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Réflexions sur l’autisme
le non pensable et l’indicible

Septembre 2013    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

Tenter de comprendre l’autisme est sans aucun doute une recherche nécessaire… mais tenter de comprendre les êtres vivant et éprouvant le monde avec autisme est certainement une priorité. Face à ces humains, dont l’expérience du monde est si différente de la nôtre, les parents comme les professionnels de santé sont déroutés. Les sujets concernés, eux-mêmes, ne peuvent organiser leur pensée aisément faute de repères, de modèles, de pairs avec qui partager sur le même mode.

« Ressentir » des choses pour lesquelles on ne trouve aucun interlocuteur, se trouve être pour eux une expérience héroïque. Pédopsychiatres, psychologues et orthophonistes font certainement un travail remarquable  et dévoué (en tout cas nous ne parlons ici que de ceux-là), mais les repères psychopathologiques qui sont les leurs risquent de limiter leur propre perception du sujet avec autisme. La nosographie tente de cerner une « situation de pathologie »… mais il y a aussi l’option de considérer le sujet avec autisme non comme « malade », mais comme un être ayant une perception du monde qu’il nous convient de comprendre afin de mieux pouvoir le rencontrer et le sortir de sa solitude. Le reste vient de surcroît avec la richesse de la vie sociale qui en découle… à partir de là toutes les techniques ou médications adaptées trouveront naturellement leur place.

Si la psychologie est habituée à explorer les histoires de vie ou les processus cognitifs,  il reste à envisager ce qui n’est, ni historique, ni cognitif, mais juste expérientiel. Ce qui est profondément ressenti (expérientiel) n’est pas forcément  évocable mentalement (donc en pensées), et donc ne peut évidemment pas être dit… et encore moins échangé avec autrui (surtout dans un environnement où cela échappe à tout le monde). Nous avons alors l’« indicible » (impartageable), mais aussi le « non pensable », pourtant ressenti mais qui n’est même pas accessible à la pensée de celui qui l’a vécu.

Voilà un champ d’exploration, pour les praticiens, qui mérite toute  leur attention, tant pour accompagner les sujets dits « avec autisme », que les sujets dits « psychotiques », que chez ceux dont les « troubles psychiques ordinaires » comportent néanmoins aussi de telles sources « non pensables ». Cet ensemble de situations va nous permettre une réflexion sur l’autisme, s’appuyant essentiellement sur le vécu de personnes concernées.

 

Sommaire

1 L’autisme
- Beaucoup de théories – « Avec autisme » – Des expériences remarquables – Le pensable et le non pensable

2 L’expérientiel et l’évocable
- Mise en pensées – Mise en mots - Partage avec autrui

3 Le symptôme et sa source
- Quand l’attention est orientée - Le dysfonctionnement – Tout est dans l’enfance ? –Tout est dans le trauma ? – Tout est dans l’apprentissage ?-  Tout est dans notre histoire ? – L’inconscient collectif… et même plus –  La cécité d’inattention

4 Un décodage qui change tout
- Un décodage qui change tout - Spécialement pour qui ? – Ce qui n’a pas été dit, puis entendu – Ce qui n’a pas été validé

5 Que faire du « non pensable »
- Ce qui n’a pas pu être pensé –Exemples dans l’autisme – Exemples dans la psychose – Exemples dans le EMI – Exemples dans la vie ordinaire

6 Diagnostiquer, nommer… induire ?
- Dénomination – Diagnostic : provoquer ce qu’on pense décrire ?

7 Le sujet avec autisme face au monde
- Perception des êtres – Perception du monde intérieur Perception du monde extérieur

8 Quels moyens ?
Stratégies personnelles spontanées – Les comportements favorables d’autrui – Les comportements des accompagnants

9 Les troubles psychiques seraient-ils des enseignements sur l’humain ?
- La folie du soin, et de la guérison – Quand la différence est une source inattendue

Bibliographie  -  Annexe I  Annexe II  Annexe III

1   L’autisme

1.1Beaucoup de théories

Après avoir plus ou moins accablé les parents d’enfants avec autisme (certaines théories ayant stipulé qu’ils en étaient la cause), d’autres approches y ont vu un trouble du développement (trouble envahissant du développement, TED) comportant peut-être des facteurs génétiques ou épigénétiques, étoffés de possibilités neurologiques, bactériologiques, etc. (voir annexes I, II, III)… bref, les parents ont été déculpabilisés et c’est certainement une bonne chose. Y compris la psychanalyse a fini par sortir les parents du dogme de la « toxicité parentale » et propose un autre regard sur ce vécu des êtres. Marie Dominique Amy, psychologue psychanalyste, nous l’affirme et le confirme tout au long de son ouvrage « Comment aider l’enfant autiste » (2013).

Mais ce trouble reste cependant une énigme pour le monde psy, malgré un investissement très important de nombreux professionnels. Les êtres qui en souffrent, quoique mieux pris en charge (et de plus en plus tôt), restent encore trop incompris, comme nous le rappelle Joseph Schovanec, lui-même avec autisme, ayant dû faire face à tant de professionnels du soin psychique :

 « Cette anomalie qui échappe un peu aux grilles [de classifications] à l’image du Tao, comment la cerner malgré tout ? » (Schovanec, 2012, p.202)

« Depuis quelques décennies, toutes sortes de valeurs numériques ont été avancées, depuis le plus faible, comme par exemple une personne sur dix mille, jusqu’aux plus élevées. Un consensus, sans doute momentané, s’est établi autour de 1 sur 150 ou 1 sur 166. Mais déjà des groupes anglo-saxons poussent à augmenter la prévalence jusqu’à près d’1 sur 80, voire au-delà. Chacun des scores émanant d’une étude et chacun, pour ainsi dire, est utilisé par une chapelle donnée ». (ibid., 2012, p.218)

Le « savoir » au sujet de l’autisme est plus fluctuant et bien moins abouti qu’il n’y paraît. Il semble alors plus prudent d’aborder le sujet comme une réflexion que comme une connaissance établie. Je prendrai appui dans cet article sur de nombreux témoignages et recherches, que je viendrais mêler aux éléments déjà abordés dans d’autres publications sur ce site, afin de proposer quelques nouvelles possibilités d’éclaircissements. La notion d’expérience « non pensable » et « indicible » y tiendra une grande place.

1.2« Avec autisme »

Parler de « sujets autistes » ou de « sujets atteints d’autisme » ne convient pas à Joseph Schovanec, qui préfère la dénomination « sujet avec autisme » (2012, p.247). Je n’avais jamais entendue cette expression avant de lire son ouvrage, mais je la trouve très pertinente et choisis de l’adopter dans ce texte. En effet, le sujet souffrant d’autisme n’est pas cet autisme : « ce n’est pas son identité », ce n’est pas ce qu’il est. On ne peut vraiment dire non plus « qu’il a cet autisme » (comme une chose qu’il posséderait)… mais dire « qu’il doit vivre avec » et se débrouiller face au monde muni de ce mode de « perception » semble bien une réalité. Je mets le mot « perception » entre guillemets car, si avec autisme il y a une une difficulté à percevoir, c’est plus par protection que par insuffisance sensorielle.  Ce ne sont pas tant les sens qui sont en cause mais le traitement des informations fournies par ceux-ci. Ainsi, Paul vers deux ans ne réagissait pas aux sons. Sa mère, Tamara Morar (2012) nous dit que son enfant avec autisme entend pourtant très bien un son quasi inaudible :

« Je fis un test avec sa peluche hochet et la secouais à l’autre bout de l’appartement : il entendait les petites billes secouées –alors que ce bruit est à peine perceptible – et venait chercher sa peluche ». (p15)

Joseph Schovanec  dénonce aussi de façon intéressante la propension  à vouloir masquer les symptômes par de multiples moyens médicaux, dans l’espoir de se rapprocher d’une prétendue « normalité ». Il compare cela à la situation d’un sujet avec une jambe cassée où, donnant des antalgiques, on pourrait lui faire croire qu’elle peut se servir « normalement » de sa jambe… mais qu’en fin de compte cela en empêcherait son juste rétablissement (2012, p.244). Il nous rappelle que l’être humain est complexe (ce que pourtant tout le monde sait, dit, et proclame) et qu’il convient de ne pas agir n’importe comment sous peine d’altérer une justesse (conscience beaucoup plus rare !). Même si certains apaisements sont vraiment nécessaires (et la médecine dispose de moyens intéressants pour y parvenir), toute intervention de ce type n’est pas forcément pertinente, et le discernement reste de rigueur, tant chez les praticiens que chez les usagers de ces praticiens.

1.3Des expériences remarquables

Il semble qu’un des traits majeurs soit le problème de perception de la cohérence. Plus qu’un envahissement du développement, le sujet souffrant d’autisme semble envahi par une avalanche d’informations qu’il ne sait relier entre elles, ou dont la « globalité lui échappe ». Comme nous le confie Donna Williams (elle-même avec autisme), un tel sujet se retrouve submergé par :

Un « Trop plein d’informations » (Williams,1992, p.300)

Une « Overdose d’informations » (ibid. p. 297) 

Elle suggère même qu’il soit possible que la situation commence très tôt :

« Il est possible que l’enfant autiste, avant même sa naissance, soit incapable de percevoir les messages qui impliquent une relation entre sa mère et lui » (ibid., p.292)

Le sujet avec autisme construirait donc un monde intérieur dépourvu d’informations mises en cohérences, ne s’organisant pas dans une globalité, ne pouvant s’étayer les unes les autres… et surtout ne pouvant pas s’appuyer sur une cohérence extérieure (qui aurait pu fournir un modèle, au moins temporaire). De ce fait, la plupart de ces informations sont intrusives, violentes (même quand elles sont douces à nos yeux), excessives… il doit s’en protéger pour survivre.

Le sujet avec autisme va donc devoir aller à la rencontre du monde, alors que son seul monde est son monde intérieur « expériencé », sans que rien ne puisse être vraiment pensé (au sens cognitif habituel). Il va cependant développer d’autres stratégies qui, s’il n’a pas de déficiences mentales, peuvent se révéler d’une grande performance, au point que certains d’entre eux comme Daniel Tammet (« Je suis né un jour bleu » -2007), Temple Grandin (« Ma vie d’autiste » -2001), Joseph Schovanec (« Je suis à l’est » -2012) ainsi que Donna Williams (« Si on me touche je n’existe plus » -1992) sont devenus capables de nous parler de leur univers avec une grande précision, et de développer des compétences souvent bien au-delà des nôtres.

1.4Le pensable et le non pensable

Pour permettre quelques nouveautés dans cet « océan de théories entendues » nous pouvons faire un détour par les notions de « pensable » et de « non pensable ». Nous sommes habitués à accorder de l’importance au fait que ce qui est éprouvé dans l’expérience puisse être « dit ». Il convient pourtant de se demander si, avant d’être dit, cela peut déjà être pensé. En effet ce qui ne peut être pensé… ne peut être dit. Et ce qui est vécu sans pouvoir être pensé conduit souvent à de « belles angoisses » silencieuses, apparemment incohérentes, mais parfaitement justifiées par une telle situation.

« Ma principale hantise, c’était de perdre le sentiment de ma propre existence ». (Williams, p.167)

« Penser » permet de « dire »… mais aussi « dire » permet de « mieux penser » (par où le cycle commence-t-il ?). Pour dire, il faut avoir entendu, afin de disposer d’outils de dictions. Or justement, le sujet avec autisme peine à entendre tant il se sent submergé, voire agressé, par toutes informations, même les plus délicates :

« L’odeur d’une rose cueillie au  jardin peut plonger l’enfant dans une colère noire .» (Williams p.34)

La solitude qui en résulte engendre une détresse d’élans en opposition. S’il n’est pas averti, celui qui prend soin d’un enfant qui est avec autisme peut se trouver bien loin de comprendre un tel ressenti :

 « Notre corps crie son envie de contact humain, mais au moment où il se produit,nous reculons de douleurs et de confusion » (Grandin 2001, p.56) . Donna Williams ira jusqu’à « Si on me touche je n’existe plus ». (Williams,1992)

Face à cette avalanche d’informations, et à ce désordre insupportable, Donna Williams nous énonce l’une de ses stratégies où elle vérifiait l’ordre des chiffres :

« C’était ma façon de créer de l’ordre à partir du chaos […] je cherchais simplement un monde de cohérence bien pourvu en références fixes ». (ibid, p.76-77)

Daniel Tammet nous dit comment, enfant, il sortait les livres de la bibliothèque de ses parents et les disposait autour de lui, sécurisé par ces objets dont les pages étaient numérotées… en ordre ! (Tammet, 2007, p.39-40)

Avant d’aller plus loin dans notre réflexion sur l’autisme, nous aurons avantage à nous pencher un peu plus sur cette notion de « pensable » ou « non pensable » qui mérite toute notre attention.

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2   L’expérientiel et l’évocable

2.1Mise en pensées

Quand nous vivons une expérience ou voyons quelque chose (autrement dit quand nous « expériençons »), nous pouvons, plus ou moins aisément, le mettre en pensée. De ce fait, nous allons l’évoquer mentalement, avec une représentation plus ou moins fidèle de ce que nous avons vécu (que nous prendrons toujours soin de différencier de la « réalité du monde » qui, par définition, nous reste inconnue).

Le fait de mettre son vécu en images mentales se nomme « évoquer ». Cette évocation se fera différemment selon les individus confrontés à une même expérience. En effet, selon chacun, il y aura plutôt une dominante visuelle, auditive, kinesthésique, émotionnelle, etc. D’autre part, les « images mentales » ne se forment qu’à partir des expériences antérieures et la même chose, captée par les sens, ne conduira pas tout le monde à la même image mentale… puisque tout le monde n’a pas la même antériorité (voir la publication d’août 2013 « Percevoir le monde »). Il est important de comprendre que nous ne pouvons évoquer que ce que nous sommes capables de rattacher à des évocations antérieures. Notre système représentationnel a en quelque sorte été éduqué à travers les diverses expériences sensorielles qui sont survenues au cours de notre vie… et ce que nous en avons fait.

Ainsi, un monsieur aveugle de naissance, à qui une intervention chirurgicale permet de voir pour la première fois à l’âge adulte, nous dit que ce qu’il voit n’est pas tout à fait réel pour lui… tant qu’il ne l’a pas entendu. Son système d’évocation étant surtout auditif, le visuel ne lui donne aucune assurance de réalité.

2.2Mise en mots

Une fois l’évocation mentale accomplie, il reste à mettre celle-ci en mots. Selon l’expérience ou l’expertise que nous avons à ce sujet, cela se fait plus ou moins aisément. Il y a toujours des mots plus fidèles que d’autres pour refléter ce que nous avons évoqué mentalement (voir la publication de février 2010  « Des intuitions et des mots »).

La mise en mots est sans doute une opération importante puisque, d’elle, dépendra notre capacité à partager ce qui désormais fait partie de notre monde intérieur. Mais souvent nous n’avons à notre disposition que des « mots à peu près » ne reflétant pas exactement ce que nous voulons dire.

