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Conscience et langage humain

de l’imaginaire à l’expérientiel

Septembre 2023   -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

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Depuis son apparition sur la planète il y a plus de 3 millions d’années, l’humain a progressivement acquis le langage. Tant Néandertal que Sapiens se sont mis à avoir des sons spécifiques pour exprimer des choses nécessaires à leur survie. Ils désignaient ainsi l’environnement qui leur est sensoriellement perceptible.

Puis de 70.000 à 30.000 ans avant nous, vint ce que des préhistoriens nomment la « révolution cognitive » (Harari, 2015, p.32-33) : la capacité d’imagination. A partir de cette étape difficile à objectiver, ils ne nomment plus seulement ce qu’ils perçoivent, mais aussi ce qu’ils imaginent (p.36). Ils sont capables de se représenter mentalement par exemple « un homme à tête de lion » (p. 40-41). Cela les conduit jusqu’à notre ère actuelle avec de multiples applications de cette capacité (depuis les religions, jusqu’aux frontières territoriales, avec tout un système économique, avec des buts et des projets structurés, du temps et des moyens accordés à la recherche…). Cela lui a permis de fédérer de plus en plus de monde en coopération (atout de survie)… mais trop souvent davantage par soumission (source d’échecs) que par adhésion spontanée !

L’imaginaire est une capacité magnifique, également source de créativité. Nous lui devons la poésie, la littérature, la musique… et bien d’autres choses subtiles. Cependant, l’imaginaire, à lui seul, n’est qu’une copie mentale de situations sensorielles, quand bien même cette copie est un peu « trafiquée » pour énoncer des chimères, du fantastique, des agréments, des mythes ou des croyances. Par exemple, imaginer que l’on vole juste en agitant ses bras figure mentalement une situation qui n’existe pas pour un humain, mais dont on a ainsi une représentation mentale. Une nouvelle révolution serait celle d’utiliser le langage pour énoncer, non pas l’imaginaire, mais pour énoncer ce qui ne se pense pas, qui cependant nous habite tous : « l’expérientiel ». Cela ouvre un nouveau champ difficilement appréhendable cognitivement, mais intimement éprouvé. Outre le fait que cela soit au cœur de la psychothérapie (au moins en maïeusthésie), cette prouesse apparaît lentement depuis quelques siècles (même s’il y a peu de données historiques pour en témoigner précisément). Ces évolutions se font progressivement (il est difficile d’en objectiver la datation) et leurs actions conjointes permettent l’émergence d’intuitions réellement créatives.

 

Sommaire

1/ Émergence de la vie
- Un lieu – Une évolution que « prédit » la physique – Une évolution psychique – Nommer ce que l’on perçoit

2/ Fédérer autour de l’imaginaire
- Nommer, représenter ce que l’on imagine – Stocker une trace des paroles

3/ Fédérer par le pouvoir… la grande illusion
- Des tribus vers les cités et les royaumes – Des royaumes vers les empires – Les empires modernes – La soumission ou le profit ne fédèrent pas – Quelques zones qui auraient pu être neutres

4/ Évolution du langage humain
– Capacités relationnelles – Capacités communicantes – L’énoncé du non pensable - Multiplicité des langues

5/ Fédérer autrement
-Inconvénients des mythes - Fédérer sur nos intimes vastitudes - Le dénominateur commun – Des éprouvés indicibles – Des éprouvés non pensables – Mettre des mots sur ce qui ne se pense pas

6/ Un socle au service de notre Humanité
- Le plus intime, l’archétypal – Représentations mentales et accompagnements psychologiques – Des éprouvés qui ne se pensent pas – Le présent et tous ceux qui nous constituent – Des rencontres qui n’ont rien d’imaginaires – Place dans la psychothérapie - Paradoxe du langage – Prendre soin du monde

Bibliographie
Bibliographie du site

 

1    Émergence de la vie

1.1    Un lieu

Depuis un certain « Big bang » il semblerait qu’un Univers soit né. Il en découla des atomes, des étoiles, des galaxies, des planètes, puis de la vie. Voilà un résumé plus que concis de 13,5 milliards d’années. J’aurai le plaisir d’en étoffer un peu la description concernant le cheminement de notre humanité.

Il serait bien anthropocentrique (ou biocentrique) de penser que la vie ne soit apparue que sur Terre. L’astrobiologiste Nathalie Cabrol nous montre comment la vie trouve de multiples chemins possibles dans des environnements très variés et totalement inattendus (« A l’aube de nouveaux horizons » Albin Michel, 2023).

De même qu’autrefois on pensait que le Soleil tournait autour de la Terre (Géocentrisme), puis que les astres tournaient autour du Soleil (Héliocentrisme), aujourd’hui il arrive à l’homme de penser que la terre serait le seul endroit de l’Univers où la vie serait apparue… évoquant ainsi un « biocentrisme » tout aussi curieux que nos précédentes croyances.

Nous ignorons l’origine de l’Univers (ce « d’où il vient » qui serait une sorte « d’avant le début »), et nous n’avons même pas accès à son début (ce premier instant étant dissimulé derrière le fameux mur de Planck). Nous connaissons à peine son commencement, c’est à dire les instants qui ont suivi son début il y a 13,5 milliards d’années.

Nous savons cependant que la Terre est née il y a environ 4,5 milliards d’années. Nous savons aussi aujourd’hui que la vie est apparue sur cette planète il y a environ 3,8 milliards d’années avec le LUCA (Last Universal Common Ancestor : le plus ancien ancêtre commun). Nous savons aussi que des Hommes sont apparus il y a environ 3,5 millions d’années dans ce lieu avec leur démarche bipède. Enfin, il y a 2,7 millions d’années on trouve les premiers outils créés par l’Homme.

1.2    Une évolution que « prédit » la physique

L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan (entre autres) nous évoque l’idée d’« anthropie » (« La mélodie secrète – et l’homme créa l’univers » (1991, p.278). Anthropie, vient de anthropos : homme (à ne pas confondre avec « entropie » : principe de thermodynamique impliquant un désordre croissant). L’anthropie* évoque l’idée que l’humain aurait été déjà « planifié » dès le début de l’Univers (on peut alors parler de « téléonomie » : le futur contiendrait ainsi les règles, sources de la nature du présent, afin que ce futur puisse advenir). Alors, étonnamment, la source du présent sur ce point serait plus dans le futur que dans le passé !

*Naturellement Trinh Xuan Thuan précise que « anthropie » est un peu trop anthropocentrique et qu’il serait plus juste de dire que « la vie était déjà planifiée au début de l’Univers » et pas forcément l’Humain ! Il s’agit juste d’un amusement en parallèle avec le terme « entropie ».

Cette notion de « futur qui produit un présent » n’a pas beaucoup de consensus dans le monde scientifique. Il est vrai que la source du présent dans le futur… reste une curiosité.

Pourtant, les 15 constantes cosmogoniques qui déterminent l’Univers, d’après des astrophysiciens, nécessitent d’aboutir à une précision à 10-60 près : changer juste un chiffre 60 zéros après la virgule sur une seule de ces 15 constantes suffit à ce que la vie n’apparaisse pas… alors y aurait-il une « finalité » à rejoindre ? Une finalité qui attendrait son accomplissement ? Même s’il ne s’agit que de spéculations, cela mérite d’être évoqué.

« Il faut savoir que les propriétés de l’univers sont déterminées par une quinzaine de nombres appelés "constantes fondamentales de la nature", ainsi que par son état physique au moment de sa naissance – ce qu’on appelle les conditions initiales.[…] Nous avons pu mesurer ces nombres avec une très grande précision.[…] La précision du réglage de l’expansion de l’univers étant de 10-60, si nous invoquions le hasard pour en rendre compte, il faudrait postuler l’existence de 1060 univers différents, chacun avec sa propre combinaison de conditions initiales et de constantes physiques. » (Trinh Xuan Thuan, 2008, pp. 39-46)

A titre d’ordre de grandeur, selon les scientifiques, l’univers visible compterait 1080 atomes.

1.3    Une évolution biologique systématique

Nathalie Cabrol, astrobiologiste, Nous explique que l’Univers a pour « mission » de dissiper l’énergie, et que pour y parvenir de la façon la plus efficace qui soit, la vie est son moyen le plus performant. Celle-ci ne serait donc pas un accident dû au hasard, mais une étape naturelle de l’évolution de celui-ci.

« Cette observation ainsi que des travaux en biophysique ont conduit certains à se demander si la vie n’était pas un résultat inévitable, une évolution nécessaire plutôt qu’accidentelle.

Englend, en 2013, montre que les systèmes biologiques émergent naturellement parce qu’ils dissipent l’énergie plus efficacement. En d’autres termes ils pourraient être le produit inévitable de la thermodynamique. » (Cabrol, 2023, p.59)

David Elbaz, astrophysicien, nous révèle qu’un atome n’a pas la même efficacité pour produire de la lumière, selon qu’il est dans de la matière inerte (par exemple une étoile) ou dans de la matière vivante (un corps animal).

« Mais la vie excelle plus que tout autre dans cet exercice où la réunion d’éléments matériels offre à l’univers une capacité nouvelle de répondre à sa propension à engendrer de la lumière. On l’a vu en montrant qu’un atome rayonne 200.000 fois plus de lumière dans un être vivant que dans le soleil. » (Elbaz, 2021, p.200).

De LUCA jusqu’à l’Homme, la vie ne ferait ainsi qu’accomplir ce qui est « attendu » par l’Univers : « produire plus de lumière », « dissiper plus d’énergie ». Tout se passe « comme si » cet Univers avait une intention (sans pour autant que cela prouve qu’il en ait une).

1.4    Une évolution psychique

Le vivant en émergence est une chose ! La conscience en émergence en est une autre. Il ne suffit pas qu’il se trouve des cellules qui se multiplient sous la forme d’une biosphère (énergie vitale). Il s’agit aussi qu’une conscience s’y déploie et s’y exprime sous forme de « Noosphère » (Noos : « esprit », Vie). Le paléontologue Pierre Teilhard de Chardin, auteur de ces notions de « biosphère » et de « noosphère », a une intéressante version à ce sujet :

« Et, au cœur de la Vie, pour expliquer sa progression, le ressort d’une Montée de Conscience » (Teilhard de Chardin, 1955, p.161) « Tout au fond de lui-même, le monde vivant est constitué par de la conscience revêtue de chair et d’os. De la Biosphère à l’Espèce, tout n’est donc qu’une immense ramification de psychisme se cherchant à travers des formes. » (Ibid., p.165) « La conscience monte à travers les vivants » (p.195).

Version dont il découle une progression et un intime éprouvé en chacun de nous :

« La présence d’un plus grand que nous-mêmes, en marche au cœur de nous » (p196). « L’Homme ne progresse qu’en élaborant lentement, d’âge en âge, l’essence de la totalité d’un Univers déposé en lui. » (ibid., p.199).

Difficile d’avoir une connaissance objectivable concernant de telles choses, il s’agit juste de la mise en mots d’un ressenti intime, d’une possibilité qui mérite vraiment d’être prise en considération.

1.5    Nommer ce que l’on perçoit

La vie évolue depuis les êtres unicellulaires jusqu’aux animaux, puis des animaux jusqu’à l’Homme. Les animaux ont tous des moyens de percevoir (organes des sens), et un « langage » adapté à leurs besoins et à leur survie (recherche de nourriture, annonce de prédateurs ou de proies, parades nuptiales etc…). Yuval Noah Harari, historien, nous le rappelle dans son excellent ouvrage « Sapiens », où il retrace cette aventure humaine depuis la préhistoire jusqu’à nos jours… avec de saisissantes mises en relief !

Qu’il s’agisse d’avertir la communauté de l’arrivée d’un prédateur ou de la possibilité de nourriture, ou d’une opportunité d’accouplement … il y a des sons, des mouvements, des signaux adressés aux congénères concernés.

Mais être capable de paroles, offre plus de précisions. Indiquer la présence de proies ou de prédateurs est une chose, mais avoir des mots c’est mettre en œuvre un peu plus. Et même concernant les mots, il y a d’abord les paroles techniques (un prédateur, une proie, de la nourriture, de l’eau, un lieu convenable, un accouplement… etc.), puis en allant encore un peu plus loin il y a le langage de type « bavardage », offrant plus de possibilités d’échanges.

Il se peut qu’au début il ne s’agisse que d’une sorte de « bruit de fond », de « musique d’ambiance » en attendant de devenir de véritables conversations.

Dans son ouvrage « Les plaisirs cachés de la vie », l’historien Theodore Zeldin, distingue le bavardage social par rapport aux conversations.

« Pourtant, bien des conversations méritent à peine ce nom, parce qu’elles sont précipitées, entravées par les contraintes de la politesse et du statut social, la version humaine d’un chant d’oiseau qui ressasserait inlassablement le même refrain au sein du même cercle étroit de personnes » (Zeldin, 2014, p.14).

Plusieurs espèces d’Hommes se sont côtoyées durant l’évolution, dont Néandertal et Sapiens. Comment cela se passait-il pour eux ? Bien sûr, il n’y a pas de traces de leurs langages, de leurs façons de nommer. Cependant, le spécialiste phoniatre Jean Abitbol, évoquant l’évolution de la voix et de la parole au cours de 3 millions d’années, nous montre l’intrication de l’évolution du cerveau, de la voix et des gènes :

Outre une asymétrie privilégiant le cerveau gauche observée sur les crânes fossiles, allant de pair avec l’aire cérébrale du langage (Abitbol, 2013, p.46), apparaît un gène de la parole (le FOXP2, apparition non datée) qui contribue à la capacité de langage (p.14, 26, 48) ; il résulte de ce développement multifactoriel plus de 5000 langues sur la planète (p.50).

Jean Abitbol nous précise qu’il est difficile de savoir si c’est l’évolution du cerveau qui a permis de parler ou si c’est le fait de parler qui l’a fait évoluer… les deux phénomènes sont intriqués, mais semblent poussés par un élan systémique indéfinissable.

