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Le vécu des proches
- Le deuil -

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Violence de l'événement

Pas si prêt que ça !

Pour celui qui reste, le moment est très fort. Ce qui se passe après la mort  de l’être aimé ne correspond à rien de ce qu’il avait imaginé. Même quand il se croyait prêt … finalement il ne se sent plus aussi prêt que ça.

Entre avant et après,  plus rien n’est pareil: même quand cette mort a pu être espérée par trop de souffrances, par une agonie interminable, par une pathologie trop invalidante, même quand elle a été espérée, même quand elle est vécue comme une délivrance...  elle est en même temps une douleur dont la force est inattendue.

Le choc

Le choc ressenti va souvent lancer automatiquement la pulsion de survie. Une sorte d’auto anesthésie qui permet de ne pas tout de suite se rendre compte de l’ampleur de la situation. La personne endeuillée va ainsi parfois s’occuper de mille choses à régler, d’un air détaché et presque tranquille.

Elle ne prendra conscience que plus tard de ce qui vient de se passer, que l’autre ne reviendra plus. Ce temps peut durer de quelques heures à quelques mois ou même quelques années. Parfois même, il faut plus de dix ans pour réaliser à quel point l’autre nous a manqué!

De quelques heures à quelques décennies, il n’y a pas de règles. Parfois la conscience prend son temps pour réaliser. C’est le temps que la maturité permette d’y faire face sans trop de dégâts.

D’autres fois, la pulsion de survie ne fonctionne pas tout de suite. Des personnes vont immédiatement s’effondrer en cris et en larmes. La perception de la douleur est immédiate. La pulsion de survie ne suffit pas à anesthésier la blessure. Le déchirement s’exprime instantanément.

Puis il se calme, se rentre… car il faut savoir rester «digne». D’autant plus que les «encouragements» extérieures visent souvent à atténuer cette expression forte, au lieu d’en accueillir la réelle dimension.

Dans les deux cas, commence un processus de deuil dont on parle beaucoup, mais qu’on se doit de ne pas trop enfermer dans des prévisions.

Ce deuil, si souvent évoqué à tort et à travers dans des remarques du genre «il n’a pas encore fait le deuil», reste mal connu. Au fond, c’est quoi «avoir fait le deuil»? Ce n’est certainement pas de ne plus y penser. Cela est beaucoup plus subtil et profond et mérite qu’on y consacre quelques lignes.

Avoir fait le deuil, c’est avoir réconcilié les ruptures associées à cette perte. Ci-dessous j’évoquerai cinq de ces ruptures quasi systématiques. Ces fractures maintiennent un niveau de douleur et retardent la fin du deuil.

Les enjeux y sont un antagonisme entre d’une part la pulsions de survie qui anesthésie ou compense pour tenir le coup et d’autre part la pulsion de vie qui préserve les ressentis cachés et les restaure afin de ne pas perdre ce qui est précieux (c'est-à-dire ce qu’on a été et ce que l’autre a été)

La rupture physique

Dans un deuil on rencontre au moins cinq ruptures. La première est la plus évidente : c’est la rupture par le manque physique. On ne peut plus se parler comme avant, se tenir dans les bras, se regarder, se toucher.

Ce manque matériel de la présence de l’autre est la rupture la plus violente car il va falloir désormais apprendre à vivre dans un monde différent, dans un monde où l’autre n’est plus physiquement là. La fameuse phrase de Victor Hugo, quand il perdit sa fille Léopoldine,  «un seul être vous manque et tout est dépeuplé» prend ici tout son sens.

Apprentissage à vivre dans un nouveau monde qui prendra plus ou moins de temps. Cela peut aller d’un an à plus de vingt ans. Il se peut même que le chemin ne se fasse jamais vraiment tout à fait. Mais quand il ne se fait pas, c’est que les quatre autres ruptures n’ont pas été abordées.

L’apaisement de la douleur du manque physique ne viendra que par la maturation de la personne en deuil. Les quatre autres ruptures, elles, peuvent être abordées en psychothérapie. Réconcilier ces quatre autres ruptures permet d’apaiser beaucoup plus vite la douleur du manque physique et accélère le processus de maturation.

Retenons tout de même que le manque physique ne peut faire l’objet d’une thérapie. Il peut être dit, entendu, reconnu. Cela est extrêmement bénéfique. Mais cela ne dispense pas du nécessaire temps de maturation.

