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Narcisse: miroir et conscience

d’échos en reflets, de solitude en accomplissement

avril 2019   -    © copyright Thierry TOURNEBISE

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La psychologie fait grand cas du narcissisme. La notion d’image de soi s’y trouve si présente ! Et pourtant, a-t-on bien saisi la notion d’image de Soi ? Avons-nous bien compris la mésaventure de Narcisse ? Avons-nous bien perçu ce qu’elle nous montre de notre façon d’aborder la vie, vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis d’autrui.

La mythologie grecque est emplie de Dieux, de demi-Dieux, et d’humains remarquables. Ceux-ci semblent dépeindre nos humaines existences, comme s’il se jouait dans les Cieux grecs un reflet de nos humaines postures, à moins que ce ne soit nos humaines postures qui nous aient inspiré de les penser ainsi !

Les grecs semblent avoir dressé le théâtre de l’Olympe pour rendre compte de notre façon de vivre. Parfois obscures, parfois séduisantes, parfois enchanteresses, parfois terrifiantes, ces histoires viennent, avec plus ou moins de succès, toucher notre conscience. Celle de Narcisse méritait un détour, car il n’est aucunement quelqu’un qui n’aimait que lui… sa problématique était tout autre ordre, bien plus subtil.

Sommaire

1 L’écho avant les reflets
 – Bavardage et distraction – La vengeance d’Héra – La Nymphe amoureuse – Chagrin mortel et vengeance des Nymphes – L’histoire du Même et de l’Autre

2 Narcisse et le reflet
-Miroir, réflexion, spéculation – Une vie sans reflets – Avant la malédiction un reflet auditif – Un reflet visuel inévitable – Une illusion fatale – Stupeur et narcose

3 Ce que Narcisse révèle de nous
-Avant tout un projectionniste - Mourir de solitude, entouré de plein de monde – Au-delà du « miroir narcissique » - La capacité d’émerveillement

4 Rencontre
-Venir au monde – La vraie rencontre hors narcose existentielle – Peuples et nations du monde sont aussi exposés au narcissisme – « Concurrence fossile » ou « coopération innovante »

5 Narcissisme hors pathologie
-Le narcissisme, même hors pathologie, est une involution – Individuation et amour de Soi – L’empathie et les neurones en fuseau – Le miroir et le « chez-Nous » - Au-delà du miroir… un Être

 

Bibliographie 
Bibliographie du site

   

1  L’écho avant le reflet

1.1    Bavardage et distraction

La mythologie grecque nous raconte des histoires et des mœurs plus humaines que divines. Et encore, « humaines » sous un jour peu glorieux. Zeus après de nombreuses compagnes, épousa Héra. Ils se disputaient régulièrement du fait de la jalousie de celle-ci. Il se trouve que celui-ci, multipliant les aventures, ne faisait rien pour améliorer leur situation conjugale.

Avant de découvrir Narcisse, nous devons rencontrer Echo, qui était une nymphe des montagnes. Elle avait une grande capacité à parler. Cette capacité lui permettait des bavardages invétérés, qui l’amenèrent à distraire Héra pendant que Zeus (son époux) s’en donnait à cœur joie avec ses conquêtes extraconjugales. Voici un fait sans lequel l’histoire de Narcisse n’aurait pas eu lieu de la même façon.

1.2    La vengeance d’Héra

Par son distrayant bavardage avec Héra, sur le moment, Echo évita à Zeus de subir la jalousie de son épouse. Mais elle n’en subit pas moins les foudres de celle-ci quand elle s’aperçu du subterfuge. Puisqu’Echo aimait tant parler, Héra lui permis de toujours avoir le dernier mot… mais avec une parole limitée à la répétition des derniers sons de son interlocuteur. Elle n’aurait ainsi plus l’opportunité de prononcer ses propres mots.

La voilà donc terriblement limitée pour initialiser une rencontre avec Narcisse dont elle était profondément amoureuse !

1.3    La nymphe amoureuse

Echo était très amoureuse de Narcisse. Mais celui-ci était totalement indifférent.  De plus, l’approche n’en était pas aisée, car la malédiction d’Héra empêchait la prétendante d’initialiser la moindre parole. Elle ne pouvait que répéter les derniers mots de son interlocuteur.

Dans ses « Métamorphoses » Ovide nous donne quelques ruses mises en œuvre par Echo pour tout de même approcher Narcisse. Par exemple, quand il dit « y-a-t-il quelqu’un près de moi ? » elle répète « …moi ! ». Cependant, aucun stratagème n’aboutit. Ou Narcisse appelant ses compagnons « L’un de vous est-il ici ? »… « Ici-ici. » renvoie-t-elle (La mythologie – Edith Hamilton- Marabout -1997, p.109)

1.4    Chagrin mortel et vengeance des Nymphes

Son chagrin fut tel qu’elle en mourut. Les autres nymphes, profondément affectées, firent appel à Némésis pour rendre Narcisse lucide de ce qu’il avait fait subir. Némésis, dite « déesse de la vengeance », en fait ne vengeait pas, elle faisait « juste » vivre à l’auteur d’un méfait ce qu’il avait infligé, afin qu’il prenne la mesure du vécu de sa victime. D’une certaine façon elle visait à ranimer l’empathie.

C’est ainsi que Narcisse fut condamné à « aimer sans pouvoir être aimé en retour », afin qu’il prenne la mesure de la peine d’Echo... une peine jusqu’à en mourir.

La mère de Narcisse, la nymphe Liriopé, avait antérieurement appris du devin Tirésias  que son fils vivrait aussi longtemps qu’il ne verrait pas sa propre image. La prédiction de Tirésias et l’injonction de Némésis sont donc systémiquement liées. Ainsi Némésis eut juste à emmener Narcisse, dans une partie de chasse, vers une fontaine pour se désaltérer. Alors, dans l’eau de la fontaine, son image lui apparut… et la prédiction s’accomplit :

« Je sais maintenant ce que d’autres ont souffert par moi […] car je brûle d’amour pour moi-même - et comment pourrais-je approcher cette beauté que je vois reflétée dans l’eau ? Mais je ne peux m’en éloigner. Seule la mort m’en libèrera. » (La mythologie – Edith Hamilton- Marabout -1997, p.109). Le projet de Némésis se trouve ici accompli. Dans d’autres versions, nous ne trouvons pas ce « je brûle d’amour pour moi-même » mais « Il se désirait lui-même sans le savoir ».

Pour approcher ce phénomène de façon suffisamment subtile, nous avons à comprendre les notions du « Même » et de l’« Autre » évoquées par Platon. Nous devons aussi aller du côté d’Ouranos et Gaïa qui engendrèrent Chronos et Réha qui eux-mêmes, après de sombres passages, engendrèrent Zeus. Ce dernier deviendra garant de l’espace réservé à chaque Dieu qui se côtoient en se respectant plus ou moins (curieusement, leur capacité de considération était relativement limitée). Cette notion du « Même » et de l’« Autre » et la tentative indélicate de Chronos pour maintenir l’unité vont sans doute de paire, de même que Narcisse prisonnier de lui-même.

1.5    L’histoire du Même et de l’Autre

Les philosophes ont longtemps parlé de l’immuable et du changeant.  Héraclite disait qu’on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière (c’est le même cours, mais pas la même eau car elle s’écoule sans cesse).

Selon Nicolas Grimaldi philosophe contemporain, Platon se sortait de cette affaire en considérant deux constituants de l’individu : « le Même », l’Être qui ne change pas, l’inaltérable ; et « l’Autre », celui qui change tout le temps et qui devient un nouvel « autre » à chaque instant.

« Tous les lecteurs des premiers dialogues de Platon se rappellent comment l’âme y est décrite divisée, Une de ses parties tend vers l’unité, l’éternité, l’immuabilité. Une autre partie tend vers l’innombrable et l’aventure. […] Il y avait deux éléments originaires : le Même, et l’Autre » (Grimaldi, A la lisière du réel - Les dialogues des petits platons, 2013, p.28).

Il y a donc « le Même » (ce qui ne change pas en nous et ne fait que se déployer) et « l’Autre » (ce qui change sans cesse au cours du temps et se développe). Dans quelle mesure ce « Même » est-il capable d’amour envers cet « Autre » ? Ou cet « Autre », envers ce « Même » ? La mythologie semble proposer de multiples méandres illustrant cette problématique humaine de l’amour, de la proximité distincte ou de l’unité fusionnelle. Dans un début « lointain » nous avons Kronos (Saturne) et Réha (ils sont époux, mais aussi frère et sœur, issus d’Ouranos et de Gaïa). Kronos ne veut pas que « l’Autre » défasse l’unité. A cet effet, non seulement il a émasculé son propre père pour faire cesser la descendance, mais aussi, il incorpore les enfants que son épouse met au monde (la mythologie dit, moins gracieusement qu’il les dévore). L’un d’eux en réchappera car Réha donna à son époux une pierre emmaillotée à la place de son enfant… il ne fit qu’incorporer la pierre, et c’est ainsi que Zeus, échappant à l’incorporation, naquit. Puis il accomplit la multitude.