Marylène Patou-Mathis, préhistorienne, nous évoque ce cheminement chez Néandertal :

« Durant près de trois cent mille ans, Néandertal a évolué dans différents biotopes et sous différents climats. » (Patou-Mathis, 2010, p242)

« Le tatouage ou le langage de la peau sont sans doute parmi les premières expressions d’une pensée symbolique […] En Europe, Néandertal, comme l’attestent les découvertes dans une quarantaine de sites moustériens a récolté des colorants. » (ibid., p146-147)

« Néandertal parlait, son langage était peut-être moins riche en vocabulaire que le nôtre et dépourvu de syntaxe. Comme l’atteste la diversité des rites funéraires pratiqués par Néandertal, la mort suscitait chez lui émotion et réflexion. » (ibid., p.246)

Il y avait ainsi au moins une sorte de langage opérationnel. A notre époque, nous avons toujours un tel langage opérationnel, même s’il ne porte plus sur des besoins primaires ou des silex : « Je cherche ma voiture », « Je vais faire les courses », « N’oublie pas le chocolat », « Ne sois pas en retard au travail demain »… etc.

Heureusement il y eut aussi un peu plus que le bavardage. Le bavardage, est une sorte d’échange ludique partant un peu dans tous les sens. L’évolution nous permit d’aller plus loin avec la conversation, où les échanges sont plus précis, plus ciblés.

Concernant le bavardage, nous ne savons pas exactement ce qu’il était dans la préhistoire. Aujourd’hui, nous connaissons bien ce « bruit de fond social », ce « tapis sonore d’ambiance » qui remplit un salon au moment de l’apéritif, ou une salle à manger au moment du repas :

-Je viens de changer de voiture
- Cela me fait penser que j’ai mal garé la mienne
- Je ne sais pas encore avec quel véhicule je vais faire les courses, mais je ne sais pas non plus ce que je vais faire à manger demain
- Pourvu qu’on ne loupe pas le match
- De toute façon conduire est une peu une corvée
- Ah ben moi je trouve ça plutôt sympa
- Oui, mais les gens ne sont pas aimables au volant.
- La police non plus. On ne se sent pas libre.
- A l’école les profs ne font pas leur boulot. Ce n’est plus ce que c’était, il n’y a pas de respect.
- Le pire c’est l’adolescence. De toute façon il y a beaucoup d’ingratitude.
- Ben hier j’ai croisé madame Brédi avec sa fille, elles ne m’ont même pas dit bonjour.
-Ben moi aussi j’ai…

Etc…

D’accord cela peut aussi être plus profond ! Mais souvent… les mots fusent dans tous les sens sans que chacun n’entende vraiment l’autre. C’est plus une « musique d’ambiance » (plus ou moins harmonieuse) qu’une conversation.

Dans une vraie conversation, il y a un début d’écoute de ce que dit l’interlocuteur, des échanges, des validations :

« Je viens de changer de voiture – Tu en es content !? »
« Cela me fait penser que je devrais changer la mienne – Tu aimerais aussi la changer !? »
« Je ne sais pas avec quel véhicule je vais faire les courses, mais je ne sais pas non plus ce que je vais faire à manger demain – ça te préoccupe beaucoup les repas !? »
« Pourvu qu’on ne loupe pas le match – Tu aimes bien voir les matchs, tu as à cœur de ne pas manquer celui-ci !? »
« De toute façon conduire est une peu une corvée – Tu n’aimes pas ça !? »

- Ben hier j’ai croisé madame Brédi avec sa fille, elles ne m’ont même pas dit bonjour. – Cela t’a vraiment blessé !? ».

Nous remarquons qu’au lieu de parler de lui en retour, l’interlocuteur valide ce qui a été exprimé, et invite l’autre à en dire plus s’il le souhaite. Là, nous passons du bavardage à la conversation et même à un début de vraie communication.

Chez Néandertal et chez Sapiens, s’agissait-il de bavardage ou de conversation ? Même si l’historien Harari parle de bavardage à leur sujet… en fait nous n’en savons rien. Néanmoins, il fait une remarque de grande importance en identifiant la « révolution cognitive » :

« L’apparition de nouvelles façons de penser et de communiquer, entre 70.000 et 30.000 ans, constitue la révolution cognitive. […] La coopération sociale est la clé de notre survie. » (Harari, 2015, p.33-34)

Ce phénomène est bien difficile à dater précisément, mais il est très important.

En effet, Marylène Patou-Mathis évoque quelque chose d’analogue chez Néandertal, bien avant sapiens :

« La pensée symbolique serait apparue très tôt dans l’histoire humaine car elle répond à une nécessité et à une fonction. » (Patou-Mathis, p.145)

« Certains préhistoriens affirment l’existence, dès 300.000 ans d’une cognition déjà très complexe : planification à long terme, prédétermination et sélection intentionnelle des séquences d’action. » (Patou-Mathis, p.207)

« Il y a 100.000 ans il enterre ses morts. » (ibid., 2010, p.212)

« Son corps reposait sur le côté gauche, face à l’ouest, avec la tête disposée au sud. » (ibid., 2010, p.185)

De son côté, Charles Darwin, dans son ouvrage « Filiation de l’homme » a bien identifié cette nécessité de coopération comme étant la meilleure adaptation possible pour la survie :

« Aussi complexe qu’ait été la manière dont ce sentiment a pris naissance, comme celui-ci est d’une haute importance pour tous les animaux qui s’aident et se défendent mutuellement, il aura été accru par sélection naturelle ; car les communautés qui comprenaient le plus grand nombre de membres richement doués de sympathie, ont dû prospérer mieux et élever le plus grand nombre de descendants. » (Darwin, 2013, p.244-245).

« Cette vertu [Humanité], l’une des plus nobles dont l’homme soit doué, semble provenir incidemment de ce que nos sympathies deviennent plus délicates et se diffusent plus largement à tous les êtres sensibles. » (Darwin, 2013, p.266).

Finalement, ce que Y. N. Harari nomme « révolution cognitive » ne consiste pas seulement à avoir un imaginaire et une capacité cognitive, mais à pouvoir l’exprimer en langages symboliques (œuvres d’art ou paroles) ouvrant la voie vers une coopération plus vaste.

Le chemin de l’humanité va être, par différents moyens, de fédérer de plus en plus de monde semblant aller dans le sens que propose Darwin : « les communautés qui comprenaient le plus grand nombre de membres richement doués de sympathie, ont dû prospérer mieux et élever le plus grand nombre de descendants ». De plus en plus de monde, certainement… mais « doués de sympathie », ce point-là reste plus délicat à accomplir !  

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2    Fédérer autour d’imaginaires

2.1    Nommer, représenter ce que l’on imagine

Depuis 44 ans que je vis en Dordogne je n’avais jamais visité les « grottes de Lascaux ». Je viens de le faire récemment. Il y a 20.000 ans, nos ancêtres lointains témoignèrent ici d’une remarquable capacité artistique en représentant au moins 600 animaux.  Il s’y trouve surtout une symbolique très touchante : tous les animaux (bisons, aurochs, ours, rhinocéros, cerfs, lions…) y sont dessinés allant dans le même sens, allant vers le fond de cette longue galerie (car c’est plus une longue galerie qu’une grotte) ; dans l’autre sens, d’innombrables chevaux y sont dessinés allant vers la sortie ! Et au fond, comme point de départ de ces chevaux, nous trouvons un cheval étonnamment dessiné sur le dos. Finalement, il y entre des animaux, et il ressort des chevaux ! Vu l’abondance de représentations, il ne peut s’agir que d’une volonté bien déterminée d’exprimer une chose essentielle (même si nous ne savons pas laquelle).

Cet imaginaire de l’Homme est remarquable depuis bien longtemps. Il a des ressentis, des émotions (les animaux aussi d’ailleurs). Plus que de nommer ce qu’il perçoit sensoriellement, il va alors s’agir pour lui de nommer aussi ce qu’il imagine. Un pas considérable car une communication ordinaire permet d’être en contact seulement avec un maximum de 150 individus (Harari, 2015, p.38). Avoir une référence imaginaire commune permet de fédérer plus d’individus qui ne se connaissent pas forcément entre eux.

« Une fois franchi le seuil des 150 individus, cependant les choses changent et ne peuvent plus fonctionner ainsi. » (Harari, 2015, p39)

« Mais la caractéristique véritablement unique de notre langage, c’est la capacité de transmettre des informations non pas sur des hommes et des lions, mais sur des choses qui n’existent pas. […] toutes sortes d’entités qu’ils n’ont jamais vues, touchées ou senties. » (ibid., p.35)

« Ces mythes donnent à Sapiens une capacité sans précédent de coopérer en masse et en souplesse. […] coopérer de manière extrêmement flexible avec d’innombrables inconnus. » (ibid., p36)

« Le secret réside probablement dans l’apparition de la fiction. De grands nombres d’inconnus peuvent coopérer avec succès en croyant à des mythes communs. » (ibid., p39)

« La capacité de créer une réalité imaginaire à partir de mots a permis à de grands nombres d’inconnus de coopérer efficacement. » (ibid., p45)

Harari fait une remarque intéressante sur cette capacité d’avoir des mythes, qui n’a cessé de se manifester jusqu’à nos jour… jusqu’à construire notre société actuelle !

« Ce que nous saisissons mal c’est que nos institutions modernes fonctionnent exactement sur la même base. » (ibid., p.40) "Fictions juridiques" […] "société anonyme à responsabilité limitée" ». (ibid., p.42)

Il met même le sigle de Peugeot en parallèle avec, il y a 32.000 ans, un homme à tête de lion dans la grotte du Stadel (p.31 à 45)

« Quand ça marche, pourtant cela donne au Sapiens un pouvoir immense, parce que cela permet à des millions d’inconnus de coopérer et de travailler ensemble à des objectifs communs » (ibid., p.44)

« Le réseau commercial mondial actuel repose sur notre confiance en des entités fictionnelles comme le dollar, la Federal Reserve Bank et les marques commerciales totémiques des sociétés. » (ibid., p49)

« Faculté de transmettre des informations sur des choses qui n’existent pas vraiment. » (ibid., p.50)

Ainsi, dans la révolution cognitive, l’homme devient capable de représenter et d’énoncer des choses non matérielles (p.114) comme des mythes, des idéologies, des religions ou des cultures.

Finalement nous constatons qu’il est bien difficile de dater précisément cette innovation, mais nous trouvons là une nouvelle façon de favoriser une coopération plus large, allant vers une survie mieux assurée.

Le langage permet ainsi d’énoncer l’imaginaire, c’est-à-dire des choses qui n’existent pas, mais autour desquelles se fait l’accord d’un plus grand nombre de personnes. L’homme peut ainsi dépasser le maximum de 150 congénères en coopération, et progressivement l’étendre à des peuples entiers.

Ce qui ne semble pas pointé par Harari, c’est que le langage lui-même est source d’un imaginaire commun. Son confrère Bernard Cerquiglini nous rapporte que la langue commune est utile pour réunir un peuple autour d’un souverain. Rapportant les propos de Nithard qui rendit compte de cette situation au Moyen Âge (à remarquer que cet auteur nous révèle que la langue française n’est clairement apparue que vers l’an 800) :

« Deux autorités, deux langues : "il n’y eut plus d’espérances de se reioindre, chacun voulant vn Roy de son langage. " […] "Voulant chacun estre commandé par un homme de sa langue. " » (Cerquiglini, 2018, p.74)*  
*Ecriture orthographiée ainsi à l’époque.

Il parle même d’« Epiphanie » de la parole, d’éloge des langues vernaculaires (langue populaires), de puissance du langage (p.85). Nithard, petit-fils de Charlemagne, en fut le principal artisan, rédigeant pour la première fois un livre en français (et non en latin).

2.2    Stocker une trace des paroles

Des hommes apparaissent il y a 3.500.000 d’années (début de la bipédie).

Initialement chasseurs cueilleurs (au paléolithique), les humains parlent paraît-il depuis environs 350.000 à 150.000 ans.

La révolution cognitive (peut-être il y a 70.000 ans) le conduisit à figurer un imaginaire. Cette phase de révolution cognitive est difficile à situer précisément dans le temps. Elle fut certainement très progressive.

Les humains se sédentarisèrent il y a environ 12.000 ans : ils cultivent des végétaux et élèvent des animaux (au néolithique).

L’écriture « comptable » apparut il y a environ 6000 ans, probablement rendue nécessaire du fait de l’agriculture pour énoncer les biens. Puis l’écriture complète (poésie, mythologie, philosophie, etc.) il y a environ 4500 ans.

Silvia Ferrara, professeure responsable d’un programme de recherche européen consacré aux inventions de l’écriture nous donne d’autres informations : nous trouvons des signes géométriques et abstraits de même nature dans toutes les grottes de la planète (idiomorphes). Il y a 10 à 40 mille ans, ils ont été tracés par des humains (Ferrera, 2023, p.77). Ils sont bien antérieurs à l’écriture et sont plus fréquents que les représentations animales (p.78). Ils sont composés de 32 idiomorphes (p.79 - figure 12) …peut-être une constitution cognitive analogue chez tous les humains a permis ces émergences similaires sur l’ensemble de la planète (p.84). Très prudente Silvia Ferrera ne parle pas « d’écriture » mais de tracés intentionnels symboliques. Ces inscriptions sont antérieures à la période de sédentarisation et témoignent d’imagination et de moyens cognitifs très forts et très anciens.