Les autres ruptures, peuvent au contraire être rapidement soulagées si elles sont thérapeutiquement bien accompagnées. Quand je dis «rapidement», cela peut se faire en quelques consultations, parfois en une seule. Il y a donc un grand décalage quand aux durées que requièrent ces différentes ruptures pour être soulagées.

Les autres ruptures

La rupture par la colère

Juste après la rupture par la séparation physique, vient très souvent la rupture par la colère. Une colère contre celui qui est mort.

Cela peut sembler curieux, car rien ne laissait présager cela. Comment peut on en vouloir à celui qu’on a aimé et qui nous manque tant ? En fait on ne lui pardonne pas de nous avoir laissé, de nous avoir abandonné. Cette rupture ne se produit pas toujours, mais elle est très fréquente. Parfois elle se dirigera plus vers la maladie ou la circonstance qui l’a emporté. Mais souvent, un «pourquoi ne s’est-il pas plus battu?» manifestera au moins un peu de reproche.

A partir de là le défunt manque par son absence physique… et en plus il manque parce qu’on le rejette.

Ces deux manques ajoutés aggravent le vide qui est ressenti.

Mais cette colère dirigée contre lui ne fait en réalité qu’exprimer notre douleur que nous n’osons pas regarder. Derrière la colère, se cache notre douleur refoulée. C’est aussi un peu une rupture avec soi-même qui avons trop mal pour vraiment écouter ce que nous ressentons.

La rupture avec sa propre colère (refoulement)

Puis, comme il ne semble pas correct d’en vouloir à un mort, cette colère est généralement vite refoulée. Il est difficile de s’avouer qu’on en veut à celui qui a souffert et qui a quitté cette vie.

Le refoulement de cette colère revient à une rupture avec soi-même.

Ce refoulement cache alors la colère qui elle-même cachait notre douleur.

On s’aperçoit ici que les ruptures s’ajoutent et que les manques s’additionnent.

Les ruptures antérieures au décès

Puis avant tout cel, restent en suspends d’autres ruptures. Les manques y sont sournois, souvent inconscients… mais bien réels et pesants.

Nous trouverons ici les ruptures, les colères, les reproches qui n’ont cessés de jalonner notre vie avec celui qui est parti, ainsi que les regrets de ne pas avoir su mieux faire. Non seulement ces rejets antérieurs de l’autre ne sont pas guéris, mais en plus, nous nous en voulons pour nos maladresses, oubliant quelles souffrances,  quelles impossibilités, à cette époque, nous ont conduit à agir ainsi.

Ici aussi s’ajoutent les ruptures avec lui, puis la culpabilité (rupture avec soi). Encore un nouveau pôle de manques douloureux restés en suspend.

Le manque par idéalisation

Cet autre type de rupture antérieur et/ou postérieur au décès est assez inattendu : l’idéalisation. Elle rendra le deuil difficile et aggravera le sentiment de manque.

 Il est fréquent qu’un défunt soit idéalisé. Or, c’est hélas le meilleur moyen de le perdre définitivement et de ne jamais guérir son manque.

La fascination rend aveugle et éloigne de l’autre. Quelqu’un qui est idéalisé n’est plus rencontré, n’est jamais entendu ni considéré. Si, autrefois, il a toujours été idéalisé, c’est un peu comme s’il n’avait jamais été rencontré. De cette idéalisation, il résultera un manque aggravé car il est encore plus douloureux de perdre quelqu’un qu’on n’a jamais rencontré.

Ici, le processus de réconciliation est de vraiment «entendre» l’autre, même à titre posthume, dans ce qui a fait la réalité de sa vie, dans ce qu’ont été ses joies et ses peines, dans tout ce qui a fait son humanité.

Le «devoir de mémoire» n’est en aucun cas un devoir d’idéalisation, mais un devoir de reconnaissance de ce qu’il a vraiment été et de ce qu’il a vraiment ressenti. Que soit enfin entendu ce qu’il a porté et dont personne n’a jamais vraiment fait cas.

C’est ainsi qu’on a toujours pu penser qu’il était fort. Personne n’a jamais fait attention à sa douleur le jour où il a vécu un traumatisme. Mais aujourd’hui, on se surprend à en prendre la mesure. La réconciliation consiste alors à imaginer  qu’on lui dit: «ça y est, tu sais, je crois que je t’ai enfin entendu!».

Comme si à cet instant nous relevions le message laissé trop longtemps dans une boite aux lettres jamais visitée. Comme si nous venions de précieusement recueillir cette bouteille à la mer qu’il a jetée et que personne n’avait trouvée jusqu’à aujourd’hui.