« Parvenu à l’âge adulte, il fit restituer à son père ses frères et sœurs qu’il avait dévorés » (on pourrait dire qu’il avait incorporés) (Schmidt - Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine – Larousse 1998, p. 217)

Zeus devint le garant de l’espace réservé à chaque Dieu, c’est-à-dire à chacun de ses frères et sœurs. Sa foudre servait à ce que chacun respecte l’espace de l’autre. Il est donc, d’une certaine façon, protecteur du fait que l’on puisse exister de façon distincte (il permit à la fratrie dévorée [incorporée] par l’élan de fusion unitaire de Kronos de revenir et de devenir). Il devint protecteur du fait que chacun respecte l’espace de l’autre, ce qui entre frères et sœurs dans une famille n’est pas toujours spontané ! Nous remarquerons toutefois qu’il ne respecte pas lui-même son espace conjugal, car il multiplie les aventures ! Voici donc une famille bien turbulente.

Revenons à Narcisse. Il se trouve qu’il ne connaît que ce « Même » (l’immuable) en lui, et n’a pas accès à la conscience qu’il y a des « Autres » distincts (partie changeante de lui-même). En effet, ces « Autres » peuvent être considérés comme internes (tous ceux que l’on a été et tous ceux que nous serons), mais aussi externes, ceux qui nous entourent. Ce qu’il importe de comprendre, c’est que Narcisse n’est pas quelqu’un qui s’aime, mais quelqu’un qui n’a pas conscience d’autrui et qui ne sait même pas non plus qu’il a cette partie changeante qui le constitue aussi.

Avec le reflet dans l’eau de la fontaine, ce « Même » qu’il est, seul connu jusqu’alors, découvre cet « Autre » qu’est son apparence. Quand il voit son apparence, il tombe en fascination (plus qu’en amour, car il n’en est qu’amoureux). Il est irrépressiblement attiré par cette apparence qui avait fasciné autrui (Echo en est morte), et l’auteur Joël Schmidt nous rapporte :  « Il se désirait lui-même sans le savoir ».

S’il avait pu réaliser qu’il s’agissait d’un « autre de Soi » (la partie changeante de sa personne [l’Autre] par rapport au Soi l’immuable [le Même]) il aurait pu se déployer, depuis la fascination pour le moi vers un authentique amour du Soi, qui l’aurait ouvert ensuite à l’amour envers autrui.

Au lieu de cela, croyant que cette image reflétée était une autre personne, comme celle-ci se trouve inaccessible (ce n’est qu’une image), il reste au stade de la fascination, de la stupéfaction, de la narcose (« Narcisse » a donné « narcose »). Il vit alors une frustration permanente et définitive, enfermé dans le monde de l’image, du reflet. La conscience ne s’ouvre pas, il s’effondre et en meurt,

 « […] il se désirait lui-même sans le savoir et c’est en vain qu’il tentait de saisir cette image dans l’eau. Désespéré de ne pouvoir s’emparer de cet autre qui était aussi lui-même il languit et mourut » (Schmidt -Dictionnaire culturel de la mythologie greco-romaine – Nathan- 1992, p169).

« Sans le savoir » : c’est-à-dire qu’il croyait que c’était un autre individu. Il vivait face à son image ce que les autres (dont Echo) avaient vécu en le voyant, eux-mêmes fascinés par son apparence (zone superficielle). Narcisse est inconscient de cette notion de l’Autre et du Même, inconscient de cet enjeu au cœur du Soi, qui conduit à une cohésion d’amour et d’intégrité sans fascination. Alors il ne saura s’ouvrir, ni vers lui-même (au-delà du reflet), ni vers autrui (au-delà des projections)… sa frustration existentielle le conduit ainsi à la mort.

« Epris d’amour pour ce visage que lui renvoyait les ondes, et qu’il ne pouvait atteindre, incapable de se détacher de sa vue, Narcisse en oublia de boire et de manger, et, prenant racine devant la fontaine, il se transforma peu à peu en la fleur qui porte son nom et qui, depuis, se reflète dans l’eau à la belle saison […] » (Martin - Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine – Larousse 1998, p. 143).

Nous remarquerons que Echo, avec son reflet sonore renvoie à chacun son image phonique. Que Némésis, avec la fontaine, elle, renvoie Narcisse à son image physique. Toute cette histoire est donc absolument sous le signe du reflet !

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2    Narcisse et le reflet

2.1    Miroir, réflexion, spéculation

Nous remarquerons que la notion de miroir, réflexion, et spéculation sont ici bien présentes. L’image réfléchie, ou spéculaire (l’image spéculaire est celle que revoie le miroir) a particulièrement attiré l’attention des psys (Notamment Jacques Lacan).

Il est par ailleurs curieux que la réflexion ou la spéculation signifient une activité cognitive qui après de multiples allers-retours dans l’intellect font que la pensée gagne en cohérence, un peu comme en physique, où un faisceau de lumière ordinaire (non cohérente) se reflétant un grand nombre de fois entre les faces d’un cristal donne un faisceau laser (lumière cohérente, c’est-à-dire qui ne se disperse pas).

2.2    Une vie sans reflets

Tant que rien ne peut refléter son image Narcisse est tranquille. La prédiction de Tirésias ne s’accomplit pas. Comme il n’est pas conscient d’autrui, il ne voit pas qu’il est aimé par Echo. Non seulement il n’a pas accès à autrui, mais une vie sans miroir ne lui permet pas non plus d’accéder à lui-même, et il vit sans la conscience de cet « Autre changeant » qui le constitue aussi.

Quand Echo mourut de chagrin et que les Nymphes en appelèrent à Némésis, comment celle-ci pouvait-elle accomplir qu’il comprenne le vécu de Echo, en faisant lui-même l’expérience « d’aimer sans être aimé en retour » ? Némésis eut simplement à faire intervenir un miroir, car telle était la destinée de Narcisse : tant qu’il ne se retrouve pas face son image, il ne court pas de risques ; mais s’il l’entraperçoit… il meurt. N’oublions pas surtout que lors de l’épisode de la fontaine, il était plus en fascination pour son image, qu’en amour de Soi. C’est bien ce que nous précise le mythe : il en tombe amoureux croyant que c’est un autre car « il se désirait sans le savoir ».

2.3    Avant la malédiction un reflet auditif

Echo encore vivante, lui tourne discrètement autour car elle ne peut prendre l’initiative de la parole. Alors, quand il parle, elle répète les derniers mots qu’il a prononcé.  Ainsi que nous l’avons vu en 1.3, quand il dit « y-a-t-il quelqu’un près de moi ? » elle répète « …moi ! ».

Pourtant, Narcisse ne fait qu’entendre en retour sa propre parole, et ne perçoit pas Echo qui se morfond… comme nous l’avons vu, jusqu’à en mourir. Son corps, ses os, se pétrifièrent et il ne reste aujourd’hui que sa voix, qui dans les montagnes vient des roches, et continue de répéter les dernières paroles de ceux qui passent par-là.

2.4    Un reflet visuel inévitable

D’un côté Echo n’est plus, il ne reste que ce reflet sonore. De l’autre Narcisse porte ce funeste destin « d’un jour aimer sans être aimé en retour » (pour comprendre ce qu’il a fait subir). Au-delà de ce reflet sonore qui subsiste, il va finir par être profondément touché par un reflet visuel.

Poussé discrètement vers une fontaine par Némésis, il va éprouver le besoin de se désaltérer au cours d’une partie de chasse. Il voit alors son image sur la surface de l’eau… et s’en trouve stupéfait !

2.5    Une illusion fatale

Ce que nous ignorons le plus souvent dans ce mythe c’est qu’il ne tombe pas amoureux de lui-même, mais de son image, croyant que c’était un autre ! (« il se désirait lui-même sans le savoir »).

C’est peut-être même sa première expérience d’un « autre que soi » car il était particulièrement insensible à autrui. Voilà une nouveauté intéressante qui nous permettra tout à l’heure de mieux comprendre la notion revisitée du « narcissisme ».

2.6    Stupeur et narcose

L’état de stupéfaction de Narcisse, face à son image reflétée dont il croit que c’est un autre, le fige. Il ne peut plus s’en détacher. Il en tombe amoureux et ne peut plus s’en éloigner. Il n’a de quête que de la rejoindre et d’en être aimé. Si l’amour de Soi est une chose essentielle pour l’accomplissement d’un Être, ici, il ne s’agit pas « d’amour de Soi », mais d’une fascination face à son image. Or il ne peut y avoir de retour de la part d’une image. Lui aussi, comme Echo, meurt de ne pouvoir rencontrer ce qu’il convoite. Narcisse et « narcose », sont étymologiquement liés. C’est dire le côté « stupéfiant » de l’affaire ! Ne s’alimentant plus, ne buvant plus, il mourra devant cette image, devant cette fontaine. Mourir de soif devant une fontaine !... Quelle fin invraisemblable ! Mais nous verrons plus loin le sens que cette fin tragique nous offre dans notre compréhension du phénomène psychologique de nos vies à tous.

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3    Ce que Narcisse révèle de nous

3.1    Avant tout un projectionniste

Le narcissique n’a que lui comme référence. Il n’est pas en « amour de Soi », mais en « ignorance d’autrui », et même en « ignorance de Soi ». Quand il capte son image (son apparence) son ego va s’en emparer. Il n’aime ni autrui ni lui-même. Il ne rencontre personne vraiment. Il vit dans l’apparence de son propre reflet, ainsi que dans l’apparence des projections qu’il fait sur autrui. Il vit juste dans un monde de reflets.