Yuval Noah Harari énonce la révolution agricole comme « la plus grande escroquerie de l’histoire de l’humanité » (page 101). Le chasseurs cueilleurs, grâce à l’agriculture, ont pu se retrouver en communautés plus nombreuses du fait qu’ils disposaient de plus de nourriture. Mais pour cela il leur fallait travailler très dur. A partir de là, impossible de revenir en arrière vers la chasse et la cueillette, car cela aurait signifié de réduire leur communauté et d’en sacrifier quelques membres. Le travail devait alors devenir de plus en plus prégnant, de plus en plus incontournable (et en contingence avec l’eau, la terre, la météo, le bétail, les prédateurs, les voleurs etc.). De ce fait cette évolution comporte déjà une ambiguïté, un peu comme notre actuelle quête de croissance « infinie ».

La première nécessité fut de garder une trace de ces biens (des « comptes », des « actes de propriété », si rudimentaires soient-ils).

Le second défit fut de stocker ces traces, de façon à ce que l’on puisse aisément les retrouver.

Le premier lieu de stockage de la parole est le cerveau. Le cerveau de l’homme est plus gros que celui des animaux. Cela lui permit de gérer une quantité très importante d’informations. A noter que celui de Néandertal était bien plus gros que celui de Sapiens.

Mais la grande dimension du cerveau est un avantage qui comporte une ambiguïté : le cerveau (avec le tube digestif), est un élément corporel très énergivore. Un plus gros cerveau nécessite de s’alimenter davantage. Cela aurait-il desservi Néandertal qui laissa la place à Sapiens ? Cependant il laissa tout de même à ce dernier de 1 à 4% de son génome. Bien des théories tentent d’expliquer cette disparition de Néandertal au profit de Sapiens, mais aucune n’est définitive.

L’Homme, riche de ce cerveau a élaboré un langage. Cependant, le cerveau a une capacité de stockage limitée. Il reste alors à inventer l’écriture pout garder une trace objectivable de ce qui est énoncé.

Chacun d’entre nous qui tente de stocker et de sauvegarder ses photos numériques au retour de vacances a une petite idée de la difficulté de ce stockage ! Mais ce n’est qu’une petite idée. Mettre sur quel support ? Classer de quelle façon ? Garder en quel lieu sécurisé ?… Quand l’information est sur du bois, de l’os, de l’argile, de la pierre ou des peaux, ce n’est pas une mince affaire !

Si la révolution agricole impliqua l’invention d’une écriture il y a 5.000 ou 6.000 ans, celle-ci fut d’abord limitée aux nombres, du fait d’une nécessité « comptable » (Harari, 2015, p150-151). Nous n’y trouvions ni poésie, ni philosophie. Ce n’était qu’une écriture partielle (purement « comptable »). L’écriture complète, n’apparut qu’il y a environ 4.500 ans avec les Sumériens, 3.200 ans en Chine et en Egypte, il y a 3.000 ans en Amérique centrale (Harari 2015, p. 156).

De la pensée au langage, du langage à l’écriture, de l’écriture fonctionnelle à l’écriture complète. Stockage de l’information rendue alors possible hors du cerveau… du fonctionnel au fictionnel et au symbolique, à l’art… quel parcours ! Aujourd’hui nous disposons d’une impressionnante « bibliothèque mondiale » reflétant le chemin de l’Humanité... avec la plupart des éléments numérisés et accessibles sur le net.  

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3    Fédérer par le pouvoir… la grande illusion !

3.1    Des tribus vers les cités et les royaumes

La constitution de cités puis de royaumes a permis de fédérer plus de monde autour de souverains. Si certains peuples ont pu aimer leur souverain quand celui-ci était juste, le plus souvent celui-ci œuvrait essentiellement en termes de pouvoir, de possessions et de soumission. De ce fait la fédération était quelque peu imparfaite... et la survie aussi !

Charles Darwin avait pourtant remarqué que la survie dépend de la capacité de coopération (qui doit l’emporter sur celle de concurrence). Baruch Spinoza, lui, avait remarqué que la paix n’est pas l’absence de guerre, mais la concorde des âmes.

Les royaumes qui soumettent ne semblent pas atteindre cet objectif. Pourtant, des ensembles plus grands virent le jour : les empires.

3.2    Des royaumes vers les empires

Une sorte de « Révolution impériale » émerge. Habituellement les mots « révolution » et « impérial » ne vont pas ensemble. Je me suis amusé ici avec une sorte d’oxymore puisque la révolution, en principe, combat plutôt l’impérialisme.

Le principe de l’empire est de fédérer plusieurs royaumes ou plusieurs nations. Cela aurait pu être une bonne idée car il est possible de penser que plus il y a de monde en coopération, meilleure sera la survie ! Le mécanisme était probablement inconscient… cependant, l’attrait du pouvoir dépassait largement celui de la coopération et cela ne donnait rien de bon pour la survie… Les empires durent battre en retraite et se dissocier.

Réunir du monde en tentant de soumettre crée de multiples bombes à retardement, qui tôt ou tard, viendront exploser et disperser ce que l’on a tenté de réunir par la force en niant chaque individualité. L’ère des empires s’est disloquée pour revenir à des nations de taille plus raisonnables.

Cependant, certaines entités nationales, moins grandes certes, mais extrêmement diversifiées, semblent avoir réussi quelque chose d’assez respectueux. Par exemple Audrey Tang, première ministre du numérique à Taïwan, nous explique que dans son pays il y a 20 langues et 20 cutures différentes, et que chaque décision doit tenir compte de tout le monde et de toutes les langues. Ce pays technologiquement avancé semble avoir réussi une performance de coopération dans le respect de chacun et de sa place dans la diversité.

Audrey Tang — Wikipédia (wikipedia.org)

3.3    Les empires modernes

De nos jours les empires qui réunissent des royaumes ne sont plus vraiment d’actualité. Les empires actuels sont d’une autre nature. Ils se jouent des frontières et des nations, sans pour autant les abolir. Il s’agit plus d’économie et d’industries !

Il est alors des puissances qui enjambent les frontières et ne cherchent pas spécialement à fédérer, mais se retrouvent surtout contraintes à générer des profits en tirant les rênes subtiles d’un système complexe.

Comme pour les anciens empires, cela est également bien loin de contenter tout le monde. S’il n’y a pas vraiment une soumission affichée des personnes, il y a un profit, souvent à leur détriment. Ce profit démesuré contrarie fortement ceux qui peinent à boucler leurs fins de mois.

Le système est si complexe qu’il est bien difficile d’en comprendre tous les rouages. Il ne s’agit ni de le vénérer ni de le diaboliser, mais il est bien évident qu’il ne satisfait pas vraiment l’Humanité non plus… sans compter les désordres écologiques qu’ils engendrent et qui mettent même la planète en danger… notre habitat en est souvent bien égratigné, au moins du fait que nous consommons actuellement beaucoup plus que ce notre planète n’est en mesure de produire *... mais aussi parce que la biodiversité garante de notre équilibre y est en danger, ainsi que le climat.

*En aout 2022, on avait déjà consommé ce que la planète peut produire en une année. Actuellement, les mammifères sauvages ne représentent plus que 3% de tous les mammifères de la planète (le reste étant l’humanité et tout le bétail pour la nourrir).

Animaux sauvages : Seulement 3% de mammifères sauvages sur la planète - Les transitions
Biodiversité :
Rapport Planète Vivante 2022 | WWF France

La plupart d’entre nous sentons bien au plus profond de notre « humanité intime » qu’il y a là encore une dissonance avec ce que nous attendons de respect, de considération, de coopération, même peut-être simplement de bon sens.

Nous avons beaucoup plus de savoir qu’autrefois. Avec beaucoup de lucidité, René Descartes consacra tout un ouvrage pour expliciter que celui qui sait beaucoup a le plus souvent perdu son simple bon sens :

« Celui qui est, comme lui, plein d’opinions et embarrassé de préjugés, se confie difficilement à la seule lumière naturelle car il a déjà pris l’habitude de céder à l’autorité plutôt que d’ouvrir les oreilles à la seule voix de la raison. » (Recherche de la vérité par la lumière naturelle 1999, p.898)

3.4    La soumission ou le profit ne fédèrent pas

Fédérer plus de monde ne signifie pas soumettre plus de monde. La soumission est un piège. Elle n’a rien à voir avec la fameuse « concorde des âmes » de Spinoza, ni avec le « coopération » évoquée par Darwin. Les empires ont tenté de réunir une multitude. Surdimensionnés, sans concorde, ils n’ont pas abouti à la nécessaire cohésion source d’une meilleure survie. Tout n’y a sans doute pas été négatif (même si cela a tout de même engendré beaucoup trop de victimes !). Les brassages qu’ils ont occasionnés ont sans doute contribué à des avancées culturelles (mais avec quelques lissages ou effacements dommageables).

Le profit non plus ne fédère pas. Le profit des uns est même source de mécontentement des autres… voire de violentes révoltes. Adam Smith (philosophe et économiste anglais, 1723-1790) considère que l’égoïsme de chacun contribue à l’équilibre général (grâce, selon lui, à une sorte de « main invisible » qui gère l’ensemble). Si ce n’est pas totalement faux… ce n’est pas non plus totalement vrai :

« Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. » (Smith, 1976, p255-256)

Certes il prend l’exemple que le boucher propose de la bonne viande surtout pour avoir des clients, et que les clients vont chez lui surtout pour avoir de la bonne viande et que chacun ne cherche que son propre intérêt. Si cette observation fait sens, elle ne tient pas compte des extraordinaires rétentions de biens, des déficiences de qualités cachées, voire de malveillances outrancières en vue de profits toujours plus grands, où peu importent les inconvénients endurés par certains (voire aujourd’hui endurés par notre planète elle-même, ce qui revient à scier la branche sur laquelle on se trouve).

Pourtant, Pierre Kropotkine, zoologue, anthropologue et historien du communisme et de l’anarchisme écrivit « L’entraide, un facteur de l’évolution ». Il y relate comment les êtres humains ont vécu en coopération dans de très nombreuses circonstances, depuis la préhistoire jusqu’à notre époque contemporaine, en passant par les sauvages, les barbares, le moyen âge, etc. Ce document inattendu est une véritable ode à la coopération. Celle-ci, selon lui, semble avoir toujours perduré en dépit des errances politiques dont les historiens n’ont le plus souvent relevé que les conflits.

 « Les analystes, en effet, n’ont jamais manqué de raconter les plus petites guerres et calamités dont leurs contemporains eurent à souffrir ; mais ils ne prêtaient aucune attention à la vie des masses, quoique la plus grande partie de ces masses aient vécu en travaillant pacifiquement, alors qu’un petit nombre d’hommes seulement guerroyaient entre eux. » (Kropotkine, p.132)

« […] il faut ensuite les interpréter à l’aide de l’ethnologie comparée, et, après avoir tant entendu parler de tout ce qui a divisé les hommes, nous avons à reconstruire pierre par pierre les institutions qui les tenaient unis. » (ibid.)

Au moyen âge : « Si la maison d’un frère est brûlée, ou s’il a perdu son navire, ou s’il a souffert durant un pèlerinage, tous les frères doivent venir à son aide. Si un frère tombe dangereusement malade, deux frères doivent veiller auprès de son lit jusqu’à ce qu’il soit hors de danger, et s’il meurt, les frères doivent l’enterrer — grande affaire dans ces temps d’épidémies — et l’accompagner à l’église et à sa tombe. Après sa mort ils doivent pourvoir ses enfants s’ils sont dans le besoin ; très souvent la veuve devient une « sœur » de la guilde » (p.185)

« Mais la "production" n’absorbait pas toute l’attention des économistes du moyen âge. Avec leur esprit pratique, ils comprirent que la "consommation" devait être garantie afin d’obtenir la production ; et par conséquent le principe fondamental de chaque cité était de pourvoir à la subsistance commune et au logement des pauvres comme des riches » (p.193)

3.5    Quelques zones qui auraient pu être neutres

L’art pourrait être une zone « hors frontières ». Il pourrait fédérer bien du monde ! Mais l’art flirte fortement avec le business et y perd parfois son âme ou ses muses. Nombre de prix et de récompenses y favorisent surtout l’art d’« être brillant » plus que l’art lui-même. Pourtant la musique a réalisé ce tour de force d’avoir un langage et une écriture au-delà de la diversité des langues.  

La science également pourrait enjamber les frontières. Les découvertes essentielles pourraient appartenir au monde entier ! Mais là aussi l’économie de profit ou l’ego viennent perturber le déploiement naturel. Même dans une matière aussi fondamentale que les mathématiques, Alexandre Grothendieck, chercheur en mathématique, médaille Fields … décide d’abandonner la recherche tant l’esprit du monde « scientifique » déçoit ses élans d’humanité :

 « J’avais cru retrouver des frères en cette occasion exceptionnelle qui m’amenait, et je me trouvais devant des étrangers. […] C’est ce jour-là pourtant que j’ai dû comprendre sans paroles qu’un certain milieu, un certain monde que j’avais connu et aimé n’était plus, qu’une chaleur vivante que j’avais pensé retrouver s’était dissipée, depuis longtemps sans doute. » (p.264-265)

 « Notre monde si fier de sa puissance en mégatonnes atomiques et en quantité d’informations stockées dans ses bibliothèques et dans ses ordinateurs est sans doute aussi celui où l’impuissance de chacun, cette peur et ce mépris devant les choses simples et essentielles de la vie, a atteint son point culminant. » (p.210)  

Il se désole de la soumission de trop de scientifiques qui perdent leur authenticité et se laissent envahir par « des idées déjà entendues » :

 « […] j’ai été assez peu touché par ce conditionnement-là, qu’on pourrait appeler la « cécité culturelle » - incapacité de voir (et de se mouvoir) en dehors de l’ "Univers" fixé par la culture environnante ». (p.31)

 « Le lien que je veux dire est celui d’une certaine "naïveté", ou d’une "innocence" dont j’ai eu l’occasion de parler. Elle s’exprime par une propension (souvent peu appréciée par l’entourage) à regarder les choses par ses propres yeux, plutôt qu’à travers des lunettes brevetées, gracieusement offertes par quelque groupe humain plus ou moins vaste ; investi d’autorité pour une raison ou une autre. » (p.96)  

La difficulté de s’ouvrir à une évidence discrète  

Ce sont des choses qui sont déjà là depuis toujours, que tout le monde côtoie sans y faire attention, quitte à faire un grand détour autour, ou à passer par-dessus en trébuchant à tous les coups. » (p.345)

Ce qu’il aurait intimement souhaité comme contribution à l’humanité :

« Faire sortir de l’ombre ce qui est inconnu de tous – non seulement de moi (comme je l’ai vu précédemment), et ceci, de plus, aux fins d’être mis à la disposition de tous, d’enrichir un ‘‘patrimoine’’ commun. En d’autres termes, c’est le désir de contribuer à l’agrandissement, à l’enrichissement de cette ‘‘chose’’, ou ‘‘patrimoine’’, qui dépasse ma personne. […] besoin profond, indépendant, de tout conditionnement, qui atteste du lien profond entre la vie d’une personne et celle de l’espèce entière, un lien qui fait partie du sens de notre existence individuelle. » (p.558-559)  

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4    Évolution du langage humain

4.1    Capacités Relationnelles

Là où les informations comptent plus que les interlocuteurs

Les Êtres y sont reliés par les informations qu’ils échangent (reliés, relatifs, dépendants, attachés).