Par exemple, nous aimons le bleu, mais pas tout à fait bleu. Celui qui nous plaît tire un peu sur le vert, mais ce n’est pas du tout du vert pour autant… enfin une sorte de bleu qui n’est pas celui du ciel, mais pas non plus celui de l’eau, quoique plus près de celui de l’eau, mais pas n’importe quelle eau… etc. Un expert coloriste aura le mot exact à portée de conscience, mais pour la plupart d’entre nous l’« à peu près » nous met dans un certain inconfort et nous conduit à quelques contorsions sémantiques.

2.3Partage avec autrui

Une fois que l’expérience est vécue, que l’évocation mentale est accomplie, que les mots justes sont trouvés, il reste à trouver un interlocuteur en mesure de comprendre tout cela et avec qui le partager.

Il doit parler la même langue, mais aussi dans cette langue avoir une connaissance suffisante des mots pour saisir ce que nous voulons dire.

Quand un patient va voir un praticien, ce dernier est censé permettre une mise en mots de ce que le patient a déjà évoqué en lui mais qu’il n’a toujours pas eu l’opportunité de dire. Naturellement ce point est très important, et le praticien se doit d’avoir une certaine expertise de la mise en mots… pour parfois même traduire en langage clair, ce que son patient tente d’énoncer en « mots à peu près ».

Hors des cadres thérapeutiques, la vie de  chacun consiste à vivre des expériences, à les évoquer mentalement, puis à les mettre en mots pour les partager avec autrui, et ainsi s’enrichir mutuellement des expériences. Cela permet d’étendre sa connaissance du monde sans pour autant avoir besoin de tout expérimenter.

Il se trouve que la mise en mots, au moment du partage, non seulement enrichit autrui de l’expérience qu’on lui communique ainsi, mais également nous enrichit nous-mêmes en la disant, car l’évocation mentale se précise chez l’émetteur au cours de ce phénomène de verbalisation. Celui qui parle, parle à autrui… mais aussi se parle à lui-même… allant ainsi de précisions en précisions, éclairantes aussi pour lui-même. Parler avec autrui participe grandement à clarifier ce qui est en soi !

Par contre, ce qui n’a pas été évoqué mentalement ne pourra pas être mis en mots et donc encore moins partagé avec autrui, et peinera à se clarifier pour soi-même.

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3   Le symptôme et sa source

La question est souvent de comprendre la raison d’être des symptômes. Devons-nous raisonner en termes de « causalité » ou en termes de « source » ?

3.1Quand l’attention est orientée

Dans Psychological science (17 juillet 2013), nous trouvons un article relatant une recherche sur la cécité d’inattention:« The Invisible Gorilla Strikes Again” (Sustained Inattentional Blindness in Expert Observers). Une image radiologique des poumons est montrée à des praticiens pour détection de tumeurs. Or, sur ce cliché, a été inséré une petite image de gorille.  Il se trouve que 83% des praticiens, experts pour les tumeurs, n’ont par contre pas vu ce détail incongru. Cette expérience vérifie que quand notre attention est mobilisée dans une direction, nous devenons aveugles à l’inattendu. Cette expérience reprend celle des psychologues Daniel Simons et Christopher Chabris (1999), où des personnes, invitées à compter les passes de basketteurs sur une vidéo, ne voient pas le gorille qui traverse l’aire de jeu (expérience disponible sur You Tube).

Cela nous place donc, en tant que praticien, en difficulté de décodage selon les paradigmes sur lesquels nous nous appuyons... qui risquent de nous placer en cécité d’inattention envers ce qui est d’une autre nature que ce que nous recherchons a priori.

3.2Le dysfonctionnement ?

Le DSM IV nous dit que le symptôme est la manifestation d’un dysfonctionnement.

« Quelque soit la cause originelle il doit être considéré comme un dysfonctionnement comportemental psychologique ou biologique de l’individu ». (DSM IV, XXXV)

Le praticien recherchera donc ces dysfonctionnements afin d’y remédier. Naturellement cela risque de le placer en « cécité d’inattention » par rapport à tout ce qui n’est pas « dysfonctionnement ».

En dépit des multiples précautions que prennent ses auteurs (un partenariat de plus de 1000 personnes) : on n’y classe pas des malades (des gens) mais des pathologies (et il ne faut pas confondre les deux), un trouble doit être considéré sur le plan personnel et social, sa délimitation reste floue, il doit être considéré selon sa nature, mais surtout selon son impact (dans la vie personnelle et sociale du sujet) afin de voir s’il s’agit vraiment d’un état pathologique (sa nature ne suffit pas)... En dépit de toutes ces précautions… l’ a priori du dysfonctionnement peut rendre le praticien aveugle à ce qui n’est pas dysfonctionnement.

3.3Tout est dans l’enfance ?

Outre le fait de considérer les stades du développement (comme en psychanalyse) nous pourrons remarquer que bien des situations vécues dans l’enfance ont contribué à notre construction psychique. De ce fait, l’attention du praticien peut se trouver très mobilisée dans cette direction.

Naturellement cette zone de vie doit faire partie des investigations, mais si elle est exclusive (ou surdimensionnée), elle peut aussi conduire à une cécité d’inattention envers tout ce qui se trouve hors de ce champ de la vie du sujet.

3.4Tout est dans le trauma ?

« S’il y a un symptôme, c’est qu’un jour il a y eu un trauma », que celui-ci soit dans l’enfance ou n’importe où dans la vie du sujet. De ce fait, le praticien se mettra à la recherche des traumas qui ont jalonné la vie du sujet.

Voilà un autre parti pris qui aura pour conséquence une tendance à la cécité d’inattention envers ce qui n’est pas trauma. Le fait de raisonner en termes de causalité traumatique risque de rendre la praticien aveugle à tout ce qui n’est pas de ce type.

Nous pouvons aussi associer deux partis pris tels que, d’une part « le trauma comme cause » et, d’autre part, « l’enfance comme zone de vie concernée ».

Là encore il y a risque de cécité envers tout ce qui se trouve en dehors de ce champ.

3.5Tout est dans l’apprentissage ?

Il se peut qu’il n’y ait aucun trauma, mais seulement une certaine façon d’aborder le monde, liée à un apprentissage. Voilà une autre façon de considérer les sources des troubles, qui est tout à fait pertinente. Dans ce cas, il ne s’agit pas tant d’une « circonstance source », mais d’un apprentissage dans un environnement, avec des modèles suivis, ou des initiatives prises qui perdurent.

Cette notion d’apprentissage a fait le succès des thérapies comportementales et cognitives (TCC) qui savent comment apporter au patient une nouvelle possibilité de stratégie face à la vie.

Bien évidemment, le praticien qui n’oriente son attention que dans cette direction deviendra aveugle aux autres possibilités, comme dans les cas précédents, en dépit de la justesse des  TCC.

3.6Tout est dans notre histoire ?

Ayant perçu qu’il faut voir plus large que  notre histoire personnelle,  il suffit d’élargir le champ d’investigations et de considérer le sujet au-delà : ainsi seront abordées les zones intergénérationnelles (parents proches) et transgénérationnelles (aïeux éloignés).

Cela est aussi une option intéressante qu’il faut pouvoir considérer. Mais là encore il y a un risque pour le praticien en s’orientant vers ces possibilités de devenir aveugle à d’autres éventualités.

Le futur devrait aussi être concerné (comme, par exemple, quand on craint de devenir celui qu’on a à être) : nous ne pouvons le percevoir si nous ne faisons que « voyager dans des antériorités ». De plus, il se peut que la source du trouble ne soit pas un phénomène lié à notre histoire, ni même lié à aucune histoire. Dans ce cas, même la psychogénéalogie risque aussi de placer le praticien en cécité d’inattention envers ce qui n’en fait pas partie.

3.7L’inconscient  collectif… et même plus

Alors, nous pouvons étendre la possibilité de source du trouble vers une sorte de « bagage de l’humanité », de vécu du monde. Cela peut paraître bien vaste, mais je pense à cette personne ayant vécu une expérience de mort imminente où elle se trouvait en face de toute sa vie en même temps et après avoir pensé qu’elle faisait un bilan de sa vie… précise… non un bilan de l’espèce humaine.

Le Dr Jourdan nous rapporte ces propos :

« Mon ″moi″ n’était pas là en tant qu’individu rendant les comptes de SA vie, mais mon ″je″ était la vie de tous les humains ; en d’autres termes, c’était un bilan global à l’échelle de l’espèce. » (Jourdan, 2006, p.589)

« J’ai revu l’intégralité de ma vie, en relief, avec tous ses détails, les gens, les situations. Mais dans un temps qui ne s’écoule pas, la vie étant une globalité que l’on observe avec cette intelligence (universelle ou globale). Ma vie était une forme, sous mes yeux, qui  contenait TOUT, et que je consultais » (ibid. p.573).

Les expériences de mort imminente concernent environ 10% des sujets réanimés. Il ne s’agit donc pas d’expériences isolées, même si elles n’ont pas toutes la nature de ce qui est cité ci-dessus.

Alors, non seulement on peut sortir du cadre de l’histoire personnelle ou familiale, mais en plus il peut s’agir de sources anhistoriques, ni spatiales et ni temporelles.

Naturellement, le praticien qui ne recherrait que dans cette direction pourrait aussi se retrouver en cécité d’inattention envers tout ce qui se trouve « ailleurs » (y compris dans un « nulle part »).

3.8La cécité d’inattention

Pouvons-nous être à l’abri de la cécité d’inattention ? Il se peut bien que non, du moins celle-ci sera plus ou moins sévère, mais jamais complètement absente.

Comme le dit l’auteur de l’article de « Psychological Science » cité plus haut : « une expérience scientifique qui réussit est une confirmation, une  expérience qui échoue est une découverte ». Pour sortir du cadre initial, nous avons besoin d’être bousculés dans nos certitudes, d’oser aller voir plus loin, ou parfois juste à côté. Nous n’imaginons pas à quel point les paradigmes (fondements cognitifs) sur lesquels nous nous appuyons déterminent notre façon de percevoir le monde.

Comme le disait Einstein :

« C’est la théorie qui décide ce que nous sommes en mesure d’observer ».

Nous devons simplement faire au mieux pour rester ouverts à la nouveauté et ne nous attacher (nous lier) à aucun principe définitivement (ce qui reviendrait à s’y aliéner). Alors nous serons moins vulnérables à la cécité d’inattention, mais elle sera toujours plus ou moins présente (simplement plus ou moins vaste). Nous tenterons cependant de ne pas rester figés dans des « ornières cognitives ». Comme le disait René Descartes :

« …la pluralité des voix n’est pas une preuve qui vaille rien pour les vérités un peu mal aisées à découvrir, à cause qu’il est souvent bien plus vraisemblable qu’un homme seul les ait rencontrées que tout un peuple » (Le discours de la méthode, 2000, p.41).

 « Il ne servirait à rien de compter les voix pour suivre l’opinion qui a le plus de partisans : car, s’il s’agit d’une question difficile il est plus sage de croire que sur ce point la vérité n’a pu être découverte que par peu de gens et non par beaucoup. Quand bien même d’ailleurs tous seraient d’accord entre eux. » (Règles pour la direction de l’esprit Règle III, 1999, p.43)

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4   Quelles parts du Soi… de quel Soi ?

Du point de vue maïeusthésique, il apparaît que les symptômes conduisent à des parts de l’être. Mais ces « parts d’être » doivent y être considérées comme délimitant l’être à quel niveau ?

-S’agit-il du sujet dans son histoire personnelle ? (l’enfant ou l’adulte qu’on a été)

-S’agit-il du sujet dans son histoire intergnérationnelle ou transgénérationnelle ? (celui qu’était un de nos parents ou de nos aïeux dans un moment quelconque de sa vie)

-S’agit-il du sujet dans son histoire sociale ? (rencontres non générationnelles, où le concernement*  nous met en contact signifiant avec un autre être).

*Le mot « concernement » est défini au chapitre 5.3 (ou dans le dico/glossaire de ce site).

-S’agit-il du sujet dans son histoire de l’humanité ? (le vécu de l’espèce humaine toute entière, comme on le voit par exemple chez les psychotiques).

Dans tous ces cas, nous partons du paradigme qu’il s’agit de parts de l’être (c’est un parti pris !), mais nous devons rester ouverts, et être capables d’entendre ce que me dit un jour un patient :

« il s’agit de l’entièreté de moi face à l’entièreté de la vie »

…et nous trouvons là sans EMI (sans expérience de mort imminente), une posture où le Soi dans son entièreté surgit à la conscience du sujet, en même temps que l’entièreté de sa vie.

Comme nous le voyons, la cécité d’inattention nous guette et il est sans doute impossible de ne pas y être du tout exposé. Pour penser, notre intellect utilise des mécanismes de simplification qui nous rendent plus performants (tant il y a de données à gérer), mais ces mécanismes ont pour conséquence de nous occulter une partie de ce qu’il y a à percevoir, afin de mieux traiter ce qui est essentiel en la circonstance donnée.

4.1Un décodage qui change tout

Si nous considérons que le symptôme est là « spécialement pour » (et non à cause de) nous bouleversons déjà le paradigme du « symptôme reflétant un dysfonctionnement ». Ce n’est pas rien ! C’est déjà un grand bouleversement pour le praticien qui s’appuyait sur ce principe. Mais il faut aller encore un peu plus loin : spécialement pour qui ?.

-Pour soi dans le présent, pour celui qu’on a été, pour celui que l’on sera ? Le présent, le passé et le futur seront considérés par le praticien comme de possibles champs d’investigations.

-Pour un être de sa propre lignée ? Ceux dont on est issu faisant partie de la structure de notre psyché doivent aussi pouvoir être pris en compte soit dans l’intergénérationnel (parents proches) ou le transgénéraitonnel (aïeux éloignés).

-Pour un être du monde présent ? Le concernement nous lie à des êtres rencontrés, étrangers à notre lignée, mais faisant aussi partie de ce qui nous constitue.

-Pour un être du monde depuis que le monde est monde ? Comme s’il s’agissait de pouvoir valider un « vécu du monde ». Peut-être les bouddhistes, avec ce qu’ils nomment « compassion », touchent-ils une telle dimension à la fois pleine d’humanité, mais pourtant sans aucune pitié ni dolorisme (qui peut parfois être  interprétée à tort par autrui comme une forme d’indifférence).

4.2Ce qui n’a pas été dit, puis entendu

Quelle que soit la source du symptôme dans la psyché, les notions de « secret », de « non-dit », de refoulement, de « peine non exprimée » tiennent une grande place en psychologie. Généralement, celle-ci a mis l’accent sur la « souffrance de ne pouvoir dire ». D’ailleurs, quand un sujet découvre en thérapie un vécu très fort de son existence, et le « dit » au praticien, celui-ci peut lui demander « l’avez-vous déjà dit à quelqu’un ? » Le patient répondra souvent « non »… et cette verbalisation est en partie libératrice, comme un « premier dire » où le praticien est le bénéficiaire d’une « première fois du patient » qui s’en trouve alors libéré. Mais, même quand le sujet répond « oui », le thérapeute peut ajouter « Celui à qui vous avez pu dire vous a-t-il entendu ? ». Là le sujet répond « non » dans quasiment 100% des cas. En effet, la libération ne vient pas simplement d’avoir dit, mais surtout d’avoir été entendu .

Il y a donc le fait d’avoir pu dire qui compte, mais surtout d’avoir pu dire et d’avoir été entendu. Mais être entendu ne suffit pas non plus… faut-il que cela conduise à être reconnu et validé.