Au lieu d’un « autrui » qui lui permettrait de se révéler, il n’y voit qu’un support reflétant sa propre image. Quand il croit voir un autre, il ne voit en réalité qu’un reflet de son propre monde, de sa propre apparence (une projection). Il ne s’agit donc même pas d’un reflet du Soi qu’il est, mais juste d’un reflet de son moi, de son apparence. L’histoire de Narcisse n’est donc pas celle de « l’amour de Soi », mais celle d’une « séduisante image de son propre moi ».

Pareil à Ulysse qui se retrouve égotiquement encensé par le chant des sirènes, il risque sa perte. Mais Ulysse s’était fait attacher au mât du bateau pour ne pas se laisser emporter par ces flatteries, et il a fait boucher les oreilles de ses matelots pour qu’ils puissent encore conduire le navire. Toutefois, Ulysse ne pensait pas qu’il s’agissait d’un autre ! Narcisse, lui, contrairement à Ulysse, ne se sent pas personnellement flatté. Son piège ne se situe pas là. Son image ne le flatte pas car il ne sait même pas que c’est son image : elle lui donne juste l’illusion qu’il rencontre enfin « un autre qui est sublime ». Dans un Eros* inattendu, il en tombe amoureux. Profondément séduit, il en cesse de boire et de manger… et en meurt (il meurt de soif juste là, devant la fontaine). Cette image stupéfiante, le met en narcose fatale.

*On peut évoquer trois sortes d’amour. Eros : amour intéressé, cherchant un profit (flux vers soi). Agapè : amour désintéressé, généreux mais submergeant l’autre (flux vers l’autre). Charis : amour attentionné où l’on est touché par la grâce de l’autre (flux vers soi qui nourrit l’autre). En fait, seul charis mérite cette dénomination !

Tout se passe comme si cette projection sur autrui lui faisait définitivement perdre la ressource du monde extérieure. Alors que cette ressource extérieure n’était que manquante, elle devient désormais inaccessible. Séduit par son apparence qu’il croit être un autre, il ne rencontre ni l’autre, ni lui-même... il se coupe du monde, et même de Soi… sa nature ontique n’a plus accès à sa conscience, et seule la mort de son apparence peut y remédier. La seule trace qui restera désormais de sa présence terrestre seront les fleurs portant son nom qui pousseront devant la fontaine, comme un souvenir discret (symptôme) de la grâce et de l’humanité qu’il a manquée autant en lui que chez autrui.

Quand nous rencontrons « socialement » autrui, nous sommes souvent pareils à Narcisse. Nous recherchons la compagnie… pour finalement ne faire que projeter sur l’autre ce que nous imaginons, ou ce que nous croyons, ou ce que nous attendons. Nous ne savons pas nous arrêter pour le rencontrer vraiment et nous en laisser émerveiller… pourtant, nous en laisser émerveiller viendrait nous nourrir sans déposséder l’autre de quoi que ce soit, et même en le nourrissant aussi. C’est le fameux Charis (lire « réjouissance thérapeutique » de février 2017) !

Au lieu de cela, ces cécités existentielles donnent les insupportables babillages sociaux que Theodor Zeldin, historien humaniste, compare à des « chants d’oiseaux » (non bucoliques, mais aussi assourdissants que stériles, qui n’ont que vocation de remplissage conversationnel). Un peu comme le « faux texte des graphistes qui permet de réaliser une maquette sans disposer d’un texte signifiant :

Exemple de faux texte généré de façon aléatoire :

Aliquando pastae sunt revertuntur, ita homines instar turbinis degressi montibus impeditis et arduis loca petivere mari confinia, per quae viis latebrosis sese convallibusque occultantes cum appeterent noctes luna etiam tum cornuta ideoque nondum solido

Aviditate saevitiam ne cedentium quidem ulli parcendo obtruncatis omnibus merces opimas velut viles nullis repugnantibus avertebant. haecque non diu sunt perpetrata. (https://www.faux-texte.com/lorem-ipsum-1.htm )

C’est sans doute ce qui a fait dire à Abraham Maslow que les sujets ayant touché la zone ontique passent pour des asociaux, car ils ne jouent pas à ce babillage et ne s’y mêlent plus. Pour eux, paroles ou textes sans signification ontique ne les concernent pas. Ils ne souhaitent plus jouer à ce jeu de « remplissage » visuel ou sonore.

3.2    Mourir de solitude, entouré de plein de monde

Narcisse meurt de soif devant la fontaine. Pareillement, nous « mourons » de solitude au milieu de plein de gens. Notre quête ontique ne trouve pas sa ressource dans le nombre des rencontres, ni dans l’intimité des attentes. Nous pouvons nous en sentir affectés au point de ne plus avoir la ressource du goût de vivre. Le manque de la « vraie nourriture ontique » d’une rencontre, juste compensée par les reflets sociaux, peut laisser un tel vide que, quand on le réalise, cela s’appelle une dépression, un affaissement, un creux, un trou existentiel. Cela peut même être si douloureux que celui qui en souffre peut souhaiter ne plus vivre, voire mettre fin à ses jours (voir sur ce site la publication « Dépression et suicide » de juin 2001).

Comment a-t-on pu croire que Narcisse était en amour de Soi, alors qu’il était avant tout en solitude existentielle, dans un jeu de miroir, où même la foule n’est qu’un reflet de ses attentes, de ses croyances, de son monde. Quand il regarde ce qu’il croit être un autre, il ne voit qu’une projection de sa propre image, il ne voit qu’un reflet.

Or il se trouve que, pour ne plus être seul… il s’agit d’être deux. Pour être deux, il s’agit de cesser de ne faire qu’un (cela avait échappé à Kronos). Que ce soit par fusion ou par une projection produisant l’illusion d’une auto-contemplation, ne faire qu’un c’est perdre la possibilité de rencontrer l’autre. Oser être distincts l’un de l’autre donne la possibilité de la rencontre.

Mais être distinct c’est prendre le risque que l’autre, nous rencontrant vraiment, nous révèle authentiquement à nous-mêmes, bien au-delà des images ou des objets. De la rencontre peut émerger la révélation de chacun à ses propres yeux, et pour que cela se produise naturellement, avons-nous cet élan chacun d’oser être Soi, afin de vraiment rencontrer autrui ? « Être soi » et « rencontrer autrui » fonctionne alors en systémie, en rétroactivité fructueuse.

3.3    Au-delà du « miroir narcissique »

Chez le narcissique, l’autre est comme un miroir ne proposant que le reflet de ses propres croyances ou de ses attentes. Contrairement à ce que l’on entend trop souvent, le narcissique n’est pas celui qui s’admire, et encore moins celui qui s’aime, mais celui qui ne voit en autrui qu’un reflet de ses propres constructions. Il ne se rencontre pas pour autant, car ce reflet n’est pas un reflet du Soi (l’Être qu’il est), mais un reflet du moi (le paraître qu’il joue socialement, en stratégies ou compensations). Voilà un miroir auquel Lacan n’a peut-être pas pensé : le miroir narcissique.

Ce miroir narcissique est pareil à une vitrine où, au lieu de voir ce qu’il y a derrière la vitre, nous ne voyons que le reflet de notre image (de notre paraître). Pour sortir de la solitude, pour vraiment rencontrer l’autre, saurons-nous faire une mise au point de notre perception permettant de voir, au-delà de ce reflet, la réalité de l’autre, sa présence ontique ? Existe-t-il psychologiquement des lunettes polarisantes (antireflets) qui nous permettraient de ne pas nous laisser narcissiquement abuser ? Il faut même aller encore un peu plus loin… car même si nous échappons au reflet de la vitrine, il existe un autre obstacle social… derrière la vitrine il y a l’étalage ! En effet, chacun de nous met à l’étalage non pas « qui il est », mais « ce qu’il peut montrer de plus flatteur ». De ce fait, les vraies rencontres nécessitent de porter notre attention vers l’autre en vérité, plus que vers sa devanture (ce qui entoure la vitrine), sa vitrine (source de reflets) ou son étalage (ce qui est derrière la vitre).

Pour se libérer de « l’effet narcisse » nous devons gérer deux obstacles : la vitrine (la vitre) qui amène l’autre, quand il se tourne vers nous, à ne voir que son reflet ; puis l’étalage que nous choisissons de montrer, sans oublier la devanture, ce qui entoure la vitrine pour la rendre attractive. Or la vraie rencontre se situe au-delà de ces « paraîtres ».

S’agit-il pour autant de débusquer les laideurs de l’autre derrière son fard (son « phare attractif » !) ? Certainement pas ! Il y a la devanture attirant vers la vitrine ; il y a la vitre avec ses reflets ; derrière la vitre il y a l’étalage avec sa séduction ; et derrière cet étalage il y a souvent un Être qui n’a pas touché sa nature ontique et se croit désavantagé. Il aurait besoin d’être vu en vérité par autrui pour se révéler à ses propres yeux (c’est ce qui se passe en thérapie). Il aurait besoin de ressentir l’émerveillement de l’autre qui le rencontre pour oser être. Il y gagne alors une vue « polarisante » libre des reflets, et une acuité qui perçoit la beauté (y compris la sienne véritable) au-delà de l’étalage. Frans Veldman proposait de voir en l’autre le bon présent et en devenir (1989, p.45). Luc Besson, dans son film « Angela » (2005) nous propose une telle histoire : cet Être de Soi profond (ici Angela) qui appelle l’Être de soi qui ne s’aime pas et tente toujours de paraître (André) qui de ce fait est toujours en échec. Ce film sous forme de fable raconte cette histoire touchante d’un Être qui ne se voit plus et ne va s’en sortir qu’en apprenant à s’aimer, à Être plutôt que paraître.