Langage fonctionnel : Au début nous aurions une sorte de « langage partiel » (précisions utilitaires), juste pour désigner l’environnement en fonction des besoins (lieux, abris, nourriture, prédateurs, etc.).

Bavardage : L’extension de ce langage partiel se diffuse vers des possibilités de bavardage (une sorte de brouillard d’informations pêlemêle) : parler de choses et d’autres, de tout et de rien, sans qu’aucun des interlocuteurs ne tienne vraiment compte de ce que l’autre cherche à exprimer. Une sorte de prétexte permettant une proximité sociale, donc jouant un rôle essentiel (quasiment une version évoluée et humaine de l’épouillage chez les primates)… le « chant d’oiseaux » de Theodore Zeldin !

Conversation : l’évolution nous conduit du bavardage vers la conversation (des informations partagées avec plus d’acuité et d’interactions). Ici le propos de l’un tient compte du propos de l’autre et c’est un premier pas vers ce qui pourrait être de la communication. Les informations transitent mieux, même si elles sont encore altérées par le fait qu’elles comptent plus que les interlocuteurs qui, souvent, sont plus ou moins en représentation égotique (personnages) : il s’agit plus d’y être intéressant et de convaincre, que de vraiment échanger. Cela devient « l’art d’être intéressant » qui n’est pas encore « l’art de se rencontrer ». Les propos de l’autre y sont souvent une opportunité de « faire valoir de soi » ! Les différences qui apparaissent à cette occasion, loin de fédérer, peuvent même générer des clivages, des distanciations, des conflits (au contraire du bavardage qui permet mieux de se réunir). Pour que les différences soient sources de richesses il faudra évoluer au-delà de la conversation et échanger dans le mode « communication ».

4.2    Capacités Communicantes

Là où les interlocuteurs comptent plus que les informations

Les Êtres y sont ouverts les uns aux autres (ouverts, libres et concernés, touchés par qui est l’autre).

Communication : avec notre empathie, de la conversation nous arrivons vers la communication.  Les Êtres, les interlocuteurs, sont au cœur de l’échange et nous disposons de plus de clarté. Fait nouveau les interlocuteurs (ici considérés comme des Êtres) comptent bien plus que les informations (considérées comme des choses) ! Les Êtres sont inestimables (au-delà du champ des valeurs), alors que les choses (les informations), elles, ne peuvent au mieux qu’être précieuses (valeur évaluable). De ce fait elles circulent et aboutissent beaucoup mieux, chacun tenant compte de l’autre et de ses ressentis, de ses émotions, de ses gênes, de ses priorités, de ses fondements cognitifs, de ses besoins, et surtout de sa dimension existentielle. Nous y retrouvons la pleine expression de cette empathie déjà évoquée par Darwin, qui favorisa notre survie et trouve là sa pleine manifestation. L’interlocuteur « entend » d’autant mieux qu’il existe vraiment, du fait de la reconnaissance qui lui est accordée. Le plus simple des bons sens nous dit que pour qu’il entende, il faut d’abord qu’il existe !

L’énoncé du non pensable : arrive enfin une étape aussi importante que la révolution cognitive. De la communication nous arrivons subtilement vers l’énoncé du non pensable : des zones d’« intuitions existentielles » verbalement énoncées. Il ne s’agit pas de la même chose que de l’énoncé des mythes. Enoncer un mythe, c’est énoncer quelque chose qui peut se représenter mentalement, qui peut s’imaginer.

Là il va s’agir d’énoncer ce qui ne peut s’imaginer, ce qui est hors de toute sensorialité, ce qui est juste « expérientiel », hors de toute imagerie, même mentale. Ce phénomène nouveau date tout de même de quelques siècles, mais il reste discret (rien ne s’accomplit en un jour seulement !)

4.3    L’énoncé du non pensable

Plotin (philosophe grécoromain) nous expliquait il y a un peu moins de 1.800 ans que l’Un (source de tout) « n’existe pas » car sa nature n’est pas d’exister (traité 49). Il nous énonce aussi ce lien entre le « Tout » et ses éléments :

« Chaque partie est un tout et reste un tout sans que la totalité soit amoindrie. » (Traité 8, IV-9 [10] ; 2003, p.49)

Lao Tseu (sage chinois contemporain de Confucius) il y a environ 2.600 ans, nous dit dans son livre « Tao Te King » que le Tao est pareil à une musique sans notes, à un carré sans angles, à une image sans contours, mais qu’il est source de tout :

« Grand carré sans angles, grand vase inachevé, grande mélodie silencieuse, grande image sans contours : le TAO est caché et n’a pas de nom, cependant sa vertu soutient et accomplit tout » (Lao Tseu, 2000, 41).

Gottfried Wilhelm Leibniz (philosophe, mathématicien) il y a environ 300 ans, évoque Dieu dans « Principe de la nature et de la grâce » :

« On a fort bien dit qu’il est comme centre partout ; mais que sa circonférence n’est nulle part, tout lui étant présent immédiatement, sans aucun éloignement de ce centre. » (1999, 13-169)

Il nous parle aussi de « monades* » comme unité de conscience qui contiennent déjà « tout » de façon potentielle et ne font que se déployer au fil des rencontres. Dans sa « Monadologie » de 1714 (1996) il en décrit la nature :

*Monade : élément simple, sans partie, unité de la Nature, sorte d’atome psychique :

« Ainsi, quoique chaque Monade créée représente tout l’univers, elle représente plus distinctement le corps qui lui est affecté particulièrement et dont elle fait l’entéléchie** : et comme ce corps exprime tout l’univers par la connexion de toute la matière dans le plein, l’âme représente aussi tout l’univers en représentant ce corps, qui lui appartient d’une manière particulière. » (p.256)  
**Entéléchie : chez Leibniz, désigne l’élément, la substance simple et indivisible, la monade créée. (p.246)

Des mises en mots de choses qui ne se pensent pas, dont il est parfois difficile de distinguer avec les mythes. Mais il ne s’agit pas de la même chose : les mythes, eux, peuvent se penser, telles des histoires ou des légendes. Je n’ai pas cité Leibniz pour le fait qu’il évoque Dieu, mais pour sa phrase très intéressante : « Centre partout, circonférence nulle part ». Ainsi, il va au-delà des mythes et des croyances et il énonce une chose qui ne peut se représenter.

Un peu aussi comme Edwin A. Abbott (mathématicien, né il y a 185 ans) dans son conte « Flatland » (1884) où il montre comment un être vivant dans un monde à deux dimensions (un plan) ne peut concevoir qu’il existe un « au-dessus » (car pour lui il n’y a que les quatre points cardinaux).

De la même manière nous peinons à imaginer que dans un espace à quatre dimensions nous verrions toutes les faces d’un cube en même temps, sans nous déplacer et sans déplacer le cube… nous n’avons ni mots pour le dire clairement, ni pensées pour nous le représenter (alors que c’est une réalité géométrique). De même que le héros de Flatland, vivant en deux dimensions ne peut concevoir qu’il y ait un « au-dessus » et n’imagine qu’une sorte de « plus au nord », quand nous parlons de transcendance ou de spiritualité nous la situons « en haut », « au ciel », ou alors la trouvons « très profonde »… nous peinons à imaginer qu’il ne s’agit pas d’altitude, mais de « vastitude ».

Nous trouvons une approche de cela chez les personnes ayant eu une EMI (expérience de mort imminente), dont la perception semble avoir été étendue au-delà du sensoriel (percevoir « tout le temps » en même temps sans écoulement temporel, être l’espace et en percevoir tous les détails à volonté, accéder à une connaissance qui ne soit pas un « savoir »… etc.). La mise en mots de ce qu’ils ont éprouvé leur est très difficile, surtout que ce qu’ils énoncent sort trop de nos références habituelles. Il existe un mot pour énoncer leur vécu : on dit non pas qu’ils ont « perçu », mais qu’ils ont « expériencé ».

Hors des EMI nous avons aussi des expériences de cette nature, notamment identifiées en psychothérapie… Il peut aussi y en avoir tout au long de notre vie. Cependant, comme le langage manque encore de mots pour l’énoncer clairement, cela reste très discret… dans les conversations, dans la communication, mais aussi pour soi-même. C’est comme si notre outil cognitif était ici un peu dépassé (il ne semble pas avoir finalisé son élaboration). Il s’agirait alors d’un nouvel usage de la pensée et du langage.

4.4    Multiplicité des langues

4, 5 milliards d’années pour faire une planète, 3,8 milliards d’années pour qu’émerge la Vie, 3,5 millions d’années pour l’arrivée des premiers Hommes.

Il y a 300.000 ans apparaît la parole, 70.000 ans l’imaginaire et les mythes, 12.000 ans l’agriculture, 6.000 ans l’écriture partielle seulement comptable, 4.000 ans l’écriture complète (énonçant pensées, philosophie, poésie). L’écriture engendre naturellement la problématique du stockages des données. Nous pouvons être pleinement en gratitude envers tous nos prédécesseurs… nous leur devons beaucoup !

Nous disposons aujourd’hui d’un langage précis et de beaucoup d’informations. Le numérique nous offre une nouvelle ère à ce sujet. Mais nous oublions qu’avant cela il a dû y avoir l’émergence d’un langage, puis d’une écriture, puis d’un stockage de ce qui était écrit. Ce cheminement s’est déroulé au cours des 300 derniers millénaires ! Puis tout s’est accéléré ces derniers siècles.

L’usage précis de notre langue maternelle ne laisse pas apparaître qu’elle s’est élaborée assez récemment. Par exemple il y a environ 1.200 ans (en l’an 800) le français commence tout juste à apparaître sous forme de « protofrançais » (en replacement du latin, des langues romanes et des langues germaniques). Le portugais n’apparaît vraiment qu’il y a 800 ans, pareillement pour l’italien (« L’invention de Nithard » - Bernard Cerquiglini, 2018, p.42).

Environ 6.700 langues répertoriées actuellement sur la planète.
Dont 2.300 sont en danger de disparaître :

Unesco : Nombre de langues existantes et de langues en danger de disparaître  
https://www.geo.fr/histoire/lunesco-appelle-a-reagir-pour-preserver-les-langues-autochtones-de-la-disparition-194393

Ce qui nous semble naturel aujourd’hui… nous donne même l’air d’avoir toujours existé. Mais cela s’est construit au fil des millénaires grâce à tous ces Êtres qui nous ont précédés. Au fil des siècles, avec une précision de plus en plus fine, Nous leur devons beaucoup ! Au point que l’on finisse aujourd’hui par être capable d’énoncer d’abord du fonctionnel, puis de l’émotionnel, puis des mythes (de l’imaginaire), puis finalement du non pensable (un au-delà du pensable, qu’on ne sait ni penser, ni imaginer)… sans oublier le développement des sciences, de plus en plus précises, qui nous ont permis de découvrir le monde avec de plus en plus de nuances… mais qui nous pointe aussi l’étendue de notre ignorance !: Louis Leprince-Ringuet, éminent savant et académicien (1901-2000) disait : un savant c’est juste quelqu’un dont l’ignorance a quelques lacunes !  

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5    Fédérer autrement

5.1    Inconvénient des mythes

Du totem au système boursier, permettre la coopération de groupes de plus en plus importants a été une belle astuce pour favoriser la survie ! Hélas, nous avons vu que les mythes génèrent aussi des conflits. Du fait qu’ils génèrent une adhésion à quelque chose, ils ont tendance à provoquer un renoncement à certains aspects de soi. Ces mythes restent superficiels, quand bien même ils prétendent le contraire (par exemple quand humanisme ou spiritualité deviennent de vulgaires doctrines).

Erasme (philosophe du moyen âge) avait ainsi bien remarqué ces regroupements également comme source d’« ego national », de conflits, de guerres (Eloge de la folie).

« Si la nature a fait naître chaque homme avec cette Philautie, qui est amour de soi [du moi], elle en a muni également chaque nation et chaque cité. D’où suit que les anglais revendiquent, entre autres dons, la beauté physique, le talent musical et celui des bons repas ; les écossais se vantent d’une noblesse, d’un titre de parenté royale, de l’habileté dans la controverse ; les français prennent pour eux l’urbanité ; les parisiens s’arrogent presque le monopole de la science théologique ; les italiens, celui des bonnes lettres et de l’éloquence, et ils en tirent comme peuple, l’orgueil d’être le seul qui ne soit pas barbare […] » il évoque aussi les romains, les grecques, les turcs, les juifs, les allemands etc. (Erasme - Eloge de la folie - GF Flammarion – 1964, p.52)

Ainsi, passer de groupes de 150 individus maximum à des groupes fédérés de plusieurs milliers, millions, ou dizaines de millions de personnes aurait pu être un progrès en termes de survie. Ou même de milliards de personnes fédérées avec des mythes économiques… mais finalement « fédérés » avec pas mal de « contrariétés »… il n’y a pas que des avantages !

