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Le corps, le genre, et l’identité

Considérations  biologiques, sociales…
et surtout  au cœur de Soi
janvier 2023   -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

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Si la sexuation corporelle est généralement clairement définie à la naissance, il en est autrement du genre. Le genre, lui, est plus subtile à préciser car il ne se définit pas que par le corps biologique, il est multifactoriel. Chacun a une identité qui lui est propre, et le monde social propose à chaque Être une place possible, un moyen de faire partie de la communauté humaine en lui attribuant une dénomination. Serait-il possile d’aborder ce sujet et de le clarifier sans tomber pour autant dans une sorte de « théorie du genre ».

Il en va, pour la personne concernée, de sa place dans le monde, de son identité, du « devenir de qui elle est vraiment ». Trouvera-t-elle dans les modèles sociaux existant dans sa culture un modèle qui exprime sa nature profonde ? Cette notion de « nature profonde » est sans doute le point qui mérite le plus de finesse, car elle est plus intime que sociale, plus intime aussi que biologique.

Mais alors comment le genre féminin peut se trouver présent dans une sexuation masculine ou le genre masculin dans une sexuation féminine ? Tout cela se précise bien au-delà des notions d’hétérosexualité ou d’homosexualité, bien au-delà de celle de transgenre, de transsexualité ou de transidentité. Il y a même les « queer », quant à eux, qui refusent de se voir assigner un genre quel qu’il soit.

La sexuation est une réalité physiologique… le genre, lui, est une assignation sociale, une catégorisation. Or dès qu’on catégorise, cela génère souvent de l’inconfort... et pour certains bien plus que pour d’autres. Il semble que la notion de genre tente de rendre compte d’un éprouvé psychologique existant au cœur d’une vie sociale.

Sommaire

1 Le genre et la sexuation
- La physiologie du corps et identité sociale -Théorie ou simple constat ? – Différence transgenre/transsexuel – Affirmation et non transition de l’identité - Pas de deuil dans la transition – Hétéro ou homo sexuel… ou ni l’un ni l’autre ! - Identité et catégories – Zéro catégorie

2 Histoire de pouvoirs
-Hiérarchisation sociale – Patriarcat – Matriarcat

3 Le genre, les besoins et l’identité
-Le genre… oser être au monde – L’identité n’est pas que le genre

 

4 Les critiques de la notion de genre
- La colère d’Esther Pivet – Ce qui motive le désaccord – Cependant des points d’accord – Ajustements

5 Une humanité retrouvée
- Quand les mots existent – La tolérance… c’est insuffisant -La place de la différence – La communication fructifie les différences – Un soi en devenir et une place au ode

Bibliographie
Bibliographie du site

1    Le genre et la sexuation

La sexuation est le fait d’être corporellement mal ou femelle. Mais au-delà de cette réalité biologique, il y a ce que l’on se sent être.

Comment énoncer ce que l’on se sent être au plus profond de soi ? La problématique du « genre », qui fait tellement débat aujourd’hui, n’est surtout pas d’en choisir un. Cela n’aurait pas de sens et serait une grave méprise ! Il s’agit plutôt d’avoir un moyen d’énoncer ce qu’on éprouve et que cela ait socialement une place respectable. Puisque le genre fait débat, sait-on au moins définir clairement ce qu’on entend par le mot « genre » ?

Le mot « genre » ne définit pas que le masculin et le féminin. Il représente différents sens. Parmi ceux que nous propose le dictionnaire Larousse en ligne,  nous retiendrons particulièrement

-Ensemble de traits communs à des êtres
-Concept qui renvoie à la dimension identitaire

Nous y retiendrons aussi que cela concerne :

Comportement : Manière d'être de quelqu'un – Art : Catégorie d'œuvres littéraires ou artistiques - Biologie : Ensemble d'êtres vivants, situé, dans la classification, entre la famille et l'espèce - Linguistique : catégorie grammaticale fondée sur la répartition des noms en deux ou trois classes (masculin, féminin, neutre) – Philosophie - Sociologie : concept qui renvoie à la dimension identitaire, historique, politique, sociale, culturelle et symbolique des identités sexuées.

Définitions : genre - Dictionnaire de français Larousse
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/genre/36604

Sur le plan biologique, il y a des différences évidentes (sexuation), mais il y a aussi des zones parfaitement analogues, équivalentes. Malgré les débats sur la différence de taille entre le cerveau de l’homme et celui de la femme, Matthew Cobb (professeur de biologie à l’université de Manchester) nous donne des précisions extrêmement documentées qui viennent clore le débat :

« Il n’existe aucun trait distinctif du cerveau d’homme de femme qui puisse être observé en imagerie ou par dissection » (Cobb, 2021, p.315)

Je cite ce propos car il y a eu tant de tentatives d’évoquer implicitement ou explicitement une sorte de supériorité d’un sexe sur l’autre (et je ne parle pas de la problématique du genre, mais juste de la sexuation). Nous trouvons des soumissions, honteusement justifiée en instrumentalisant des données biologiques (souvent fausses) !  Même Gustave Le Bon (1841- 1931), médecin, psychologue, sociologue, qui nous a par ailleurs apporté d’intéressants éléments sur la psychologie des foules, nous dit à propos des témoignages dans la justice :

« Remarquons que ces reconnaissances sont faites généralement et par des femmes et des enfants, c’est-à-dire précisément par les êtres les plus impressionnables. » (Le Bon,1995, p.23)

Et sur Wikipédia :

« Gustave Le Bon ayant comparé des cerveaux féminins et masculins, et mesuré l'infériorité du poids relatif du cerveau féminin, déduit de cette comparaison l'infériorité intellectuelle des femmes. » et cela au XXe siècle !
gustav le bon - Recherche (bing.com)
https://www.bing.com/search?q=gustav+le+bon&qs=n&form=QBRE&sp=-1&pq=gustav+le+bon&sc=10-13&sk=&cvid=28F2AC7CF66D47E6B38F046901BE1984&ghsh=0&ghacc=0&ghpl=

La situation est déjà si tendue au niveau de la sexuation… elle l’est encore plus à propos du « genre ». Afin d’offrir à notre regard toute la douceur nécessaire en vue d’aborder le monde, je commencerai par citer la dernière phrase du livre d’Ignace Berten « Que penser de… ? La théorie du genre » (2018)

« Discerner les chemins les plus authentiquement humains pour tous » (p.92)

Il ne s’agit pas d’intellectualiser ce thème si subtil, si intime. Ni de nous perdre loin de l’humanité dont nous sommes faits. Il s’agit plutôt ici de trouver un éclairage concernant l’humanité de chacun dans sa spécificité, dans l’identité qui est vraiment la sienne.

D’autre part, l’Union Européenne s’est penchée avec soin sur la non-discrimination (Berten, 2018, p.25)

« La non-discrimination dans les multiples domaines de l’existence est une exigence légale dans l’Union Européenne. Elle est définie à l’article 21 "Non-discrimination", du chapitre III "Egalité", paragraphe 1 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (adoptée le 7 décembre 2000, annexée au Traité de Lisbonne en 2007 :

"Est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions publiques ou toute autre opinions, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle" ».

Le texte existe. Il reflète l’humanité attendue de chacun ! Mais concrètement dans la réalité, c’est moins évident, notamment concernant la question du genre. En effet, cette notion de genre reste elle-même confuse pour beaucoup de monde. Nous tâcherons avec ce texte de nous ouvrir à d’humaines nuances souvent insoupçonnées.

Il est intéressant de constater comment Ignace Berten, théologien, dominicain Belge, se préoccupe profondément du respect des différences, y compris des différences de genre. Bien que la religion soit souvent en difficulté avec ce thème, cela n’empêche pas Ignace Berten de prendre l’option de profonde humanité à ce sujet.

Par ces quelques lignes qui vont suivre, espérons un éclairage qui permette à chacun d’être plus ouvertement qui il est, et à chaque autre d’être plus libre des jugements automatiques. Il s’agit souvent juste d’incompréhension ou de méconnaissances.

1.1    Physiologie du corps et identité sociale

La notion de genre est restée souvent confuse, car l’habitude culturelle est de considérer le genre comme simplement lié à la sexuation. Or il se trouve que l’un est social, alors que l’autre est biologique… et les deux ne se superposent pas forcément, pour de nombreuses raisons intimes et multifactorielles.

La sexuation biologique renvoie à une différence corporelle mâle/femelle évidente (sauf dans de rares cas, 1/100.000, où il arrive que la sexuation corporelle ne soit pas définie et où une personne peut venir au monde avec les deux sexes physiologiquement présents).

Le genre, lui, renvoie aux rôles attribués socialement avec une identité plus ou moins masculine ou féminine. Le cours de licence 1 de l’UNESCO nous donne des précisions très ajustées :

 

Genre : « "rapports sociaux des sexes" ou encore "rapports socialement et culturellement construits entre femmes et hommes". Lorsqu’on parle de genre, on parle du sexe social, construit socialement par la socialisation, et qui induit certains comportements ou certaines attitudes. » (p.1)

« Le genre renvoie aux catégories sociales (féminin et masculin) et non aux catégories sexuelles (hommes et femmes) » (p.2).

« Le sexe renvoie à la distinction biologique entre mâles et femelles, tandis que le « genre » renvoie à la distinction culturelle entre les rôles sociaux, les attributs psychologiques et les identités des hommes et des femmes » (p.2)

COURS Licence 1 SUR LE GENRE (unesco.org)    
https://en.unesco.org/sites/default/files/module_l1.pdf (pages 1-2)

1.2    Théorie ou simple constat ?

Les média ont depuis longtemps évoqué la notion de « théorie du genre », ce qui a provoqué bien des polémiques. Or il ne s’agit en aucun cas d’une « théorie » qui réclamerait une adhésion à une quelconque vérité ! Il s’agit d’un travail approfondi de sociologues, d’anthropologues et de psychologues, qui après avoir observé différentes cultures, ont tenté de rendre compte d’une réalité du monde humain, de ce qui est éprouvée par certains individus.

La question reste toujours de savoir quelle est l’objectivité de telles observations.

Le siècle des Lumières a émis l’idée qu’il serait possible d’observer de façon objective, comme étant extérieur à ce que l’on observe. L’idée est excellente… en théorie ! En fait la réalité est que lorsqu’on observe, on fait plus ou moins partie de ce qu’on observe… et surtout on observe depuis un point de vue qui nous donne un certain angle de perception.

Eléonore Lépinard (sociologue professeure à l’université de Lausanne) et Marylène Lieber (sociologue professeure à l’université de Genève) nous en rendent compte dans leur excellent ouvrage « Les théories en étude de genre » (Editions « La découverte »)

Pour ces sociologues, l’idée objectiviste selon laquelle l’observateur peut se détacher de ce qu’il observe afin de rester le plus neutre possible est un leurre :

 « L’idée […] qu’il est possible d’être nulle part et partout, en surplomb du monde pour l’observer est fausse »( Lépinard- Liebber, 2020, p.32)

« Penser que le chercheur peut s’émanciper de sa position sociale pour prendre un point de vue objectif de « nulle part » garanti seulement que ses préjugés et croyances seront directement importés dans les résultats de sa recherche » (ibid, p.34).

« Quand ces préjugés sont partagés par toute une communauté scientifique, car ils font partie de la culture sociale dominante (blanche, masculine, hétéronormée…), ils en deviennent indélogeables. » (Ibid)

Il n’y a pas de « théorie du genre » à laquelle il conviendrait de se rallier, mais plus simplement « une étude des différentes identités des membres d’une société » à considérer.