Qu’est-ce qui permet un tel émerveillement, une telle liberté ? Simplement de se laisser toucher par la nature profonde de l’autre, là où nous trouvons notre semblable, là où nous trouvons ce que nous avons en commun d’humanité, là où palpite la Vie. Curieusement, notre capacité à accepter les différences (qui nous rendent distincts, libres des reflets) nous permet de rencontrer le semblable (ce qui est touchant en l’autre, au-delà de l’étalage égotique). Nous nous rappelons alors avec saveur ce que disait Carl Rogers : plus c’est intime, plus c’est commun à tous.

« Ce qui est le plus personnel est aussi ce qu’il y a de plus général » (Rogers, 2005 - p.22)

3.4    La capacité d’émerveillement

Narcisse n’a pas de lunettes polarisantes, mais même s’il en avait eu, aurait-il su rencontrer l’autre au-delà de son étalage : rappelons-nous de son indifférence par rapport à la nymphe Echo. Tout commence pour lui par son insensibilité à autrui. Il ne semble sensible ni à l’étalage, ni à l’Être. Sa perception s’arrête à la vitre de la vitrine où il ne perçoit que son propre reflet. Il faut dire que la nymphe Echo, condamnée à ne pouvoir que répéter les dernières paroles de son interlocuteur, n’a pas une grande capacité à créer un étalage verbal attractif. Les deux interlocuteurs concernés, Echo (reflet auditif) et Narcisse (reflet visuel) sont bien en peine.

En psychologie l’on a le narcissisme pathologique (libido du moi, désintérêt pour l’extérieur). Mais l’on a aussi le narcissisme normal vu comme stade du développement en jeu dans l’équilibre de la libido*. La libido du moi (soi-même pris comme objet sexuel) va ensuite vers autrui (considéré comme objet d’investissements extérieurs). Le narcissisme est alors vu comme une étape normale du développement de la personnalité, correspondant au jeune enfant encore non différencié vis-à-vis de l’extérieur.**

*Dictionnaire de psychologie - Roland Doron Françoise Parot – 1991 : Narcissisme
**Dictionnaire usuel de psychologie - Norbert Syllamy - 1993 : Narcissisme

Nous noterons que la notion « d’amour d’objet », parfois utilisée, n’est pas très heureuse en ce sens où l’amour est un terme en principe réservé aux Êtres et non aux choses. Le terme « libido d’objet » est plus juste en ce sens ou le terme « libido » désigne une énergie de besoin (juste un « éros » interne et non de l’amour au sens « charis »).

Mais nous avons aussi la narcissisation associée à la qualité de l’image de soi et même la re-narcissisation qui est considérée comme une restauration de cette image de soi. L’« image de soi » devient alors une quête, qui en vérité est une quête du « moi » plus qu’une quête du « Soi ». Pas étonnant que le thème ne soit pas clair !

En psychiatrie, la terminologie « narcissique » désigne généralement une personne imbue d’elle-même. Dans ce qui est désigné par le « trouble de la personnalité narcissique » l’on trouve des personnes en pathologie. Cette pathologie va du simple besoin de s’auto gratifier, imbu de sa propre importance, insensible aux avis extérieurs, mais ayant parfois le besoin d’être admiré, avec des comportements arrogants ou hautains… jusqu’à des « personnalités antisociales ». Puis nous avons même le fameux « pervers narcissique » (plus une structure de la personnalité qu’une pathologie) qui contrôle, soumet insidieusement, manipule pour arriver à ses fins, et est dans la prédation*.

 *article intéressant de Alberto Eiguer sur le thème complexe du pervers narcissique
Dans L'information psychiatrique 2008/3 (Volume 84), pages 193 à 199
(copier-coller le lien suivant dans la barre d’adresse google)
https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2008-3-page-193.htm
ou
https://doi.org/10.3917/inpsy.8403.0193

Il est à regretter qu’actuellement toute personnalité difficile soit étiquetée « pervers narcissique » de façon abusive. Les diagnostics de « pervers narcissiques », « bipolaires » ou « schizophrènes », sont hélas souvent posés avec un grand manque de nuances.

Dans le langage courant, « être narcissique » au-delà du fait de sonner comme un diagnostic, c’est presque un jugement… mais aussi une fausseté mythologique. Narcisse n’est pas vraiment imbu de lui-même. Il n’a simplement pas développé sa sensibilité à autrui. Narcisse ne sait pas voir, et avec Echo il se retrouve en face de quelqu’un qui ne sait pas se montrer. Ce « couple »* ne reflète-t-il pas nombre de nos déboires amoureux, ou même simplement communicationnels ?

*Voie la publication de  février 2001  «  Vivre son couple »

Il est toujours souhaitable de savoir rencontrer un Être au-delà de son étalage égotique. Quelque part, le fait que Echo soit dans l’incapacité de faire un « étalage » invite à la rencontrer « hors étalage », plus directement. Mais Narcisse ne sait pas faire cela car il est arrêté par la vitre et son reflet (vitrine), derrière laquelle il n’y a pas d’étalage (boutique vide, car Echo ne peut être démonstrative). Il n’a pas découvert la zone d’émerveillement, c’est à dire ce que l’on éprouve quand on accède à l’Être (même s’il n’a ni vitrine ni étalage).

Celui qui se laisse séduire par le reflet est en projection de lui sur l’autre. Celui qui se laisse séduire par l’étalage n’est que dans la fascination objectale et ne voit pas les Êtres. L’émerveillement c’est tout autre chose. La fascination n’est qu’un aveuglement, alors que l’émerveillement est un sentiment de plénitude résultant d’un tact ontique. Le tact ontique permet de se laisser toucher par l’existentiel, quand bien même il se trouve derrière des devantures ou des achalandages plus ou moins gracieux.

Le piège est sans doute de croire que ce manque de sensibilité est une faute. Certes il cause bien des déboires. Mais cette sensibilité est quelque chose qui se développe, ou même se déploie (car nous l’avons potentiellement en nous). Un peu comme une réaction en chaîne, chaque Être qui a été rencontré et a suscité un émerveillement chez quelqu’un, devient lui-même capable de cela envers autrui. Celui qui n’en a pas eu l’expérience ne sait pas encore le faire, ou cela prendra plus de temps. Cela n’en fait pas une mauvaise personne, même si elle est plus difficile à rencontrer, ou même inconfortable à côtoyer.

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4    Rencontres

4.1    Venir au monde

Comme le dit Heidegger, le « Dasein » est « l’Être AU monde », et non « l’Être dans le monde ». C’est dire la nature systémique de notre existence ! Selon lui, en plus de ce « Dasein », il y a « l’Etant » (notre manière d’être au monde) qui serait un peu l’étalage derrière la vitrine, puis il y a aussi « l’Être » (l’entièreté de Soi passée, présente et future) qui serait la zone ontique à rencontrer, au-delà des reflets et des objets attractifs.

Nous devons à Donald Wood Winnicott (psychanalyse) et à Frans Feldman (haptonomie) d’avoir identifié cette « base », ce « fondement », que procure le regard du parent quand l’enfant arrive. Si le parent éprouve de l’émerveillement, cela cautionne une place au monde à cet enfant qui fait là sa première expérience essentielle. Si le parent ne s’émerveille pas, voire est trop soucieux, l’Être qui vient au monde remettra à plus tard cette expérience… qui parfois se fait attendre longtemps au cours de la vie sociale, qui même souvent peine à arriver. D’Echo en Narcisse, et de Narcisse en Echo, le hasard des rencontres met parfois la dimension existentielle (ontique) en danger. Trop de « vitrines », trop « d’étalages », trop de reflets, trop de vides… et finalement chacun fait de son mieux… mais comme chacun est un « Être au monde » (et non simplement « dans le monde »), la dimension systémique fait que néanmoins l’avancée de chacun profite à tous.

Chacun commence à exister du mieux qu’il peut, puis rencontre l’autre dans sa différence, pour ensuite découvrir le semblable qui est en celui-ci… qui finalement le renvoie à ce qu’il y a de plus inestimable en lui-même. Voilà un chemin délicat, mais profondément naturel, qui passe par bien des turbulences.

4.2    La vraie rencontre hors narcose existentielle

« Ils sont morts. Ils ne le savent pas (ne se voient pas). Ils ne se voient pas entre eux ». Voilà ce que dit l’enfant au psy dans le remarquable film de M. Night Shyamalan  « Le 6e sens » (1999), qui est bien plus qu’un thriller métaphasique comme on l’a trop souvent dit. Il décrit implicitement cette incapacité à être conscient que l’on n’est pas en vie, et cette incapacité à voir autrui. Seul un Être vivant (ici l’enfant, héros de ce film) peut venir porter secours aux « non vivants » (ceux qui ne se voient pas entre eux et ne se voient pas eux-mêmes).

L’on peut hélas être physiquement vivant (et même vitalement très tonique), tout en étant existentiellement végétatif. Cela donne cette vie sociale hors sensibilité, avec les conversations en « chants d’oiseaux » de Theodor Zeldin (2014, p.14). Les Êtres se côtoient sans se voir, tout en disant plein de choses. Tels des miroirs aux alouettes, ils n’échangent que des reflets. Cela donne cette insensibilité qui caractérise Narcisse : insensibilité à soi-même, et à autrui, cécité à l’existence de soi et des autres, juste une perception du paraître.