4.3Ce qui n’a pas été validé

Le fait qu’un interlocuteur ait entendu son propos est une chose, mais que celui-ci l’accueille et le reconnaisse dans ce qu’il a éprouvé en est une autre.

Le problème est que souvent, en nommant sa peine, on se retrouve (dans le meilleur des cas) entouré d’êtres bienveillants qui tentent de nous rassurer, de nous consoler, ou de solutionner… mais il n’y a pas de reconnaissance.

Quand le patient répond qu’il a été entendu, le praticien pourrait continuer en demandant « Celui qui vous a entendu a-t-il reconnu votre vécu dans sa juste nature et sa juste dimension ? » Quasiment toujours, il y a eu tentative d’apaiser, ce qui revient à une forme de déni de ce qui a été éprouvé. C’est ce que je nomme « violences douces » dans ma publication d’août 2007 « Bientraitance ».

Le « moment thérapeutique » se produit donc quand s’accomplit cette reconnaissance qui n’a jamais pu être effectuée. Elle est d’abord apportée par le praticien, qui la donne au patient, puis par le patient lui-même, qui la donne à celui qu’il était (ou celui qu’était cette « part de lui »).

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5   Que faire du « non pensable » ?

5.1Ce qui n’a pas pu être pensé

Tout ce qui vient d’être cité ne concerne que ce qui a pu être pensé par le patient (ou qui du moins potentiellement peut l’être). Or il est plus de choses qu’on le croit qui ne peuvent même pas être pensées.

Le « non dire » est bien connu comme source de souffrances psychologiques éventuelles. Le « non pensé » (surtout le « non pensable ») l’est beaucoup moins, voire pas du tout.

Un sujet peut faire l’expérience de quelque chose qui, bien plus qu’indicible, est inévocable mentalement. Aucune pensée, aucun outil mental ne permet de s’en faire une représentation, ne serait-ce que pour soi seul. Le problème n’est pas alors de « penser une chose qu’on ne peut dire » mais de « faire l’expérience d’une chose qu’on ne peut même pas penser ».

Attention, il ne s’agit pas de quelque chose qu’on « ne veut pas penser » (par exemple pour se protéger de l’insupportable), mais d’une expérience vécue pour laquelle « l’outil intellect » n’est pas équipé pour en faire une pensée. Ce peut être en partie dû au fait que l’outil mental n’a pas une maturité suffisante… mais en fait c’est surtout que « l’outil intellect » n’est pas l’outil adapté, ou du moins qu’au cours de l’évolution humaine, il n’a pas encore phylogénétiquement atteint cette possibilité de performance.

5.2Exemples dans l’autisme

Une différence signifiante se trouve précisée par Donna Williams entre ce qui est pensé et ce qui est ressenti. L’un procède d’un mécanisme intellectuel, l’autre d’une expérience. La verbalisation de la pensée était possible pour elle, mais pas celle de ses ressentis :

« Je pouvais dire ce que je pensais […] mais pas ce que je ressentais ». (Williams, 1992, p.89)

Puis lors d’un entretien avec sa psychiatre Mary, qui lui demandait pourquoi elle avait agi ainsi (Donna s’était volontairement automutilée la saignée du bras), elle répondit :

« Parce qu’il ne reste plus d’amour sur terre ». (ibid., p.150)

Ici, Donna se retrouve avec un ressenti dont la verbalisation n’est pas aisée, mais jusqu’à quel point peut-il seulement être clairement pensé ? Alors, elle utilise des métaphores pour se rapprocher de ce qu’elle expérimente :

« Ma disposition d’esprit était assez proche de ce que l’on ressent à la vue d’un film en relief, quand on baisse automatiquement la tête et qu’on tente d’esquiver tout ce qu’on voit fondre sur soi […] Je ne rejetais pas le monde parce qu’il était brutal. Tout au plus rejetais-je la violence parce qu’elle faisait partie du monde ». (ibid., p.116)

Elle se surprend avec des perceptions étranges qui l’interpellent : Elle décrit à son amie un homme qu’elle perçoit en rêve éveillé. Cette amie révèle que c’est son grand-père (ce que confirme la mère de son amie). Puis, il se révèle que cet  homme meurt trois jours après. (ibid., p.117)

Au cours d’autres « rêves éveillés » :

 « Je voyais les enfants que je connaissais occupés aux choses les plus ordinaires […] Je voulus vérifier la véracité de mes visions. J’abordais tous ceux que j’avais vus en leur demandant de me décrire en détail tout ce qu’ils avaient fait au moment précis où mon imagination me les avait fait apparaître. À ma stupéfaction, le moindre détail correspondait à ce que j’avais vu. » (ibid.,p.117)

Donna Williams est une femme qui écrivit cet ouvrage juste pour elle-même. Elle souhaitait,  grâce à lui, mettre de la cohérence dans son existence. Elle est avec autisme et a traversé une enfance, puis une adolescence et un âge adulte pleins de tourments. « Ne pas pouvoir dire » faisait partie de son quotidien, « ne pas pouvoir entendre » aussi, « faire des expériences hors du commun » également. Son ouvrage est venu jusqu’à nous grâce à un psychiatre pour enfants, à qui elle l’a fait lire pour trouver de l’aide (ibid., p.274). Ce praticien lui a par la suite demandé la possibilité de le faire éditer pour éclairer les personnes devant faire face à l’autisme.

Donna Williams a, tout au cours de sa vie, expérimenté des choses pour lesquelles le monde extérieur n’a pas de références à lui proposer :

« Finalement c’est moins le savoir qui importe que la nature de l’âme. Ce n’est d’ailleurs pas tant l’intelligence qui est à la recherche du savoir, que l’âme qui guide l’intelligence ». (ibid., p.296)  

Ce monde extérieur est cependant souvent une menace pour le sien, en ce sens qu’il pourrait  l’envahir. Elle ressent cela comme une menace de ne plus exister :

« Ma principale hantise, c’était de perdre le sentiment de ma propre existence […] Mary [ sa psychiatre]  avait bien été forcée de s’en apercevoir : je passais mon temps à lui demander si elle était certaine que je resterai moi-même en risquant une sortie vers les autres ». (p.167)

Dans de telles circonstances, il ne s’agit pas simplement de dire ou de ne pas dire. Mais peut-on seulement penser cette « sensation de ne plus être soi si on va vers le monde ». Le titre original de son livre « Nobody nowhere » (Personne nulle part)  est sans doute bien plus évocateur d’une telle difficulté (son autre ouvrage s’intitulant « Quelqu’un quelque part » !). Comment conceptualiser mentalement « personne nulle part » ? Ce fut pourtant son expérience qu’elle ne peut décrire, bien évidemment, qu’avec de multiples contradictions qui n’en altèrent pas pour autant la réalité.

Il est parfois difficile de partager un vécu. Elisabeth Emily, mère de Louis, enfant avec autisme, confie dans un de ses textes qu’elle-même a éprouvé des choses dès sa propre enfance… qu’ elle n’a jamais pu partager avec sa mère :

« Ce que j’étais n’avait pas de nom […] je me sentais juste différente, étrangère, seule […] la seule solution pour continuer à vivre, c’était justement de me tuer″, symboliquement. Je n’avais ni lieu pour ″être″, ni semblables pour me reconnaître, alors il m’a fallu jouer le plus grand rôle de théâtre de toute ma vie : celui de ne pas être qui je suis vraiment. Exister c’était devenir invisible, c’était ″devenir une autre″ ». (p.156)

En effet, que faire de telles choses éprouvées, à peine pensables, indicibles, sans personnes pour nous aider à les mettre en mots et à les partager ?

5.3Exemples dans la psychose

Le sujet psychotique souffre d’un type d’expérience réellement vécue, mais  qui ne peut être pensée, et donc pas dite non plus. Le Dr Henri Grivois, psychiatre fondateur des premières urgences psychiatriques en France, attire notre attention sur ce phénomène particulier à propos des psychotiques, à qui il a consacré sa carrière.

Chez de tels patients qui ne peuvent expliquer ce qui se passe en eux, le silence ne vient pas d’un refus de dire, ni d’un quelconque délire, mais d’une difficulté à élaborer mentalement ce qui est éprouvé :

 « Leur silence témoignait de leur incapacité à mettre en scène et en mots ce qui se déroulait sous une autre forme. » (Grivois, 2012, p.116). « Le silence qui masque une expérience impossible à dire ou à penser n’est pas à proprement parler délirant » (ibid, p165).

« Les patients n’expliquent pas le silence. Ils ont le sentiment de n’avoir rien oublié, mais il n’y avait rien à oublier.  Il n’y avait rien à fixer, donc rien à conserver ou à ramener de l’aventure : pas de représentation, rien de comparable au contenu d’un rêve […]  Morts et ressuscités, les patients n’ont rien à raconter »  (Grivois, 2001, p.74).

« Ce "je" pluriel est impossible à recréer ou à cerner dès qu’il n’est plus le vécu de la totalité. On ne peut plus rien en dire à distance sinon, de façon théorique, le désigner comme un mixte ontologique homme-espèce humaine, sans sujet singulier, sans passé, sans références. » (ibid. p.77).

« Ils n’ont aucun support sensoriel, aucune représentation phénoménale […] Cela prend volontiers une tournure métaphysique. Une langue expurgée de toute représentation concrète et qui leur semble naturelle […] ce vocabulaire abstrait ne semblait pas pertinent aux psychiatres pour parler avec les patients. » (2007, p.109).

En effet, ce qu’ils expérimentent ne fait pas partie du monde des sens. C’est un vécu éprouvé avec réalité, et cependant non perçu par les sens… alors bien difficile à penser et à dire. Quand ils disent leurs expériences : 

« Elles sont décrites comme des perceptions - ce qu’elles ne sont pas » (2012 , p.167).

 « Les patients font état de phénomènes qu’ils décrivent à l’aide de termes ou de comparaisons sensorielles. Repris tels quels, les psychiatres en ont fait des hallucinations. » (2012,  p.166).

 « Ils n’ont aucun support sensoriel, aucune représentation phénoménale » (2007, p.109).

« Même si la mise en mots de l’expérience initiale ne repose ni  sur des faits, ni sur des sensations, ni sur des images, il importe que les patients restent en possession de ce qu’ils ont vécu alors avec les autres. Ainsi ne sont-ils pas amputés, sous prétexte de repos, d’une séquence intensément vécue par eux » (2007, p.118).

« Cette expérience là, le patient s’épuisera à la réduire et pour finir, en la masquant dans un récit d’allure raisonnable, il y perdra la raison pour de bon. » (2007, p.83)

Nature de cette expérience indicible : le concernement. Il s’agit du fait que si nous sommes seuls et qu’une personne arrive dans notre environnement, nous changeons et ajustons aussitôt notre comportement (même inconsciemment et sans avoir réalisé la présence de l’autre) :

« Nous sommes concernés les uns par les autres, mais sans données perceptibles […]  Le concernement relève de la psychose lorsque cet homme le vit partout, de façon durable et hors de toute présence humaine » (Grivois, 2012. p.118).

 « Ce lien est actuel : tous les êtres humains vivants et morts sont concernés par lui . […] Il est impliqué dans le mouvement de chacun. » (ibid. p.118). ).  « Leur concernement émanait de tous les êtres humains, débordant le cadre de leur vie intime »  (ibid. p.120).

 « La part de chacun flotte dans l’indifférence générale » (1995, p.28). « L’individu reste le même mais il est en surcharge d’être » (2007, p.195-196).

 « Être un autre, cela se dit, mais être l’ensemble des êtres humains, à part les dieux, les poètes et les déments, ça ne se dit guère. Comment un homme intelligent et non confus est-il amené à prononcer ces paroles absurdes ? La majorité des patients, on l’a vu, se taisent. […]  Dire je devient alors problématique. Je, nous et on, ces trois pronoms pour lui se confondent. Dans le concernement psychotique, ni je, ni nous, ni on n’est approprié […] des pensées et des actes dont il n’est plus sujet, dont il n’est plus le seul sujet. » (2012, p.135)

« Son expérience est autant une présence qu’une absence au monde humain. Il est dans une extrême solitude malgré le constat de n’être plus jamais seul. Tour à tour terrorisé et jubilant, il ressent ces contradictions, ne parvient pas à les exprimer et craint pour cela de ne pas être entendu. Autant ne rien dire » (ibid. p.113).

 « Je ne suis plus jamais seul, mais je suis seul à l’être » (2007, p.136). « Je cesse d’exister tellement je suis tout » (ibid. p.110). « "Vous nous sentez loin alors qu’on est trop proches. […]" dit Guillaume » (2001 p.139).

Comment rendre compte à autrui d’une expérience profondément vécue, avec un sentiment de réalité, mais qu’on ne saurait penser faute de références mentales pour le faire. La problématique n’est plus ici seulement de ne pas pouvoir le dire, mais de ne pas pouvoir le penser :

« Le psychotique semble venir d’un lieu et d’un temps inassignable » (2001, p. 177).

« La foule pour lui n’est pas une multitude d’individus : elle est l’espèce humaine composée des morts, des vivants et des hommes à venir » (1995, p.21).

« La psychose naissante est d’abord une histoire sans sujet. C’est aussi un événement sans histoire » (2001, bid., p. 168).

5.4Exemples dans les EMI

Le phénomène des EMI (expériences de mort imminente) concerne selon les dernières évaluations, 10 à 15% des patients réanimés (suites de traumas majeurs, d’accidents, d’intervention chirurgicale, de crise cardiaque, etc.). Ces personnes aussi vivent une expérience emplie de réalité et pourtant indicible, voire non pensable, mais intimement « imprimée » en eux en un autre mode que le mode mental (une sorte de mode « expérientiel »). Cela fait simplement partie de leur conscience. Dans son ouvrage « Deadline, dernière limite », le Dr Jean-Pierre Jourdan nous offre en partage le témoignage de nombre de ces êtres :

Une vision qui n’est pas une vision :

« Tous les angles de vue étaient simultanés. […] ″Ce qu’il y a de drôle, c’est qu’on a une vision très élargie des choses. C’était comme si je me trouvais en plusieurs lieux en même temps″ » (Jourdan, 2006, p.419).

« J’étais surpris du fait que je pouvais regarder à 360°, je voyais devant, je voyais derrière, je voyais dessous, je voyais de loin, je voyais de près, et aussi par transparence. Je me souviens avoir vu un tube de rouge à lèvres dans la poche de l’infirmière […] Je voyais dans le même temps une plaque verte avec des lettres blanches, marquée ″manufacture de Saint Etienne″. Elle était sous le rebord de la table d’opération, recouverte par le drap sur lequel j’étais allongé » (ibid., p.420, 421).

Une audition qui n’est pas une audition :

 « Il y avait un délai entre le moment où j’entendais les paroles et le moment où les gens les prononçaient, comme un écho inversé » (ibid., p.564) Le sujet entendait les paroles juste avant qu’elles ne soient prononcées.

Un Soi qui n’est pas soi :

« On est à la fois soi-même et ce qu’on observe. Il y a à la fois la vue et le ressenti, une espèce de contact, de perception intime de la chose qu’on observe » (ibid., p.576).