Chacun des Êtres qui constituent une communauté humaine aura-t-il la possibilité d’y trouver un moyen d’expression de sa propre identité, dans le respect de soi-même et d’autrui ? Ou bien la société lui interdira-t-elle cette expression de Soi ?

La sociologie, l’anthropologie et la psychologie tentent de rendre compte des moyens que différentes cultures ont imaginés pour fonctionner au mieux, compte tenu des différences de chacun, dans un « vivre ensemble optimisé ».

1.3    Différence transgenre/transsexuel

Genre : masculin/féminin (statut social)
manifestation publique de son identité de genre

Sexuation : homme/femme (sexe biologique)
corporalité mâle/femelle

Transgenre : différent de transsexuel. Certes les deux peuvent se superposer, mais l’un n’est pas réductible à l’autre.

Le transgenre choisit d’affirmer un genre dans lequel il se sent plus en justesse : plus ou moins de féminité ou de masculinité pleinement assumées (comportements, posture, tenue vestimentaire, prénom, etc).

Transsexuel : individu qui choisit de changer sa sexuation corporelle (accompagnement médical et chirurgical).

Si les situations psychiques sont subtiles, même les situations physiologiques ne sont pas toujours évidentes. Nous en trouvons quelques éléments dans l’Interview du Professeur François Vialard, responsable du Département de génétique au sein de l'hôpital de Poissy Saint-Germain pour le site de « Le journal des Femmes- Santé » :

« Si le chromosome X est de grande taille, et porte donc de très nombreux gènes, le chromosome Y est à l'inverse de très petite taille, et porte peu de gènes, qui ont comme rôle principal de permettre la formation des spermatozoïdes. "Le chromosome Y porte également un gène tout à fait particulier, celui du déterminisme du sexe masculin, le gène SRY". » 
Chromosomes X,Y : différences entre l'homme et la femme, caryotype (journaldesfemmes.fr)
https://sante.journaldesfemmes.fr/fiches-anatomie-et-examens/2643089-chromosomes-x-y-differences-homme-femme-caryotype-humain/

La revue Science et Vie n°18 nous rapporte même comment un homme adulte, clairement sexué masculin, peut se révéler génétiquement être une femme :

« A notre sexe chromosomique, s’ajoute donc un deuxième sexe, hormonal. […] il arrive qu’à l’âge adulte, certains hommes apprennent, lors d’un test de fertilité, qu’ils sont, génétiquement, des femmes. […] Le « sexe psychique » se construit dès la naissance, via les interactions avec les parents et avec les autres enfants. […] Mais parfois, l’individu rejette le sexe que son corps lui impose. Il se dit « enfermé » dans le mauvais corps. […] Ni les biologistes ni les psychologues n’en connaissent la cause. »

D'où viennent les différences entre les hommes et les femmes? (science-et-vie.com)
https://www.science-et-vie.com/questions-reponses/dou-viennent-les-differences-entre-les-hommes-et-les-femmes-1781.html#item=1

Le chromosome masculin Y est de plus petite taille (avec moins de gènes) que le chromosome féminin X (donc différence des productions de protéines). Des subtilités génétiques peuvent faire qu’un « homme » corporellement sexué « homme » se révèle génétiquement « femme » (le gène SRY masculin se greffant sur un chromosome X). 

Ainsi, nous avons une sexuation liée aux chromosomes (XX ou XY) et une sexuation liée aux gènes (notamment SRY), aux hormones, et à un environnement social.

Ces multiples combinaisons nécessitent différents genres pour rendre compte de ce qui constitue un être humain (le plus souvent, l’environnement social n’a pas tout prévu !).

La génétique joue son rôle (ce ne sont pas que les chromosomes). L’épigénétique, joue aussi le sien (gènes ouverts ou fermés, actifs ou inactifs, en fonction de l’environnement chimique, physique, et psychologique).

1.4    « Affirmation » plutôt que « transition » de l’identité

Un changement de genre peut conduire à ce qu’on appelle habituellement une trans-identité (avec possible changement de prénom). Mais ce terme n’est pas très heureux pour refléter ce qui se passe. En effet, il ne s’agit pas d’une identité qui change, mais d’une identité fondamentale qui a toujours été là, qui peut enfin s’affirmer, qui trouve enfin son expression.

On ne devrait donc pas parler de « trans-identité » mais plutôt du fait de rejoindre sont identité intime qui a toujours existé. Ce n’est pas une transition mais une affirmation, une mise en cohérence de l’intime avec l’apparent. Il y a une transition d’apparence, mais pas une transition d’identité.

L’identité, c’est étymologiquement « ce qui reste identique », ce qui ne change pas, ce qui nous constitue. Même le prénom, qui peut néanmoins la refléter, ne la constitue pas pour autant. Quelque soit son prénom un Être est juste qui il est, il n’est pas son prénom. Quand il change de prénom, ce qui change ce n’est pas son identité, c’est seulement ce qu’il paraît socialement qui s’ajuste mieux pour refléter qui il est. Quand on ne trouve pas de possibilité d’expression sociale de qui l’on est, il peut en résulter beaucoup de souffrance.

Quelqu’un qui s’appelle par exemple Jean pourrait dire « Je suis… et on me nomme Jean » et non « je suis Jean » (…bien sûr pareillement pour Jeanne !). Cette difficulté que l’on a à simplement être, nous conduit à nous identifier à des modes, à des choses, à des rôles, à un métier, à des statuts divers et variés… à un nom, à un prénom, à une fonction).

Concernant l’identité, c’est-à-dire concernant « qui nous sommes fondamentalement » nous peinons à nous définir. Concernant le fait que nous soyons « mâle » ou « femelle » c’est plus simple, car ça c’est une donnée fixe. On pourrait hâtivement confondre cela avec notre identité. Mais concernant l’identité c’est plus subtil : il s’agit de trouver un mode d’expression de notre humanité dans la société, un mode d’expression qui reflètera au mieux qui nous sommes. Les choix des expressions qui nous sont proposés dans notre environnement social correspondent-ils à cette intimité de Soi ? Pas forcément.

Si ce qui est socialement proposé ne leur correspond pas, certains éprouveront jusqu’au besoin de mettre leur corps en conformité (trans-sexualité) pour pouvoir adopter le genre qui les reflète le mieux, car sans cette conformité, ce ne serait pas admis. Ainsi, cela est très couteux et risqué sur le plan intime, physique et psychologique.

En fait, le « genre » est une proposition sociale qui est censée refléter notre identité (au contraire de la sexuation qui est biologiquement déterminée). Si aucun des genres proposés ne correspond, c’est un peu comme « ne pas avoir d’identité ». Alors, à défaut de pouvoir « être pleinement », on cherche un « paraître acceptable ».

En fait, le genre n’est en aucun cas notre identité, mais il nous permet d’avoir dans notre vie sociale, une représentation qui nous correspond, qui respecte qui nous sommes profondément au cœur de Soi.

1.5    Pas de deuil dans la transition

Il n’est pas juste non plus de parler de deuil de l’ancienne identité... mais plutôt de naissance de qui on est vraiment (même si l’ancien prénom en cas de changement se dit « dead-name »).

Le deuil de l’ancienne apparence concerne plutôt l’entourage qui peut vivre ce changement comme une violence : l’image qu’il s’était faite, et à laquelle il était habitué, est trop bousculée par cette différence désormais affirmée.

Pour celui qui se révèle la violence se trouvait avant, dans l’obligation de ressembler à l’image que les autres attendaient de lui, et le deuil aurait plutôt consisté, pour lui, dans le renoncement à oser être Soi (le deuil d’un futur impossible). Il s’agit d’une révélation d’un vrai Soi, d’un déploiement de Soi, et non d’un deuil de l’ancien Soi ! Il n’y a pas d’ancien Soi, mais un Soi qui était non révélé, dissimulé par un moi socialement imposé qui ne lui correspondait pas. Cependant que de délicatesse à avoir envers celui qu’il a été et qui a dû supporter de ne pas pourvoir exprimer sa véritable nature : il doit faire partie de l’aventure, pleinement reconnu dans ce qu’il a éprouvé, et remercié pour avoir contribué à cette émergence aujourd’hui plus en cohérence. Il n’est pas question de l’abandonner comme un mauvais souvenir.

Contrairement à la physiologie qui est naturellement « mâle ou femelle », le genre, lui, est bien délicat à cerner. Compte tenu des principes sociaux en cours, un Être reconnaîtra plus de justesse dans le féminin ou dans le masculin social existant pour représenter sa nature psychologique. Il tentera ainsi de mettre en concordance le Soi qu’il est, avec une construction du moi qu’il va paraître face au monde. Il va puiser cette apparence dans les différentes propositions sociales disponibles dans sa culture.

Pas de deuil dans la transition, à condition que les options choisies soient juste. Il importe cependant qu’il ne s’agisse pas de simples réactions de révolte face à un environnement qui ne comprend pas, qui reproche, qui juge, qui évalue, qui catégorise, qui « conseille » maladroitement. En cas de telles réactions de révolte, les choix peuvent ne pas être pertinents (seulement réactionnels) et conduire à d’amères regrets.

1.6    Hétéro ou homo sexuel… ou ni l’un ni l’autre !

La norme sociale actuelle est l’hétérosexualité. On entend par là une attirance pour le sexe opposé au sien. Pourtant, là encore il ne s’agit que de considérations sociales : le mot « hétérosexualité » n’a pris le sens que nous lui connaissons qu’à partir du XXe siècle. Curieusement, au XIXe siècle, il reflétait non pas norme mais un état pathologique :

« C'est aujourd'hui la "norme sexuelle". Pourtant, on l'a oublié, le mot désignait au XIXe siècle une "passion sexuelle morbide" »

« Le terme est utilisé pour la première fois par le médecin James G. Kiernan en mai 1892, dans un article du Chicago Medical Recorder sur la « perversion sexuelle » où il lie l'hétérosexualité à l'une des "multiples manifestations anormales de l'appétit sexuel"».

L’histoire - L'hétérosexuel, ce « grand malade » | lhistoire.fr
https://www.lhistoire.fr/lh%C3%A9t%C3%A9rosexuel-ce-%C2%AB-grand-malade-%C2%BB

La notion d’homosexualité qui fait débat au sein d’une société hétérosexuelle (au sens du XXe siècle) peut trouver une simplification en abandonnant le terme « homosexuel » signifiant que l’on est attitré par une personne de même sexe que soi.

Afin d’englober le plus de situations possibles, il semble plus judicieux de parler d’attirance vers un homme ou vers une femme quelle que soit sa propre sexuation :

-Androphile si on est attiré par l’homme  
-Gynophile
si on est attiré par la femme

Reste à définir si l’on est attiré par l’homme (le mâle) ou la femme (la femelle) ou bien par « le masculin » ou par « le féminin » socialement construit et adopté comme représentation.

En effet, avec la notion de genre :

Un Être peut se trouver en sexuation féminine, avoir l’élan d’aller vers des femmes (elle est donc gynophile)… mais pas pour autant en homosexualité. Comment ? C’est le cas d’une femme, elle-même genrée masculin, qui a un besoin d’aller vers une femme androphile (femme attirée par l’homme), et d’être vue par celle-ci comme étant genrée masculin. Donc une telle personne n’a pas d’attirance pour des femmes homosexuelles. Face à une telle situation nous peinons avec le vocabulaire ! Nous pouvons evoquer une femme gynophyle genrée masculin, attirée par une femme androphile genrée féminin.

L’énoncé n’est pas aisé ! Pourtant, ce cas est loin d’être imaginaire : dans mon ouvrage « Au cœur de la psychothérapie » nous trouvons, entièrement retranscrite, une consultation avec une patiente qui est dans ce cas. Je viens aussi récemment d’avoir en consultation une personne qui se reconnait tout à fait dans cette situation.