L’idée est d’être physiquement vivant sans être existentiellement végétatif, et de voir au-delà du miroir, de la vitrine, de la devanture, de l’étalage. Être pleinement dans son humanité et sensible à celle d’autrui. Voilà le défi du développement et du déploiement d’un individu. La systémie joue d’autant plus que la capacité à rencontrer autrui favorise le déploiement de Soi, autant que le déploiement de Soi facilite la rencontre d’autrui. Au-delà des différences, nous trouvons le semblable, ce chez-nous d’humanité* qui habite chacun, ou dans lequel nous habitons tous… à la fois semblables, mais parfaitement distincts et différents.

*Voir la publication de janvier 2019 « S’ouvrir à ce qui se manifeste et non chercher ce qui se cache » paragraphe 5 « Simplicité atemporelle – Chez-nous d’humanité ». 

Comme nous le disait Carl Rogers, ce qu’il y a de plus intime est aussi ce qu’il y a de plus commun à tous (cité précédemment), d’où ce chez-nous d’humanité, ce semblable, au cœur de ces différences pourtant si nombreuses.

Allant encore un peu plus loin, nous découvrons que le narcissisme, tel que nous l’évoquons, ne concerne pas que les individus, il concerne également les peuples et les nations.

4.3    Peuples et nations sont aussi exposés au narcissisme

Au moyen âge quelqu’un eut l’intuition du danger des frontières internationales : Erasme qui finit sa vie en 1536 à Bâle, est un philosophe humaniste et hédoniste à la vie bien remplie. Né à Rotterdam, il vécut dans plusieurs nations (Angleterre, France, Italie, Allemagne, Belgique…) pendant de longues périodes. Il en appréhenda chaque langue. Néerlandais d’origine, il s’évertua à écrire en latin (un latin simple et accessible, et non un latin savant - langue européenne de l’époque), et se refusa à écrire dans chacune des langues de tous ces pays (ce qu’il aurait été en mesure de faire), y compris du pays de sa naissance, afin de ne nourrir l’orgueil d’aucune nation. Son vœu essentiel était d’abolir les frontières, de rendre ses textes accessibles au plus grand nombre, indépendamment de leur langue natale. L’abolition des frontières était son principe de fond. Il se désolait des guerres et prêchait un humanisme international (précurseur de l’Europe – un visionnaire). Ainsi, entre autre, il dénonça l’ego des pays et des villes, qui, pareils à Narcisse, ne sont capables que de vitrines et d’étalage égotiques, ne sachant qu’appréhender la valeur de leur propre reflet, dans la fierté d’un culte du « moi » et un déni de « l’autre »… mettant de ce fait l’humanité en danger. Même s’il parle « d’amour de soi » pour les nations, nous devons y lire « amour du moi », de leur paraître » :

« Si la nature a fait naître chaque homme avec cette Philautie, qui est amour de soi [du moi], elle en a muni également chaque nation et chaque cité. D’où suit que les anglais revendiquent, entre autres dons, la beauté, physique, le talent musical et celui des bons repas ; les écossais se vantent d’une noblesse, d’un titre de parenté royale, de l’habileté dans la controverse ; les français prennent pour eux l’urbanité ; les parisiens s’arrogent presque le monopole de la science théologique ; les italiens, celui des bonnes lettres et de l’éloquence, et ils en tirent comme peuple, l’orgueil d’être le seul qui ne soit pas barbare […] » il évoque aussi les romains, les grecques, les turcs, les juifs, les allemands etc. (Erasme - Eloge de la folie - GF Flammarion – 1964, p.52)

Le narcissisme concerne finalement autant l’individu que la cité, et la cité que la nation. Le nationalisme serait donc une forme de narcissisme politique. L’absence de nationalisme n’étant pas pour autant un déni de la nation, mais son ouverture au monde rendue possible, et donc en enrichissement de l’humanité à travers les différences de chacun.

Sans parler de nations ou de cités (mais c’est implicite) le philosophe anglais John Stuart Mill (1806-1973) poursuivit un propos analogue concernant l’ouverture à la différence, au respect d’autrui, à la considération :

« Ce n’est pas en noyant dans l’uniformité tout ce qu’il y a d’individuel chez les hommes, mais en le cultivant et en le développant dans les limites imposées par les droits et les intérêts d’autrui, qu’il deviennent un noble et bel objet de contemplation » (Mill, 1990, p.157).

« Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à cette personne, pas plus que celle-ci, d’imposer silence aux hommes si elle en avait le pouvoir » (ibid., 1990, p.85).

« […] ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer le silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage encore que ses détenteurs » (ibid). 

« Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent aussi un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus vive de la vérité que produit la confrontation avec l’erreur » (ibid).

L’anthropologue Ruth Benedict a étudié la problématique de synergie forte et de synergie faible chez différents peuples. Les sociétés à synergie basse font que la richesse aille vers la richesse et la pauvreté vers la pauvreté, elles font que la richesse engendre encore plus de richesse (pour certains) et que la pauvreté engendre encore plus de pauvreté (pour tous). Elles ne se préoccupent pas d’autrui, ni de la vie de chacun. Elles brillent narcissiquement, inconscientes de l’humain. Les sociétés à synergie fortes, elles, font le contraire :

 « Dans les sociétés à synergie élevée, à l’inverse, la richesse tend à être répartie largement […] D’une manière ou d’une autre, elle descend du riche vers le pauvre, au lieu de remonter du pauvre vers le riche » (Maslow – 2006, p.228).

Cité dans la publication d’octobre 2008 « Abraham Maslow » à « 7.1Sociétés et synergies (Ruth Benedict) »

Les sociétés à synergie faible, narcissiques, contemplent et étalent leurs propres avancées, leurs découvertes, leurs réalisations, leur économie et les responsables y disent, à chaque fois qu’une belle chose se produit, « je me félicite de… » (curieuse phrase si souvent entendue !)

Les sociétés narcissiques sont des sociétés à synergie faible œuvrant encore avec un comportement fossile de concurrence plutôt qu’avec un néocomportement de coopération, apporté par l’évolution au cours de quelques millions d’années.

4.4    « Concurrence fossile » ou « coopération innovante »

Il y a les comportements fossiles (basés sur la concurrence) et ceux qui sont une innovation de l’évolution (empathie, coopération). Les seconds s’avérant moins coûteux et plus opérants.

Les comportements collectifs évolués sont des comportements d’empathie et même de coopération. La nature qui a beaucoup été montrée sous l’angle de la prédation et de la compétition dans ses multiples documentaires animaliers comporte aussi des attitudes de coopération intra espèce, mais aussi inter espèces. Arrivé à l’humain, comme le disait Charles Darwin (cité précédemment) « prendre soin du plus faible » devient une ressource essentielle, autant pour l’individu lui-même que pour la communauté. Ce que les japonais ont même démontré avec l’expérience des Kawaii (après avoir vu des images de bébés animaux ou humains, les compétences s’accroissent).

Lemonde.fr (2013-18-01) -Recherches japonaises sur Kawaii :  http://www.lemonde.fr/vous/article/2013/01/18/kawaii_1819128_3238.html Publication d’origine sur  www.plosone.org  26/09/2012 à  http://www.plosone.org/article/info:doi%2F10.1371%2Fjournal.pone.0046362

Il a été montré que des enfants dès 18 mois ont des comportements empathiques (se porter secours entre eux, émotion de l’autre perçue avec concernement). Comme le précise Jean Decety (Dr en neurosciences) l’empathie est présente même chez le nourrisson et est phylogénétiquement ancrée en nous :

« Notre capacité à comprendre les autres est enracinée dans les propriétés physiologiques du système nerveux qui nous permettent d'entrer en résonance avec nos semblables. »

« […] nous possédons une disposition innée à ressentir que les autres personnes sont "comme nous" et nous développons rapidement au cours de l'ontogenèse la capacité à nous mettre mentalement à la place d'autrui. »

Jean Decety. Le monde 2003-08_28 : https://www.lemonde.fr/savoirs-et-connaissances/article/2003/08/28/jean-decety-l-empathie-une-specificite-humaine_331910_3328.html

Donc l’empathie, le fait de se sentir concerné par autrui, de ne pas être narcissique, n’est pas un comportement à acquérir, mais à ne pas perdre, ou à retrouver. Il ne fait pas partie de l’évolution d’un individu, mais de celle du vivant, qui l’a déjà accomplie au cours de l’évolution phylogénétique. Quand ce n’est pas là, c’est que cela a été perdu et attend d’être retrouvé.

Erasme, Darwin, Decety… tous évoquent cette bienveillance naturelle dont il convient de prendre soin, de ne pas l’altérer, de la retrouver (et non pas de la trouver).

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5    Le narcissisme (hors pathologie)

5.1    Le narcissisme, même hors pathologie, est une involution éducative

Finalement le narcissisme n’est pas vraiment un stade du développement, mais une sorte d’involution éducative, de recul de notre nature initiale. La source en est probablement l’environnement social qui propose une sorte de « loi du plus fort ». Nous sommes dans une transition d’évolution où, dans l’environnement social, se côtoient l’ancien paradigme de la concurrence (paradigme fossile) et le nouveau paradigme de la coopération (paradigme nouveau). Or l’indéniable « struggle for life » (lutte pour la vie) ne reflète pas la loi du plus fort, mais celle du mieux adapté et, même selon Darwin, le mieux adapté étant celui qui sait prendre soin du plus faible car, dit-il, la coopération l’emporte sur la concurrence en termes d’efficacité et d’économie.