« Je faisais partie d’un tout. Tout était clair, très lumineux et c’est un peu comme si on faisait partie du cosmos et qu’on est partout à la fois » (ibid., p.422).

« Vous êtes le lieu, l’acteur, le moyen, la cause, l’effet,  le ressentant, et le faisant ressentir, le contenu et le contenant » (ibid., p.597).

« Mon ″moi″ n’était pas là en tant qu’individu rendant les comptes de SA vie, mais mon ″je″ était la vie de tous les humains ; en d’autres termes, c’était un bilan global à l’échelle de l’espèce. » (ibid., p.589).

Une localisation qui n’est pas une localisation :

« Dans ces cas là, la conscience n’est plus éprouvée comme localisée dans le cerveau. Elle est ″ailleurs″ sans pour autant qu’il soit légitime de dire qu’elle se trouve quelque part » (ibid., p.417).

« Je suis dedans, dehors à la fois, l’impression d’un ensemble d’un tout. Je deviens cette connaissance, cette lumière, cette douceur… je suis tout cela à la fois » (ibid., p.594).

Un temps qui n’est pas le temps :

 « Les tranches de mon existence étaient perçues instantanément, hors de toute impression de durée […] J’avais l’impression que mon existence entière était étalée sous mes yeux, indifférenciée dans ses étapes et toujours sans que l’enchaînement des événements paraisse se nourrir de temps » (ibid., p.565 et 574).

« J’ai revu l’intégralité de ma vie, en relief, avec tous ses détails, les gens, les situations. Mais dans un temps qui ne s’écoule pas, la vie étant une globalité que l’on observe avec cette intelligence (universelle ou globale). Ma vie était une forme, sous mes yeux, qui  contenait TOUT, et que je consultais » (p.573).

De nombreuses personnes ont jadis gardé le silence sur de telles expériences faute de pouvoir clairement les penser… mais aussi de trouver des interlocuteurs avec qui tenter de les partager. Quelques-uns de ceux qui s’y sont essayés se sont retrouvés en institutions psychiatriques pour les « libérer de leur délire ». Aujourd’hui, ces expériences peuvent être dites, sans s’exposer à une telle dérive du praticien. Cependant, reste la difficulté d’énoncer ce qui ne procède pas des sens, ni de l’intellectualisation… ce qui ne peut être conceptualisé mentalement.

5.5Exemples dans la vie ordinaire

Nous venons de parcourir la situation des sujets avec autisme, des sujets psychotiques, de ceux ayant expérimenté les EMI. Qu’en est-il des sujets dans leur vie ordinaire ? Y a-t-il aussi pour eux du « non pensable » en dehors de ces expériences exceptionnelles ? Il semblerait que oui et que cet aspect soit un élément oublié par bien des praticiens en psychothérapie.

Il y a des sensations non dites, mais aussi non conceptualisées, et non pensées. Un sujet, ayant par exemple éprouvé de l’abandon en étant enfant (à une époque de sa vie où la possibilité de le penser n’était pas encore élaborée, ce n’était que « ressenti ») se retrouve à l’éprouver à l’âge adulte.

Cela est finalement comme une « trace » de cet enfant, une sorte de « balise » pour ne pas le perdre. Cet enfant fut débordé par un sentiment inconcevable, dépourvu des sécurités qui les lui auraient fait supporter de façon acceptable, et, finalement permis de se construire. Quand le sujet adulte ressent cela aujourd’hui (comme un écho lointain), il éprouve une sensation, fait de nouveau l’expérience de ce sentiment… mais alors comme « une première fois consciente et pensable » ! Il va alors « l’habiller » mentalement de sa logique actuelle. En effet, comme il n’arrive pas vraiment à l’objectiver, il va se « l’auto argumenter » autour des faits contemporains, comme pour rétablir une logique cognitive sécurisante.

 Afin de donner du sens à ce qu’il éprouve, il va tenter de lui donner une « cause raisonnable », une justification. Il dira alors à untel « tu ne m’as pas dit aurevoir », à tel autre « tu ne fais pas attention à moi », à un autre encore il reprochera son attitude à cause de laquelle il se sent abandonné, puis éventuellement fustigera toute personne au moment de son départ, rempli d’émotion (et même de larmes sincères), en disant qu’il ne se rend pas compte à quel point il est seul. Toutes tentatives d’explication (et d’adoucissement de la situation) seront vouées à l’échec, laissant les interlocuteurs pantois face à un tel débordement inconsolable.

Identifiant un jour cet excès émotionnel, décidant de cesser de le justifier à travers tout et rien, le sujet peut décider de suivre une thérapie. Il peut néanmoins, ici aussi, tourner en rond et ne faire que repousser ses justifications plus loin dans son histoire… puis en venir à attribuer ce qu’il éprouve à l’un de ses parents qui a trop fait ceci, ou pas assez cela quand il était petit (alors qu’en fait il s’agissait par exemple du ressenti du nouveau-né juste séparé de sa mère à la naissance pour quelques soins d’usage). Nouvelles illusions, nouvelles logiques cognitives, venant satisfaire l’intellect, mais tellement éloignées de ce qui, en lui, attend reconnaissance et considération. Il ne s’agit pas des parents en faute, mais de celui qu’il était qui attend d’être rencontré, reconnu, validé avec ce qu’il éprouvait. Un sujet peut ainsi se trouver débordé par des émotions au cours de sa vie adulte, dont il ne sait pas trouver la logique mentale adéquate. Il erre alors de justifications en justifications, parfois encouragé par certains « psycho paradigmes ».

Pareillement, un sujet peut éprouver une intuition de ne pas devoir devenir celui qu’il a à être. Naturellement, il ne sait pas le conceptualiser de la sorte et ne fait que se sentir empêché d’avancer. Il le justifie alors à travers de multiples arguments d’empêchements, lui fournissant une « bonne raison cognitive » suffisante pour se sécuriser (et en parler aux autres).

Une autre personne, dans le grand âge, se retrouvera éprouver un sentiment étrange par rapport à sa fin de vie à venir, mais ne saura ni quoi en faire, ni quoi en penser, sans même être certain de ce qu’il éprouve, ni de ce qu’il pense… Il se trouve alors dans une zone non pensée habituellement par l’intellect, et se débrouille seul avec cela. Comme me disait une de mes patientes plus que centenaire « J’aimerai pouvoir  parler de la mort comme d’une continuité de la vie ». Mais il se trouve que cela est hors des propos ou des conversations habituelles… et même hors des pensées habituelles.

Les pensées pour pouvoir s’élaborer (quand cela est possible) nécessitent tout de même d’avoir des interlocuteurs qui peuvent entendre ce dont on parle. Sinon, nous sommes pareils à quelqu’un qui se trouverait dans un pays dont il parle très mal la langue, ne faisant que buter sur chaque mot pour énoncer ce qu’il ressent simplement. Mais ici, en plus, ce qui est éprouvé ne peut même pas être pensé pour soi-même. En effet, « dire » est une aide à « penser » (d’où la nécessité, pour certains,  de parler seuls). Il résulte de ces empêchements une telle frustration, et, pour assurer sa survie, le sujet va tenter de s’auto sécuriser cognitivement en donnant des arguments raisonnables à son ressenti qui devient alors pensable, et surtout « à peu près acceptable par autrui ». Mais cette construction artificielle ne le sécurise que temporairement, car ce qui n’a pas été pris en compte perdure… et attend une véritable reconnaissance.

Pareillement pour la patiente qui déclare souhaiter « l’entièreté de soi face à l’entièreté de la vie », comment trouver les mots pour énoncer une telle chose qui est hors du champ des pensées dites « normales » ?

Justifications habituelles : nous sommes habitués en psychologie, à ces justifications qui permettent au sujet de ne pas dire, de dissimuler, d’argumenter faussement, de contourner habilement. Cela est habituellement assimilé à des résistances (encore qu’en thérapie, celles-ci ne soient que la conséquence de la difficulté du thérapeute à « entendre sans jugement », et à valider la pertinence) :

« …la résistance à la thérapie et au thérapeute n’est ni une phase inévitable, ni une phase désirable de la psychothérapie, mais elle naît avant tout des piètres techniques de l’aidant dans le maniement des problèmes et des sentiments du client. » (Rogers, 1996, p.155)

« Dans la littérature il est tellement souvent question de résistances du malade que cela pourrait donner à penser qu’on tente de lui imposer des directives, alors que c’est en lui que de façon naturelle, doivent croître les forces de guérison » (Jung, 1973, p.157).

Justifications face au « non pensable » : face au « non pensable », il n’en est pas de même. Le sujet va « auto justifier » (encore plus pour lui-même que pour autrui), dans le but de « se convaincre » d’une cause raisonnable, afin d’échapper à l’inconcevable, à l’inévocable. Il lui faut du sens à tout prix. De même que l’être avec autisme est désemparé face au manque de cohérence du monde tel qu’il lui apparaît (il ne peut y faire de liens entre les choses analogues [mais cela n’est pas certain], ni envisager de généralités simplificatrices [cela est plus vérifié]), le sujet « normal » est désemparé face à des ressentis qu’il ne s’explique pas. Il lui faut de la cohérence à tout prix ! C’est ce qui le conduit à des explications qui tournent en boucle, sans jamais rien changer à ce qu’il éprouve. Le praticien non averti peut, en pareil cas, sans le faire exprès, entretenir ce fait en « trouvant des causes plus anciennes suffisamment convaincantes » (cognitivement cohérentes avec les théories sur lesquelles il s’appuie).

Le praticien doit donc pouvoir tenir compte de cet aspect dans sa pratique, sous peine de voir des thérapies s’éterniser sans résultat, ou avec des résultats « arrachés au patient » avec force dans des transformations plus ou moins imposées, qui ne lui ressemblent pas et l’éloignent de lui-même.

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6   Diagnostiquer, nommer… induire ?

6.1Dénomination

Comme je l’ai écrit au début de ce texte, j’aime bien la dénomination utilisée par Joseph Schovanec : « sujet avec autisme ». Elle définit bien que c’est « quelque chose avec lequel un sujet mène sa vie », et non « qui il est ». Cela signifie alors que ce qui l’accompagne dans son existence, est comme une sorte de « compétence originale », et pas seulement comme un « handicap ». Ce n’est pas alors « quelque chose qu’il aurait attrapé ou dont il serait atteint », c’est « une façon particulière de percevoir le monde ».

Certes, cette façon de percevoir l’existence pose pas mal de problèmes face aux autres, mais elle permet aussi de distinguer certaines choses de façon différente, avec un potentiel de richesses qui ne peuvent souvent se développer faute d’interlocuteurs qui parlent sa perception. Il est en effet très difficile pour le sujet avec autisme de trouver des interlocuteurs qui utilisent ses canaux sensoriels, voient le monde de cette façon, et disposent de références suffisantes pour le comprendre et le sortir finalement de son isolement.

6.2Diagnostic : provoquer ce qu’on pense décrire ?

On a longtemps pensé que les enfants avec surdité étaient débiles, pour finalement s’apercevoir qu’ils ne faisaient que souffrir d’un manque d’informations partagées, entravant ainsi leur développement naturel. Si l’on permettait ces échanges (grâce à d’autres canaux sensoriels), ils avaient en fait une capacité intellectuelle tout à fait normale. De même pour les enfants avec autisme, on peut se demander si le manque de possibilités d’accéder à l’information ne produit pas une situation analogue, chez ceux qui n’ont pu développer une stratégie compensatrice. Cela fait interpréter comme déficience cognitive des situations seulement liées à une carence informationnelle et relationnelle auxquelles on n’a pas encore su remédier.

Bien des intelligences se perdent ainsi avec des diagnostics expéditifs et des pronostics assurés, produisant involontairement des enfermements dans des impossibilités admises et institutionnalisées en dogmes.

Contre toutes prévisions qu’avaient faites les « spécialistes », Sephen Schore (cité à la fin de cet article) fut diagnostiqué « enfant autiste irrécupérable » devant être définitivement placé. Or il  est aujourd’hui professeur d’université. Temple Grandin, pareillement,  obtient un doctorat en Biologie, puis fait désormais des communications dans des congrès qui ont lieu dans tous les pays.

« Comment est-il possible qu'une enfant dont les parents se sont entendus dire qu'elle vivrait peut-être toute sa vie en institution, ait pu confondre les ″experts″ » (Grandin p32)

Joseph Schovanec met notre attention sur le risque « prophétique » du diagnostic

« Prophétie auto réalisatrice, notons le bien, car un enfant jugé inapte à la parole ne bénéficiera pas de son apprentissage, et de ce fait le deviendra effectivement » (Schovanec, 2012, p.20)

Nous trouvons cela parfaitement décrit dans l’ouvrage de Tamara Morar « Ma victoire sur l’autisme » (2004) où, malgré les progrès de son fils Paul :

« Au second rendez-vous [chez le psychiatre], sachant qu’il aurait son mot à dire à la prochaine réunion de la commission [de CCPE : commission de circonscription pour l’enseignement élémentaire et préélémentaire décidant ici de la scolarisation de Paul] j’avais quémandé quelques heures d’école supplémentaires pour Paul. J’avais essayé de le convaincre que Paul ne ferait aucun progrès au rythme de trois quarts d’heures par semaine. Ce qui naturellement donnerait raison  aux membres de la commission : On vous l’avait bien dit. Vous voyez bien qu’il n’est pas socialisable » (p.114).

Situation d’autant plus injuste compte tenu de la qualité des actions éducatives et de la quantité de temps passé, de Tamara pour son fils. Refusant de le mettre en institution spécialisée pour s’en occuper elle-même, une inspectrice alla jusqu’à lui dire :

« Je pourrais vous assigner devant les tribunaux pour enfants pour défaut de soins » (p.185)

À la souffrance de la situation de son fils, s’ajoute celle d’une consternante violence institutionnelle.  L’inspectrice est sans doute remplie de bonnes intentions, du moins on souhaite l’envisager, mais  malheureusement sans les compétences prétendues.

Le psychiatre Jean Maisondieu, à propos de la démence, évoquait en 2001 ce fameux « risque de produire ce qu’on prétend décrire » :

 « La première chose à faire est de détruire la définition [sémiologique] ; à elle seule elle est capable de fabriquer tout ou partie de la symptomatologie dont elle est censée rendre compte […] Le mécanisme de démobilisation des soignants et d’induction de la chronicité/irréversibilité est remarquablement efficace. Il aboutit à terme à la validation de la définition. Il auto-entretient la maladie dans le cadre qui a été fixé » (Maisondieu, 2001, p.56).

Mais il peut y avoir bien pire que cela, lorsque ce qui semble être un handicap peut être en réalité une capacité différente non reconnue :

« Si on arrivait enfin à prévenir l’autisme et la dyslexie, ce serait peut-être au prix de la transformation d’individus potentiellement doués, en êtres médiocrement doués […] Les traits autistiques et dyslexiques sont probablement des traits normaux poussés à l’excès chez certains individus  » (Grandin, 2001, p.184)

 

Ou l’ouvrage de Ronald Davis « Le don de dyslexie » (DDB, 2012) où l’auteur propose de mettre en exergue les qualités originales des dyslexiques.