Le terme homosexualité ne convient pas pour ce vécu, car ce terme ne vaut que pour deux femmes gynophiles, ou deux hommes androphiles. Il ne recouvre pas les toutes les situations possibles.

Judith Butler à qui nous devons « Troubles dans le genre » paru en 1990, parlerait ici d’un couple Buch*/Femme (une lesbienne masculine avec une lesbienne féminine) reproduisant la binarité sociale du couple hétérosexuel.

*Le mot « Buch » désigne en anglais une femme masculine (littéralement, une « femme costaude »).Terme qui apparait aux USA en 1940.

1.7    Identité et catégories

Il convient de différencier les notions « d’identité » (qui l’on est) et de « catégorie » (classement social). Ce classement social est une sorte de « typologie » censée refléter ce « qui nous sommes » au cœur de notre identité profonde.

Attention : la typologie ne peut en aucun cas être une identité. C’est seulement une sorte de « famille ». L’identité, elle, est propre à chacun !

D’un côté, s’il n’y a pas de typologie c’est difficile (on est de nulle part)... d’un autre si on se fond dedans, ça ne va pas non plus (il ne s’agit pas de s’y noyer et d’y disparaître !).

Quand nous avons une identité (étymologiquement ce qui ne change pas, ce qui reste identique, qui nous constitue et nous fonde), celle-ci est toujours de sources multiples. Elle peinera alors à se retrouver pleinement reconnue dans une catégorie unique. Un peu comme s’il y avait plusieurs adresses à ce « chez-nous », alors que les catégories n’en prévoient qu’une. 

Cela qui est vrai pour tout le monde, c’est que nous avons tous deux parents (même ceux qui ne les connaissent pas). Nous sommes issus de deux familles (plus des éducateurs, des enseignants, des fréquentations, un pays…). Ce qui nous caractérise c’est l’assemblage qu’on en a fait… avec en plus une particularité unique, intrinsèque, propre à chacun, qui relève plus de l’inné que de l’acquis

Nos racines sont importantes dans leur intégralité et on ne peut rien en soustraire sans dommages. C’est même un des fondements en psychothérapie maïeusthésique. Notre construction psychique repose au moins sur trois pôles : nos racines paternelles (et la lignée), nos racines maternelles (et la lignée), puis tous les Êtres qui nous concernent (hors lignée, transpersonnel…). Mais aussi au cœur de tout ça se trouve quelque chose qui est spécifiquement Soi et ne vient pas de tout ça. Ce qui fait qu’on pourrait parler d’au moins quatre pôles !

Il arrive que l’on soit fâché avec l’un de ces pôles, y compris avec Soi-même (incompréhension, reproches, colères, violences, rejet, abandon, etc.). Ce pôle doit néanmoins faire partie de l’équipe, si ce n’est en termes de fréquentation, au moins en termes de compréhension (il y a toujours des raisons propres à la vie de chacun, que souvent personne n’a jamais entendues… et qui sont depuis longtemps en attente de reconnaissance).

Ces pôles ne doivent pas pour autant effacer qui nous sommes qui est forcément différent d’eux. C’est un « tout » dont on ne peut rien soustraire mais où l’on doit exister pleinement aussi.

Cela est vrai pour tout le monde… mais ça l’est encore plus pour les Êtres issus de plusieurs cultures nationales, ethniques, religieuses.

Tout doit figurer dans le « qui l’on est ». Il est hors de question d’honorer un élément,  au prix d’en anéantir un autre. Le Soi, c’est cette totalité, ce qu’on en fait, plus quelque chose qui nous est spécifique. C’est l’ensemble ! Si les catégories viennent l’amputer de quoi que ce soit, c’est tout l’édifice qui en souffre, qui en est ébranlé… il peut en résulter une sorte d’errance existentielle. Cela produit alors souvent un sain rejet (épidermique) des catégories si elles sont annihilantes, ne serait-ce que d’une once de Soi.

Ce qui est à inventer, ce serait un peu comme une sorte « d’identité quantique » : on se trouve à deux endroits en même temps (voire à tous les endroits en même temps) ! Et si c’était cela qui donne existence ? La nature végétale qui exploite la lumière avec la photosynthèse a trouvé un moyen : elle utilise les photons de façon quantique : ils prennent tous les chemins en même temps. Elle est ainsi bien plus performante que nos cellules photoélectriques !*

*La revue Science et vie n°1123 avril 2011 p.54 à73 à propos de la mécanique quantique dans la biologie

L’humanité est en recherche de moyens pour à la fois se sécuriser et favoriser le « vivre ensemble » (on peut lire à ce tire l’ouvrage « L’entraide » de Pierre Kropotkine qui en fait une recherche historique très documentée depuis la préhistoire jusqu’à l’époque moderne. Une autre version de l’Histoire avec un art du « vivre ensemble », bien plus répendu qu’on ne le croit habituellement.

La palette de « types » est plus ou moins large en fonction des cultures. Cela est censé nourrir notre besoin d’appartenance (Abraham Maslow) et notre besoin de proximité sociale (psychologie positive), ainsi que nous l’aborderons plus loin. Cependant, si aucun « type » ne correspond à qui nous sommes intimement, ou si un type qui ne nous correspond pas nous est attribué, il peut en résulter beaucoup d’inconfort (voire un goût de ne plus vivre plutôt que de se soumettre à une telle fausseté existentielle). Comment respecter ce « Tout » qui nous constitue ?

Le fait de classer et catégoriser nous permet de simplifier notre pensée. Cela rend les situations plus aisément pensables. Mais cette simplification peut paradoxalement aboutir à plus de complexité, car on ne peut tout caser dans catégories d’un classement. Certains éléments restent inclassables, ou à cheval sur plusieurs catégories. Cela laisse de nombreuses situations sans possibilité d’être énoncées… donc pas non plus d’être pensées !

Le genre, bien sûr, fait partie de cette identité profonde, qui supporte mal d’être partitionnée et finalement placée dans en endroit inapproprié.

1.8    Zéro catégorie

Certaines personnes ayant eu l’intuition de cela, sont rebelles à tout classement. Initialement, les personnes au genre non identifiable se faisaient traiter de « queer » (bizarre en anglais). C’était plutôt une insulte. Puis ces Êtres au genre indéterminé se sont approprié ce terme pour revendiquer une « non-catégorisation ». Le queer fait volontairement en sorte de pas être identifiable à un genre, de rester inclassable. Toute catégorisation lui est insupportable*.

*COURS SUR LE GENRE (unesco.org)   page 19
https://en.unesco.org/sites/default/files/module_l1.pdf

Un des enjeux qui fâchent, c’est aussi que les catégorisations qui aident à penser… se retrouvent plus ou moins associées à des dynamiques de pouvoir (notamment le patriarcat, évoqué au prochain chapitre) ! Ainsi aux USA les queers radicalisent leur position afin d’échapper à toute soumission :

« Aux Etats-Unis, le mouvement queer s’affirme l’été 1990. Il radicalise la mise en cause de toute catégorie et déclare la guerre aux institutions qui les soutiennent ou les diffusent » (Berten, 2018, p.47)

« La définition même du queer est de s’opposer aux normes qui produisent les identités sexuelles, le queer se définit fondamentalement comme une identité sans essence » (Lépinard – Leiber - 2020, p.89)

Queer — Wikipédia (wikipedia.org) :

En France : « l’effacement des frontières du genre »

« Le Grand dictionnaire terminologique, québécois, définit en 2019 le terme queer comme "Personne qui ne s'identifie à aucune catégorie relative à son orientation sexuelle et à son identité de genre" ».

Si l’on en croit les sociologues, les liens entre catégories et pouvoir ne sont pas anodins. Ces catégories tant critiquées reflètent-elles vraiment des identités ? ou bien sont-elles des constructions arbitraires visant à asseoir une forme de domination ?

Il convient de distinguer les « normes »  (limites sociales imposées) et les « catégories » ou « typologies »  (classement de l’existant pour refléter le monde au mieux dans la pensée) Ces « catégories » permettent aussi de trouver une famille sociale dans laquelle on se reconnait, mais dans laquelle on ne se fond pas et où on garde sa spécificité.

Une personne de type (ou de genre) sportif ou de type (ou de genre) artistique, ne se sentira pas honteusement catégorisée et gardera ses qualités propres en étant pleinement qui elle est. Cela précise simplement une communauté d’autres Êtres qui ont des centres d’expression ou d’intérêt communs. N’oublions pas cependant qu’on peut être sportif et artiste…  et même artistiquement sportif (exemple, entre autres, avec le patinage artistique).

Là où il y a violence, c’est quand cela est utilisé en vue d’identification… et surtout de jugement, de dénigrement, d’exclusion, voire de malveillance ou de maltraitance.

La notion de « normes », elle, est malsaine, car assujétissante par rapport à un idéal hors duquel on ne vaudrait rien. Elles peuvent devenir des outils de discrimination et de rejet). Celles de « catégories » ou de « types » ne le sont pas, car elles peuvent contribuer à se trouver une juste place dans le monde social où l’on peut rester un individu distinct, tout en étant au sein d’une communauté.

Le fait qu’il existe des catégories ou des types peut être un soutien… à condition d’en trouver un qui nous corresponde et nous permette de nous épanouir socialement (et d’ être accueilli).

Quand un Être ne se sent pas bien dans le genre social où il est censé être : cela vient-il du fait que « homme » il ne se sent pas homme ? ; ou que « femme » elle ne se sent pas femme ? ; ou cela vient il plus simplement du fait qu’il, ou elle, ne se reconnaisse pas dans la construction sociale de genre « masculin » ou « féminin » qui est modélisé dans sa culture ? Comment chacun d’entre nous ressent-il son degré de masculinité ou de féminité tels qu’ils sont culturellement modélisés ?

D’autre part, quand on parle d’identité, de savoir qui l’on est, ne trouve-t-on pas des personnes de plus de cinquante ans qui entament une aventure, un exploit, ou un chemin de Compostelle… pour découvrir qui ils sont ? Le « qui l’on est » n’est donc pas si simple, quelque soit l’âge, et surtout : cela ne tient pas qu’au genre.

Tous les Êtres ayant leurs spécificités, certains peuvent souhaiter intimement ne se voir assigner aucune adresse identitaire, non par révolte, mais car telle est leur nature : ne pas avoir d’adresse ! C’est le cas par exemple des peuples nomades (souvent mal vus pour cette raison).

On pourrait qualifier ces peuples d’« d’utopiques », non parce qu’ils n’existent pas, mais au contraire parce qu’ils savent exister sans lieu (u-topos : sans-lieu). Il pourrait en être de même à propos du genre. Exister sans adresse de catégorie sociale (mais ils peuvent entre eux former une communauté... venant nourrir néanmoins leur besoin d’appartenance, ou de proximité sociale).

Toutes les situations sont possibles, et tous les Êtes méritent considération dans l’authentique nature de qui ils sont.

Ignace Berten, dans son ouvrage, nous rappelle que le Conseil de l’Europe se préoccupe de « cette part profonde de l’identité de chacun de nous » :

« Résolution parlementaire (n°1728) du Conseil de l’Europe le 29 avril 2010 : L’orientation sexuelle – hétérosexualité, bisexualité ou homosexualité – est une part profonde de l’identité de chacun de nous, souligne la commission des questions juridiques et des droits de l’Homme. Au regard du droit international, personne ne doit faire l’objet de traitements discriminatoires à cause de son orientation sexuelle. » (p.25-26).