Abraham Maslow insiste sur « cela » qu’il ne faut pas perdre, n’hésitant pas à soulever un intéressant paradoxe :  

« Nous en arrivons à ce paradoxe que nos instincts humains, du moins ce qu’il en reste, sont si faibles qu’ils doivent être protégés contre la culture, contre l’éducation, contre l’apprentissage – en un mot contre le risque d’être étouffés par l’environnement. » (Maslow -2008, p119)

Si nous sommes dans des zones environnementales encore axées sur la concurrence, la pression éducative y entrave l’émergence de l’empathie. Si j’ose le terme « involution », c’est que nous disposons naturellement d’empathie dès notre entrée au monde (observée chez les enfants et même les nourrissons). Le narcissisme n’est alors qu’un déploiement localement entravé de l’empathie, qui est une trajectoire naturelle à l’œuvre dans la nature. Même le monde animal en témoigne aussi bien en intra espèce qu’en inter-espèces. Bien sûr, le paradoxe est cette cohabitation de la prédation (où l’un des deux protagonistes disparait), et de l’empathie (où les deux protagonistes sont ontiquement comblés).

Cette nécessaire empathie venant accroitre nos compétences est démontrée chez l’humain, récemment par l’expérience japonaise avec les kawaii, et plus anciennement par Darwin (mentionnés précédemment). *

L’ouvrage « L’intelligence collective », en témoigne également (Marsan, Simon, Lavens, Chappelle, Saint Giron, Gérard, Julien – 2014). Bien que le titre en soit « intelligence collective », nous y découvrons la nuance entre « collectif » (une source commune) et « coopératif » (plusieurs sources qui convergent). Il y est aussi question de cette empathie naturelle :

« […] que l’enfant ne nait pas agressif mais qu’il est disposé au partage et à la compassion, et que c’est essentiellement l’éducation qui modifie la nature fondamentale de l’être humain […] Les neurosciences montrent que ce qui meut l’être humain à la naissance est principalement l’empathie » (Marsan and all, 2014, p.40-41)

Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, il est démontré que la compétition apparaît plus dans l’abondance que dans la pénurie :

« La compétition est concentrée sur les sites « abondants » (conditions favorables au développement des espèces) et la coopération sur les sites « en situation de pénurie » (conditions défavorables au développement des espèces). (ibid., p.63)

Le manque génère l’ingéniosité coopérative, alors que l’abondance et l’absence de danger génèrent plutôt l’individualisme.

L’humain dans son cheminement évolutif, œuvre grâce à la coopération et grâce à son individuation. Mais la collectivité qui est source d’efficacité (pensées multiples qui convergent en coopération), peut déraper en collectivisme qui est source d’extinction des individus au profit du groupe (une seule pensée qui soumet tout le monde, en synergie faible). De la même manière, l’individuation qui est source d’accomplissement (être pleinement qui l’on a à être, ouvert au monde), peut dériver en individualisme qui est alors source d’appauvrissement de la collectivité et de non-déploiement de Soi (« tout pour soi » sans préoccupation d’autrui, ego surdimensionné, synergie faible). Une oscillation entre ces extrêmes nous conduit à avancer assez lentement, sur notre trajectoire d’humanisation, vers une synergie forte, favorable à l’individu autant qu’à la collectivité.

5.2    Individuation et amour de Soi

La notion d’individuation, si chère à Carl Gustav Jung évoque un accomplissement de Soi : être qui l’on a à être, être sensible et ouvert au monde. Abraham Maslow avait aussi évoqué cet accomplissement qu’il dénomme « ontique » : devenir tout ce que l’on a à être. C’est aussi l’Être de Martin Heidegger (l’entièreté passée, présente et à venir). C’est peut-être aussi rejoindre le « Même » de Platon.

L’individuation, selon Jung, c’est l’accomplissement du Soi (existentiel), libre du moi (psychcosocial). Le Soi définit l’Être, et le moi définit la personnalité. Or la personnalité n’est pas « qui nous sommes », mais est « la stratégie sociale que nous mettons en œuvre pour nous en sortir face aux difficultés rencontrées »*.

*Voir publication de novembre 2005 « Le ça, le moi, le surmoi et le Soi »

L’individuation est un phénomène d’accomplissement, libre de l’ego et libre de tout narcissisme. L’amour de Soi qui s’y trouve est à l’opposé du narcissisme. Dans le narcissisme il n’y a aucun amour de Soi, il y a juste une contemplation de son image avec fascination, stupéfaction, narcose. Nous trouvons dans le narcissisme une inconscience d’autrui et du Soi, une absence d’empathie, une unique auto-référence. Le narcissique est seul car il n’a pas le moyen de voir le monde. : il n’a accès qu’à la projection de ses images, des reflets de sa pensée, des apparences de lui-même. Il n’a accès qu’à ces images dont il croit que c’est un autre… un autre qui de ce fait lui est insaisissable, invisible, non rencontrable, couvert des multiples reflets dont on l’enduit.

L’état narcissique, loin de l’amour de Soi, est un état d’anesthésie (narcose) où il ne se trouve que des images et des projections : projections personnelles et fantasmes sources d’émotivité. Alors que l’état d’individuation est un état de conscience et de sensibilité où l’on est pleinement Soi et pleinement ouvert au monde.

Le narcissique est pareil à une personne perdue dans un labyrinthe de miroirs, où il prend les reflets pour la réalité.

5.3    L’empathie et les neurones en fuseau

La nature nous a pourvu de « Neurones en fuseau ». C’est du moins le nom que leur ont donné les neurologues.

« Nos neurones entrent sans arrêt en résonance avec ceux d’autrui ; nos intériorités sont en communication directe »
« Dans votre cerveau les neurones qui ressentent l’autre côtoient les neurones moteurs qui permettent d’agir » (p.77). (
Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner – Boris Cyrulnik, Pierre Bustany, Jean-Michel Oughourlian, Christophe André, Thierry Janssen, Patrice Van Eersel – Albin Michel Poche, 2012 p.67). L’auteur parle même d’une sorte de « wifi neuronale » p.67 à p.78)

Selon ces auteurs, les neurones miroirs suscitent les mêmes gestes, alors que les neurones en fuseau, eux s’activent en 1/20.000e de seconde d’un cerveau à un cerveau voisin pour y susciter la même émotion.

Dans la mesure où nous éprouvons ce que ressent l’autre, cela nous conduit naturellement à prendre soin de lui (empathie spontanée). L’avantage est que cela nous porte à ne pas lui infliger de souffrances. Mais l’inconvénient est que cela nous porte aussi à tenter de le calmer plutôt que de l’entendre : c’est ce qui nous amène à dire à une personne qui souffre « Ce n’est rien, ça va aller, soit positif… » plutôt que de lui dire « C’est cela que tu ressens !? C’est à ce point !?... je suis touché que tu partages cela avec moi. ». Les neurones en fuseau, sans individuation, sans sensibilité à Soi, aux Êtres et au monde, conduisent souvent à une gestion par le déni et n’inspirent pas la reformulation, la reconnaissance, la validation.*

*Lire sur ce site la publication de janvier 2018 « Evolution : être libre du déni - n’être ou ne pas n’être ».

Cet outil physiologique (neurones en fuseau), qui permet de ressentir en soi ce qui se passe chez l’autre, prend surtout sens hors du narcissisme. Nous avons alors une sensibilité au service de la rencontre d’autrui. Sinon ce n’est que de l’affect qui nous embrouille émotionnellement.

Pour comprendre cette nécessaire reconnaissance de l’autre et la validation de ce qu’il éprouve, faut-il encore que nous ayons déjà cette posture vis-à-vis de soi-même ! Or, même vis-à-vis de Soi, la tendance est souvent plus la projection de ses souhaits qu’une sensibilité du cœur. Nous-mêmes peinons avec la perception de Soi en vérité et en amour.

En contact direct, en reconnaissance, hors du monde des miroirs… laissons l’évolution et l’expression de la conscience (la Noosphère de Teilhard de Chardin) s’accomplir naturellement. Accompagnons-en le déploiement, qui suit le fil de l’émergence de la Vie, tout en appréciant les différences comme sources de richesses. Sachons rencontrer le semblable qui se trouve en chaque autre et en nous-mêmes.

5.4    Le miroir et le « chez nous »

Le paradoxe consiste à savoir « accueillir et valider la différence afin de rencontrer le semblable ». La différence se situe au niveau du moi et le semblable se situe au niveau du Soi.

L’image (le social) et le semblable (l’ontique) nous promènent entre le besoin d’appartenance et le besoin de reconnaissance, en passant par le besoin d’estime (les besoins seront le thème de ma prochaine publication).

Abraham Maslow en évoquant la problématique des besoins nous fait remarquer le besoin d’appartenance, qui nous fait ignorer qui l’on est pour se fondre en soumission dans le groupe et y être accueilli sans heurts. Puis le besoin d’estime (valeur, ego) qui nous porte à nous distinguer par quelques éclats pour y être « le meilleur ». Et enfin le besoin de considération ou d’amour qui nous conduit vers une authenticité existentielle (ontique). Nous remarquerons que l’estime (valeur) concerne le moi, alors que la considération et la reconnaissance concernent le Soi (inestimable).