Si les Mythes contribuent à fédérer, remarquons que les langues aussi. Les deux ont joué un rôle essentiel. Les empires anciens, s’ils ont cru fédérer plus de monde, se sont finalement fractionnés en nations autour d’un langage commun (à partir de l’an 800 [donc il y a 1.223 ans]) :

« Voulant chacun estre commandé par un homme de sa langue » (Cerquiglini, 2018, p.74)

Cela pourrait contribuer à ce que s’exprime quelque chose de plus afin de dépasser les clivages : notre vertu d’Humanité. Mais une autre étape est nécessaire afin que s’accomplisse plus pleinement cette qualité, si bien remarquée par Darwin, et qui ne date pas d’hier ! :

« Cette vertu [Humanité], l’une des plus nobles dont l’homme soit doué, semble provenir incidemment de ce que nos sympathies deviennent plus délicates et se diffusent plus largement à tous les êtres sensibles. » (Darwin, 2013, p.266).

Cette contribution du verbe n’y sera effective que si l’on comprend que les différentes langues sont aussi des regards différents sur le monde : Voir le monde depuis différents points de vue permet d’en avoir une perception plus profonde, plus vaste et plus juste.

5.2    Fédérer sur nos intimes vastitudes

Créer des réalités imaginaires est une chose. Accéder à une intimité commune de l’humain qui ne soit pas mythique en est une autre. Sans doute pourrions-nous appeler cela la révolution expérientielle (dont Harari n’a pas évoqué l’éventualité).

Serait-il possible de fédérer l’humanité autour de cette intimité commune, tout en respectant la différence de chacun (ne surtout pas uniformiser). Il s’agit alors de s’appuyer non plus sur des mythes auxquels adhérer (uniformisation, soumission), mais plutôt sur ce qui nous fonde intimement et que nous avons en commun (individuation, déploiement).

Le langage a permis d’abord de nommer ce qui était perçu. Cela permit de fédérer en coopération tout au plus 150 personnes. Or selon Darwin, la qualité de la survie d’une espèce dépend de sa capacité de coopération.

Le pas suivant a été franchi quand l’humain, au-delà de l’énoncé du factuel, est devenu capable d’envisager un imaginaire (la « révolution cognitive » évoquée par Harari). Autour de cet imaginaire, il construisit des mythes. Ainsi il est devenu possible pour l’Être Humain de fédérer plus de monde en coopération autour d’un imaginaire commun.

Cela a pu fédérer les Êtres Humains en diverses communautés, chacune engagée autour d’un mythe commun. Mais ces communautés, n’étant pas d’accord entre-elles, se retrouvent en sérieux conflits.

D’autre part cette adhésion à un mythe commun conduit de nombreux individus à renoncer à qui ils sont, quand ces mythes ne sont pas en accord avec leur nature intime. De ce fait ils peuvent aussi se révolter au sein même de leur communauté. D’autres encore peuvent en éprouver un tel inconfort que cela les amènent à d’apparents désordres psychiques parfois graves, qui ne sont finalement qu’une revendication involontaire de revenir à qui ils sont en vérité.

Comme le disait Abraham Maslow :

« Nous en arrivons à ce paradoxe que nos instincts humains, du moins ce qu’il en reste, sont si faibles qu’ils doivent être protégés contre la culture, contre l’éducation, contre l’apprentissage – en un mot contre le risque d’être étouffés par l’environnement. » (2008, p119)

« Une personne qui se soumet volontiers aux forces de distorsions présentes dans la culture (c'est-à-dire un sujet conforme aux normes établies) peut parfois se révéler moins saine qu’un délinquant, un criminel ou un individu névrosé prouvant par ses réactions qu’il possède suffisamment de courage pour défendre son intégrité psychique. » (ibid. p.111)

Des mythes comme ceux de l’Egypte, de la Grèce ou de Rome (et sans doute aussi dans d’autres cultures) ont sans doute tenté une telle chose.

Dans mon ouvrage « L’écoute thérapeutique » (2001), j’ai repris différents mythes qui semblent refléter les fonctionnements de notre psyché.

Page 34, Isis et Osiris chez les Egyptiens montrent comment un conflit intime entre les deux frères Seth et Osiris, conduit l’un à tuer l’autre, à le découper en plusieurs morceaux qu’il dispersera sur la terre d’Egypte. Mais Isis, la femme aimante d’Osiris, aidée de sa sœur Nephtys, en retrouve et rassemble les morceaux, et par son amour lui rend vie… Il est intéressant de remarquer que cela illustre le fonctionnement de notre psyché où un clivage (survie en cas de trauma) nous sépare de différents endroits de Soi (éparpillés dans la psyché) et que l’inconfort qui en résulte (vie poussant vers la complétude) nous conduit à retrouver notre intégrité. Nous noterons que Osiris, Isis, Seth et Nephtys sont quatre frères et sœurs.

Page 78, Chez les Grecs, l’histoire de Danaïdes montre aussi comment un conflit entre les jumeaux Egyptos et Danaos conduit à un vide qui ne se comble jamais, mais qu’il reste une infime part d’amour (2%) permettant une reconnexion. Cela nous montre comment le vide désespérant qui nous habite ne se remplit jamais quand nous ne faisons que le compenser.  Il s’agira alors de mobiliser les 2% de conscience et de cœur qui restent (les deux qui ont échappé au massacre vengeur)… sinon le vide restera vide pour toujours

Page 45, Narcisse qui, ne sachant pas s’aimer, ne fait que s’admirer et en meurt, montre comment le manque d’amour de Soi conduit à une hypertrophie de l’ego qui peut nous être existentiellement fatale (Narcisse ne s’aime pas, il est juste fasciné par son image).

Page 169, Psyché et Cupidon évoquent que quand on commence à être amoureux on ne se voit pas (ils durent au départ rester dans le noir) ; que quand on commence à se voir en vérité, il y a un risque de distance ; que l’on peut y remédier avec de la persévérance.

Page 51, Ariane et Thésée nous évoquent ce fil de Soi, qui nous conduit grâce à nos symptômes vers ce qui en nous attend d’être rencontré.

Ces mythes, qui ne sont que des « croyances en un imaginaire », ressemblent néanmoins à des tentatives de montrer nos appuis intimes. Mais cela reste confus et empreint de violences : Thésée tue le Minotaure, Seth tue Osiris, Egyptos persécute Danaos qui en retour veut exterminer sa descendance… Tout cela se passe tout de même dans un bain de sang… dépourvu d’Humanité.

Comme si ces mythes ne pouvaient s’empêcher d’évoquer la violence, laissant entendre que ce qui est en nous manque vraiment de grâce et appelle plus notre défiance que notre confiance (une sorte de culture phylogénétique* du prédateur qu’il faut à tout prix évincer).

*Phylogénétique : ce qui est en nous depuis la nuit des temps, venant de notre évolution depuis le début de la vie sur Terre, engrammé au cœur de nos cellules.

Ici, la tentative de refléter ce que l’on a de plus intime ne reflète hélas pas notre humanité profonde telle que l’évoquait déjà Charles Darwin. Donc ces imaginaires gardent une part d’animalité et de violence (pire que l’animal), qui embrouillent la conscience… et ne suggèrent pas assez notre Humanité en émergence.

Le peuple Babemba (peuple Bantoue en Afrique) a eu à ce sujet une plus belle intuition : si un membre de la communauté commet une faute grave, il est placé au centre du village, librement, sans y être attaché. Chacun est alors invité à venir le voir pour lui rappeler sincèrement de belles choses qu’il a accomplies. Quand tout ce qu’il a fait de bon a pu être évoqué, il y a une célébration.

Une autre justice chez les Babemba (vivreautrement.org)
https://vivreautrement.org/blog/positif/150-une-autre-justice-chez-les-babemba  

Il y a de nombreuses cultures sur la planète. Il y a eu de multiples tentatives pour améliorer la qualité du « vivre ensemble » depuis la préhistoire. La révolution cognitive, permettant l’énoncé de l’imaginaire, a été une étape. Peut-on en envisager une nouvelle ?

5.3    Le dénominateur commun

Nous y sommes encouragés par Carl Rogers ou Abraham Maslow. Rogers nous dit que plus c’est intime, plus c’est universel :

« Ce qui est le plus personnel est aussi ce qu’il y a de plus général. » (Rogers, 2005, p.22).

Maslow nous fait remarquer qu’il nous serait utile de percevoir l’universel à travers le particulier :

« Être capable de voir l’universel dans et à travers le particulier et l’éternel dans et à travers le temporel et le momentané » (Maslow, 2006, p.137). « En un mot ils se ressemblent en étant simultanément très différents les uns des autres (Maslow, 2008, p.237), « Plus un besoin est élevé, plus il appartient en propre à l’espèce humaine » (p.114).

Un imaginaire commun permet de fédérer plus de monde mais :

-d’une part s’accrochant à des mythes, cela génère des conflits entre personnes s’accrochant à des mythes différents ;

-d’autre part, l’adhésion à un mythe conduit à abandonner un peu de Soi et cela est au moins source de conflits intérieurs… sinon de conflits avec autrui, du fait du mal être que cela engendre.

Comme le disait si bien Baruch Spinoza :

« Car la paix ainsi que nous l’avons déjà dit, ne consiste pas en l’absence de guerre, mais en l’union des âmes ou concorde » (Spinoza - 1962, p.954).

Theodore Zeldin, historien, nous redonne un point de vue analogue :

« Un accord obtenu par la médiation peut apporter une expérience plus grisante que celle d’avoir réduit l’adversaire à la reddition. » (2014, p.70)

Le lissage de surface engendré par les mythes a des avantages, mais il a aussi un coût : il engendre une perte de Soi qui nous éloigne de notre humanité naturelle.

Plutôt que des mythes, ne pourrions-nous pas nous rassembler autour de ce qui nous habite de façon archétypale?

*Archétype : type archaïque, modèle initial commun.

Nous aurions plus de monde en coopération et moins de révoltes en prenant de tels appuis. Puisque le langage s’est affiné jusqu’à permettre la poésie, la philosophie, la psychothérapie et la science, ne pourrait-il pas nous conduire à énoncer l’indicible, et même le non pensable qui nous constituent !? En fait, il s’agit plus alors de se déployer que d’adhérer.

5.4    Des éprouvés indicibles

Quand les mots nous manquent pour énoncer ce à quoi nous pensons, nous disons que c’est indicible. Il peut s’agir de mots que nous ne connaissons pas, comme « parler d’une proximité entre un frère et une sœur ». Le mot fraternité ne convient pas, sororité non plus. Le mot existant est « adelphité » (venant du grec adelphós : utérin) signifiant « venant du même utérus ». Mot peu connu que l’on peut découvrir au hasard de ses recherches.

Mais il arrive aussi qu’il n’y ait pas de mot existant. Alors on utilisera une paraphrase, ou bien on en inventera un (néologisme). Chez un patient, l’émotion était tellement forte qu’il ne savait pas comment qualifier sa dimension. Il utilisa une paraphrase : « tellement grande que même l’infini ne pourrait la contenir ». Un autre me dit que l’enfant qu’il était se trouvait « terrorifié ». Voici un néologisme assemblant « terrorisé » et « horrifié » pour mieux rende compte de la puissance de ce qui fut éprouvé par l’enfant qu’il était. Il n’y a pas que les peines concernées par cet indicible : quand ce qui fut vécu lors d’un délicieux moment doit être évoqué… une personne par exemple dira que c’était « succulentissime » (encore un néologisme).

Trouver les mots justes est un art. Ce n’est déjà pas simple quand il s’agit seulement de poser des mots sur quelque chose que l’on peut se représenter mentalement, que l’on peut penser au moins approximativement.

Un autre phénomène, beaucoup plus délicat celui-là peut se produire : un éprouvé qui ne soit même pas pensable !  Un éprouvé dont notre intellect ne sait pas élaborer une représentation mentale… pas même un imaginaire. Alors quels mots utiliser ?

5.5    Des éprouvés non pensables

Dans l’enfance, les éléments cognitifs à notre disposition ne nous permettent pas encore de nous représenter mentalement tout ce que nous percevons, ni tout ce que nous ressentons. L’élaboration d’images mentales du monde extérieure, et même de notre monde intérieur, nécessite un apprentissage qui va rapidement se faire mais qui n’est pas instantané.

Ce que nous éprouvons au début de notre vie ne peut aussitôt se conceptualiser. Cela est éprouvé, mais nous n’avons ni mots, ni pensées claires, pour en rendre compte. Cela va se construire au fil de nos expériences sensorielles, émotionnelles, culturelles.  

Cette compétence se développe progressivement du fait de notre interaction avec ceux qui nous entourent... qui, quoiqu’adultes, peinent avec la dimension expérientielle. Il se trouve ainsi dans l’enfance bien des ressentis qui n’ont pas eu la grâce d’être conscientisés et encore moins d’être exprimés… donc qui n’auront pas pu être entendus par un tiers bienveillant.

Il ne s’agit pas que de moments de traumas, mais de multiples impressions qui vont ainsi rester très discrètes, en dépit de leur importance : un éprouvé face à un ciel étoilé ; le bonheur de se retrouver dans les bras de sa mère ; l’étrange sensation de venir d’« ailleurs » comme si la famille où l’on est n’était pas notre véritable origine ; plonger dans le regard de l’animal de compagnie de la maison et y trouver une sensation de vie très profonde.