 

Joseph Schovanec  a « fait » Sciences Pô, obtient un doctorat en philosophie, parle dix langues, Donna Williams, voulant devenir psychiatre, comme Mary qui l’a accompagnée, passe sa thèse à l’université sur le thème « Déviance et normalité »  (Williams, 1992, p.216), Daniel Tammet est capable d’apprendre l’islandais en quinze  jours et de participer à une émission télévisée dans cette langue (2007, p.261). Temple Grandin obtient un doctorat en biologie, fait de nombreuses conférences et réalise des projets techniques sophistiqués dans le monde de l’élevage…

Il y a sans doute ainsi bien des talents exceptionnels qui se sont retrouvés gâchés ! Naturellement, tous les êtres avec autisme n’ont pas forcément les capacités des personnes citées ci-dessus. Il est vrai que, pour s’en sortir face à de telles difficultés, il faut disposer de capacités exceptionnelles… Une intelligence ordinaire, normale (celle de tout un chacun), ne suffit certainement pas. Mais cela ne signifie pas que tous les autres n’aient pas d’intelligence… il se peut qu’il soit simplement difficile de la solliciter (comme jadis pour les enfants avec surdité).

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7   Le sujet avec autisme face au monde

7.1Perceptions du monde extérieur

Le sujet avec autisme perçoit le monde d’une façon qui ne nous est pas habituelle.

L’une de ses grandes difficultés est de ne pas percevoir les liens de cohérences (ou au contraire il en perçoit trop !?) entre différents éléments. Mais comme nous le verrons avec Joseph Schovanec, il s’agit  aussi de la nécessité d’une hyper cohérence, sans laquelle plus rien n’a de sens. C’est alors plutôt la faculté de simplification et de globalisation qui manque.

En certains cas, chaque détail est pris comme une entité en soi et ne se trouve pas reliée à ce qui l’entoure. Daniel Tammet par exemple nous dit qu’il ne sait reconnaître un visage car, s’il en voit les détails, il ne perçoit pas la cohérence de l’ensemble de ces détails. Il se trouve alors dans l’impossibilité de décoder une expression du visage.

Le sujet avec autisme ne souffre sans doute pas au niveau des sens, mais au niveau de la façon mentale dont il traite la réception de l’information que lui adressent ses sens (l’auditif lui étant plus douloureux que le visuel, mais le visuel lui étant difficile quand il met en cause l’intimité du regard… rien ne peut se réduire à une considération simpliste de sa problématique de perception)

Finalement, ce n’est peut-être pas tant  l’incapacité à percevoir la cohérence qu’une exigence d’hyper cohérence qui, quand elle n’est pas là, rend les choses  (et les gens) incompréhensibles. Le sujet avec autisme voit plus loin, sans doute « trop loin » et « trop précis », pour les esprits sans autisme.

En effet, dès qu’il dispose d’informations suffisantes, le degré de précision de sa réflexion est déroutant, comme nous le raconte Joseph Schovanec lors d’un de ses contrôles à l’école primaire où il s’agissait de comprendre les notions de direction :

« Lors du contrôle, on nous présente un verre à moitié plein, en demandant si la surface de l’eau est, mettons, horizontale, verticale ou oblique. Que répondre ? Si elle était horizontale, comment les océans feraient le tour de la planète ? ». (Schovanec, 2012, p.36)

Une sorte d’hyper cohérence paraît incontournable au sujet avec autisme, et « l’à peu près » ne peut le satisfaire. Tout devient alors problème, car nous ne fonctionnons habituellement qu’avec des approximations qui ne font pas partie de son mode de fonctionnement.

Également  pour Paul, qui a à peine plus de 6 ans :

« Il lui fallait comprendre pour accepter de reproduire » (Morar, 2004 p.96)

« S’il n’en comprenait pas le bien-fondé, il n’obéissait pas » (ibid., p.133)

Sa perception, ou plutôt d’hyper traitement du détail,  permet au sujet avec autisme d’accéder à beaucoup d’informations, mais celles-ci n’étant pas reliées entre elles (ou n’ayant pas le degré de cohérence nécessaire pour lui dans une globalité), la plupart du temps le submergent.

« Parfois les sons ou les paroles atteignent mon cerveau comme le bruit insupportable d’un train de marchandises lancé à toute allure ». (Grandin, 2001 p.197)

« Au fur et à mesure que je décrirai mes souvenirs, vous verrez à quel point j’étais hypersensible aux odeurs, aux mouvements, aux tournoiements, et aux bruits. Et comment de petits mouvements tout simples pouvaient déclencher une ″persévération″ (ne pas pouvoir arrêter une activité une fois qu’on l’a commencée, même si on en a envie) ». (ibid., p.33)

« Ce qui était passionnant et plein d’aventure pour maman et pour mes petits frères et sœurs était pour moi un cauchemar sonore, qui violait mes oreilles et même mon âme ». (ibid., p.45)

Face à ce raz-de-marée informationnel submergeant, face à ce chaos d’incohérence, le sujet avec autisme peut chercher une stratégie stabilisatrice en « fabriquant » quelques repères dans la tempête :

-Assortir, apparier des objets : établir des relations entre les choses.
-Classement et rangement des objets et des symboles : prouver que l’appartenance à un ensemble plus grand existe.
-Comportements stéréotypés : donner un sentiment de continuité.

(extraits de – Williams, 1992, p.302)

Mais surtout, face au monde :

« Se balancer d’un pied sur l’autre d’avant en arrière : J’ai toujours eu le sentiment d’un trou noir entre moi et le monde. Pour passer de l’autre côté de ce trou noir imaginaire,  il me fallait  sauter par-dessus ». (ibid., p.303)

7.2Perception des êtres

Si la perception des choses n’est pas simple pour le sujet avec autisme, celle des êtres est encore plus délicate.

« Notre corps crie son envie de contact humain, mais au moment où il se produit,nous reculons de douleurs et de confusion ». (Grandin, 2001, p.56)

 « Tiraillée entre le désir de rejoindre le monde et la nécessité de me réfugier dans le  mien pour sauvegarder le sentiment de ma propre existence ». (Williams, p.54)

« Je ne savais pas comment crier mon besoin de me faire comprendre ». (ibid., p.70)

« ″Tu me manqueras, Temple″ [lui dit sa mère en l’amenant à son nouveau pensionnat]. Elle s’est vite approchée de moi et m’a embrassée sur la joue ? Je désirais tant qu’elle me prenne dans ses bras. Mais comment pouvait-elle le savoir ? Je restais plantée comme un piquet, piégée par le syndrome d’approchement/évitement de l’autisme. J’ai reculé au moment où elle a voulu m’embrasser, incapable de supporter le contact tactile, même celui de la tendresse ». (ibid., p.101)

Qu’est-ce qui peut bien provoquer un tel recul ? Avoir besoin de contact et pourtant,  en même temps, fuir tout contact, vivant celui-ci comme une menace. Donna Williams l’évoque plusieurs fois dans son ouvrage : préserver sa propre existence.

« Ma principale hantise, c’était de perdre le sentiment de ma propre existence, le contrôle de moi-même » (Williams, 1992, p.167).

« Je ressentais le contact physique comme une menace de mort » (ibid., p.248)

« Je n’ai jamais embrassé mes parents, comme ils ne m’ont jamais embrassée. Je n’aimais pas qu’on s’approche de moi de trop près, et ne permettais à personne de me toucher. Tout contact physique m’était pénible et m’effrayait. » (ibid, p.26)

« La moindre approche affective directe me terrorisait et me mettait en état de choc. Et quand les gens se mêlaient de me rassurer, ils ajoutaient encore à mon embarras, à mon trouble et à ma blessure. » (ibid., p.66)

Elle pousse très loin cet aspect : Sa mère fut indifférente et violente avec elle, mais elle se refusa à considérer cela comme étant la moindre source de son état (faisant voler en éclat toutes les vielles croyances à ce sujet !). Elle ne jugea jamais sa mère. Elle nous propose même le constat suivant assez inattendu et fort intéressant :

« Si ma mère avait été bonne et aimante, si elle m’avait comblée d’attentions et essayé de m’atteindre, je suis persuadée que je n’aurais jamais pu trouver dans le monde ces espaces neutres, dégagés de toutes pressions affectives, qui m’ont permis de créer des personnages sans sentiments ni émotions, grâce auxquels j’ai acquis la liberté d’étudier et d’apprendre par moi-même tant de choses » (Williams, 1992, p.289)

Peut-être un début de réponse surgit, concernant son rapport au monde, quand Donna nous évoque que :

« Le fait est que j’appréciais les jolies choses et j’acceptais volontiers qu’on me pare de rubans, de voiles et de paillettes ? Le seul fait de les porter en faisait une partie de moi-même ». (Williams, 1992, p.31)

« […] me perdre dans la fascination qu’exerçaient sur moi les choses qui me plaisaient. Cela me faisait accepter de la part des objets ce que je refusais aux gens : qu’ils deviennent une partie de moi-même. » (ibid., p.22) Elle allait même jusqu’à concrétiser cela en ingurgitant ces objets.

La question est alors de savoir s’il est acceptable qu’en s’approchant de façon intime, l’autre fasse partie d’elle… cela ne met-il pas alors en danger son intégrité ?

« J’avais beau approcher les gens, ma crainte de l’intimité et de l’affection partagée en faisait un rêve inaccessible et dérisoire. C’était le prix de ce qu’on appelait mon ″autisme″. Mais cela allait bien au-delà d’un simple ″repli sur soi″ ». (Williams, p.226)

La notion de « repli sur soi » semble en effet une interprétation bien dérisoire de quelque chose de tellement plus profond, ou plus vaste, faisant sans doute partie de l’indicible, mais aussi du « non pensable » évoqué précédemment.

« Je voulais communiquer. Je voulais  exprimer et manifester quelque chose, me départir de mon enfermement personnel. Il y aurait bien eu un moyen de faire céder rapidement l’angoisse, mais en le payant par la perte de conscience de moi-même ». (Williams, 1992, p.40)

7.3Perceptions du « monde intérieur »

Il se pourrait que le monde intérieur du sujet avec autisme soit si vaste (trop plein ?, trop vide ?), qu’il soit pour lui « Le monde ». Comme s’il n’avait pas eu l’opportunité de poser des limites (une sorte de contenant) lui permettant de différencier « son monde » et « Le monde ».

Or, si « son monde » est « le Tout » (comme le Tao cité par Joseph Schovanec, ou comme l’Un de Plotin)… tout ce qui vient s’y ajouter anéantit ce « Tout » en tant que « Tout » et le met en danger identitaire.

Ainsi, tout ce qu’on tente d’y ajouter crée un conflit de « présence supplémentaire ». Une sorte d’anéantissement, digne des plus beaux films de science-fiction, où un être voyageant dans le temps ne doit pas rencontrer celui qu’il était à une autre époque, sous peine de créer un magnifique « conflit spatio-temporel ». C’est là où nous touchons le « non pensable »… que nous tentons malgré tout d’énoncer en des termes, qui ne peuvent être que des métaphores, pour rendre compte de choses non conceptualisables, en encore moins dicibles. D’où l’aspect dérisoire ou « décalé » (voire un peu « illuminé ») de nos tentatives verbales.  

Nous avons là un phénomène à la fois analogue et inverse de la psychose. Le sujet avec psychose perçoit « Le monde » (tous les humains) comme étant lui (octobre 2012 « Mieux comprendre la psychose »). Le sujet avec autisme, lui, perçoit « son monde » comme étant « Le monde » (tous les êtres).

 Dans la psychose, c’est « un Tout du dehors de l’être » (le sujet avec psychose « est » ceux qui sont « au-dehors »). Dans l’autisme, c’est « un Tout du dedans de l’être » (le sujet avec autisme « est ce qui est au-dedans », mais aussi « tout être ne peut être que ce qu’il y a dedans »). D’où, pour le sujet avec autisme, un sentiment terrible d’intrusion dévastatrice lors de toute manifestation d’« êtres au-dehors de son monde ». Pourtant, comme nous le dit Donna (Citation ci-dessous), son propre univers est vide, mais ce vide est sa base. Il y a le paradoxe d’un vide qui est « ce tout » (toujours ce « non pensable », indicible).

Dans la psychose comme dans l’autisme,  il y a vastitude. Dans les deux cas, il y a une expérience hors du commun. Dans les deux cas, il y a une problématique de limite, de contour, de contenant.

Selon Temple, la personne avec autisme « perçoit aussi difficilement les limites de son propre corps ». (Grandin, 2001, p.219)

Le Dr Peter Vermeulen nous rapporte le propos d’un enfant autiste : « S’il te plait, fait de moi un tout, parce que je suis en morceaux ». (Vermeulen, 2005, p.43)

Une image extérieure à soi devient donc incongrue et, loin d’apporter une conscience de ce « contour », fait perdre la réalité de ce qui est auto perçu du dedans, fait perdre l’usage des sens intimes :

 « Je passais des heures devant la glace […] il m’arrivait, à ma grande frayeur, de perdre la faculté de me sentir moi-même. J’étais tout bonnement en train de perdre l’usage de mes sens. Mon propre univers avait beau être vide, la perte de ma capacité à rester en contact sensuel avec lui me repoussait dans les limbes […] voilà que je me mettais à me frapper et à me blesser moi-même pour ressentir quelque chose […] Quant à la normalité des autres, à leur façon d’être si bien admise, elle ne m’ouvrait que le chemin de la folie. » (Williams, p.97)

Ce qui est fascinant, c’est comment Donna nous dit que son univers était vide et qu’elle devait pourtant rester en contact sensuel avec lui sous peine de se retrouver perdue dans les limbes, comme perdue loin de son fondement, de sa base. Aller vers l’extérieur, rencontrer d’autres êtres, devient donc une grande difficulté qui provoque la  hantise de perdre le sentiment de sa propre existence.

« C’est là la voie transitoire que doit emprunter l’enfant qui se considère comme le monde à lui tout seul, pour devenir un enfant qui commence à se percevoir comme faisant partie du monde ». (Williams, 1992, p.290)

Le sujet avec autisme n’est pas coupé du monde, il « est le monde ». Ce qui se révèle à l’extérieur de lui le surprend alors, voire le menace.

« L’enfant EN TANT que monde n’est plus une personne. C’est pourquoi il ne ressent même pas l’absence de liens affectifs, jusqu’à ce que le monde extérieur, ou le désir d’apprendre et de faire partie du monde, en exige de lui » (Williams, 1992, p.292)

« Que ceux qui parlent à ce sujet d’aliénation sachent que, au plus loin que je remonte, j’ai toujours été coupée du monde, et plus tard coupée de moi-même quand il m’a fallu réagir au monde » (ibid., p.296)

Avec ce genre de propos, je crains d’entretenir une confusion concernant le fait que l’être avec autisme « est le monde ». Il ne s’agit pas d’égocentrisme, il ne s’agit pas de cécité au monde… mais plutôt du « monde vu d’un autre point de vue » (le monde vu du dedans). Voici un point de vue bien difficile à faire entendre car pour lui :

-Il n’y a pas de dehors rencontrable (ayant le même point de vue)

-Dans ce dehors, peu de gens peuvent entendre cela…

-La mise en mots de telles choses n’est pas aisée, à peine possible

-Un tel point de vue n’a pas été prévu par l’intellect pour être conceptualisé.