Le philosophe contemporain Nicolas Grimaldi nous fait part de cela sous l’angle de la philosophie :

« Pour attester son intégration, son appartenance, son affinité avec un groupe, chacun aspire à être semblable aux autres. Il y a un désir fondamental d’identité. Mais, par ailleurs, en même temps que chacun veut être comme tous les autres, personne ne veut être n’importe qui. Chacun veut se distinguer pour affirmer sa particularité. Tout aussi originaires que le désir d’identité existe donc un désir de différence. » (Grimaldi, 2013, p.26)

On pourrait dire que nous tendons vers le fait d’être distincts, mais que cela n’est efficient que quand nous savons ne pas être distants, que cela ne s’accomplit que si nous nous laissons toucher par les Êtres. Ni fusionnels ni distants, juste distincts, mais en contact… être distincts sans être distants, en tact psychique.

Au niveau ontique, le tact psychique nous conduit à nous sentir touchés par qui est l’autre. Au niveau psychosocial, si nous ne considérons que le monde des images, nous nous sentirons non pas « touchés », mais « affectés ». Être touché (tact) ou être affecté (impact), il ne s’agit pas du tout du même endroit.

Il y a au cœur de chaque Être un « endroit » qui est semblable chez tous. Comme nous l’avons, Carl Roger en avait eu la magnifique intuition en évoquant que le plus personnel est aussi le plus général

Se sentir touché, c’est privilégier notre attention à cet endroit qui, comme un « chez-nous d’humanité », est enrichi par la perception que nous permettent les fameux neurones en fuseau. Cela nous conduit vers une sensibilité très fine, profondément ontique, mais sans affect.

Si nous sommes aveugles à cette humanité qui est en chacun de nous, nous ne disposons que du miroir, fournissant une illusion de rencontre (purement psychosociale et aucunement ontique). A ce stade nous ne pouvons qu’être narcissiques.

Quand nous sommes sensibles à cette humanité commune qui nous habite tous, nous découvrons avec étonnement qu’il y a de l’autre en nous et de nous en l’autre. La situation est analogue à une situation holographique*, comme si chaque élément contenait la totalité. Ce processus de rencontre ne passe plus par des images, ni des projections, mais par une sensibilité intime systémique, ontique.

*« Non seulement l’homme est une PARTIE de la nature, et la nature est une part de lui, mais il doit aussi être isomorphe (semblable à elle) afin d’être viable en elle. » (Maslow - 2006, p.367)

Quand nous ne parvenons pas à cette sensibilité ontique, quand nous ne savons pas percevoir ce « semblable », nous nous contentons du psychosocial et du miroir. La notion de miroir a pris une place étonnante en psychologie. Bien sûr il y a le « stade du miroir » de Jacques Lacan, mais nous remarquons aussi que nous parlons souvent de « refléter » pour parler de la reformulation (Carl Rogers lui-même utilise souvent ce concept). Mais aussi, plus couramment, nous parlons de « réflexion » ou de « spéculation » pour évoquer notre fonctionnement cognitif. Or une « image spéculaire », c’est aussi le reflet dans un miroir. Le miroir a fait couler beaucoup d’encre, depuis narcisse jusqu’à Lacan, et même dans notre langage. Or, comme nous l’avons vu précédemment, un faisceau de lumière ordinaire qui a tendance à se disperser, après de multiples allers/retours en reflets, gagne en cohérence (laser). De même dans notre pensée, réfléchir ou spéculer permet à une pensée diffuse de gagner en cohérence, d’être moins dispersée. C’est là une des qualités de notre intellect.

Pourtant, ce « chez-nous » se trouve au-delà du cognitif, au-delà du miroir, au-delà des reflets.

5.5    Au-delà du miroir… un Être

Au-delà du miroir, de la vitrine et de la devanture, au-delà des reflets et de l’étalage, se trouve le « Réel ». J’ai publié en avril 2018 « La réalité, la vérité et le réel » :

-la réalité c’est la perception que nous donnent nos sens et notre réflexion cognitive (avec son lot de certitudes et d’illusions),

-la vérité c’est ce que nous démontrons (cognitivement bien établi, mais rapidement remis en cause),

-le Réel, c’est ce qui est au-delà de tout ça, ce qui existe réellement, et dont nos sens et notre intellect ne nous donnent pas forcément la perception directe (dont la dimension ontique).

« Au-delà du miroir », cela ferait presque penser à Alice au pays des merveilles. Mais ce n’est pas tout à fait cela. Cela ferait plus penser au film Matrix de Andy et Larry Wachowski (1999), où ce que l’on croit être la réalité est une illusion et ce que l’on croit être une illusion est la réalité.

Pas étonnant que cela malmène notre système cognitif ! Perceptions, réflexions, spéculations et démonstrations, nous sont très utiles pour mener notre vie physique et sociale, mais pour ce qui est de notre vie psychique, nous avons besoin de rejoindre le « Réel », c’est-à-dire essentiellement la zone ontique, la noosphère.

Au-delà du miroir, que ce soit en Soi ou chez autrui, nous trouvons de l’existentiel, nous trouvons ce qui fait sens, ce qui nous touche. Pour qui a son attention à cet endroit, il y a plus de paix avec soi-même et avec les autres, sans pour autant oublier les réalités que nous montrent nos sens et notre intellect. La perception ontique est première, et l’on s’y trouve plus touché qu’affecté. Nous y contactons un « essentiel » qui donne sens à notre vie et même à la Vie. Notre besoin de sens y trouve son compte. Comme le propose le Tantra (étymologie « métier à tisser »), la vie est ainsi comme un tissage où le fil de chaîne est l’Être, et viennent s’y entrelacer les innombrables allers et retours du fil de navette qui est le corps avec sa sensorialité… réalisant ainsi une étoffe existentielle qui se déploie.

Bien des crises ou des dépressions sont une perception intuitive de ce Réel dont on ne trouve la trace dans aucun reflet, dans aucune démonstration intellectuelle, dans aucun discours. Un Être peut « tout avoir pour être heureux » et se trouver cependant profondément dépressif, car ce vers quoi il tend, sans pouvoir clairement le conscientiser, c’est cette dimension ontique, ce réel que rien ne semble évoquer. Il y a là le fait de faire l’expérience d’une chose éprouvée, mais dont l’intellect ne sait pas bien rendre compte. Abraham Maslow avait eu une extraordinaire intuition de cela en montrant que si un individu est frustré sur le plan ontique, il reste insatiable au niveau de tous les autres besoins (physiologiques ou psychosociaux), quoi qu’on lui donne en plus sur ces besoins « inférieurs ». Il y fait clairement la distinction entre la pauvreté de la zone « intérêt » (insatiable) et la richesse d’une expérience dans le domaine « ontique » (plénitude) :

« L’état de satisfaction se révèle n’être pas forcément un état de bonheur ou de contentement garanti. C’est un état incertain qui soulève plus de problèmes qu’il n’en résout. Cette découverte implique que, pour beaucoup de gens, l’unique définition d’une vie digne d’intérêt est de ˝manquer de quelque chose d’essentiel et de faire tout pour l’obtenir˝. [….] Mais nous savons que les individus accomplis, même si leurs besoins fondamentaux ont été satisfaits, trouvent leur existence encore plus riche de sens parce qu’ils peuvent vivre, pour ainsi dire, dans le domaine de l’Être. La notion ordinaire, courante, d’une vie digne d’intérêt est donc fausse ou au moins immature » (2008, p.26-27)

La zone de l’intellect sert les besoins physiologiques et psychosociaux (intérêt) et se trouve être très utile à ces niveaux. Mais pour la zone ontique, il s’agit d’intuitions, de sensibilité, d’indicible, parfois même de non pensable. Comme le disait Lao Tseu :

« Grand carré sans angles, grand vase inachevé, grande mélodie silencieuse, grande image sans contours : le TAO est caché et n’a pas de nom, cependant sa vertu soutient et accomplit tout » (Lao Tseu, 2000, 41) 

Au-delà de la réalité et des vérités, cela peine à être énoncé et l’émergence en est toujours subtile et ses traces discrètes. En fait cette subtilité est tout à fait perceptible si l’on ouvre un autre mode : plutôt qu’un intérêt exclusif pour ce qui est « chose » qui nous rend insatiable, vulnérable, et aveugle à l’ontique... nous privilégierons une attention pour ce qui est « Être », qui nous met en plénitude, stable, sécure, et sensible. En fait nous sommes animés par une tendance naturelle :

« Cette tendance peut être formulée comme le désir de devenir de plus en plus ce que l’on est, de devenir tout ce qu’on est capable d’être » (Maslow, 2008, p.66).

Pourtant, concernant cette zone existentielle, ontique, Maslow remarque qu’alors que nous l’attendons plus que tout, c’est en même temps quelque chose que nous craignons :

« Il s’agit d’une chose que non seulement nous ne connaissons pas, mais que nous avons peur de connaître » (Maslow, 2006, p.104) alors que « J’ai découvert que le besoin d’accomplissement est beaucoup plus fort que je ne l’imaginais » (Maslow, 2006, p257)

5.6    Libre de la régression narcissique

Ce fameux narcissisme serait donc un retrait existentiel plus qu’une étape vers le déploiement. Même si ce retrait fait sens, car il se produit suite à de chocs, de blessures, de difficultés à se trouver au monde, il ne constitue pas une étape mais une réduction de notre capacité ontique naturelle, de notre empathie initiale, du fait de notre pulsion de survie. Cette pulsion nous ampute temporairement de parts de Soi, pour nous mettre à l’abri de son émotion surdimensionnée (quand il y a eu trauma), ou pour les mettre elles-mêmes à l’abri en situation dangereuse avant qu’elles n’en soient abîmées. Nous avons ainsi à l’écart de nous-mêmes (zone consciente) des éléments séparés (zone non consciente) qui sont 1/soit des Êtres de Soi meurtris mis à l’écart, 2/soit des Êtres de Soi ressources mis à l’abri.