Par exemple Khaled Roumo (essayiste, philosophe) nous évoque dans son ouvrage « l’enfant voyageur » : (2016) une circonstance de ce type : l’enfant a osé aller dans le ruisseau où il ne doit pas aller. Il rentre tout mouillé. L’adulte lui dit « Mais tu ne t’es tout de même pas aventuré à plonger dans l’eau ? Tu sais que tu risques de te noyer ! ». Abandonnant ses ressentis et sa quête, il répondra des phrases toutes faites, sans importance, tellement éloignées de sa vérité de cœur : « Non bien-sûr puisque je ne sais pas nager ! » (2016, p.31). Une simple logique froide et sans âme, car il ne saurait ajouter le moindre détail pertinent : « Aurait-il pu préciser qu’il livrait un combat contre l’ennui ? » (ibid., p.32).

Bien sûr il en sera de même pour des moments émotionnellement ou physiquement douloureux : être confronté à des brutalités ou à une extrême malveillance ; être présent au décès d’un être cher (un humain, ou un animal) ; vivre un événement traumatique majeur (accident, maladie) ; subir une violence, un abus sexuel… etc.

Il existe aussi dans notre vie d’adulte des choses que nous peinons à élaborer mentalement… soit parce que nous ne nous y sommes pas arrêtés (tout s’est passé trop vite et nous n’en avons qu’une impression fugitive), soit parce que nous l’avons fui (trop douloureux lors d’un événement traumatique), soit parce qu’il s’agit de quelque chose que notre intellect ne sait pas élaborer bien que cela n’ait rien de traumatique. Comme le propose Abraham Maslow lors d’une remise de diplômes :

« La transcendance du temps. Ainsi dans l’expérience que j’ai faite moi-même lors d’une cérémonie à l’université où je m’ennuyais et me sentais un peu ridicule dans ma toge, de me sentir soudain dériver jusqu’à devenir un symbole éternel, au lieu de l’individu furieux qui se morfondait ici-même, à ce moment précis. J’entrevis ou j’imaginai que la procession s’étendait loin, très loin, encore plus loin, hors de portée de ma vue et qu’elle était conduite par Socrate, ce qui signifiait qu’un grand nombre de personnes m’avaient précédé là, et que j’étais le successeur et le disciple de tous ces universitaires, de tous ces professeurs et de tous ces intellectuels brillants. » (Maslow, 2006, p.297-208)

Il y a bien une représentation mentale, mais qui ne reflète pas tout à fait le sentiment d’étrangeté éprouvé. Il ne s’agit ici que d’une représentation métaphorique incluant Socrate. Les intuitions de transcendance ne sont le plus souvent élaborées mentalement qu’à travers des constructions approximatives, des « croyances », des « références » ou des « mythes » auxquels nous avons adhéré. Il s’agit de choses dont nous peinons à avoir une représentation mentale.

Ecouter une musique, entendre un poème, voir un tableau, et éprouver quelque chose d’indéfinissable… l’art et la poésie sont en effet des moyens d’expression permettant d’approcher cela qui ne se pense pas… mais qui s’éprouve intimement.

Quand nous éprouvons de telles choses que notre intellect ne sait se représenter, nous ne savons qu’exprimer une impression approximative : c’est magnifique, c’est touchant, c’est grandiose, c’est étrange…

Bien-sûr, concernant une production artistique, des experts pourront analyser une œuvre avec un vocabulaire savant (très utile sur le plan technique)… mais celui-ci ne reflètera pas pour autant ce que nous avons éprouvé en contemplant ou en écoutant cette production. Il se peut même que l’expertise à ce niveau fasse disparaître le sentiment de transcendance qui amène au-delà de ce qui se pense. Un artiste qui ne ferait que suivre cette expertise risquerait de seulement « exécuter » (quasiment « faire mourir ») son œuvre, au lieu de l’interpréter et de lui « magnifier son âme » (âme, faute d’un meilleur mot pour le dire !).

Ce type d’éprouvé n’étant pas objectivable, il reçoit moins d’attention dans notre culture qui aime objectiver. Rien de mal à l’objectivation, car cela a permis beaucoup d’avancées. Mais en même temps cela peut réduire notre capacité à sentir l’intime. A ce titre, Abraham Maslow nous en donne une possible raison sous forme d’une interrogation :

« Comment expliquer que la psychologie de l’éducation privilégie les moyens (les notes, les classements, les crédits ou les unités de valeur, les diplômes) par rapport aux fins (la sagesse, la compréhension, la sûreté du jugement, le bon goût) ? » (Maslow, 2008, p.266)

De ce fait, notre pensée et notre discours se trouvent hélas loin de ce qui nous fonde, loin de nos racines à la fois archaïques et contemporaines : nos fondements archétypaux.

De même que jadis il y eut une révolution cognitive avec l’apparition de mythes (si bien soulignée par Harari), nous assistons plutôt ici à une révolution expérientielle, avec la tentative de mise en mots non pas de ce qu’on imagine, mais de ce qui, bien qu’intimement éprouvé, ne se pense pas.

La dérive de la revendication d’une telle sensibilité expérientielle pourrait se déformer dans une sorte de « pensée magique », car faute de transcendance, coincé dans trop de rationalité réductrice, il y a tout de même la revendication plus ou moins adroite de cette humanité intime dont nous sommes faits et qui nous échappe.

5.6    Mettre des mots sur ce qui ne se pense pas

Trouver le feu fut certainement une source d’émerveillement pour nos lointains ancêtres. L’accès à l’énoncé, à la mise en lumière, des éprouvés non pensables (depuis peut-être 1.800 ans) peut nous conduire à une sensation analogue quand nous en prenons conscience.

Au-delà de Plotin ou de Lao Tseu cités précédemment, ou bien, plus proche de nous, de Edwin A. Abbott qui nous propose l’impensable point de vue depuis une dimension 4, nous avons d’autres Êtres (plus récents et bien connus) qui s’y sont essayé par différents biais.

Vous pouvez choisir de lire ou ne pas lire ces différentes tentatives que je vais énumérer : de la poésie à la psychologie, en passant par la philosophie. Leur lecture n’est pas indispensable à la compréhension du reste. Ce sont juste d’intéressantes illustrations concernant le non pensable.

Voici quelques exemples de mise en mots d’éprouvés qui ne se pensent pas, d’éprouvés qui échappent à nos représentations mentales, car même l’imaginaire ne peut en rendre compte.

Dans la poésie : Lamartine « L’isolement »


« Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières ?
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ;
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. »

Dans la génétique : Denis Noble (Généticien)

« Une question clé et donc récurrente tout au long du livre est : où, si tant est qu’il soit quelque part, se trouve le programme de la vie ? » (2007, p.14).

« Le ”soi“ n’est pas un objet neuronal […] Il est aussi que ”je“ ou ”moi“ ou ”vous“ ne sont pas des entités de même niveau que le cerveau. Ce ne sont pas des objets au sens ou le cerveau est un objet. Mes neurones sont des objets, mon cerveau est un objet, mais ”je“ ne se trouve nulle part. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas quelque part ». (ibid.  p.209)

Dans la psychologie : Abraham Maslow (psychologue)

« Être capable de voir l’universel dans et à travers le particulier et l’éternel dans et à travers le temporel et le momentané » (Maslow, 2006, p.137).

« En un mot ils se ressemblent en étant simultanément très différents les uns des autres (Maslow, 2008, p.237), « Plus un besoin est élevé, plus il appartient en propre à l’espèce humaine » (ibid. p.114).

Dans la psychologie : Carl Rogers (psychologue)

« Ce qui est le plus personnel est aussi ce qu’il y a de plus général. » (Rogers, 2005, p.22).

Dans la psychanalyse : Carl Gustav Jung (psychanalyste)

« Le Soi embrasse non seulement la psyché consciente, mais aussi la psyché inconsciente et constitue de ce fait pour ainsi dire une personnalité plus ample, que nous sommes aussi… » (Jung, 1973, p462). 

« Ma conscience est comme un œil qui embrasse en lui les espaces les plus lointains, mais le non-moi psychique est ce qui, de façon non spatiale emplit cet espace. » (ibid. p. 450)

Dans la psychanalyse : Martin Heidegger (psychanalyste, philosophe)

« Il appartient au Dasein* de devoir devenir lui-même ce qu’il n’est pas encore, c'est-à-dire de l’être » (1986, p.297).

*Dasein : L’Être-Là (sans doute Soi de Jung)

« Il y a dans le Dasein une non-entièreté constante […] ce qui appartient sans doute à un étant, mais qui lui manque encore […] Rester en attente signifie par conséquent : n’être pas encore réuni à l’ensemble dont on fait partie » (ibid. p.296).

*L’Etant : sa manière d’être (sans doute le Moi de Freud)

« Le Dasein est toujours déjà "au-delà de soi", non pas qu’il se comporte ainsi envers un étant qu’il n’est pas, mais il l’est comme être tendu vers un pouvoir être qu’il est lui-même » (ibid. p241)

« …le Dasein est […] comme l’étant que, étant encore, il était déjà, c'est-à-dire qu’il est constamment été »* (p.388).  « …le Dasein existe […] il n’est jamais passé, mais il a bien toujours déjà été au sens de "je suis été" »* (ibid.)

*il n’y a pas ici de faute de conjugaison dans le sens où « été » est considéré comme un nom et non comme un participe passé.

Dans la philosophie : Khaled Roumo (essayiste)

« Que la faille, déchirure intime, est là, bien présente, sans âge ni contours ;
Qu’elle durera tant que durera le monde ;
Que sans elle il n’y aurait plus de monde ; […]
Que ce n’est pas la peine de la guérir quand elle fait, à elle seule, tout l’univers ;
Que personne ne doit s’interposer entre cette épreuve et son habitat naturel, le cœur humain ;
Que tout en sachant la vanité des tentatives visant à en réchapper, nul n’est autorisé à dissuader les forçats de la faille de trouver un moyen d’évasion, fût-il chimérique, car leur improbable salut dépend de leur inutile et inépuisable inventivité » […]
Que la faille en soi est un chemin vers soi. »
 (Roumo, 2016, p.10-11).  

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6    Un socle au service de notre humanité

6.1    Le plus intime, l’archétypal

Puisqu’en termes de survie optimisée, la coopération l’emporte sur la concurrence (Darwin), serait-il possible d’aboutir à cette coopération d’un plus grand nombre en évitant l’écueil de la soumission, c’est-à-dire en évitant l’écueil de ces « bombes à retardement » quand on néglige la « concorde des âmes » (Spinoza) ?

Loin des mythes, des cités, des royaumes et des empires, pourrait-on fédérer un plus grand nombre d’humains pour le plus grand bénéfice de tous, et dans le respect de chacun ?

 Rappelons-nous déjà les propos de Pierre Teilhard de Chardin, de Carl Rogers et d’Abraham Maslow :

« La présence d’un plus grand que nous-mêmes, en marche au cœur de nous » (p196). « L’Homme ne progresse qu’en élaborant lentement, d’âge en âge, l’essence de la totalité d’un Univers déposé en lui. » (Teilhard de Chardin, 1955, p.199).

« Ce qui est le plus personnel est aussi ce qu’il y a de plus général. » (Rogers, 2005, p.22)

« Être capable de voir l’universel dans et à travers le particulier et l’éternel dans et à travers le temporel et le momentané » (Maslow, 2006, p.137). « En un mot ils se ressemblent en étant simultanément très différents les uns des autres (Maslow, 2008, p.237), « Plus un besoin est élevé, plus il appartient en propre à l’espèce humaine » (Maslow, 2006, p.114).

Ils énoncent les prémices de notions archétypales. Les archétypes sont des types archaïques, originels, qui fondent la vie et dont tout découle (contrairement aux paradigmes qui, eux, ne fondent que des théories changeantes au gré des nouvelles découvertes)*.

*Lire sur ce site la publication de novembre 2019 « Les archétypes existentiels – structures dynamiques invariantes »

Ainsi, il n’est plus besoin de recueillir une adhésion, comme dans le cas des mythes, ou des paradigmes, car avec les archétypes, il n’y a plus d’artifices : il s’agit juste de ce qui nous fonde et non de croyances ou de théories à adopter. Chacun peut rester qui il est et se trouve même renforcé en termes de possibles déploiements de sa véritable nature.

Pour cela la conscience, déjà riche de l’imaginaire mental, doit développer sa capacité d’approcher, de goûter, d’énoncer l’expérientiel (qui s’éprouve, ne se pense pas, et s’énonce à peine)… car là se trouve la dimension archétypale.

6.2    Représentations mentales et accompagnement psychologique

Usage des perceptions sensorielles

Il peut être proposé au sujet accompagné d’avoir une conscience de son éprouvé sensoriel du présent, des points de contact du corps avec le fauteuil, avec le matelas ou le tapis de sol… de prendre conscience de l’air qu’il respire, de son entrée et de sa sortie de sa cage thoracique, de la douceur de la température ambiante… etc.

Puis une conscience de son propre corps au niveau de ses différentes parties, depuis les pieds jusqu’à la tête (intéroception). Détente ou tension de chaque muscle, de chaque zone corporelle investiguée. Une musique douce peut accompagner le processus.

Ainsi la conscience se détourne des préoccupations et se centre sur ce qui est perçu. Cela permet déjà une détente signifiante et une reprise de contact avec l’environnement présent et avec son corps (ce que réalise parfaitement la sophrologie).

Usage des représentations mentales imaginaires

Ensuite le sujet peut être invité à des pensées agréables : sensation de flotter, douce lumière enveloppante, soleil radieux, végétation luxuriante magnifique, un ciel bleu avec juste ce qu’il faut de nuages.

Puis il peut y avoir la proposition d’imaginer un aboutissement souhaité, une réussite, une rencontre, une énergie, un état pacifié.

Il est aussi possible de repenser à soi dans des situations de la vie qui furent tumultueuses et d’apporter à celui que l’on était un environnement plus délicat, plus réconfortant. Il peut aussi s’agir d’imaginer une situation future telle qu’on la souhaiterait.

Tout cela peut accompagner des soins (éventuellement médicaux) et en accroître le résultat.