Le «dire» amputé

Il ne s’agit pas ici vraiment de ruptures, mais d’échanges manqués.

Tous ces désirs de communications restés silencieux par trop de pudeur. Tout ce qu’on n’a pas su se dire à temps. Tout ce que l’éducation ou le contexte ou la timidité nous a fait retenir. Tout ce qu’on aurait aimé se dire et qu’on a tu. 

Naturellement il est trop tard pour le réaliser physiquement, mais il est important, dans l’imaginaire, de faire ce dialogue manqué.

Il est important de le placer dans sa structure psychique, en même temps qu’il est important de valider les raisons pertinentes pour lesquelles il ne pouvait se faire à l’époque.

La fin du deuil

A part la première rupture (celle par le manque de la présence physique), toutes les autres pourront s’apaiser dans des séances de psychothérapie appropriées.

L’apaisement viendra du fait que la réalité sera reconnue à tous les pôles : celle de l’endeuillé et celle du défunt. Chacun s’y trouvera reconnu et réhabilité dans la réalité de ses vécus.

Ce processus peut naturellement se faire sans psychothérapie. En réalité, un psychothérapeute aura pour tâche d’accompagner son patient dans ce processus de réhabilitation qu’il fait déjà  

De façon spontanée et inconsciente, le patient est déjà dans ce processus de réhabilitation. Le thérapeute ne fait que l’accompagner dans cette démarche intérieure déjà en cours, afin de la rendre plus rapide et moins douloureuse.

La fin du deuil sera marquée par le fait qu’on se sent libre, car on a d’un seul coup la certitude qu’on n’oubliera jamais.

Le deuil n’est pas fini parce qu’on n’y pense plus!  Il est terminé parce qu’aucune rupture  ne crée plus de distance,  parce que le sentiment de «rencontre» et de réhabilitation remplit les vides.

A partir de là, seul reste le manque physique. Il est majeur, très important. Néanmoins, ce nouvel apprentissage de vie sans la présence corporelle de l’autre peut maintenant s’accomplir plus rapidement (mais il est loin d’être instantané !)

Selon qu’il s’agit d’un deuil récent ou ancien, le résultat d’une psychothérapie comportera des différences.

Dans un deuil récent, le manque physique devra encore faire son chemin de maturation.

Par contre, quand un deuil ancien est resté douloureux, il peut s’apaiser instantanément.

J’ai vu entrer dans mon cabinet des patients ayant perdu un proche il y a plus de 15 ans et tomber en larme comme si c’était arrivé hier. Puis ayant accomplis les réhabilitations, reconnaissances et réconciliations nécessaires se sentir définitivement libéré… parfois en une seule consultation.

Réhabilitation du dernier instant

Souvent on se préoccupe peu de ce que le patient a ressenti psychologiquement à son dernier instant. Aussi court soit cet instant, il est habité par un milliard de pensées et de ressentis dont l’intensité et la profondeur (en paix, en regrets ou en terreurs) dépassent tout ce qu’on peut habituellement imaginer.

Soit il y fut seul. Soit il y fut accompagné. Mais la gentillesse et la douceur qu’on a voulu y mettre a souvent fait manque les ressentis intimes.

Je me souviens d’un enfant de 13 ans qui, ayant perdu sa mère, fut soudain habité par la peur de la mort. Il décrivait ainsi sa peur «si je meure, je souffrirai trop de ne plus voir ceux que j’aime».

Puis en y regardant de plus près, il découvre que ce qu’il ressentait, c’est ce que sa mère a ressenti dans ses derniers instants et que personne n’avait entendu.

A cet instant, pensant à sa mère, il fût intimement habité par l’idée qu’il l’avait enfin entendu. Comme si elle avait «lancé un cri en terminant sa vie».

Ce cri n’avait pu être recueilli par personne. Il venait juste de l’entendre. C’est comme si à partir de cet instant tout pouvait rentrer dans l’ordre. Sa peur de la mort disparut car elle n'était plus nécessaire pour "entendre" sa mère.

Je repense par exemple à cette personne tourmentée par le décès de sa grand-mère, qu’elle n’a pas connu. Cette grand-mère mourut en mettant au monde la tante de la patiente. Mais comme, entre la naissance de la mère et de la tante elle avait perdu un enfant, au moment de quitter sa vie elle était prise entre deux désirs apposés : mourir pour retrouver l’enfant qu’elle avait perdu, ou vivre pour accueillir celui qui naît. Ceci restait à "entendre" dans l’histoire familiale, même deux générations plus tard!

 

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