Joseph Schovanec nous propose même que le sujet avec autisme ne vit pas dans un univers, mais dans un « plurivers » (2012, p.121). Alors, non seulement il n’est pas coupé du monde, mais est en contact avec un monde plus vaste ou même plus de mondes.

Il voit le monde d’un autre point de vue (point de vue intérieur, ou multiple), qui rentre en conflit avec la vue extérieure habituelle qui devient alors envahissante et même source d’angoisses.

Un ami de Donna, souffrant du même « trouble » qu’elle, lui dit :

« On dirait que tu te déplaces à travers moi ». (Williams, 1992, p.249)

…comme confirmant ici cet autre point de vue indicible, inconceptualisable.

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8   Quels moyens ?

Face au monde, comment faire ? Apprivoiser la vie, tout en respectant qui on est, tout en pouvant explorer ce monde extérieur… cela devient quasi héroïque ! D’autant plus que les modèles n’existent pas, que les interlocuteurs en mesure de concevoir de telles choses sont absents, ou très rares.

« J’ai toujours aimé l’aphorisme Arrêtez le monde je veux descendre″. Est-ce pour avoir été absorbée par les taches et les ″étoiles″ au moment précis où les autres enfants s’ouvrent au monde extérieur que je suis restée sur le bord de la route ? […] trouver le biais pour ralentir les choses […] il y avait toujours quelque chose qui me retenait en arrière […] rester juste derrière la vitre de la conscience obligeait mon esprit à nier l’existence de ces besoins physiologiques ». (Williams, 1992, p.78)

Même les gens les mieux intentionnés, du fait de ce fonctionnement, deviennent une sorte de danger, y compris du fait de leur gentillesse (qui pourrait d’autant plus faire courir le risque de s’y soumettre et de s’y perdre).

Pourtant, la pulsion de vie et de survie aidant, des moyens spontanés, surgissent, des attitudes d’autrui favorisantes peuvent être repérées, des circonstances bénéfiques, des postures, des comportements et une façon acceptable d’être rencontré peuvent voir le jour… afin de rencontrer le monde sans perdre quelque chose de soi, sans perdre de ces « taches » et de « ces étoiles », sans « se réduire le monde ».

8.1Stratégies personnelles spontanées

Le sujet arrivant au monde se retrouve comme « jeté au monde prématurément ». Donna Williams partage avec nous, dans son ouvrage, ce cauchemar qu’elle fit où sa mère a « laissé jeter les chats dans le monde avant même qu’ils ne fussent prêts à l’affronter ». (Williams,1992, p.261)

Je pense ici à Martin Heidegger développant dans son ouvrage « Être et temps » (1986) l’idée de l’« être jeté au monde » se débattant ensuite entre un « Dasein » (être au monde qu’il se retrouve être), un « étant » (qui se trouve être la manière d’être au monde qu’il développe stratégiquement) et un « être » (totalité de sa potentialité présente, passée et futur).

Personnalités de secours

Manquant de contours, de personnalité pour pouvoir être au monde, Donna Williams nous dit comment deux personnages lui permirent de circuler dans la vie sociale : Carol (agréable, conciliante, capable de rires et de joie de vivre) et Willies (protecteur du moi sans défenses, osant porter ou rendre des coups).

Willies apparut un jour dans son monde comme une paire d’yeux verts qu’elle décida de traiter en amis et qui se révélèrent capables de « retourner aux gens leurs propres phrases de façon apparemment sensée, quoique agressive » (ibid., p.29), mais aussi capable de silences obstinés délétères.

Carol lui apparut un jour qu’elle se balançait à  un arbre. C’était une petite fille réelle, non imaginaire, qui devint son amie et qu’elle prit comme modèle :

« Je fermais les yeux et essayais à toute force de perdre toute sensation de ma propre existence pour rejoindre mentalement le monde de Carol. […] Ma simple existence physique me posait un problème. Quant à Carol, je la retrouvais dans le placard, à l’intérieur de moi-même. Carol réunissait en elle tout ce qu’il est possible d’aimer : elle aimait rire, elle avait des amis […] Souriante, sociable, riant volontiers aux éclats, elle se mit à incarner la parfaite poupée ballerine de mes rêves ». (p.41)

Ces personnages (personnalités) lui tinrent compagnie. Ils surgissaient, l’un ou l’autre, en fonction des besoins du moment, pour faire face au monde. Ils lui rendirent possible de s’immiscer plus ou moins dans un semblant de vie sociale. Des formes de « moi » artificiel (mais finalement, le « moi » est toujours artificiel) rendant la vie possible. Des personnalités d’emprunt (mais les personnalités sont toujours des emprunts ou des constructions stratégiques) permettant astucieusement de « donner le change » aux interlocuteurs (n’est-ce pas ce que tout le monde fait ?). Restait pour elle la question « qui suis-je » quand je ne suis pas ces personnages ? Mais une telle question nous concerne tous : qui sommes-nous vraiment quand nous ne jouons plus les stratégies sociales plus ou moins conscientes de notre (ou de nos) « moi ».

Objectalisation

Puis un regard sur le monde devient possible en objectivant les sujets (les êtres deviennent des choses et cessent alors d’être menaçants). Leurs paroles se réduisent à un catalogue de bruits, devenant alors supportables.

« À la longue, je finis par me fondre dans tout ce qui me fascinait, les motifs du papier peint ou du tapis, un bruit quelconque ou, mieux encore, le bruit sourd et répétitif que j’obtenais en me tapotant le menton. Dès lors les gens cessèrent d’être un problème : leurs paroles s’évanouirent dans un marmonnement indistinct et leur voix se réduisait à un catalogue de bruits. Je pouvais regarder au travers d’eux jusqu’à n’être plus là et même plus tard, avoir le sentiment de m’être fondue dans leur être ». (Williams, p.20)

Tout objectaliser permet de raconter sans parler soi. Un sujet avec autisme racontant sa vie ne fera que dérouler un catalogue de faits objectifs :

Peter Vermeulen, docteur en sciences humaines et consultant (rédacteur en chef du magazine « Autisme centraal »), remarque que :

« La vie des personnes atteintes d’autisme n’est pas un roman mais un journal de bord. Les faits l’emportent sur l’expérience. » (Vermeulen, 2004, p.43)

Mais n’est-ce pas simplement pour le sujet avec autisme un moyen de gérer l’angoisse existentielle ? Pour lui, ne percevoir que les choses est moins angoissant que percevoir les êtres (sources d’intrusions) et, semble-t-il selon Donna, percevoir les êtres risque de faire perdre de qui on est.

Un espace  « contenant »

Quand Joseph Schovanec recherchait une cachette pour obtenir un moment de calme sensoriel :

« […] sans bouger sous un meuble […] recoins de cours de récréation, toilettes […] rien de mieux qu’une armoire fermée […] mais quand vous avez un contact physique de tous les côtés ou presque, c’est encore plus reposant. » (Schovanec, 2012, p.38-39)

Quand Temple Grandin imagina ce qu’elle appelait « une trappe à bétail » : une sorte de « machine à contention » qu’elle avait conçue sur le modèle de celles utilisées pour maintenir le bétail immobile, lors de certaines interventions. Elle l’avait conçue pour l’auto utiliser, et cela lui apportait un moment de paix nécessaire :

« Ce qu’on ressent dans la trappe à bétail est doux, mais les sentiments quelle éveille sont souvent douloureux. J’ai encore des difficultés à accepter mes émotions. L’une des principales raisons de ma peur est mon angoisse à l’idée que mes émotions m’engloutissent, que je n’aille pas au bout de mon destin » (Grandin, 2001, p.151)

« Un but que je voudrais éclaircir : la but de la machine à serrer n’est pas de provoquer la soumission à une quelconque doctrine admise  par la société, mais de permettre à la personne de se trouver et de s’accepter telle qu’elle est – peut-être de lui permettre de se rapprocher de Dieu et de penser à autre chose que son propre intérêt ». (ibid., p.152)

Nous constatons un grand contraste entre « l’ordinaire matériel » de « l’objet machine » et la hauteur de l’attente de son usager : « permettre à la personne de se trouver et de s’accepter telle qu’elle est » (n’en avons-nous pas tous besoin ? Quelle belle stratégie pour cela que de s’arrêter, de s’immobiliser… n’est-ce pas ce que font les sujets en méditation ?) ; « peut-être de lui permettre de se rapprocher de Dieu et de penser à autre chose que son propre intérêt » (accéder à l’humanité et à la transcendance n’est-il pas la quête de bien des sages ?). Sa recherche la conduisit même (riche de son doctorat en biologie) à apporter des solutions à la souffrance des bêtes dans les abattoirs. Peut-être une version spéciale du « Arrêter le monde je veux descendre » de Donna Williams.

Les ritualisations et les protocoles

La ritualisation et les protocoles ne sont pas des lubies, mais ont un projet bien précis. Ce sont des moyens de faire face à un monde destructuré dont la vastitude ne semble pas rendre compte des liens, des ensembles et sous-ensembles, de la continuité. J’ai déjà cité plus haut ces quelques éléments stratégiques de Donna :  

-Assortir, apparier des objets : établir des relations entre les choses.
-Classement et rangement des objets et des symboles : prouver que l’appartenance à un ensemble plus grand existe.
-Comportements stéréotypés : donner un sentiment de continuité.

(extraits de – Williams, 1992, p.302)

La façon particulière de percevoir le monde, qui est celle du sujet avec autisme, lui rend nécessaire ces stratégies pour pouvoir être là d’une façon supportable.

« Se balancer d’un pied sur l’autre d’avant en arrière : J’ai toujours eu le sentiment d’un trou noir entre moi et le monde. Pour passer de l’autre côté de ce trou noir imaginaire,  il me fallait  sauter par-dessus. » (ibid., p.303)

Comme séparée du monde par un trou noir, il fallait bien trouver des stratégies pour faire face malgré tout, avec en plus cette angoisse d’être engloutie par ses propres émotions, voire par celle des autres. Donna Williams nous livre quelques unes de ces stratégies à la fin de son ouvrage.

Mémorisation (des situations, des détails, des protocoles)

Afin de pouvoir naviguer dans la vie sociale, Joseph Schovanec nous explique comment sa mémoire est un outil fondamental :

« Pour réussir à accomplir les mêmes tâches que les autres, nous avons besoin de mémoriser des situations sociales préalables pour nous constituer une base de données de cas, de petites phrases, voire même de blagues, que l’on peut réutiliser au moment idoine » (2012, p.126).

Bien évidemment, cela ne lui permet pas d’adapter totalement son propos aux circonstances. Ce n’est qu’un « pis aller », qui parfois le met en décalage avec les autres. D’autant que le ton de la voix, à tendance monocorde, sans émotions (puisque ce n’était pas émotionnellement contextualisé), peut donner une curieuse allure aux discours. Mais quelle mise en œuvre extraordinaire !

8.2Les comportements favorables d’autrui

Comportement d’une enseignante de Temple :

Considération, validation et contact soyeux furent déterminants pour Temple à la suite d’un moment de violence qu’elle eu pour se défendre de la violence verbale d’autrui. Une enseignante lui dit :

 « Nous devons parler ».

 Temple remarque alors avec étonnement :

« Elle m’a prise par le bras et m’a emmenée à l’écart. Normalement, je me serais raidie et je me serais dégagée d’un coup sec. Mais il y avait quelque chose de doux dans la texture de la manche en soie de sa chemise sur mon bras - la pression continue et rassurante de son bras à travers le tissu soyeux m’était agréable ».

Mais surtout, elle demanda à la fille qui l’avait bousculée à l’entrée du réfectoire de réserver  deux places à table (pour l’enseignante et pour Temple), puis elle se présenta :

« Je m’appelle Miss Downey […] raconte moi ce qui s’est passé Temple »

 Temple se sentit soudain dans une nouvelle possibilité du monde : 

« Pendant un instant je suis restée paralysée. Je n’avais pas l’habitude qu’on me demande ma version des faits lors d’une dispute ou d’une bagarre. » 

Puis l’enseignante posa un cadre, juste avant de l’emmener rejoindre les autres :

« A l’école Montain Coutry nous n’acceptons aucune forme d’agression physique. Comprends-tu ce que je veux dire ? »

(Grandin, 2001, p.103)

Comportement de la mère de Temple :

Sans doute une multitude de situations se sont produites, favorisant les possibilités pour Temple d’imaginer des moyens d’avancer dans ce monde, mais elle nous rapporte en particulier une situation avec sa mère qui, quoique apparemment anodine, en dit long sur la considération :

 « Elle m’a donné le sentiment d’être une grande personne en me servant le thé […] elle a conforté mon amour propre » (ibid., p.63)  [même si le thé n’était que de l’eau citronnée]

Comportement des parents de Daniel Tammet

Parents de six enfants dont deux avec autisme, ils passaient du temps à le bercer dans une couverture (donnant ainsi sans doute la « contention » nécessaire à l’apaisement).

Comportement de la mère de Donna Williams

Situation très intéressante, car sa mère a été plutôt maltraitante, l’a souvent violentée et rabaissée… elle ne voulait pas de cette enfant. Mais pourtant : Donna ne lui a jamais attribué d’être la cause de son état (n’y voyez aucun refoulement ou syndrome de Stockholm). Elle a même trouvé avantageux (dit-elle) qu’elle se soit comportée ainsi, car cela lui a évité d’avoir à supporter les insoutenables consolations que lui auraient infligé une mère plus délicate.

« Dieu merci, ma mère fut une mauvaise mère ! » (Williams, 1992, p.289)

Comme quoi les décodages à la hâte du « mieux » et « du moins bien » ne doivent pas nous aveugler !

« L’amour et la gentillesse, l’affection et la sympathie étaient ce qui provoquait chez moi le plus d’appréhension […] le sentiment d’être incapable de répondre à leur attente ne faisait que renforcer mon repli sur moi-même ». (ibid., p.311)

Comportement de la mère de Paul

Tamara Morar nous livre dans son ouvrage « Ma victoire sur l’autisme » (2004) toute l’énergie qu’elle  a mise en œuvre pour aider son fils Paul, dont l’autisme s’est manifesté (ou a commencé ?) à l’âge de 16 mois (p.233). Outre le fait qu’elle consulta de nombreux praticiens, elle lut de multiples articles, publications et ouvrages, tant en français qu’en anglais.

Elle raconte comment elle a du se battre pour quotidiennement apporter à Paul les moyens de se construire. Peut-être un accent un peu trop fort sur la quête de « normalité », compte tenu de tout ce que j’ai décris ci-dessus, mais qui dans son cas a semble-t-il été d’une justesse remarquable. Le plus touchant c’est combien elle a du se battre contre autorités, institutions, écoles, conseils de spécialistes pour malgré tout poursuivre sa quête (cela se passait avant 2004… serait-ce différent aujourd’hui en 2013 ?).

Elle a tout de même rencontré quelques professionnels (institutrices, psychomotriciennes, psychiatres) aidants, constructifs, accompagnants… mais vraiment trop peu. Il est indécent qu’elle dut se battre contre des professionnels soi-disant « détenteurs de savoir », en plus de résoudre tout ce à quoi elle devait faire face quotidiennement avec (et pour) Paul.