Que de travail à accomplir dans le monde… car, outre les inégalités déjà très dommageables, et les discriminations douloureuses, à ce jour il existe encore des pays qui tentent d’éradiquer violemment certaines différences :

« 77 pays condamnent les auteurs d’actes homosexuels à des peines plus ou moins sévères, allant jusqu’à l’emprisonnement à perpétuité ou la peine de mort.  […] dans dix pays la pratique homosexuelle est passible de peine de mort.» (ibid., p.29)

N’oublions pas qu’en France nous devons à Robert Badinter d’avoir finalisé la dépénalisation de l’homosexualité en…août 1982 ! (certes, le cheminement a commencé avant, et a été progressif).

Dans son imposant ouvrage « Une brève histoire du cerveau » Matthew Cobb (professeur de biologie à l’université de Manchester) nous rappelle la date à laquelle, aux USA, on a sorti à grand peine l’homosexualité du statut de « pathologie » :

« Dans les années 80 il a fallut une intense mobilisation pour que l’homosexualité soit rayée de la liste des pathologies du DSM*. » (Cobb, 2021, p.296)
*Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Desorder (Manuel Diagnostic et Statistique des Troubles mentaux).

En Angleterre celle-ci est restée punissable par de très lourdes peines jusqu’en 1861 : considéré comme un crime passible de pendaison ! Puis, après 1861, passible de prison. Le cheminement progressif a conduit à une totale dépénalisation… en février 2001 !

Il y a de quoi avoir le vertige après avoir évoqué les 77 pays qui pénalisent encore lourdement l’homosexualité… de découvrir que même chez nous le changement est finalement assez récent.

L’histoire du genre (même si cela ne s’appelait pas ainsi autrefois) n’est pas simple. Il ne faisait pas bon d’être hors du « convenu » dans bien des époques et dans bien des lieux de la planète ! Il en reste probablement une sorte de douleur latente, engrammée au cœur de la conscience, faisant suite à la lourdeur de ce passé historique où tant d’Êtres ont été rejetés, niés, maltraités, torturés, tués. Certainement une douloureuse offense à notre humanité à tous !  

Mais hors de ces situations extrêmes, il existe aussi différentes sortes de pouvoir en lien avec le genre… ce que les sociologues et les anthropologues n’ont pas manqué d’observer ! Le prochain chapitre va nous éclairer à propos de quelques notions sur ces différents types de pouvoir (bien sûr ce n’est pas exhaustif).

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2    Histoire de pouvoirs

2.1    Hiérarchisation sociale

Qui commande ? Le suffixe « archie » signifie « commander ». Dans « monarchie » c’est un monarque (mono : un) qui est aux commandes, dans « anarchie » (an : sans) c’est l’absence de commandement centralisé, dans « démocratie » (demos : peuple) c’est le peuple qui est aux commandes. Dans « patriarcat » c’est l’homme (de pater : paternel)  qui est aux commandes, dans « matriarcat », c’est la femme qui est aux commandes (de matris : maternel). En fait on devrait plutôt parler d’« androcratie » et de « gynocratie », car « patriarcat » désigne plutôt une forme de « paternalisme » et matriarcat plutôt une forme de « maternalisme ».

Hélas, dans le « patriarcat » (au sens originel, historique, du mot), l’homme n’a rien de « paternel », ni de « paternant ». Le mot à l’origine vient de l’antiquité où, à Rome, l’ordre social dépendait du fait que le « pater familias » régnait dans la maison en maître sur tous ceux qui lui étaient inférieurs : c’est à dire sur femme, enfants, esclaves… ! Finalement ce que désigne le mot « patriarcat » n’a rien de paternel ni d’enviable. Il serait plus juste de parler d’« androcratie… avec de profondes injustices » !

2.2    Patriarcat (ou plutôt androcratie)

L’historien constate que la construction sociale et culturelle concernant la différence des sexes fait partie de l’histoire. La notion de genre permet d’évoquer les rapports de pouvoir au cours des différentes époques. Le sexe est un invariant physiologique, alors que masculinité et féminité (genre) varient culturellement au cours du temps (époques) et de l’espace (lieux sur la planète).

Beaucoup de cultures sont de type dit « patriarcal ». Le mot « patriarcal » signifie que le genre masculin prédomine, commande, décide, structure… souvent il opprime femmes et enfants. En fait il s’agit surtout d’androcratie (sexuation homme), mêlée de patriarcat (genre masculin). C’est très gênant que le mot « paternel » soit associé à « oppression sur des Êtres dits inférieurs ». Ça ne met pas l’homme en situation d’humanité et ça rend le fait d’être masculin plus difficile… une forme de régression de l’évolution !

Les structures patriarcales ont hélas surtout donné au masculin une dimension dans la force, au détriment des émotions et de la sensibilité : pour « avoir la virilité socialement requise », il conviendrait d’abandonner cette humanité qui nous habite et nous caractérise ! Une telle situation va alors à l’encontre de notre humanité naturelle.

N’oublions pas que Charles Darwin dans « La filiation de l’homme » a découvert que la survie est dépendante de notre capacité d’adaptation, et que cette adaptation optimisée se trouve dans notre capacité à prendre soin du plus faible (et non dans le fait d’être le plus fort).

« Aussi complexe qu’ait été la manière dont ce sentiment a pris naissance, comme celui-ci est d’une haute importance pour tous les animaux qui s’aident et se défendent mutuellement, il aura été accru par sélection naturelle ; car les communautés qui comprenaient le plus grand nombre de membres richement doués de sympathie, ont dû prospérer mieux et élever le plus grand nombre de descendants. » (Darwin, 2013, p.244-245).

« Cette vertu [Humanité], l’une des plus nobles dont l’homme soit doué, semble provenir incidemment de ce que nos sympathies deviennent plus délicates et se diffusent plus largement à tous les êtres sensibles. » (Darwin, 2013, p.266).

Finalement, une prise de force et de pouvoir pour affirmer son côté masculin serait donc sur le plan de l’évolution une sorte de régression ou de comportement fossile ! Ce comportement est même « préhumain », car n’oublions pas non plus ce que Marylène Patou Mathis, préhistorienne, nous partage du résultat de ses recherches : dans la préhistoire paléolithique, il n’y a ni guerre ni violence et la survie s’accomplit en prenant soin des plus faibles (y compris d’un Être handicapé de naissance). Les hommes et les femmes n’y sont pas discriminés (Patou-Mathis, 2013 – Chapitre 5 page 119 à 129). Une profonde expression d’humanisme y est déjà très présente :

« […] la violence n’est pas inscrite dans nos gènes. Au contraire, il [l’Homme] a développé très tôt des comportements altruistes, à travers notamment l’empathie dont il a fait preuve envers ses semblables. Sans ce souci de l’autre, notre espèce (homo sapiens) ne serait pas apparue ou n’aurait pas survécu. […] Cette supposée "animalité en nous" est l’éternel alibi à tous nos débordements. » (Patou-Mathis, 2013, p.164)

Le pouvoir se glisse tout de même insidieusement dans l’histoire, venant un peu ternir cette humanité encore aujourd’hui naissante. Dans la publication « Pour ne pas en finir avec le "genre" table ronde » (Editions de la Sorbonne, « Sociétés & Représentations ») Judith Butler, Éric Fassin, Joan Wallach Scott, nous proposent que :

« Le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir. » (p.286)

La notion de genre intéresse donc particulièrement les historiens, du fait de cette distribution des pouvoirs. Mais alors qu’en est-il pour notre humanité émergente ? Cela demande un regard prudent et très affiné : ni promotion, ni rejet de la notion de genre… juste des précisions toutes en délicatesse.

Il n’en demeure pas moins que notre culture actuelle, occidentale, est de type patriarcale… et que pour y affirmer le « genre masculin attendu » il convient d’y abandonner un peu de son humanité naturelle.

Or si pour être « plus masculin » il faut être « moins humain » (curieuse proposition !?) cela ne peut nous convenir ! Il y aurait là comme une erreur de concept, nous conduisant implicitement à nous déshumaniser pour nous viriliser.

S’agirait-il d’un nouveau genre à révéler ? ou même à inventer ? ou peut-être juste à oser ? : un « masculin, humain et sensible ». Pourquoi pas, car seul le sexe est invariant, le genre, lui, fluctue au gré des cultures. Il est sans cesse en évolution :

« Le sexe est perçu comme un invariant, tandis que le genre est variable dans le temps et l’espace, la masculinité ou la féminité – être homme ou femme ou considéré comme tel(le) – n’ayant pas la même signification à toutes les époques et dans toutes les cultures »
(Revue de culture contemporaine – Janvier 2007 -9.1-15)

On pourrait imaginer qu’un jour les notions de patriarcat ou de matriarcat soient dépassées et que l’on en vienne à opter pour une sorte d’« ontarchie » (ou « ontocratie ») ! Je vous prie de bien vouloir excuser ce néologisme : ontique, c’est ce qui a trait à l’Être, à l’existentiel. Il s’agirait alors plus d’un Être pleinement Humain, que d’un Masculin ou d’un Féminin, pour tenir les commandes du vaisseau d’humanité dans lequel nous voguons au cours des siècles. Une telle chose est-elle réaliste ? …pourquoi ne pas élargir le champ des possibles ?

2.3    Matriarcat

Qu’en est-il du matriarcat ? Certes les cultures qui fonctionnent ainsi sont rares,  mais elles existent. Par exemple : les Iroquois, les Hopis, les Trobriandais (étudiés par Bronislaw Malinowski), les Minangkabau en Indonésie, certains habitants des îles Comores, les Indiennes du Kerala.*

*https://fr.wikipedia.org/wiki/Matriarcat

Toutefois, les ethnologues se plaisent à distinguer :

-Matriarcat : commandes, pouvoir détenu par les femmes (Gynocratie)
-Matrilinéaire : les descendants portent le nom de la mère
-Matrilocale : les descendants vivent dans la maison de la mère

Les trois ne sont pas forcément présents ensembles. Il convient néanmoins de constater qu’il se trouve dans le matriarcat des nuances intéressantes : chez les Iroquois, les femmes sont la source de la Nation, elles possèdent le pays et sa terre. Les hommes et les femmes sont d’un rang inférieur à celui des mères. Finalement, on se rapproche de l’idée d’ontocratie, où la dimension existentielle compte plus que la dimension d’homme ou de femme.

« Si un homme veut être respecté, il doit se comporter comme une bonne mère ! ». Nous trouvons cette citation dans cette page de Wikipédia :

« Heide Göttner-Abendroth (féministe et philosophe allemande), décrit l'existence de ces sociétés égalitaires et pacifiques : « les Mosuo du sud-ouest de la Chine, les Kuna de Colombie, les Ashanti d’Afrique de l’Ouest, et quelques autres, parmi les vingt dernières sociétés de ce type existant encore à ce jour » et notamment « les Minangkabau du Sumatra occidental (la population matriarcale la plus importante à ce jour, avec trois millions de personnes) ». Dans cette population, il existe un adage : « Si un homme veut être respecté, il doit se comporter comme une bonne mère ».
https://fr.wikipedia.org/wiki/Matriarcat

Selon eux (elles), la notion de « mère » y tient une place essentielle, car c’est par elles que les esprits reviennent parmi nous à travers les naissances.

Heide Göttner-Abendroth y ajoute :

« Est matriarcale une société matrilinéaire, où le pouvoir économique est distribué par les femmes, mais où il n'existe pas d'inégalités de genre (et qui n'est donc pas l'inverse du patriarcat) ».

Ainsi, le matriarcat n’est pas le symétrique du patriarcat, et la notion de genre y est considérée différemment, sans dénigrement ni infériorisation (bon précurseur d’une forme d’« ontocratie »), et sans le poids historique de l’antiquité comme pour le patriarcat.