De plus, notre focalisation sur la physiologique et le psychosocial ne nous permet pas de comprendre notre nature profonde, ce qu’une fois de plus Maslow a parfaitement énoncé :

« Il est évident que nous ne pourrons jamais comprendre totalement le besoin d’amour, aussi étendu que soit notre savoir sur le moteur de la faim » (Maslow, 2008, p.43).

Nous ne pratiquons pas suffisamment la langue du cœur. Avec les mêmes mots, nous y disons d’autres choses, plus subtiles. Maslow va jusqu’à nous conduire vers un monde où se trouve cette langue subtile, haute définition, ajustée à cette précision existentielle : la langue ontique

« D’ailleurs d’autres impressions, plus vagues encore, me dictent que la communication facilitée par l’usage de la langue ontique s’accompagne d’une grande intimité avec l’interlocuteur, du sentiment de partager des loyautés communes, d’œuvrer pour un même objectif, d’être en ˝sympathie˝, de ressentir comme un lien de parenté avec lui, d’en être en quelque sorte coresponsable » (2006, p.273).

Il note avec pertinence que des Êtres plus ontiques que narcissiques peuvent paradoxalement sembler asociaux, car ils ne sont pas dans le monde de l’intérêt. Or le psychosocial (qui en vérité n’est pas vraiment « social ») est un monde d’intérêt rempli de bavardages, de buts superficiels, matériels, de brillances et de paillettes, de convoitises, qui ne concerne pas l’Être accompli. Cet Être accompli est proche du monde, mais pas des vitrines et des devantures.

 « …ils marquent un désintérêt pour les conversations de salon, les échanges de banalités, les mondanités ou autres formes de relations sociales ; ils peuvent alors s’exprimer ou se comporter de manière déroutante, choquante, insultante ou blessante. […]

Ils ne sont pas à l’abri de la culpabilité, de l’anxiété, de la tristesse, de l’autopunition, de la lutte intérieure et du conflit. Le fait qu’il ne s’agisse pas de phénomènes névrotiques est peu pris en compte par la majorité de nos contemporains (y compris les psychologues), qui ont donc tendance à les considérer comme des individus psychiquement malades » (2008, p234).

Il ajoute « L’indépendance relative par rapport à l’environnement que l’on trouve chez un sujet sain ne signifie pas, bien sûr, une absence de lien avec celui-ci » (ibid. p.91).

Ce que l’on pourrait appeler « côté vraiment social » reflèterait un Être accompli, pleinement lui-même et pleinement en proximité avec les autres Êtres. Mais il n’est en proximité ni de leurs vitrines ni de leurs devantures.

Il convient de distinguer le collectif du collectivisme, et l’individuation de l’individualisme. Cet Être accompli ne serait pas narcissique, il aurait pleinement déployé le Soi qu’il est, hors images, en présence, et en ouverture au monde, à chacun, et à tous. Par contre il peut se retrouver mortifié s’il n’est entouré que de manifestations superficielles, d’Êtres qui ont renoncé à eux-mêmes, au profit d’images, d’apparences, de projections, de faux buts, de volubilités incessantes.

Il ne peut que se désoler de voir cette solitude mortifère des narcissiques, qui quoi qu’entourés de monde vivent seuls au milieu de leurs projections spéculaires et se retrouvent si difficiles à rencontrer. Le narcissique ne voit pas les Êtres qui l’entourent, mais seulement des projections de sa propre apparence, et comme dans le mythe, il ne voit pas autrui, pas plus que Narcisse ne voyait la nymphe Echo, et il ne se voit même pas lui-même (il ne voit que son image croyant que c’est un autre).

On dit en psychopathologie que le psychotique n’est pas conscient de la réalité et projette au point d’halluciner (c’est soi-disant sa façon de remplir le monde réel qu’il ne perçoit pas). Or il se trouve souvent chez-lui que ce que l’on croit être hallucination n’est que perception d’un « Réel » (enjeu existentiel intérieur ou extérieur), mais déformée par les circuits intellectuels qui ne savent pas quoi en faire.

Le narcissique, lui, n’est pas étiqueté psychotique. Pourtant, il ne fait que projeter son image du monde autour de lui, et ne perçoit pas le « Réel ». La différence est que le psychotique priorise le « Réel » par rapport à la « réalité » (l’ontique par rapport au superficiel), alors que le narcissique est coupé du « Réel » (ontique) et instrumentalise la « réalité » (matérielle) pour satisfaire à ses représentations.

Cependant, l’Être accompli et pleinement lui-même, libre du narcissisme, ne parvient pas à « jouer » avec les narcissiques qui l’entourent. Alors qu’il souhaite profondément s’amuser (« s’amuser », avoir le museau vers le ciel, voguer au gré des découvertes et des inspirations), il ne lui est proposé que de jouer (« jeu » : espace délimité avec des règles précises dans un but donné).*

*Lire la publication de juillet 2016 « Jouer ou s’amuser »

Bien sûr nous ne sommes jamais totalement narcissiques ou totalement accomplis, mais un peu des deux, à différents degrés. Quand le curseur est plus dans la zone narcissique du moi, nous avons surtout du personnage, de la vitrine, de la devanture et des projections (vulnérables aux besoin physiologiques et psychosociaux qui servent de compensations à la frustration ontique). Quand le curseur est plus dans la zone existentielle du Soi, nous avons plus de présence, de conscience, de sensibilité de lucidité, de stabilité et d’authenticité. Nous sommes alors moins dépendant des besoins physiologiques et psychosociaux, car ils ne jouent plus en compensations… nous bénéficions d’une vie comportant bien plus de saveurs.

 « Si nous pouvions accepter comme objectif pédagogique majeur l’éveil et la satisfaction des valeurs ontiques (qui ne sont rien d’autre qu’un des aspects de l’accomplissement de soi), nous verrions fleurir une nouvelle sorte de civilisation. » (Maslow 2006, p.220)

Une telle sorte de civilisation ferait la réjouissance d’Erasme, Maslow, Rogers, Descartes, Plotin, Epictète et bien d’autres… et surtout de chacun d’entre nous et de tous, en synergie forte. Les Êtres passés et présents formant ainsi une équipe déterminée, œuvrant de concert à travers le temps vers un plus de Vie.

 Thierry TOURNEBISE

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Bibliographie

 Boris Cyrulnik, Pierre Bustany, Jean-Michel Oughourlian, Christophe André, Thierry Janssen, Patrice Van Eersel
 -Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner - Albin Michel Poche, 2012

Erasme
Eloge de la folie - GF Flammarion 1964

Grimaldi, Nicolas
A la lisière du réel - Les dialogues des petits platons 2013  

Hamilton, Edith
-La mythologie –- Marabout -1997Martin, René
Dictionnaire culturel de la mythologie greco-romaine – Nathan 1992

Maslow Abraham
-Etre humain - Eyrolles, 2006
-Devenir le meilleur de soi-même – Eyrolles, 2008

Rogers Carl
Le développement de la personne – InterEdition, 2005

Marsan, Christine – Simon, Martine - Lavens, Jérôme - Chapelle, Gauthier- Saint Giron, Sibille - Gérard, Thomas Emmanuel – Julien, Eric
L’Intelligence collective –, Editions Yves Michel 2014  

Schmidt, Joël
Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine –
Larousse 1998

Lao Tseu
-Tao Te King Editions Dervy, 2000

Veldman, Frans
L’haptonomie, science de l’affectivité – PUF, 2001

Winnicott, Donald Wood
Jeu et réalité – Folio Gallimard,1975

Zeldine, Theodore
-Les plaisirs cachés de la vie – Fayard, 2014
 

Filmographie

Besson, Luc
Angela - 2005

Shyamalan, Night
Le 6e sens - 1999

Wachowski, Andy et Larry  
Matrix - 1999

Liens

Liens internes

Vivre son couple  février 2001
Dépression et suicide » de juin 2001
Le ça, le moi, le surmoi et le Soi 
novembre 2005 
Jouer ou s’amuser
  juillet 2016 
réjouissance thérapeutique 
» de février 2017
Evolution : être libre du déni - n’être ou ne pas n’être 
janvier 2018 
La réalité, la vérité et le réel 
avril 2018 

Liens externes

Alberto Eiguer
auteur d’un texte intéressant sur le thème complexe du pervers narcissique
Dans L'information psychiatrique 2008/3 (Volume 84), pages 193 à 199
(copier-coller le lien suivant dans la barre d’adresse google)
https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2008-3-page-193.htm
ou
https://doi.org/10.3917/inpsy.8403.0193

Decety, Jean
Le monde 2003-08_28 :
https://www.lemonde.fr/savoirs-et-connaissances/article/2003/08/28/jean-decety-l-empathie-une-specificite-humaine_331910_3328.html

Recherches japonaises  sur les kawaii
Lemonde.fr (2013-18-01) http://www.lemonde.fr/vous/article/2013/01/18/kawaii_1819128_3238.html Publication d’origine sur  www.plosone.org  26/09/2012 à  http://www.plosone.org/article/info:doi%2F10.1371%2Fjournal.pone.0046362