Le besoin de sens

Un des points importants que doivent prendre en compte les interlocuteurs de sujets avec autisme, c’est leur besoin de sens. À quoi bon faire quelque chose qui ne sert à rien. Comme nous l’avons vu  avec Donna Williams, les gestes répétitifs ou manies par exemple ont une utilité (ils ne sont pas insensés). Joseph Schovanec nous exprime combien le sens compte pour lui :

« Je ne savais pas jouer au ballon, ou plutôt à leur jeu étrange, mélange non agréé de règles officielles et de pratiques ad hoc […] Le plus paralysant est peut-être la non-perception du sens. Quel était l’intérêt de ce jeu de foot ? Quel est l’intérêt de donner des coups dans une balle qui devient rapidement très sale, et de la pousser dans telles ou telles directions ? » (2012, p.28)

Puis, adulte, il persiste d’une autre manière (plus « sociologique ») :

« Les matchs n’en demeurent pas moins fort intéressants : observez les visages immobiles des gens, leur regard devenu soudain encore plus fuyant que le mien. Leurs gestes spasmodiques, dont aucune loi ne régit la régularité. Mieux, en écoutant le silence des soirs de match depuis le balcon, les hurlements rauques de bêtes fauves me font comprendre cette vérité rassurante : Joseph, tu n’es pas le plus fou du quartier… » (ibid, p.187)

Dans d’autres domaines, comme nous l’avons vu plus haut : pour lui l’eau ne peut être horizontale puisque les océans font le tour de la terre. Une « hyper exigence » « d’hyper sens » donne le sentiment d’une inadaptation, mais finalement, où est le bon sens et, où est la source de folie ? Observant les êtres humains dans leur vie, il fait des constatations qui méritent d’être évoquées :

«[…] je me demande quelle est la prison intérieure des gens en général. Je connais des personnes qui passent pour parfaitement normales, qui vont travailler le matin, restent au bureau le soir jusqu’à je ne sais quelle heure, puis prennent le métro, rentent chez elles, regardent la télé […] Quand on entame une conversation avec elles, il y a peut-être deux ou trois sujets à aborder, et en dix secondes on est déjà parvenu au bout de leurs convictions […convictions se révélant vite ici comme restreintes, bornées…] Ces gens-là sont considérés comme normaux et libres. Si on prend la peine de regarder honnêtement les personnes avec autisme, je crois qu’elles manifestent pour beaucoup, sur un bon nombre de points, une plus grande souplesse que ces autres personnes ». (ibid., p.97)

8.3Le comportement des accompagnants

Face au sujet avec autisme, comment apporter la présence et la sécurité suffisante sans pour autant chercher à rassurer, la reconnaissance chaleureuse et cependant non envahissante, la situation profondément humaine et cependant non émotionnelle. Saura-t-on faire la différence entre « humanité » et « consolation »,  « émotions ». Autant de points à préciser ! Puis, pour être proches des sujets avec autisme, « d’où devons-nous regarder le monde », afin de devenir un interlocuteur possible ?

Les éléments que je vais décrire ci-dessous ne viennent pas en remplacement de ce qui se fait déjà, mais s’y ajoutent. Ils offrent un fondement avec lequel bien des techniques trouveront leur place avec douceur (mais peut-être certaines peuvent alors se retrouver inadaptées dans certains cas). Le bon sens ne doit jamais être loin des options que nous choisissons en fonction des contextes.

La validation existentielle :

Telle que je la décris dans ce site, donner une validation existentielle à un interlocuteur, c’est « se sentir touché par qui il est ». Ce n’est pas lui adresser quelque chose, mais accepter de recevoir quelque chose de lui et nous en réjouir. Cette réjouissance éprouvée doit ensuite lui être témoignée, pas comme une émotion éprouvée, pas comme quelque chose qu’on lui adresse, pas comme un flux qui va vers l’autre, mais comme une sorte « d’effluve de vie », comme une « fragrance existentielle », comme l’émanation d’une délicate essence,  qui ensuite s’offre à l’autre comme un environnement confortable. Il  n’y a pas d’intention, juste une réjouissance et une présence.

Il est important de différencier cela d’une attitude dans laquelle on adresserait  beaucoup d’amour à un être (même un véritable amour désintéressé, sans attente de retour). Il s’agit plutôt, en fait,  d’une attitude où l’on se réjouit simplement de sa présence. Dans le premier cas (amour) c’est un « flux vers l’autre » (aussi généreux soit-il, il peut être submergeant), dans l’autre, c’est « un flux qu’on laisse venir vers soi » (reconnaissance). On se sent touché (et non affecté) comme par une rencontre de la « Vie », et cela diffuse naturellement sans euphorie, sans destination, sans énergie. Nous nous sentons riches de plus de vie du simple fait de la présence de l’autre… et cela lui donne existence sans l’envahir.

Je ne détaillerai pas plus ici cette posture que vous trouverez décrite dans ma publication de septembre 2008 « Validation existentielle ».

Une posture libre des solutions et des guérisons :

Rencontrer le sujet, non pas pour résoudre quoi que ce soit, mais juste pour le rencontrer. Le projet est simplement un contact, mais pas un contact que l’on donne : plutôt un contact qu’on accepte de recevoir. Le sujet se trouve quelque part, avec un ressenti, et c’est là que nous sommes censés le rencontrer, c’est là que nous sommes censés nous laisser être et nous laisser toucher. Le projet d’une telle rencontre doit remplacer celui de résoudre quoi que ce soit.

Cela ne signifie aucunement qu’il n’y a jamais d’apprentissages, d’outils à donner, d’améliorations à permettre… mais tout cela se fait dans un deuxième temps, quand le sujet est rencontré et certain de ne pas se perdre, de ne pas disparaître dans nos « bonnes intentions » d’autrui. Pour cela, il convient d’être plus animés par le projet de révéler l’autre que de le changer (même si on envisage de le changer « pour son bien »).

De nombreux éléments sur cette posture du praticien se trouvent dans ma publication de décembre 2007 « Le positionnement du praticien ».

 « Oser y être » (oser se trouver là d’où l’on voit ainsi)

Le point le plus délicat se trouve sans doute ici : voir le monde d’ailleurs...  et d’un ailleurs particulier (ni temporel, ni événementiel, ni émotionnel). Naturellement, en communication ou en thérapie, il n’y a rien de nouveau dans le fait d’accepter le point de vue de son interlocuteur pour mieux le comprendre (sans toutefois « être lui », ce qui est impossible)… mais là il s’agit de bien plus que cela. En effet, le sujet voit depuis un point de vue où des expériences sont éprouvées sans pouvoir être pensées (non accessibles à l’outil intellectuel). Il touche quasiment une dimension qui nous échappe totalement dans nos perceptions habituelles (même si cela ne nous est pas tout à fait étranger).

Accepter d’être « dans » ce « lieu » spécial (qui n’est pas un lieu), c’est  abandonner le monde de l’objectivation (des objets) pour toucher le monde subjectal (des sujets). Pourtant, l’être avec autisme peine plus à rencontrer les gens qu’à voir les objets ! Mais ce qui nous échappe c’est que :

 Ce sont les gens avec leurs émotions, leurs intentions de changement, d’apaisement (et leurs attentes), qui le submergent… pas forcément les êtres en tant qu’êtres.

Mais hélas, les aidants sont plus dans « une énergie de faire quelque chose » (souvent pour apaiser leur propre malaise face à l’inconnu) que dans un simple contact existentiel. C’est plus cela, que les êtres en eux-mêmes, qui submerge le sujet avec autisme.

Ce n’est pas non plus ne rien faire et attendre. C’est juste faire ce qu’il y a à faire, mais avec cette autre posture, depuis cet « autre lieu » qui n’est pas un lieu, d’où l’on perçoit les « taches » et les « étoiles » (Donna), où l’hyper cohérence est nécessaire sans quoi plus rien n’a de sens (Joseph), où l’on doit pouvoir s’arrêter, s’immobiliser, être contenu pour se trouver et « toucher Dieu » (Temple), où l’on doit trouver l’assurance qu’il existe « un tout plus vaste dont on peut faire partie » (Donna), où l’on doit comprendre pourquoi « On dirait que tu te déplaces à travers moi » (l’ami de Donna), où l’on a cette sensation que « On est le monde » (Donna).

Le praticien doit alors abandonner ses schémas habituels, accepter de se laisser emmener là où son sujet avec autisme se trouve, se laisser enseigner par lui. Ne pas tenter de vouloir le changer, ne pas non plus simplement le laisser ainsi en attendant (en attendant quoi ?)… il doit surtout accepter de se faire enseigner par lui. Se faire enseigner par lui ce « d’où il voit le monde », en étant libre des considérations pathologiques et en choisissant d’accepter de se connecter simplement à la vie ainsi offerte. Comme le dit le psychiatre Henri Grivois pour les psychotiques, enfin reconnus par quelques praticiens dans leur vécu éprouvé : alors ils ne sont plus seuls avec un vécu non pensable :

 « Le fait qu’un autre comprenne, au minimum un, peut rompre pour le patient le cercle de l’unanimité [… celle du défaut à corriger…] Au total, patient et praticien doivent éviter de glisser ensemble sur les sentiers faciles de la maladie, l’un restant dedans, l’autre la contemplant du dehors. » (Grivois, 2001, p.150).

« Le projet est d’abord de donner au patient la possibilité de penser sa propre expérience » (Ibid., p.149).

Un tel positionnement permet de reconnaître chaque vécu, chaque stratégie, chaque pertinence. L’approche peut alors utiliser des reformulations subtiles, qui certainement ne peuvent s’énoncer sans congruence (sous peine d’être inopérantes, voire contre-productives).

Reformulations sur le vécu profond :

« Tu as l’impression d’être le monde !? »

« Tout est confus, c’est comme s’il n’y avait pas de limites !? »

« Tu as besoin d’être assuré qu’il y a un tout plus vaste dont tu peux faire partie !? »

Etc.

Reformulations sur les stratégies

« C’est bon pour toi d’avoir des choses en ordre !? »

« C’est mieux pour toi de ne pas parler !? »

« C’est moins inquiétant si tu ne regardes pas les êtres !? »

« Cela t’apaise de répéter ce geste !? »

Etc.

Toutes ces phrases devant être bien sûr ajustées en fonction des contextes existentiels du sujet, mais toujours tournées vers la reconnaissance d’une pertinence et non vers la recherche d’une erreur à corriger.

Ces phrases ne peuvent être prononcées comme des « outils techniques ». Celui qui les prononce doit se trouver dans « ce lieu qui n’est pas un lieu », d’où l’on voit les « taches » et les « étoiles », où « on est le monde », où « l’on voyage à travers l’autre »… sans projet de consoler, de rassurer, de guérir… juste celui de reconnaître et de bien vouloir être là, et se laisser toucher par cette promiscuité existentielle sans regard, mais avec une présence indicible, sans doute également « non pensable » mais profondément éprouvée (expériencée) hors du champ émotionnel.

9   Les troubles psychique seraient-ils des enseignements sur l’humain ?

9.1La folie du soin et de la guérison

Joseph Schovanec va jusqu’a considérer le symptôme (en général) comme ayant du sens, une utilité (rappelez vous comme le sujet avec autisme est sensible au sens) :

« Supposons que je souffre beaucoup ; si vous arrivez à lever ma souffrance, est-ce que cela changera réellement quelque chose pour moi au niveau de mes structures de fonctionnement de mes particularités autistiques […] Si vous vous cassez une jambe, vous prenez des antalgiques, mais la jambe restera toujours en l’état. Peut-être que, au contraire,  c’est dangereux parce que vous pourrez être tenté de croire que votre jambe est guérie, ferez des mouvements qui ne font qu’aggraver votre cas » (Schovanec, 2012, p.244)

L’éradication pure et simple de l’autisme (à supposer qu’on invente un remède pour cela) ne peut donc être envisagée simplement en termes de « suppression de symptômes », ni celle de la manifestation des troubles psychiques associés (ce qui ne veut pas dire que des moyens de les rendre plus supportables ne soit pas justes, en terme d’outils provisoires).

Mais un doute peut subsister quant au souhait d’éradication de l’autisme en tant que trouble psychique, en tant que psychopathologique (pas seulement en tant que symptômes). En effet, à partir de quel niveau doit-on parler de pathologie ? Et ce qui semble pathologique… dans quelle mesure n’est-ce pas une façon différente de voir le monde qui peut contribuer au monde ? Naturellement, à travers un tel propos, il ne s’agit surtout pas de minimiser ni l’inconfort des sujets avec autisme, ni de leurs proches, mais simplement d’ouvrir une autre réflexion qui pourrait enrichir leur accompagnement.

9.2Quand la différence est une source inattendue

Temple Grandin nous propose un angle de vue très intéressant :

« Découvrir les dons cachés et les développer au lieu de leur imposer un modèle ». (Grandin, 2001, p.187)

Donna Williams, évoque chez l’être mentalement perturbé » une capacité à percevoir plus de réalité :

 « L’être mentalement perturbé a tourné le dos à une normalité bien souvent aliénante, dont on a conditionné les gens à croire qu’elle est le meilleur objectif à atteindre. Par contre, bien des gens dits attardés sont plus proches de la réalité, eux qui ressentent les choses de façon plus sensuelle que les gens normaux. Ils ignorent les détours et subterfuges avilissants, et réagissent de façon simple et instinctive ». (Williams, 1992, p.288)

Elle montre aussi cette conscience qu’une gentillesse se fait rarement sans attente d’un retour (rarement en pure don, en pure oblation), et que c’est ce retour attendu (besoin implicite du « donateur ») qui pose problème au sujet avec autisme… parce que lui, justement le perçoit bien !

(déjà cité plus haut) « L’amour et la gentillesse, l’affection et la sympathie étaient ce qui provoquait chez moi le plus d’appréhension […] le sentiment d’être incapable de répondre à leur attente ne faisait que renforcer mon repli sur moi-même ». (ibid., p.311)

« Les attentions et la sollicitude ne peuvent être utiles qu’à condition de relever d’une compréhension avisée. Les bonnes intentions ne suffisent pas. » (ibid., p311)

« Les mots n’ont pas de sens quand les intentions n’ont pas de corps ». (ibid., 241)

« N’est-ce pas le plus beau présent qu’on puisse faire, que d’offrir à quelqu’un tout son être ? » (ibid., p.163)

La « normalisation » peut être dangereuse si elle se généralise et signifier surtout  le mal-être des « bienfaiteurs ». Joseph Schovanec nous montre comment bien des sujets avec autisme sont plus ouverts que bien des gens dits « normaux ». Temple Grandin nous montre son extraordinaire créativité et crée même un moyen plus humain d’abattage des animaux. Daniel Tammet  demande aux Lituaniennes  à qui il doit enseigner l’anglais de lui apprendre leur langue (2007, p.171). Donna Williams a sa capacité à créer des moyens d’évoluer malgré un monde hostile. Ces témoignages sont inestimables. Que ces êtres avec autisme en soient profondément remerciés. Nous y trouvons une trame de vie, de « sensibilité au monde » différente. Une richesse insoupçonnée.