Selon Nancy Hartcock (philosophe féministe) la différence d’éducation entre fille et garçon dans la culture occidentale joue un rôle très impactant dans la constitution des comportements et des personnalités de chacun :

« […] les petites filles font l’expérience d’une absence de différenciation avec leur mère pendant une plus longue période, alors que les petits garçons sont encouragés à se distinguer et se dissocier de façon conflictuelle du corps maternel. […] le développement psychoaffectif des petites filles valorise la rationalité, l’empathie et l’attention aux besoins des autres, ce qui implique que les petites filles ne développent pas avec les autres humains de frontières et de différenciations aussi solides que les petits garçons. » (Lépinard – Lieber, 2020, p.26)

Le « prendre soin » (care*) est culturellement plus présent chez les filles.

*Le « care » : mot anglais utilisé aussi en français pour désigner les actions de soins et de maintien de la vie, la  capacité à répondre aux besoin des autres, à prendre soin des plus vulnérables.

L’expérience japonaise réalisée avec de sujets à qui l’on montre des Kawaii* (images mignonnes de bébés ou de jeunes animaux), montre que la vision d’êtres à protéger accroit significativement les compétences (expérimentalement vérifié). Les femmes seraient donc favorisées par rapport aux hommes dans l’accroissement de leurs compétences.

*« The Power of Kawaii: »   auteurs de l’étude Hiroshi Nittono, Michiko Fukushima, Akihiro Yano, Hiroki Moriya- École supérieure des arts intégrés et des Sciences, Université d'Hiroshima, Higashi-Hiroshima, Hiroshima, Japon

Pourtant les femmes ont souvent été réduites à ce rôle, et les hommes, eux, en ont été amputés. Mais cette notion de se sentir préoccupé par autrui ne se réduit pas à quelques métiers de soin, au travail ménager ou à élever les enfants. Cela vaut pour tous les endroits de la société, y compris les métiers de policier, de militaire, de contrôleur fiscal, de pompier.

Cette qualité dite « féminine » est censée concerner bien des endroits de la société. S’il elle n’y est pas, la communauté en est appauvrie… le « care » c’est juste de l’humanité. Le « care » n'est pas censé réduire la femme qui en est naturellement plus proche, ni l’homme qu’on en a insidieusement éloigné. C’est juste un retour à plus d’humanité qui concerne tout le monde… un « retour », car c’est notre état naturel d’Humain !

Celui qui observe les fluctuations de genre dans diverses sociétés doit cependant rester prudent en ce sens où il le perçoit depuis un point de vue particulier : celui de sa propre culture et celui de ses croyances.

Nous avons d’autres possibilités : par exemple, chez les Inuits (Lépinard- Lierber, 2020, p.,15) l’enfant garçon peut recevoir le prénom féminin d’une aïeule (souvent décédée) à honorer. Il est d’abord élevé comme une fille en accord avec ce prénom, puis à la puberté, il est enseigné comme un garçon.

Dans une trentaine de sociétés africaines une femme peut épouser une femme en tant que mari et avoir des enfants d’un géniteur extérieur qui n’aura aucun droit sur eux. C’est leur façon de gérer certaines situations d’infertilité. Ces « femmes-maris » deviennent des « homme sociaux » (ibid).

Chez les Arapech (en Océanie), les hommes maternent comme les femmes. Les hommes et les femmes y présentent des caractéristiques que nous qualifiererions chez nous de « féminines » [douceur, sensibilité] (ibid). Les hommes y sont donc socialement d’un genre féminin (selon nos critères), mais ce n’est pas « féminin » dans leur culture.

Inversement, chez les Mundugumor les hommes et les femmes valorisent la combativité, l’agressivité, la compétition (caractéristiques que nous qualifiererions de masculines). (ibid)

Chaque société tente au mieux de rendre compte des situations existantes et de les gérer socialement de diverses façons, parfois très éloignées des nôtres. D’où la difficulté de l’impartialité de notre regard (déjà si problématique dans notre propre culture !)

Ainsi nous comprenons mieux qu’il ne s’agit pas de « théories du genre » , mais de gestion sociale plus ou moins heureuse de l’existant.  

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3    Le genre, les besoins et l’identité

3.1    Le genre… oser être au monde

Nous vivons avec différents besoins. Les notions de besoins ont été abordées par différents auteurs :

-Virginia Henderson (dans le cadre des soins infirmiers)
-Marshall Rosenberg (dans le domaine de la communication [CNV communication non violente])
-Les auteurs de la psychologie positive (mobilisation de nos ressources)
-Abraham Maslow (dans une modélisation très précise de notre psychologie sur le plan existentiel).

Vous pouvez voir sur ce site la publication de juin 2019 « Les besoins »

Abraham Maslow n’a jamais parlé de « pyramide des besoins » (n’en déplaise à tous ceux qui l’ont affirmé de manière abusive sans en avoir vérifié la source). Il a cependant tenu de multiples propos très précieux, hélas souvent ignorés… bien au-delà des notions de besoins.

Concernant les besoins il a identifié avec beaucoup de justesse :

-Besoins physiologiques (respirer, boire, manger, avoir suffisamment chaud ou frais…)
-
Besoins psychosociaux (sécurité, appartenance, estime)
-
Besoins ontiques (considération, reconnaissance, amour, justice, justesse, harmonie, accomplissement…)

Voir sur ce site la publication d’octobre 2008 « Abraham Maslow »

Mais surtout, il a observé que si nos besoins ontiques sont satisfaits, nous gérerons assez facilement la frustration dans les autres zones de besoin. Alors que frustrés sur les besoins ontiques, nos autres besoins resteront insatiables, impossibles à combler.

Y aurait-il une corrélation entre les besoins et le genre ? Oui, car le besoin de reconnaissance (besoins ontiques) est souvent frustré. Les besoins psychosociaux en sont amplifiés : soit se distinguer (besoin d’estime), soit plus modestement se fondre dans le groupe (besoin d’appartenance*), soit devenir invisible (besoin de sécurité).

*Le besoin d’appartenance est vu d’une manière plus sensible en psychologie positive : celle-ci parle de « besoin de proximité sociale ». L’idée d’un besoin de proximité sociale évoque d’avantage notre nature sociale qui nous pousse à être avec d’autres plutôt que de nous trouver isolé (en ce cas, cela se rapproche plus d’un besoin ontique).

Souvent, le besoin d’estime (besoin psychosocial) n’est pas différencié du besoin de considération et de reconnaissance (besoin ontique). De ce fait on risque de se perdre dans un « paraître de genre », soit en faisant correspondre son propre genre aux attendus sociaux et en s’y soumettant, soit en les combattant car ils ne correspondent pas... donc d’une certaine façon en s’y attachant (car ce qu’on combat prend beaucoup de place dans notre vie !).

Or le besoin d’estime n’est qu’un besoin de « valeur » (on tente d’être brillant), si possible avec une valeur sociale supérieure à celle des autres… il s’agit ici d’être remarquable afin de recevoir une sorte d’admiration… mais recevoir de l’admiration ne nourrit pas le besoin ontique (d’où l’insatiabilité). Le moi y trouve peut-être son compte, mais le Soi en reste profondément frustré.

Le besoin de reconnaissance, lui, est un besoin existentiel libre du paraître. Au-delà du champ des valeurs, c’est de l’inestimable dont il s’agit ici. Une « valeur » se chiffre… l’« inestimable » ne se chiffre pas. La valeur c’est pour les choses (une voiture, une maison, un vêtement, un tableau… une certaine somme peut la monnayer). L’inestimable c’est pour les Êtres (le quelqu’un ne se numérise pas, ne se mesure pas, ne se monnaye pas… il se rencontre). C’est le besoin d’être rencontré, et que l’autre en soit heureux, qu’il en soit touché. Alors que la valeur risque de susciter de la convoitise ou de la jalousie, la reconnaissance, elle, suscite de la réjouissance et du bonheur en réciprocité.

Voir sur ce site la publication de février 2017 « Réjouissance thérapeutique »  et de  septembre 2008 « Validation existentielle »

Il y a quelque chose de cet ordre dans la notion de genre : oser être plutôt que paraître. Ni pour ni contre, être authentique, être Soi. Mais ce besoin d’être s’accompagne d’un besoin de reconnaissance, et si le genre que l’on ressent pour Soi ne permet pas cette reconnaissance (car socialement non validé)… alors c’est douloureux. Le sujet concerné tombe en « dysphorie » (ce mot signifie « ressenti insupportable »). Entendons bien que ce qui est insupportable ce n’est pas son identité ! C’est l’impossibilité de donner à celle-ci une place sociale claire et accueillie.   Celui ou celle qui se trouve en pareille situation va devoir trouver des biais astucieux pour être Soi, au moins un peu, tout en respectant suffisamment les catégories attendues… et ainsi se contenter d’un paraître, sans jamais vraiment être. L’existence peut en être rendue très douloureuse.

Je me souviens du propos d’un monsieur homosexuel dans une émission de télévision sur ce thème : « Jusque là nous revendiquions le droit à la différence, maintenant ce que nous demandons, c’est d’être considérés comme tout le monde ». En effet, le droit à la différence sans la considération risque fortement de seulement marginaliser et de fracturer la société.

Le genre adopté, parmi les propositions que fournit la société, est censé correspondre tout en finesse avec « qui on a la sensation d’être ».

Le Sujet (l’Être) n’est pas le genre, qui n’est qu’un paraître, mais ce paraître est censé le représenter au mieux.

« Ce que l’on devrait être est pratiquement identique à ce que l’on est au plus profond de soi […] L’être et le devenir sont côte à côte concomitants. » (Maslow, 2006, p.134).

Reste à trouver dans la typologie culturellement proposée une représentation qui reflète au mieux qui nous sommes, sans compromis. Car ne pas être situé culturellement, c’est un peu comme venir au monde et n’avoir reçu aucun prénom. Si ça n’empêche pas de respirer, de boire et de manger… ça laisse un curieux sentiment de n’avoir aucune place, de ne pas être bienvenu ! Ce peut être psychologiquement extrêmement inconfortable… jusqu’à vouloir mettre cette « non-place » en conformité… et arrêter de vivre.

3.2    L’identité n’est pas que le genre

Tous ces propos au niveau de la problématique du genre ne doivent pas nous faire oublier que le genre ne suffit pas à caractériser notre identité. La problématique pour un individu venant au monde est de se trouver une juste place dans ce monde, une identité qui lui permette d’y être en étant pleinement qui il est ! Mais au fait… qui est-il vraiment ?

Bébé ? Enfant ? Adolescent (l’adolescent, au-delà des questions d’amour et de sexe, qui doit aussi trouver qui il est… puisqu’il n’est plus un enfant et pas encore un adulte) ?... trouvera-t-il chez ceux qui l’entourent un modèle auquel se conformer qui donnerait sens à sa vie ? Ce modèle pourra-t-il confirmer qui il est, afin qu’il puisse le devenir pleinement ? Bien souvent il engagera sa vie dans cette quête sans trop savoir se situer lorsqu’il démarrera sa vie adulte.

Pour tenter de trouver un sens à leur existence, certains se soumettront à ce qui est attendu, d’autres se rapprocheront de mouvements, de groupes ayant des idées différentes, d’autres se soumettront à ce qu’on semble attendre d’eux, d’autres oseront leur originalité.

Abraham Maslow avait bien remarqué à quel point notre intimité est vulnérable face à la pression sociale :

« Nous en arrivons à ce paradoxe que nos instincts humains, du moins ce qu’il en reste, sont si faibles qu’ils doivent être protégés contre la culture, contre l’éducation, contre l’apprentissage – en un mot contre le risque d’être étouffés par l’environnement. » (2008, p119).