L’imaginaire consiste en des imageries mentales « cognitivement fabriquées », en vue d’avoir une vertu apaisante (ce que réalisent parfaitement la sophrologie ou l’hypnothérapie).

Mais pour accéder aux archétypes, il convient d’aller plus loin, ou plus exactement d’aborder un tout autre endroit, où notre intellect et notre mental ne sont plus concernés, où notre volonté en termes de « je veux » n’a plus cours, où nous ne pouvons plus qu’accompagner les justesses à l’œuvre au cœur de soi, et au cœur de la Vie. Une harmonie profonde posée sur des fondements universels.

6.3    Des éprouvés qui ne se pensent pas

Quand nous percevons quelque chose (de l’eau, une table, un livre, un paysage, une scène), nous en faisons aussitôt une image mentale. Ce que nous percevons en fait, c’est cette représentation mentale que nous nous en faisons et non la réalité qui nous entoure. Voir un arbre ne produit pas la même image mentale pour celui qui, en écologiste sincère, est concerné par la nature, et celui qui, tombant d’une branche quand il était enfant, a failli mourir. Cette imagerie résulte d’une interprétation en fonction de nos vécus antérieurs, et elle nous donne une sensation particulière, plus ou moins propre à chacun.

Jouer sur l’imaginaire est une sorte de prise en main de ce phénomène nous permettant d’être moins à la merci d’inconforts émotionnels : soit d’être plus dans le présent avec les perceptions conscientes, soit d’être plus avec des ressources apaisantes.  

Mais il y a aussi des éprouvés hors de l’imaginaire. Il y a des éprouvés qui ne se pensent pas, qui ne s’imaginent pas, pour lesquels il n’y a pas de représentations mentales. Il s’agit alors d’identifier puis de tenter d’énoncer une sorte d’au-delà de l’imaginaire.

Dire ce qui ne se pense pas est vraiment un défi linguistique. Mais c’est aussi un défi cognitif. Si nous avons plus ou moins apprivoisé l’imaginaire, nous sommes beaucoup moins à l’aise avec les éprouvés dont nous n’avons pas de représentation mentale.

Nous pouvons prendre un exemple assez trivial pour rendre compte de ce cheminement : un œnologue est capable de se représenter les saveurs, les arômes et les assemblages subtils pour lesquels il a des mots précis et des représentations très nuancées. Pour la plupart d’entre nous, si nous goûtons un vin, nous sommes tout juste capables d’énoncer notre impression : j’aime beaucoup, c’est magnifique, je n’aime pas du tout… les nuances nous échappent totalement, nous n’en avons ni les mots, ni les représentations mentales... juste une impression, un éprouvé intime mal définissable.

Bien-sûr cet exemple est très réducteur par rapport à la dimension existentielle que j’aborde ici, mais il représente bien nos limites cognitives et nos limites de langage quand nous sommes face à quelque chose de nouveau. Un apprentissage est nécessaire.

Cette évolution de l’Homme, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours est très touchante dans cette capacité progressive à nommer ce que l’on perçoit, puis ce que l’on imagine, puis ce qui ne se pense pas. Il est quasiment incroyable que notre langage puisse rendre compte d’une telle chose. Pourtant c’est un fait que nous en sommes là ! Et c’est très réjouissant. Cela nous emplit de gratitude envers tous ceux qui nous ont précédés et nous ont permis cette incroyable nouveauté.

6.4    Le présent et tous ceux qui nous constituent

Dans une psychothérapie de type maïeusthésique, le patient présent est en quelque sorte en contemporanéité avec tous ceux qu’il a été (sa biographie) et tous ceux dont il est issu (inter et trans générationnel), mais aussi avec ce qui constitue le monde (transpersonnel).

Plus précisément, il n’est pas en contact avec « son histoire », mais avec ceux qu’il a été tout au long des événements de sa vie. Il n’est pas « dans ces événements » qu’il revivrait, mais au côté de celui qu’il fût quand il les a éprouvés. Pareillement pour ses ancêtres et pour le transpersonnel.

Il émerge ainsi en thérapie des sensations qui peinent à s’énoncer, car elles ne sont ni vraiment temporelles, ni vraiment spatiales… et l’intellect peine à s’en faire une représentation claire.

Quelques exemples peuvent nous en approcher :

-Chez un patient, une sensation de vide qu’il éprouva dans sa jeunesse. Vide qui fût inconfortable et le conduisit à ne pas aimer celui qu’il était au cours de cette période (celui qu’il était n’est pas aimé par celui qu’il est). Pourtant, ce qui se révèle lors de la thérapie, est une opportunité de déploiement. Ce vide apparaît soudainement comme un avantage pour se déployer sans obstacles. Cette découverte se fait avec émotion, et donne une nouvelle place à celui qu’était le patient, jusqu’alors en disgrâce à ses propres yeux.

-Dans autre exemple, il y a cette découverte que le père du patient, en incapacité de voir son enfant, avait lui-même une mère (grand-mère du patient) qui ne sut pas le voir, et même ne le voulait pas du tout (ça ce sont les faits). La grand-mère paternelle ne refuse pas cet enfant par mépris, mais en souffrance de ne pouvoir être Soi au cœur d’une vie qui lui est imposée sans égard par ses proches et son mari (ça ce sont les faits et les éprouvés). Accompagner cette intuition d’un appel à « être Soi » de la mère du patient lui donne sa place au monde. Cela offre au père du patient une mère existante… permettant à celle-ci de mieux percevoir son propre fils (le patient). Cela se réalise simplement en demandant au patient d’adresser à celle qu’était sa grand-mère « Tu aurais tellement aimé être pleinement qui tu es !? » (validation existentielle).

-Voici un nouvel exemple où le patient vient au monde avec une nécessité de lourde chirurgie. Il est donc séparé de ses parents (ça c’est l’histoire). La vie adulte comporte un mal être profond qui conduit à la thérapie. La douleur émergente au cours de celle-ci semble être celle de la solitude à l’hôpital en l’absence des parents… mais c’est là une évidence cognitive qui ne semble pas correspondre au ressenti intime. Alors peut-être est-ce la douleur physique des actes chirurgicaux, à une époque où l’anesthésie sur les enfants était insuffisante ? Là aussi, aucune correspondance avec l’éprouvé intime. Ce qui se révèle, est la douleur de sa dimension corporelle (le Corps) que la conscience (l’Être qu’il est – si toute fois ce mot peut prendre sens) ne souhaite pas rejoindre. Se manifeste alors un Corps, privé de la présence de Soi (de la conscience, de l’Être). Il se trouve que la solitude éprouvée est ici bien en résonance avec ça, et non avec l’éloignement des parents ou les actes chirurgicaux. Il s’agit alors ici de considérer le Corps comme un Être à part entière (avec des éprouvés émotionnels qui lui sont propres), qui souffre de ne pas être rejoint par celui qu’est le patient, par l’Être qu’il est. Il résultera de cette rencontre un apaisement.

Est-il raisonnable de distinguer ici entre le corps et l’Être ? Cognitivement sûrement pas. S’agit-il d’un imaginaire ? Certainement pas non plus, car c’est un éprouvé profond et intime. Certes le phénomène n’a rien d’objectivable ! Cependant, le résultat, lui, l’est totalement. D’autres tentatives de thérapies qui ne portaient que sur des points sans résonance avec l’éprouvé intime ne fonctionnaient pas. En fait, Il s’agissait de pouvoir aborder ce qui échappe au cognitif, qui ne peut qu’à peine s’énoncer (que l’on n’ose à peine tenter de penser), mais dont les quelques mots utilisés peuvent néanmoins rendre compte.

Nous sommes bien d’accord sur le fait que de telles choses ne sont aucunement objectivables et ne constitue aucunement la preuve de quoi que ce soit. Il se trouve cependant que de tels aboutissements quand ils se produisent doivent pouvoir être pleinement validés et qu’il en résulte un mieux-être qui, lui, est objectivable et durable.

Les émergences se produisent en séance avec à la fois la présence du patient et du praticien, qui sont tous deux ensembles face à des enjeux en quête d’accomplissement (psychologie de la pertinence*). Un peu comme si cela tendait à se réaliser (une finalité à rejoindre), pourvu qu’on en permette l’aboutissement. Comme si « cela cherchait à advenir ».

*Vous pouvez lire sur ce site la publication de mai 2015  « Psychologie de la pertinence ».

Pour aborder la séance de cette façon il convient d’oser ce qui ne se pense pas, dans une sorte de « CHEZ NOUS D’HUMANITE » où les enjeux sont non pas des paradigmes fondant une théorie satisfaisante, mais des archétypes existentiels fondant la Vie (structures dynamiques invariantes). Le praticien et le patient sont ainsi dans une sorte d’état modifié (augmenté) de conscience, avec une perception plus subtile des enjeux existentiels qui sont à l’œuvre.

6.5    Des rencontres qui n’ont rien d’imaginaires

De telles envolées, citées en exemple, ne doivent pas faire oublier que le plus souvent, il s'agit de celui qu'on était lorsqu'on était enfant, ou de celui qu’on était lors d’un passage de notre biographie, ou encore du vécu de l’un de nos parents ou grands-parents, qui émergent en thérapie.

Cependant, ce que le praticien est censé pouvoir identifier se trouve « n’importe où entre maintenant et ‘‘l’éternité’’ »… j’ose cette extrême juste pour que le praticien ne s’enferme pas dans des histoires systématiques de biographie, de transgénérationnel, d’enfant intérieur ou de transpersonnel, mais soit en capacité d’accueillir ce qui émerge, où que cela se tienne, sans aucune limitation doctrinale que d’étroits paradigmes viendraient enfermer dans une croyance.

Cette liberté ne fera donc pas oublier des situations récentes quand elles doivent être prises en compte. Mais même quand le patient « rencontre » celui qu’il était il y a quelques mois, ou celui qu’il était lors de son enfance, il y a là une situation qui mérite d’être considérée sous cet angle du « non pensable », ou au moins dans une zone qui se situe hors de l’imaginaire.

Il s’agit toujours d’une authentique rencontre, étonnamment tangible, dont aucun élément n’est manipulable par l’imagination. Ce qui y est rencontré se comporte spontanément en fonction de la justesse de notre posture et non en fonction de notre vouloir, ou de nos tentatives de puissances plus ou moins désuètes.

6.6    Place dans la psychothérapie

L’écueil ou la limite de bien des psychothérapies peut être de ne jouer que sur la mémoire (qui est une trace des circonstances). L’idée y est ainsi de se libérer de l’impact mnémonique des faits traumatiques. Il s’agit là essentiellement d’une gestion de l’imagerie mentale, de reprogrammation d’une mémoire factuelle et émotionnelle dont le rôle, au service de notre sécurité, est de nous faire éviter tout ce qui ressemble de près ou de loin à ce qui nous a impacté (chat échaudé craint l’eau froide). Ce puissant outil de survie devient parfois encombrant quand il nous provoque de violentes réactions ou des blocages. Ces phénomènes en arrivent à perturber notre existence, car ils se produisent face à tout ce qui ressemble de près ou de loin à ce qui nous a impacté, dont nous avons le plus souvent perdu la mémoire consciente. Des situations anodines peuvent ainsi devenir sources de réactions disproportionnées.

Mais il n’y a pas que le phénomène mémoire qui joue dans la psyché. Il y a aussi le phénomène de mémorial, plus évolué (qui est une trace des Êtres de Soi qui ont éprouvé les circonstances émotionnellement). Alors que la mémoire tend à nous faire éviter les situations similaires, le mémorial tend au contraire à sans cesse nous y ramener. En effet, nous faire revivre une chose analogue peut ainsi nous rapprocher de celui que nous étions (que nous avons mis à distance afin de nous préserver de sa surcharge émotionnelle) afin de le réhabiliter. Le retrouver, puis le valider dans sa dimension existentielle est essentiel à notre complétude. Cela devient possible, car si la circonstance était catastrophique et l’émotion dévastatrice, celui que nous étions n’en était pas moins pour autant de nature différente. Celui que nous étions est, par principe archétypal, INESTIMABLE. L’acuité nous fait alors distinguer entre ce qui s’est passé (horrible) et celui que nous étions (inestimable). Cela est déjà un point majeur pour la réhabilitation qui commence ici par une validation existentielle. Ensuite reste la validation de son éprouvé dans sa nature (quel type d’éprouvé) et dans sa dimension (à quel point). L’aboutissement thérapeutique se trouve juste là. Pas dans le fait de vouloir apaiser celui que nous étions, mais dans le fait de valider sa qualité existentiellement inestimable, puis son éprouvé dans sa nature et sa dimension… c’est justement cela qui l’apaise.

A aucun moment le patient ne revit la situation (pas de reviviscence), il accompagne simplement celui qu’il était et qui l’a vécue. Cela permet à la thérapie de s’accomplir avec beaucoup de douceur. Quand la dimension « mémorial »* est aboutie, la dimension « mémoire »* s’ajuste naturellement aussi.

*Vous pouvez lire sur ce site la publication « Mémoire et mémorial » de novembre 2020

Il convient de ne pas oublier que cette « rencontre » entre « celui qu’est le patient » et « celui qu’il était » ou « l’un de ceux dont il est issu », ou « un élément transpersonnel » s’accomplit dans une sorte d’état modifié de conscience, qui est simplement une conscience augmentée se produisant naturellement lors de l’échange avec le praticien… une conscience ouverte à la dimension expérientielle avec plus de vastitude.

Cela se fait de façon naturelle et spontanée, en ce sens où cela ne fait qu’accompagner un mouvement de vie déjà à l’œuvre, comme un élan naturel vers la complétude de Soi, vers l’individuation et vers la prise en compte du monde. Comme le disait Darwin, c’est juste un accomplissement de notre « humanité naturelle ».

6.7    Paradoxe du langage

L’Humanité a développé un langage verbal et écrit) devenu tellement précis qu’il permet d’exprimer des pensées et des ressentis subtils, des idées, des découvertes et même du non pensable !

