delà des perceptions

Depuis les notions de plaisir/déplaisir (sensorielles), jusqu’à celles de clivages/remédiations, déploiement (existentielles) nous avons des éprouvés qui échappent à notre intellect, à notre pensée, à notre verbe. Nous pouvons y ajouter le fameux « chez-nous-d’humanité » (hors savoir, mais familier), ainsi que nos aspirations de transcendance dont notre intellect ne sait que faire.

Pourtant des archétypes existentiels dynamiques y sont à l’œuvre et conduisent une musique de la vie sans fausses notes, dont le praticien averti sait lire la partition.

6.4.  Le patient devient naturellement accessible

A la fois concerné, chaleureux, mais libre des émotions, le praticien ne sent pas perdu face à son patient, sans pour autant savoir à sa place (il est en non-savoir). Il a une représentation quasi holographique de la vie qui se déploie devant lui à cette occasion : un panorama non sensoriel, où se trouvent les Êtres concernés.

Les structures archétypales dynamiques évoquées dans cet article lui donnent une possibilité de compréhension des phénomènes en cours (connaissance, hors savoir) et lui permettent de les accompagner sans les froisser, à leur rythme, et selon leurs justesses vers leur accomplissement, intimement et parfois discrètement attendu.

 

Thierry TOURNEBISE

 

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Bibliographie

 

Abitbol, Jean
-L’odyssée de la voix –Flammarion Champs sciences, 2013

Bolt Taylor, Jill
-Voyage au-delà de mon cerveau- Éditions Jean Claude Lattès J’ai lu, 2008
Conférence :
http://www.dailymotion.com/video/x8agq2_jill-bolte-taylor-sous-titre-franca_tech

Cyrulnik Boris, Bustany Pierre, Oughourlian Jean-Michel, André Christophe, Janssen Thierry, Van Eersel Patrice
 -Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner - Albin Michel Poche, 2012

Demazeux, Steeve
-Qu’est-ce que le DSM ?
Genèse et
transformation de la bible américaine de la psychiatrie – ITHAQUE, 2013

Érasme
-Éloge de la folie – GF Flammarion, 1964

Heidegger, Martin
-Être et temps – Gallimard 1986

Gray, David and all
-Gamestorming, jouer pour innover – Diateino, 2014

Grivois, Henri
-Grandeur de la folie –Robert Laffont 2012
-Parler avec les fous - Les empêcheurs de penser en rond 2007
-Le fou et le mouvement du monde – Grasset 1995

Houdé, Olivier
-L’intelligence humaine n’est pas un algorithme – Odile Jacob, 2019

Jourdan, Jean-Pierre
-Deadline, dernière limite – Pocket Les 3 Orangers, 2006

Julien, François
-L’inouï – Grasset 2019

Jung, Carl Gustav
-
Ma vie, souvenirs rêves et pensées- Gallimard Folio, 1973
-Structure de l’âme – L’Esprit du temps, 2019

Klein, Etienne
-Discours sur l’origine de l’univers – Flammarion, 2010

Lao Tseu
-Tao Te King Editions Dervy, 2000

Le Quellec, Jean-Loïc
-Jung et les archétypes, un mythe contemporain –Sciences Humaines, 2013

Laszlo, Ervin
-Sciences et champ Akashique tome 2 -Ariane, 2008

Maisondieu, Jean
-Le crépuscule de la raison – La maladie d’Alzheimer en question – Bayard 2001

Mill, John Stuart
-De la liberté- Gallimard, folio essais, 1990

Nathan, Tobie
-La folie des autres – traité d’ethnopsychiatrie clinique -Dunod,1986
-L’influence qui guérit – Odile Jacob, 1994

Noble, Denis
-La musique de la vie. La biologie au-delà du génome –Seuil, 2007

Nollet, Daniel
-Manuel de thérapie comportementale et cognitive – Dunod, Paris 2004

Onfray, Michel
-Le crépuscule d’une idole – Grasset, et Fasquelle 2012

Pélissolo, Antoine
« Sciences Humaines » les grands dossiers : « les troubles mentaux » - revue n°20 septembre octobre novembre 2010

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-Apologie de Socrate
https://www.atramenta.net/lire/apologie-de-socrate/36111/1#oeuvre_page

Rogers, Carl Ransom  
-Le développement de la personne – Interédition Dunod 2005

Teilhard de Chardin, Pierre
-Le phénomène Humain- Edition du Seuil, 1955

Thrin Xuan Thuan
-Vertige du cosmos – Flammarion, 2019

Zajde Nathalie- Nathan, Tobie
-Psychothérapie démocratique – Odile jacob 2012

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