 « Une personne qui se soumet volontiers aux forces de distorsions présentes dans la culture (c'est-à-dire un sujet conforme aux normes établies) peut parfois se révéler moins saine qu’un délinquant, un criminel ou un individu névrosé prouvant par ses réactions qu’il possède suffisamment de courage pour défendre son intégrité psychique » (ibid. p.111).

L’endroit où les Êtres sont le moins en perdition existentielle n’est en fait pas du tout celui auquel on se serait attendu ! Certes, ici, l’idée est volontairement de nous choquer grâce à un paradoxe très puissant. Sans doute une nécessité pour nous réveiller de nos assoupissements collectifs. Nous réveiller afin de mieux nous voir nous-mêmes et de mieux voir autrui. Espérons ainsi ne pas être comme les revenants que l’enfant décrit à son psy dans le film le 6e sens « ils ne savent pas qu’ils sontsmorte. Ils ne se voient pas eux-mêmes et ils ne se voient pas entre eux ! »

Heureusement, depuis l’enfance jusqu’à la vie adulte, puis tout au cours de la vie, nous espérons secrètement trouver du sens à notre existence. « Secrètement » car le sujet n’est pas aisé à aborder.

En psychologie positive ce « besoins de sens » se nomme le « besoin eudémonique ». Certains le trouvent dans leur métier, d’autres dans la foi (cela répond alors aussi au besoin de transcendance), d’autres dans l’art, d’autres dans la famille qu’ils vont constituer, d’autres dans la politique, d’autres dans le sport, d’autres dans le bénévolat, d’autres dans la science… etc. Si leur choix est juste, ils peuvent se déployer dans leur vraie nature. Sinon ils risqueront d’errer de leurres en leurres, jusqu’à épuiser leur énergie et leur motivation.

Cette quête d’identité est si délicate qu’on peut se demander si la problématique du genre ne l’occulte pas un peu, au point de servir d’alibi à un mal-être encore plus profond, mais difficile à identifier. Certes la problématique du genre en fait partie, mais elle ne constitue pas à elle seule toute la difficulté concernant l’identité.

Le conte du vilain petit canard est une belle métaphore de cette difficulté à savoir qui l’on est. Le doute peut être tel que, certains, plus vulnérables à la pression sociale se retrouvent en risque de soumission et de tenter de devenir eux-mêmes canard.

Cette soumission est sociologiquement bien illustrée par l’expérience de Asch sur le conformisme où 37% des personnes donnent délibérément une réponse clairement fausse, reprenant celle qui a été dites par tous les autres (des compères pour l’expérience)

Expérience de Asch — Wikipédia (wikipedia.org)  
Le conformisme social - Expérience de Asch  - Mister Fanjo

Oser être, puis oser penser différemment, et enfin oser l’exprimer, le partager… ce n’est pas une mince affaire ! Puis quand on sait le faire, le faire sans l’imposer, dans le respect d’autrui… c’est encore une autre étape qui mérite toute notre attention. L’identité, quand elle est aboutie, permet cela plus facilement. Sinon, à défaut d’identité, c’est soit l’errance, soit la soumission, soit la révolte quand l’énergie le permet.

Ce besoin d’existence pour favoriser la paix sociale avait très bien été comprise par le peuple africain Babemba (un peuple Bantou) : quand un individu commet une faute grave, il est placé au centre du village (librement, sans y être attaché) et chacun est invité à venir le voir pour lui rappeler sincèrement de belles choses qu’il a accomplies. Et quand tout ce qu’il a fait de bon a pu être évoqué, il y a une célébration. Exister aux yeux d’autrui contribue grandement à notre identité… et à la paix sociale. La façon dont on nous voit est déterminante sur comment on se sent être (effet Pygmalion en sociologie). En stigmatisant des Êtres comme « mauvais », on ne peut que pérenniser la situation que l’on voulait combattre.

Une autre justice chez les Babemba (vivreautrement.org)
https://vivreautrement.org/blog/positif/150-une-autre-justice-chez-les-babemba  

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4    Les critiques de la notion de genre

4.1    La colère d’Esther Pivet

Nous ne pouvons ignorer que cette notion ne convient pas à tout le monde.

Ne convient pas ?... c’est peut dire ! L’auteure Esther Pivet est polytechnicienne et co-créatrice du collectif Vigigender. Dans son ouvrage « Enquête sur la théorie du genre » (Editions Artège 2019), elle lance un appel contre cette notion qui, selon elle, est dévastatrice pour les jeunes depuis qu’elle est véhiculée par l’enseignement.

Nous pourrions dire amicalement avec humour qu’Esther Pivet est du genre « en colère ». même si elle nous invite à « exprimer avec bienveillance notre désaccord » (par exemple p.83). Je ne peux que partager cette volonté de délicatesse. Il se trouve cependant que sa colère est présente entre chaque ligne !

4.2    Ce qui motive le désaccord

Avec tout autant de bienveillance il convient de s’interroger sur ce qui motive cette révolte. En effet nous ne pouvons qu’être d’accord sur le fait qu’ il s’agit de ne pas laisser faire n’importe quoi à nos enfants sous prétexte d’enseignement.

Avant de développer ses arguments, Esther Pivet donne une précision importante afin de ne pas porter de jugement à l’encontre des instituteurs ou des professeurs :

« Il est nécessaire de souligner que les professeurs veulent le bien des élèves » (Pivet, 2019, p.91)

Ce qui ressort ensuite de son propos, c’est :

-d’une part que l’idée de genre tend à vouloir gommer les différences Femme/Homme pour les rendre identiques ;

-et d’autre part, que cela invite les jeunes à choisir leur identité de genre dans une liste (un peu comme on choisit ses plats dans le menu d’un restaurant) et de ce fait en viendrait à nier qui ils sont en vérité, et à troubler leur développement.

Je ne doute pas qu’Esther Pivet a dû rencontrer de tels propos et je comprends que cela l’ait révoltée, car c’est inacceptable. Mais il se trouve que la notion de genre n’est pas cela.

Concernant la différence Femme/Homme, les propos que dénonce Esther Pivert reflètent surtout ceux d’un féminisme politisé extrémiste, caricatural, où la motivation pour la femme serait de devenir comme l’homme (et pas forcément dans ce qu’il a de meilleur !).

Concernant le genre « tel une liste où choisir à la carte » le propos reflète surtout une invitation à choisir librement son identité sexuelle au gré de sa fantaisie.

Sans doute de tels propos existent, et il est compréhensible qu’ils choquent. Il se trouve cependant que cela n’a rien à voir avec la notion de genre, ça en est même le contraire !

Nous retrouvons ici avec Esther Pivet, un exemple illustrant bien les propos de Lépinard et Lieber cités en début d’article :

« Penser que le chercheur peut s’émanciper de sa position sociale pour prendre un point de vue objectif de « nulle part » garanti seulement que ses préjugés et croyances seront directement importés dans les résultats de sa recherche » ( Lépinard- Liebber, 2020, p.34).

Ici la colère initiale, justifiée par des propos maladroits ne reflétant pas ce qu’ils sont censés enseigner, prend racine dans des justification qui deviennent des croyances, certes sincères, mais qui ne reflètent pas le sujet traité.

4.3    Cependant, des points d’accord

Tout en délicatesse Esther Pivet propose des nuances d’une grande justesse :

« Je ne dis jamais "les homosexuels", mais "les personnes homosexuelles" » (Pivet 2019, p.26)

« On ne peut plus raisonner aujourd’hui en termes de nature versus culture ; ce sont les deux qui dansent ensemble ! » (Pivert, 2019, p.37)

«  Nous devenons ce que nous sommes en complétant ce que nous avons reçu la naissance (nature) par ce que nous recevons tout au long de notre vie par la culture (relation au père et à la mère, éducation, histoire, langage, coutumes…). (Pivet 2019, p.69).

Effectivement, la vie est comme une chorégraphie où nature et culture s’étayent l’une l’autre en vue de notre accomplissement. Notre bagage initial, enrichi de notre vie familiale, y compris de nos épreuves, puis de la culture dans laquelle nous baignons... tout cela nous constitue, mais parfois avec des détours inattendus.

« Or l’égalité entre les hommes et les femmes est une égalité de dignité, fondement du respect dû à toute personne. » (Pivet, 2019, p.39)

« L’égalité n’est pas une négation de la différence, car pour être égaux il faut être différents. Sinon on est identiques, semblables, superposables, interchangeables et donc indiscernables, le concept d’égalité n’a plus lieu d’être » (Pivet, 2019, p.75)

Effectivement il ne s’agit pas que l’un devienne pareil à l’autre mais que la considération soit la même envers les deux. Pour que les deux soient équitablement considérés, il faut bien sûr qu’ils soient deux, c’est-à-dire distincts l’un de de l’autre.

« Développer chez l’enfant le respect des différences qui doivent s’intégrer bien au-delà des questions d’identité sexuelles qui n’en sont qu’une infime partie » (Pivet, 2019, p.76)

Bien sûr le respect de la différence ne doit pas concerner que le genre et doit exister quelle que soit cette différence… cela résoudrait bien des problèmes de harcèlement scolaire, de violences faites par réseaux sociaux, en donc par la suite permettrait une meilleure société pour tous.

4.4    Ajustements

Pourtant, quand Esther Pivet nous affirme que :

« […] la théorie du genre en étouffant notre nature profonde ne fait en réalité que mettre de l’huile sur le feu. » p85

…nous pouvons juste constater que c’est l’inverse ! La notion (et non la théorie) de genre ne met pas d’huile sur le feu : ce qui met une pression insoutenable pour un jeune, c’est d’éprouver quelque-chose d’indéfinissable, qui n’est nommé nulle part dans le monde qui l’entoure ; c’est de ne pas se sentir de ce monde, au point parfois de ne pas pouvoir y rester… ou de trouver des subterfuges pour paraître ce qu’il ne peut être, et étouffer qui il est… parfois jusqu’à un ultime désœuvrement.

Ce n’est pas l’idée de genre qui perturbe l’identité, c’est le fait qu’il n’existe aucun concept ni aucun mot pour énoncer et partager ce que l’on est au plus profond de soi. Si ce que l’on est n’existe nulle part, la vie peut en être très difficile, même hors de toute discrimination.

L’idée de genre ne donne pas un choix d’identité mais une possibilité d’énoncer celle que l’on ressent et qui nous constitue. Si la notion de genre est proposée comme une liste de choix auquel se rallier alors c’est une énorme méprise. On n’y choisit pas une identité, on y reconnaît la sienne… qui enfin peut être au monde !  

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5    Une humanité retrouvée

5.1    Quand les mots existent

Si nous étions dans un monde où les mots « féminin » et « masculin » n’existaient pas… il y aurait des hommes et des femmes dont il serait évident qu’ils sont sexués différemment. Cependant nous n’aurions pas de mots pour définir comment tel homme est différent de tel autre homme ou comment telle femme est différente de telle autre femme.

Disposant des mots « féminin » et « masculin » dans notre culture, nous sommes alors à même d’énoncer que telle femme est plus féminine que telle autre et que tel homme est plus masculin que tel autre, hors de tous jugements de valeur. Cela permet simplement de signifier comment telle femme s’est emparée des critères sociaux qui reflètent la femme qu’elle est, et comment tel homme s’est emparé des critères sociaux qui reflètent l’homme qu’il est.

Cela permet à chaque femme et chaque homme de mieux se situer socialement en nuançant dans son expression l’intensité de ces critères, sans pour autant quelle en soit moins femme ou qu’il en soit moins homme.