D’un monde à l’autre, Donna Williams nous raconte :

 « Le saut à travers le noir, de l’autre côté, demande du courage, c’est un acte que personne ne peut faire à votre place […] Si l’amour peut inspirer ce courage, la crainte d’un danger extérieur peut tout aussi bien y réussir. Cela dit je suggère qu’on essaye d’abord l’amour. » (p.311) « A des kilomètres de là le reste du monde était une clarté inaccessible qui envoyait des signaux lumineux par delà un terrible voyage dans le noir. J’attendais de Mary [sa Psychiatre] qu’elle réussit à me guider jusque là bas. » (1992, p.164) « Finalement c’est moins le savoir qui importe que la nature de l’âme. Ce n’est d’ailleurs pas tant l’intelligence qui est à la recherche du savoir, que l’âme qui guide l’intelligence ». (ibid., p.296)

Temple Grandin attire notre attention sur la fait que chez les sujets avec autisme :

 « Certains comportements inappropriés sont des tentatives de communication ». (Grandin, 2001, p.220)

Henri Grivois, psychiatre (créateur des premières urgences psychiatriques en France) est partisan de cette ouverture, de l’écoute de ce qu’on appelle « folie »… car elle est susceptible de nous révéler des fondements de l’humain que nous ignorons :

 « L’homme qui devient fou révèle, par sa folie même, une part essentielle de la vérité sur l’homme ». (Grivois, 2007, p.119).

« Il faut admettre sans réserve que la folie naissante, vraie différence, coexiste avec ce qu’il y a de plus humain dans l’être humain ». (Grivois 1995, p.21).

Il nous dit concernant la psychose :

 « On ne s’oriente plus seulement vers une conception déficitaire de la psychose, mais aussi vers la recherche de traits positifs […] Notre projet reste de mettre en relief une certaine cohérence face à l’incohérence unanimement reconnue » (Grivois, 2001, p.85-86).

Qu’en est-il aujourd’hui pour l’autisme ?

Temple Grandin, sans minimiser la nécessité des soins dans la vie des êtres, sans dénigrer les élans des accompagnants, des aidants, de la médecine, nous met cependant en garde contre une possible dérive de la « normalisation » (dénoncée aussi par Joseph Schovanec) :

« Si on arrivait enfin à prévenir l’autisme et la dyslexie, ce serait peut-être au prix de la transformation d’individus potentiellement doués, en êtres médiocrement doués […] Les traits autistiques et dyslexiques sont probablement des traits normaux poussés à l’excès chez certains individus  ». (Grandin, 2001, p.184)

Lors d’une conférence du 3 juin 2013 sur le Thème « Que dire de l’autisme » à la Faculté de Médecine Paris Descarte  dans le cadre des « Rencontres Hippocrate », il fut posé à Joseph Schovanec la question de la vie amoureuse du sujet avec autisme, et aussi de celui d’avoir des enfants.  Il répondit avec humour en citant le cas de Stephen Shore qui, enfant, fut diagnostiqué comme « irrécupérable » au dernier degré d’autisme. Sans autre espoir, il fut proposé de le placer, mais cela n’a pas eu lieu grâce à l’obstination des parents. Ayant aujourd’hui un doctorat, il est professeur à l’université de Boston ! Il est même marié et, à cette même question  sur le fait d’avoir des enfants, il répondit : « Ma femme et moi avons décidé de ne pas avoir d’enfant parce que il y avait un risque… qu’il ne soit pas autiste » !

Cette réponse (qui doit aussi être entendue avec son humour) ne vient pas effacer la détresse que pose la question de l’autisme, mais propose la possibilité d’un autre regard qui doit aussi côtoyer la qualité des recherches et des soins.

Cet autre regard de chacun sur l’autisme (et surtout envers les sujets avec autisme), contribue grandement à la qualité des soins et aux possibilités de déploiement du potentiel des êtres concernés. À propos de la « bulle » et de l’« isolement » du sujet avec autisme, Joseph Schovanec, dans cette même conférence, nous explique que sur ces bulletins scolaires on pouvait lire : « Joseph ne joue pas avec ses petits camarades » et que ça aurait plutôt dû être « Les petits camarades ne jouent pas avec Joseph »… car il témoigne qu’il a tenté ce qu’il pouvait pour jouer avec eux. Il souligne ainsi l’importance de la composante sociale dans la qualité de l’accompagnement du sujet avec autisme. J’espère que ces quelques lignes y auront apporté une modeste contribution.

Thierry TOURNEBISE

 

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Annexe I : Côté « somato psychique »

L’énigme de l’autisme – La piste bactérienne
Arte  14/06/2012 première diffusion
http://videos.arte.tv/fr/videos/l_enigme_de_l_autisme_la_piste_bacterienne--6739678.html

De plus en plus

L’autisme, rare il y a 50 ans (1/10.000), évoluerait  aujourd’hui avec une augmentation de 600%.Nous trouvons un nombre de cas de  1/147 en Europe, 1/38 en corée du sud, 1/90 en Amérique du Nord.  En Europe, les migrants d’Afrique, d’Antilles, d’Asie, sont particulièrement touchés. Les Somaliens parlent même de « maladie de l’occident » (3’).

Le reportage souligne que suite à de forts traitements aux antibiotiques apparaissent des troubles intestinaux, puis des comportements psychologiques différents (3’52). 70% des enfants avec autisme sont atteints aussi de troubles intestinaux.

En 1940, le terme autisme apparaît avec une forte croyance dans la responsabilité des parents (surtout de la mère), puis dans les allergies alimentaires,  ou encore dans certains vaccins (thèse du Dr Andrew Wakfield qui n’a pas été validée). Puis le Dr Stephen W. Scherer (recherche génétique à Toronto) note les facteurs environnementaux qui agissent sur l’activation ou la désactivation de certains gènes.

La flore intestinale

Le Dr Derrick MacFabe (université Western Ontario) établit un lien entre  la flore intestinale et l’autisme (9’50). Le Dr Marta Erbert (neuropédiatre) soutient aussi que la flore intestinale a des incidences sur les comportements, y compris des autistes (10’50). Le Pr Jeremy Nicholson étudie les métabolites présents dans l’urine…conduisant à des conclusions analogues (12’30). Il se trouve que les métabolites issus de la flore intestinale des enfants autistes sont différents de ceux des autres sujets. On assiste ainsi à une évolution du paysage intestinal microbien depuis 60 années, suivant l’industrialisation (fast-food, plats préparés, antibiotiques).

Un professeur norvégien (biologiste pionnier sur la recherche concernant la flore intestinale chez les jeunes enfants) attire notre attention sur le fait que les bactéries constituent l’organe le plus actif du corps sur le plan biochimique (15’06). Chaque cellule est 100 fois plus grosse qu’un microbe. Mais, concentrés dans notre système digestif,  les microbes sont 100 fois plus nombreux que nos cellules! Le Pr Luc Montagnier (chercheur et prix Nobel de médecine) envisage aussi cette piste des bactéries intestinales pouvant avoir un lien avec l’autisme.

Le microbiote humain est une des communautés microbiennes les plus diversifiées sur terre. Cet environnement bactériologique (et notre alimentation) active ou désactive les gènes de nos cellules, et déterminent nos comportements. Les trois ans nécessaires à la mise en place de la flore intestinale chez l’enfant,  dès sa naissance, correspondent aux trois années nécessaires pour que les connexions synaptiques se fassent dans le cerveau. (17’30)

Clostridium et acide propionique

Dr Sidney Feinegold, professeur de 90 ans qui a consacré sa vie à cette recherche, nous explique que la flore intestinale compte 1000 à 10.000 bactéries différentes (22’05), que les antibiotiques la déciment en épargnant toutefois certaines bactéries (antibio-résistantes) : les Clostridium. Certains de ces clostridiums libèrent des neurotoxines (acide propionique) qui attaquent le cerveau (24’20). Si on produit  une disparition des clostridiums (par un antibiotique adapté face à ces bactéries antibio-résistantes [vancomicyne])… le comportement psychologique redevient normal.  Mais il reste des spores produites par les bactéries, qui ensuite germent… et les troubles reviennent.

Facteurs environnementaux

Dr Derrick MacFabe, s’inspirant du travail du Pr Sydney Feinegold, met en évidence que l’acide propionique agit sur le système nerveux central (29’20). Chez les enfants qui consomment beaucoup de glucides, les bactéries en produisent beaucoup. De plus, cet acide propionique est souvent utilisé comme conservateur dans les aliments industriels (E 280 [pains, gâteaux, fromages industriels] ). Heureusement, l’effet de cet acide ne dure pas. C’est un acide gras qui est brûlé par l’organisme…. mais à condition de ne pas en entretenir la source.

Cette substance a un effet sur les graisses qui alimentent les cellules du cerveau (33’10). Or les lipides cérébraux jouent sur les comportements. Le cerveau est composé de 60% de graisses (35’27). L’acide propionique peut activer ou désactiver les gènes impliqués dans l’autisme.

Une prise de probiotiques régulerait  les symptômes. Le Dr Emma Allan Vercoe propose de recomposer la flore intestinale dans un outil de laboratoire qu’elle nomme « robot boyau » (41’24). L’écosystème intestinal est un des plus riches de la planète, comparable aux forêts tropicales (et ne peut être produit que dans un système digestif). Beaucoup de maladies dériveraient de ce genre de phénomène lié à l’acide propionique, résultant de l’hygiène alimentaire et de l’usage exagéré des antibiotiques.

Voir annexe II

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Annexe II : Génétique et environnement

La source bactérienne intestinale est donc aussi intéressante, y compris dans le fait que, même si on retient une cause génétique, en vérité, il y a d’un côté des prédispositions génétiques, et d’un autre (d’après les données ci-dessus), des influences environnementales (ici alimentaires et microbiologiques de la flore intestinale). Ce sont (entre autres) ces influences qui  vont activer ou neutraliser ces gènes de façon épigénétique. Ce n’est donc pas purement génétique !

Denis Noble (chercheur en génétique systémique, pionnier dans la biologie des systèmes) nous met d’ailleurs en garde contre la « croyance au tout génétique » :

« L’idée simpliste selon laquelle les gènes imposent leur volonté à l’organisme et à ses fonctions est tout simplement inepte ». (2007, p.66)

« Ce qui est impliqué dans le développement d’un organisme est bien davantage que le génome. S’il existe une partition pour la musique de la vie, ce n’est pas le génome, ou du moins pas lui seul. Et nous héritons de bien plus que notre seul ADN […] nous héritons aussi (simple bagatelle) du monde. » (ibid, p.77)

Voir annexe III

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Anexe III : La psyché malgré tout

Toutes ces données biologiques ne s’opposent pas à ce que nous avons évoqué dans cet article,  mais le complètent. Le corps et la psyché sont en interaction, rien de surprenant… et dans les deux cas, l’un ne doit pas faire oublier l’autre.

Nous penserons au cas de Jill Bolte Taylor, neuroanatomiste qui, faisant personnellement l’expérience d’un AVC du cerveau gauche, perd nombre de ses facultés de codage décodage, mais se retrouve dans une expérience hors du commun, perdant ses limites corporelles, et accédant à une connaissance qui la dépasse…

« Quelle joie de fusionner avec l’univers ! À l’idée de ne plus pouvoir me considérer comme quelqu’un de normal, un frisson m’a toutefois parcourue. Comment concilier mon appartenance à l’espèce humaine avec mon intuition que chacun de nous possède autant de force vitale que le reste du monde. […] Jusque-là je n’étais donc que le pur produit de mon imagination. » (2008, p.88)

« Je flottais en suspens entre deux dimensions irréconciliables » (ibid., p.91)

Elle en rend témoignage dans son ouvrage « Voyage au-delà de mon cerveau » (2008) et dans de nombreuses conférences (accessibles sur YouTube). C'est-à-dire qu’un trouble neurologique peut faire accéder à un état de conscience particulier, et que cet état de conscience mérite une étude en soi.

D’autre part, le nombre de personnes avec autisme augmentant rapidement (de 1/10.000 à plus de 1/100… certains professeurs disent (à peine avec humour) qu’en Amérique, si ça continue comme ça, cela pourrait devenir la norme,  et les neurotypiques* deviendraient marginaux !

*Le terme « neurotypique » est utilisé , tant par les autistes pour désigner les sujets non autistes, que par certains professionnels, pour éviter le terme connoté et ambigu de « normal » (encore que « typique » n’est pas loin de  « normal », courant, habituel !).  

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Bibliographie

Amy, Marie-Dominique
-Comment aider l’enfant autiste – Dunod, 2013

Bolt Taylor, Jill
-Voyage au-delà de mon cerveau- Éditions Jean Claude Lattès J’ai lu, 2008

Davis, Ronald
-Le don de dyslexie –éditions La méridienne DDB desclée de brouwer, 2012

Descartes, René
-
 Le discours de la méthode – Flammarion, Paris 2000.
- 
Descartes, Œuvres Lettres - Règles pour la direction de l’esprit  La recherche de la vérité par la lumière naturelle – Méditations – Discours de la méthode  « Bibliothèque de la Pléiade » Gallimard – Lonrai, 1999 

Grandin, Temple
-Ma vie d’autiste -Odile jacob, 2001

Grivois, Henri
-Grandeur de la folie –Robert Laffont 2012
-Parler avec les fous - Les empêcheurs de penser en rond 2007
-Tu ne seras pas schizophrène – Les empêcheurs de penser en rond 2001
-Le fou et le mouvement du monde – Grasset 1995

Heidegger, Martin
-Être et temps – Gallimard 1986

Jourdan, Jean-Pierre
-Deadline,  dernière limite –  Pocket Les 3 Orangers, 2006

Jung, Carl Gustav
-
Ma vie, souvenirs rêves et pensées- Gallimard Folio, 1973

Maisondieu, Jean
-Le crépuscule de la raison – La maladie d’Alzheimer en question – Bayard 2001

Morar, Tamara
-Ma victoire sur l’autisme – Odile jacob, 2004

Noble, Denis
-La musique de la vie- la biologie au-delà du génome – Seuil, 2007

Rogers, Carl
-La relation d’aide et la psychothérapie – ESF 1996

Schovanec, Joseph
Je suis à l’est –Plon, 2012

Tammet, Daniel
-Je suis né un jour bleu – 2007, J’ai lu

Vermeulen, Peter
-Comment pense une personne autiste – Dunod, 2005

Williams, Donna
-Si on me touche je n’existe plus -  Robert Laffont J’ai lu, 1992

Revues

Psychological science (17 juillet 2013),
-The Invisible Gorilla Strikes Again” (Sustained Inattentional Blindness in Expert Observers

Manuel, Dictionnaires

DSM IV-TR 
-Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux- Masson, 2003

Conférences

Bolte Taylor, Jill

Voyage au-delà de mon cerveau
http://www.dailymotion.com/video/x8agq2_jill-bolte-taylor-sous-titre-franca_tech

Schovanec, Joseph
« Que dire de l’autisme » - Faculté de Médecine Paris Descarte  « Rencontres Hippocrate » - 3 juin 2013 (disponible sur YouTube)
http://www.youtube.com/watch?v=eRmII8CYU4Y

Émission

L’énigme de l’autisme – La piste bactérienne 
Arte- 14/06/2012 première diffusion
http://videos.arte.tv/fr/videos/l_enigme_de_l_autisme_la_piste_bacterienne--6739678.html

(disponible aussi sur YouTube)
http://www.youtube.com/watch?v=4z5rSLh8r7Q

 

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