Mais il y aurait aussi des nuances supplémentaires qui apparaîtraient : non seulement un homme peut être plus ou moins dans la masculinité et une femme plus ou moins dans la féminité… mais aussi un homme pourrait avoir de la féminité et une femme avoir de la masculinité.

Ce qui est alors troublant c’est ce croisement des qualités qui définissent l’homme ou la femme qui passent de l’un vers l’autre.

Rien qu’avec ces deux mots, l’on peut désormais les énoncer et leur permettre une place dans le monde social.

Comme nous l’avions vu précédemment nous découvrons par exemple une femme qui est attirée sexuellement par les femmes, mais pas par des femmes homosexuelles. Elle est attirée par des femmes qui apprécient les hommes. Donc on ne peut pas vraiment la qualifier d’homosexuelle. Là se sont ajoutés les mots « androphile » pour « attiré par les hommes, et « gynophile » pour « attirée par les femmes ». Cela nous permet alors de nommer ici le fait qu’une femme gyophile est attirée par une femme androphile.

Puis la notion de genre est apparue pour nuancer toutes ces possibilités et faire, non pas que chacun choisisse son identité sexuelle, mais que chacun trouve ce qui représente le mieux ce qu’il éprouve.

Alors si cette identité porte un nom… et surtout qu’elle donne une place respectée dans le monde social, cela permet d’exister plus sereinement et de mieux mener sa vie.

Les choses éprouvées qui ne peuvent être nommées, souvent peinent aussi à être pensées. Et ce qui est éprouvé sans pouvoir juste être pensé nous laisse en errance… parfois douloureuse (et pas seulement dans le domaine du genre). C’est ce que traversent par exemple les psychotiques qui « se sentent être tous les Êtres Humains » mais qui n’ont ni mots ni pensée pour l’évoquer. Ce n’est pas tant ce qu’ils éprouvent qui est douloureux… c’est le fait d’éprouver quelque chose qui ne peut même pas se penser (détails sur ce site dans la publication d’octobre 2012 « Mieux comprendre la psychose »). Hors de l’état psychotique, dans des situations absolument non pathologiques, il se trouve une multitude de choses que nous ne savons penser et que pourtant nous éprouvons (particulièrement dans l’enfance) et qui génèrent en nous un trouble plus ou moins perturbant. Il en est ainsi du genre.

Bien sûr, nous aimerions savoir ce qui fait que cette identité de chacun est ce qu’elle est. La science nous montre qu’il existe une part chromosomique et surtout une part génétique (les gènes sont sur les chromosomes). Nous découvrons qu’il y a aussi une part sociale, puis une part psychologique. De ces différents facteurs semblent résulter notre identité intime. Le phénomène commence par quoi ? Difficile à affirmer quoi que ce soit ! La science reste humble à ce sujet. Comme le précise le phoniatre Jean Abitbol dans le domaine du langage, on ne sait pas si ce sont les neurones de la verbalisation qui ont permis le langage, ou si c’est le langage en se constituant qui a engendré le développement de ces neurones*. Nous avons là une intrication bien difficile à démêler. Il en va sans doute de même pour la triade génome/social/psychologie. Il se peut même que d’autres facteurs entrent en ligne de compte, sans que nous soyons en mesure de les identifier. Le vrai scientifique accepte pleinement et consciemment la limite de son savoir, ainsi que le disait Louis Leprince-Ringuet (éminent savant) il y a très longtemps au cours d’une émission de télévision, répondant à la journaliste qui l’interviewait en s’émerveillant qu’il soit un « savant » : « Oh, un savant c’est juste quelqu’un dont l’ignorance a quelques lacunes ».

*Le docteur Jean Abitbol, phoniatre, nous rapporte que l’évolution nécessaire à l’apparition de la voix est d’environ cinq millions d’années (2013, p.35) :  verticalisation des premiers « hommes » permettant au larynx de se placer ; se précisent les sons avec l’apparition des voyelles il y a environ trois millions d’années (p.40) ; outre une asymétrie privilégiant le cerveau gauche observée sur les crânes fossiles, allant de paire avec l’aire cérébrale du langage (p.46), apparaît un gène de la parole (le FOXP2, apparition non datée) qui contribue à la capacité de langage (p.14, 26, 48) ; il résulte de ce développement multifactoriel plus de 5000 langues sur la planète (p.50).

Sans repère linguistique nous risquons l’expérience d’un vide inconfortable. Le navigateur maritime a besoin d’une étoile, d’un point cardinal pour trouver son chemin. Plus simplement notre GPS a besoin qu’on lui donne un nom de Ville pour pouvoir nous guider ! Et bien nous aussi, nous avons besoin de mots et de pensées pour parcourir notre vie, et partager avec autrui nos expériences… contribuant ainsi au développement et au déploiement de chacun.

5.2    La tolérance… c’est très insuffisant

Souvent, la notion de « tolérance » est proposée comme une avancée. Certes par rapport à l’exclusion, au rejet, voire à l’extermination… c’est un réel progrès !

Pourtant, si vous entrez dans une salle où se trouve du monde, et que vous percevez que ce monde vous tolère… que ressentez-vous ? En tout cas pas la même chose que si vous étiez accueillis !

Tolérer, ce n’est pas pareil qu’accueillir ou considérer. Tolérer c’est juste permettre à autrui d’être là, et le supporter, tout en l’ignorant.

Or nous avons besoin de considération (aussi bien selon la psychologie positive que selon Abraham Maslow : besoins ontique). De plus, le mot considération est un mot qui mérite un détour : il témoigne par son étymologie que « nous sommes ensemble des étoiles en constellation » (du latin consideare constitué de cum [ensemble]- sidus [étoile]).

Evidemment la considération apporte une dimension de vie que n’apporte pas la tolérance. La tolérance n’est qu’une mascarade de générosité. Cela n’apporte ni paix ni plénitude. Comme le précisait avec tant de justesse Baruch Spinoza : la paix n’est pas l’absence de guerre mais la concorde des âmes :

« Car la paix ainsi que nous l'avons déjà dit, ne consiste pas en l'absence de guerre, mais en l'union des âmes ou concorde » (Spinoza - 1962, p.954).

Il ne s’agit pas de lisser artificiellement la situation en surface pour laisser en profondeur des inimitiés, des reproches, des jugements qui, quoi qu’ils soient tus, représentent socialement des « bombes à retardement ».

5.3    La place de la différence

La différence est attractive car ce qui est peu commun nous interpelle. Mais cette interpellation est souvent source de méfiance, voire de jugement, de dénigrement. Que la prudence soit légitime face à ce qu’on ne connait pas est une chose, mais que l’on en ait un réflexe de rejet ou de dénigrement en est une autre.

Être différent, c’est souvent socialement une difficulté. Alors le besoin d’appartenance ou de proximité sociale peuvent en être profondément frustrés. Je me souviens de cette femme, « jeune » résidente en EHPAD, atteinte de troubles cognitifs, disant son bonheur à propos d’un chien « il vient vers moi sans qu’on le lui dise, et il est content de me voir ». Voilà ce qu’un Être humain peut attendre d’un autre humain ! A défaut qu’un humain ne le lui donne, il le reçoit d’un chien… un animal semble ici mieux être équipé en empathie que ne le sont bien des humains !

La différence, il arrive qu’on sache la tolérer, mais plus rarement qu’on l’accueille. Restons humbles… nous faisons pour le mieux… nous avons juste besoin de progresser.

Tout de même, du chemin a été accompli depuis cette époque de Maria Montessori (1870-1952) : quand elle était étudiante en médecine (première femme étudiante en médecine en Italie, les femmes n’étant pas encore admises à l’université), elle se retrouve « enceinte non mariée » du fait d’un étudiant avec qui elle a eu une idylle  ;  la famille aristocratique de cet étudiant n’a pas voulu qu’il l’épouse (car elle était de famille modeste) et lui a interdit de la fréquenter ; quant au père de Maria, quand il apprend qu’elle est « enceinte sans mari », il lui dit « Tu n’est plus ma fille. Ne remets plus jamais les pieds dans cette maison ! ». On ne peut vraiment pas dire que c’était mieux avant !

Pourtant, avant cette époque, un philosophe anglais, John Stuart Mill (1806-1873) tient déjà des propos remarquables à ce sujet :

D’une part concernant le fait de donner à chacun la parole, et de donner l’écoute de cette parole :

« Mais ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer le silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité » (1990, p.85).

« Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à cette personne, pas plus que celle-ci, d’imposer silence aux hommes si elle en avait le pouvoir » (Stuart Mill, 1990, p.85).

« Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent aussi un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus vive de la vérité que produit la confrontation avec l’erreur » (Stuart Mill, 1990, p.85).

D’autre part concernant le fait d’oser être soi et de trouver le bonheur :

« Est utile tout ce qui donne le bonheur sans nuire à tout ce qui vit. […] cet idéal n’est pas le plus grand bonheur de l’agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur totalisé […] une existence aussi exempte que possible de douleurs, aussi riche que possible de jouissances, envisagées du double point de vue de la quantité et de la qualité ».

« Une existence telle qu’on vient de la décrire pourrait être assurée dans la plus large mesure possible, à tous les hommes ; et point seulement à eux, mais autant que la nature des choses le comporte, à tous les êtres sentants de la création ». (1988, p.57 -58)

Nous remarquons cette délicatesse de « prendre en compte tous les être sentants de la création ».

Vous pouvez aussi lire sur ce site la publication d’août 2008 « Eloge de la différence »

Pour évoquer la proximité existentielle nous sommes heureux de bénéficier des mots fraternité ou sororité. Mais si l’on veut exprimer cette même proximité sans la genrer avons-nous un mot ? Oui. Peu usité, certes, mais nous avons le mot adelphité, signifiant « issus de la même mère » sans spécifier s’il s’agit de garçon ou de fille (plus précisément du grec adelphós « venant du même utérus »). Il est vrai que venant d’une même source cela devrait nous rapprocher tout naturellement ! Néanmoins que de mythes ou de textes sacrés où il y a eu de sérieux problèmes entre des frères (Caïn et Abel chez les chrétiens, Seth et Osiris chez les égyptiens…) ! Ce n’est donc sans doute pas suffisant... pour que les différences soient respectées.

5.4    La communication fructifie les différences

Les êtres différents méritent de la considération, mais pour que la richesse de cette différence soit effective, nous avons aussi besoin de la communication.

Communiquer, ce n’est pas simplement parler, c’est accorder à autrui notre attention, et accompagner l’expression de ce qu’il cherche à partager. C’est aussi oser lui manifester ce que nous ressentons ou pensons. Sinon ce n’est que du bavardage, se transformant même parfois en joutes verbales (les canadiens disent en ce cas : « parler à travers son chapeau »).

Ces échanges « d’informations en vrac » ne sont pas de la communication (communicant signifiant « être ouvert »). Ils ne sont que du relationnel (« relatio » signifiant que l’on est relatifs, en lien, attachés, dépendants l’un de l’autre, dans l’affect et l’émotivité… en orbite autour d’idées fixes).

Communicant, on est dans la sensibilité (les interlocuteurs comptent plus que les informations). Relationnel on est dans l’affect (les informations comptent plus que les interlocuteurs, on les triture, les défend, les contredit, sans considération, en essayant surtout de convaincre).

(Pour plus de précisions sur le thème de la communication, Vous pouvez parcourir sur ce site la publication de décembre 2014 « Relation et communication » où lire mon ouvrage « L’art d’être communicant », éditions Dangles Piktos)

Sans ce partage tout en délicatesse qu’est la communication nous ne bénéficions pas de la richesse des échanges des différences évoqué par John Stuart Mill.

Les différences de point de vue sont sources de richesses, puisqu’elles permettent d’approcher quelque chose sous plusieurs angles, et d’affiner la précision que nous en avons. Cependant les différences ne suffisent pas, car cette richesse n’est que potentielle. Pour en bénéficier, nous avons impérativement besoin 1/d’évoquer un même thème ; 2/de chacun pouvoir exprimer librement ce que nous percevons de là où nous sommes ; 3/de chacun entendre ce que l’autre exprime.  C’est de la communication !

Par exemple, pour voir plus loin avec plus de précisions les astronomes couplent des télescopes, distants les uns des autres mais pointant vers un même objet céleste (points de vue différents). Ils regroupent les différentes images grâce à un ordinateur, (interférométrie) et cela leur permet d’obtenir une image bien supérieure à ce que donnerait chaque télescope séparément*

*Vous regarderez si vous le souhaitez sur internet « télescope VLT », mais ce n’est pas essentiel pour le thème que nous abordons.

Ce que nous en retiendrons c’est qu’il ne suffit pas d’avoir différents points de vue. Il faut avoir aussi un moyen de traiter les différentes images de points de vue ensemble. En astronomie c’est l’interférométrie qui permet cela, dans les échanges humains c’est la communication.

Quand nous sommes communicants, nous l’avons vu, c’est que les interlocuteurs comptent plus que les informations. L’interlocuteur est toujours là pour ajouter la précision qui manque à notre compréhension. Il suffit de la lui demander avec bienveillance, avec une saine curiosité. Quand il se sent entendu (et ainsi sécurisé), il est alors à même d’entendre aussi notre point de vue et de nous demander à son tour les précisions dont il a besoin.

Il ne s’agit jamais de convaincre, mais de partager, d’éclairer, d’informer. N’oublions jamais que pour qu’un interlocuteur nous entende, il faut d’abord qu’il existe, et que pour qu’il existe, il doit se sentir considéré.

Chercher à convaincre revient à vouloir faire disparaître notre interlocuteur… c’est la plus mauvaise stratégie pour être entendu !

Quand nous regardons les débats animés sur la question du genre, c’est hélas souvent ce qui se passe. Mais ce n’est qu’un reflet parmi d’autres, de quelque chose qui se passe si habituellement : souvent relationnel, rarement communicant, fréquemment en train de convaincre en vue de supprimer la différence plutôt que de la comprendre ! Cela touche tous les domaines de la vie sociale et pas seulement les problématiques de genre… il est donc naturel qu’on le trouve là aussi !

Apprendre à être communicant, voilà un thème qui pourrait préoccuper l’éducation nationale pour l’avenir de nos enfants, c’est-à-dire pour l’avenir de notre société.

5.5    Un Soi en devenir et une place au monde

D’un côté un Être Humain a besoin de se distinguer pour exister, de l’autre il ne souhaite pas perdre la proximité sociale pour autant.

En fait, ce dont nous avons surtout besoin, c’est que d’autres soient heureux de nous rencontrer, éprouvent du bonheur à notre contact. Nous éprouvons naturellement le besoin de nous sentir source de bonheur pour autrui.

Sans quoi il peut en résulter des attitudes provocantes, qui revendiquent une différence outrancière, quitte à en sacrifier la proximité sociale. Puis, à défaut de rencontrer considération et communication, choquer devient une forme de relation. Mieux vaut être détesté que totalement ignoré.

Il n’y a pas de théorie du genre mais des Êtres de natures très différentes qui éprouvent le besoin légitime d’exister. Il ne s’agit pas de créer des catégories à l’infini pour lister l’ensemble de toutes les possibilités… au risque de s’y perdre ! Il s’agit au moins que chacun puisse oser être selon sa nature.

Si nous regardons le monde qui nous entoure et que nous tentons de percevoir le degré de virilité des hommes et de féminité des femmes, nous voyons bien que la situation est plus subtile que la simple sexuation, et que les « commandement sociaux » d’être plus ceci ou moins cela peuventêtre source de souffrances, d’idéalisations, ou de quêtes impossibles qui ne nous correspondent pas.

Être qui l’on est, en respect de soi-même. Trouver une juste place au monde, aussi en respect d’autrui. Satisfaire tant le besoin de proximité sociale que celui de reconnaissance. Voilà déjà un beau programme.

Nous avons vu que selon Charles Darwin, la survie est assurée par les mieux adaptés… et que les mieux adaptés sont, non pas les plus forts, mais ceux qui savent prendre soin des plus faibles. Il semblerait donc que le fait de savoir prendre soin d’autrui fasse partie de critères assurant la survie optimum d’une espèce. Prendre soin d’autrui c’est le fameux « care » qui est une caractéristique dite de genre féminin ! Donc cette composante dite de genre féminin aura avantage à se trouver chez tous… mais n’est-ce pas simplement de l’humanité (rappel du texte de Darwin cité en début de texte) :

« Cette vertu [Humanité], l’une des plus nobles dont l’homme soit doué, semble provenir incidemment de ce que nos sympathies deviennent plus délicates et se diffusent plus largement à tous les êtres sensibles. » (Darwin, 2013, p.266)

Bien sûr la psychiatrie parle de « Dysphorie de genre » quand une personne se sent dans un genre différent de sa sexuation. Le DSM (manuel diagnostic et statistique) s’en est emparé, car eux aussi on besoin de classification. La science a tenté d’identifier les causes de ces décalages (hormones, génétique, hérédité…). La recherche fait son travail. Mais la question reste de savoir comment, au-delà de toutes ces considérations temporaires, une personne qui se sent ainsi peut vivre une vie heureuse. La prudence est requise face au risque de « pathologiser » quelque chose qui n’est que « la nature intime de qui l’on est ». Rappelons-nous qu’il aura fallu du temps pour que l’homosexualité soit dépénalisée, puis vue comme un maladie, puis enfin ne soit plus considérée comme une maladie mais comme une identité profonde.

De même que pour « genre » et « sexuation », afin d’éviter les confusions, on prendra soin aussi de distinguer pour un sujet « qui il se sent être » (genre) et « vers qui il est attiré » (orientation sexuelle).  Tant de configurations sont possibles qu’on pourrait se perdre dans une liste de mots… qui, loin de nous rendre savants, feraient de nous un vulgaire classeur (cisgenre, transgenre, non-binaire, genderqueer, agenre, asexuel, demi-sexuel, graysexuel, pansexuel, polysexuel… etc.). Rien ne peut remplacer l’humanité et la considération. Si ce point d’ouverture et de sensibilité n’est pas déployé (alors qu’il fait partie de notre conscience en cours d’évolution) alors nous risquons d’entrer en de stériles bavardages. Pour terminer je citerai ces quelques lignes que nous propose Pierre Teilhard de Chardin (paléontologue) dans son ouvrage « Le phénomène humain » :

« Tout au fond de lui-même, le monde vivant est constitué par de la conscience revêtue de chair et d’os. De la Biosphère à l’Espèce, tout n’est donc qu’une immense ramification de psychisme se cherchant à travers des formes. » (Teilhard de Chardin, 1995, p.165)

« La conscience monte à travers les vivants » (Ibid., p.195).
« La présence d’un plus grand que nous-mêmes, en marche au cœur de nous » (Ibid., p.196).

« l’Homme ne progresse qu’en élaborant lentement, d’âge en âge, l’essence de la totalité d’un Univers déposé en lui. » (Ibid., p.199).

Puissions nous contribuer en toute lucidité à la monté de cette conscience à travers le vivant ! Tout particulièrement : merci à toutes ces personnes ayant un ressenti de genre si spécifiques, qui viennent interroger en nous cette humanité sans laquelle nous nous éloignerions de la vie.

Et surtout, après ces lignes sur le phénomène du genre, n’oublions pas que nous sommes tous du « genre humain » et que, riches de cette humanité qui nous habite (consciemment ou à notre insu), les différences contribuent à ouvrir notre sensibilité au monde.   

Thierry TOURNEBISE  

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Bibliographie

Abitbol, Jean
- L’odyssée de la voix – Flammarion – Champs science - 2013

Berten, Ignace
-Que penser de… ? La théorie du genre – Editions Fidélité 2018

Cobb, Matthew
-Une brève histoire du cerveaude l’âme au neurone– Dunod, 2021

Darwin, Charles
-La filiation de l’homme – Honoré Champion Editeur 2013

Kropotkine, Pierre
-L’entraide – un facteur de l’évolution – Editions invisibles - ouvrage initial, 1902
(trouvable sur internet en pdf)

Maslow, Abraham
-Être humain - Eyrolles, 2006
-Devenir le meilleur de soi-même – Eyrolles, 2008

Mill, John, Stuart
-De la liberté- Gallimard, folio essais, 1990
-L’utilitarisme – Flammarion, Champs classiques, 1988

Patou-Mathis, Marylène
-Préhistoire de la violence et de la guerre – Odile Jacob 2013

Pivet, Esther

-Enquête sur la théorie du genre – Editions Artège,  2019

Spinoza, Baruch
Œuvres complètes - Bibliothèque la Pléiade Gallimard – Etampes, 1962

Teilhard de Chardin, Pierre
-Le phénomène Humain- Editions du Seuil, 1955

Thebaud Françoise

-Ecrire l’histoire des femmes - Paris, ENS éditions 1998

Le Bon, Gustave
-Psychologie des foules – Quadrige PUF, 1995

Lépinard Eléonor – Lieber Marylène
-Les théories en étude du genre – Ed La découverte Repères sociologiques, 2020

 

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Ouvrages collectifs

Judith Butler, Éric Fassin, Joan Wallach Scott

-Pour ne pas en finir avec le "genre" table ronde- (Editions de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations »)

 Liens

Liens internes

 
Eloge de la différence  août 2008  
Abraham Maslow
octobre 2008  
Validation existentielle
septembre 2008  
Mieux comprendre la psychose 
octobre 2012
Relation et communication 
décembre 2014  
Réjouissance thérapeutique
février 2017
Les besoins 
juin 2019  

Liens externes  

Définitions : genre - Dictionnaire de français Larousse
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/genre/36604

COURS Licence 1 SUR LE GENRE (unesco.org)    
https://en.unesco.org/sites/default/files/module_l1.pdf

Chromosomes X,Y : différences entre l'homme et la femme, caryotype (journaldesfemmes.fr)
https://sante.journaldesfemmes.fr/fiches-anatomie-et-examens/2643089-chromosomes-x-y-differences-homme-femme-caryotype-humain/

D'où viennent les différences entre les hommes et les femmes? (science-et-vie.com)
https://www.science-et-vie.com/questions-reponses/dou-viennent-les-differences-entre-les-hommes-et-les-femmes-1781.html#item=1

L’histoire - L'hétérosexuel, ce « grand malade » | lhistoire.fr
https://www.lhistoire.fr/lh%C3%A9t%C3%A9rosexuel-ce-%C2%AB-grand-malade-%C2%BB 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Matriarcat

Expérience de Asch — Wikipédia (wikipedia.org)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Asch    
Le conformisme social - Expérience de Asch  - Mister Fanjo
https://misterfanjo.com/index.php/2020/11/15/le-conformisme-social-experience-de-asch/

Une autre justice chez les Babemba (vivreautrement.org)
https://vivreautrement.org/blog/positif/150-une-autre-justice-chez-les-babemba

gustav le bon - Recherche (bing.com)
https://www.bing.com/search?q=gustav+le+bon&qs=n&form=QBRE&sp=-1&pq=gustav+le+bon&sc=10-13&sk=&cvid=28F2AC7CF66D47E6B38F046901BE1984&ghsh=0&ghacc=0&ghpl=

 

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