Le langage devient si exceptionnel, qu’il suscite notre intérêt et peut paradoxalement nous éloigner de notre interlocuteur et prendre plus de place que celui-ci. C’est ainsi que naissent dogmes et théories qui, censés être au service des Humains, deviennent discrètement plus importants que ceux-ci. Plus importants qu’autrui… et même plus importants que soi-même… finalement c’est l’Humain qui se retrouve au service des dogmes et des théories !

Ainsi l’outil sémantique qui est un magnifique outil de communication peut, paradoxalement, nous éloigner de notre interlocuteur, nous incitant à défendre par la parole des points de vue, des idées, sans tenir compte de celui qui tente de partager ce qu’il éprouve avec nous. L’outil verbal peut alors nous rendre moins communicants (moins ouverts). Initialement prévu pour nous éclairer, il ne ferait plus alors que nous éblouir !

C’est sans doute ce qui conduisit Amnesty international à proposer à des personnes de toutes origines, pensées, cultures, religions, ethnies, âges, sexuation… de se regarder quatre minutes en silence. Il en résulte que s’installe une touchante et profonde proximité existentielle. Ainsi, comme ils le disent si bien « L’humanité surgit d’un regard »*.

*Les yeux dans les yeux - Amnesty International Belgique

Le langage prend sens avec toutes ses subtilités quand il nous permet aussi de partager des éprouvés au-delà de ce qui se pense, des éprouvés qui rendent compte de nos ressentis les plus intimes, de notre regard sur le monde, sur nous-même et sur autrui. Comme le dit Marshal Rosenberg (auteur de la CNV communication non violente) : « Les mots sont des fenêtres, ou bien ce sont des murs ».

Soyons vigilants à faire en sorte qu’ils soient des fenêtres, qu’ils permettent vraiment de se rencontrer, de s’ouvrir à la différence, et non de s’affronter ou de s’uniformiser.

Dans une authentique communication, l’ouverture de chacun est telle qu’elle se situe au-delà des points de vue, dans un esprit de candeur, de curiosité et de recherche… pour ne pas dire d’émerveillement potentiel permanent. Chacun est comme un chercheur à l’affût de la rencontre du monde, prêt à toutes les éventualités, et prêt à lâcher des certitudes pour aller vers plus de précisions, plus de justesse, plus de sensibilité, plus de clarté.

Rien n’est figé et cela est rendu possible, sans craintes, par le fait que les fondements archétypaux (bases initiales, archaïques) sont solides et que les paradigmes (fondements de théories changeantes) peuvent sans risque être remis en cause. Et surtout, au-delà des idées, des savoirs, des éclairages nouveaux… il y a toujours au cœur de l’échange le bonheur de la rencontre de l’autre. Le « quelqu’un » compte toujours plus que le « quelque chose » (qu’il s’agisse d’objets concrets ou d’idées). La chose ne peut au mieux qu’être précieuse. Le quelqu’un, lui, sera toujours inestimable (hors du champ des valeurs).

6.8    Prendre soin du monde

Tout cela s’accomplit naturellement quand le praticien ose se trouver dans une sorte de « chez-nous d’Humanité ». Comment définir celui-ci ? C’est « un endroit qui n’est pas un lieu », « dont on ne sait rien mais qui nous est familier », « qui est infini mais aussi très cosy », « un chez nous qui n’empiète chez personne et n’est envahi nulle part »… difficile à mettre en mots. C’est du non pensable aussi ! Mais c’est là que se trouvent toutes les « commandes » pour accompagner le processus de vie à l’œuvre.

Puisque nous savons accompagner un individu avec ce processus thérapeutique, saurions-nous aussi accompagner l’humanité vers plus de cohésion et de paix, vers une diversité de chacun, plus éclairante pour tous ? (toute tentative de changer, uniformiser, contrôler des Êtres, même pour le bien de tous, serait source d’échec et de désordre). Il ne s’agit surtout pas de chercher à améliorer le monde (ce serait présomptueux), mais seulement d’accompagner son accomplissement déjà à l’œuvre. En bien des domaines le fait de « vouloir », avec un but bien précis, est même un piège subtil que le sinologue Romain Graziani aborde dans son ouvrage « L’usage du vide » (2019) :

« […] lorsque les choses ne se déroulent pas comme nous l’avions prévu et voulu, c’est précisément en raison du plan d’action que nous avons formé, et même en raison du simple fait d’avoir un plan » (Graziani, 2019, p.9).

« Je me suis aperçu que les états, physiques ou mentaux, que nous associons de près ou de loin à l’idée de bonheur, comme l’état d’aisance dans la danse, d’exécution souple et allègre d’un air de musique, de transport euphorique, de ravissement poétique, de grâce agissante, de gaîté, d’enjouement, d’hilarité, etc., ont justement en commun cette propriété redoutable d’être mis en déroute par simple tentative de les faire advenir de façon volontaire » (Ibid., p.10).

« Cet état optimal dans lequel le dehors et le dedans se confondent, se voit fréquemment associé à la notion de yeou* : un état d’effusion, de libre échappée, d’essor spacieux ou de transport. Cette mobilité heureuse, cette randonnée jubilatoire et sans freins constituent dans l’éthique et l’esthétique chinoise l’une des expressions ultimes de la puissance vitale parvenue à son comble ». (Ibid., p.177)

*Le terme yeou signifie en chinois voyager, divaguer, errer, s’ébattre, circuler dans l’air ou évoluer sur l’eau (note de Graziani).

Cela suppose un total changement de posture, mais riche d’une conscience de cela, nous pourrions au moins tenter une nouvelle voie.

Nous inspirant de la Gestalt thérapie (Fritz Perls) pour mettre en contact, des Psychodrames (Jacob Levy Moreno) pour expérimenter, ou des Constellations familiales (Bert Hellinger) pour favoriser des émergences subtiles, ou du Psychocorporel (Gerda Boyesen) concernant les expressions qui n’ont pas été abouties dont on va permettre l’accomplissement… pourrions-nous « consteller le monde » : c’est-à-dire réaliser une « constellation du monde » en choisissant de justes représentants (chefs d’Etat, populations, bourreaux, victimes, adultes, enfants, hommes, femmes, religieux, athées… sans oublier la vie animale, la vie végétale, la planète… et peut-être même l’Univers dans sa vastitude etc.).

Une sorte de Gestalt thérapie à l’échelle du monde. Est-ce qu’un tel psychodrame serait opérant ? Avec la dimension de la psychologie de la pertinence, peut-être. Il y a tant d’Êtres déjà qui prient, qui méditent, qui militent, qui font des révolutions (hélas parfois sanglantes !), sans que le monde ne semble pour autant atteindre une justesse d’accomplissement dans le respect de tous !  

Pourrait-on sortir de la soumission, des exercices de pouvoir (même pour le bien), de cette violente volonté de tout changer qui reviendrait à oublier d’accompagner les justesses à l’œuvre (souvent si discrètes) ?

La philosophe allemande Hannah Arendt (1906-1975) ne souhaitait pas un futur qui élimine le passé, ni qui le conserve, mais qui le transcende. IL NE S’AGIT DONC SURTOUT PAS DE CHERCHER A CHANGER LE MONDE (ce serait inapproprié et dangereux). Il s’agit simplement d’accompagner son déploiement naturel, d’être sensible à ses justesses et d’en être facilitateur. Il ne s’agit pas d’être rebelle, mais d’être un authentique chercheur libre des soumissions, prêt à remettre en cause les points de vue habituels, sans pour autant les détruire ou les mépriser.

Il convient aussi d’éviter soigneusement le désolant écueil où l’on serait tenté de cautionner des violences en disant « ça doit bien se produire pour quelque chose. Ça doit avoir du sens ! ». Il est inconcevable que les souffrances monstrueuses et multiples, infligées à tant d’Êtres à travers le temps, puissent se justifier en invoquant de « nobles buts cachés en accomplissement ». Il n’y a qu’à lire « Féminicides – Une histoire mondiale » de Christelle Taraud (Ed. La Découverte 2022) pour prendre la mesure des horreurs infligées aux femmes au cours de l’Histoire (bien plus de morts  et de tortures dans le monde par gynécide que par génocide). Et on peut y ajouter aussi les horreurs infligées à des hommes.

Pourrions-nous trouver une saine façon de prendre soin du monde !? CES QUELQUES MOTS NE SONT PEUT-ÊTRE QU’UNE SORTE D’ESPOIR OU DE RÊVE… mais osons simplement concevoir ce qui paraît impossible, espérant que cela inspirera des compétences créatives. N’oublions pas qu’il se peut que la voie à envisager soit totalement différente et bien plus simple qu’on ne l’imagine !

Ce serait un magnifique pas en avant de l’évolution, contribuant à honorer tous ceux qui nous ont précédés et qui traversèrent tant de péripéties pour nous offrir aujourd’hui ces possibilités de déploiement et d’accomplissement !

Quand bien même tout reste incertain, et la recherche pleinement ouverte, osons simplement cette humanité qui nous anime intimement. Osons cette conscience à l’œuvre qui s’exprime à travers une si longue évolutionosons la Vie qui se manifeste en chacun de nous, même si, soyons humbles, sa dimension nous échappe encore « un peu » ! Dans cet élan d’humanité, rendons simplement hommage à tous ceux qui nous ont précédés depuis 3,5 millions d’années et à qui nous devons tout cela… prenons soin de ne rien gâcher, ni des Humains, ni de la Vie, ni de cet habitat qu’est notre planète.  

                                    Thierry TOURNEBISE

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Bibliographie

Abbott, Edwin
-
Flatland  -Edition du groupe « Ebooks libres et gratuits » -1884
disponible en pdf  à 
http://www.ebooksgratuits.com  
http://www.ebooksgratuits.com/pdf/abbot_flatland.pdf  

Bruner, Jerome
-Car la culture donne forme à l’esprit - Georg Eshel, Genève 1997

Cabrol, Nathalie
-A l’aube de nouveaux horizons – Seuil, 2023

Cerquiglini, Bernard
-L’invention de Nithard - Editions de Minuit, 2018

Descartes, René
- Recherche de la vérité par la lumière naturelle,
Règles pour la direction de l’esprit 
- La Pléiade 1999

Elbaz, David
-La plus belle ruse de la lumière – Odile jacob, 2021

Érasme
-Éloge de la folie – GF Flammarion, 1964

Ferrera, Silvia
-Avant l’écriture – Editions du Seuil 2023

Graziani, Romain
L’usage du vide – Gallimard, Bibliothèque des idées, 2019

Harari, Yuval Noah
-Sapiens, une brève histoire de l’humanité – Albin Michel, 2015

Heidegger, Martin
-Être et temps – Gallimard 1986

Jung, Carl Gustav
-
Ma vie. Souvenirs rêves et pensées- Gallimard Folio, 1973

Kropotkine, Pierre
-L’entraide, un facteur de l’évolution - Les éditions de l’invisible - D’après l’édition Alfred Costes, 1938

Lao Tseu
-Tao Te King – Editions Dervy, 2000

Leibniz, Gottfried Wilhelm
-Monadologie – Flammarion, 1999

Maslow, Abraham
-Etre humain - Eyrolles, 2006
-Devenir le meilleur de soi-même – Eyrolles, 2008

Noble, Denis
-La musique de la vie. La biologie au-delà du génome –Seuil, 2007

Patou-Mathis, Marylène
-Néandertal, une autre humanité – Tempus, éditions Perrin, 2010

Plotin
-Traités 7-21 – GF Flammarion, 2003
Traductions sous la direction de Luc Brisson et J.F Pradeau - GF Flammarion 2002-2010
Traduction de l’œuvre de Plotin présentée en 9 tomes, en gardant la présentation des 54 traités dans l’ordre chronologique de Plotin.

-Les Ennéades*. 
Traduction française : M.-N. Bouillet - Librairie de L.Hachette et Cie -1859 (en trois livres). 
Table des matières  http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/plotin/table.htm

*œuvre de Plotin comportant 54 « Traités » qui furent rassemblés par son disciple Porphyre dans un ordre remanié. Il les a compilés en 6 Ennéades de 9 traités (ou « livres ») chacune (d’où le nom « Ennéades » : 9). C’est ce document que M.-N. Bouillet a traduit et publié en 1859. Les 6 Ennéades y sont présentées en 3 tomes. Dans cette édition les numéros des Ennéades sont en chiffres arabes (ex : 4e), le traité (ou « livre ») en chiffres romains (ex : livre III) le chapitre dans le traité en chiffres romains (ex : VIII). Le texte intégral de ces Ennéades est disponible en ligne. On peut y retrouver les citations en les recherchant dans le texte original par « copier/coller » afin de les situer dans leur contexte.  

Rogers, Carl Ransom
-Le développement de la personne – Interéditions Dunod 2005

Roumo, Khaled
-L’enfant voyageur – Editions Erick Bonnier, 2016

Spinoza, Baruch
Œuvres complètes - Bibliothèque La Pléiade Gallimard – Etampes, 1962

Smith, Adam
-Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations - Collection « Idées », Gallimard, 1976

Taraud, Christelle
-Féminicides- Une histoire mondiale – Ed. La Découverte, 2020

Tournebise, Thierry
-L’écoute thérapeutique – ESF, 2001

Trinh Xuan Thuan
-Le monde s’est-il créé tout seul ?–Albin Michel 2008
-La mélodie secrète
-Et l’homme créa l’univers
- Gallimard, folio essais, 1991

Zeldin, Theodore
-Les plaisirs cachés de la vie – Fayard, 2014   

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Liens internes

« Les archétypes existentiels – structures dynamiques invariantes » (nov 2019)

Mémoire et mémorial » (nov 2020)

Liens externes

Unesco : Nombre de langues existantes et de langues en danger de disparaître

https://www.geo.fr/histoire/lunesco-appelle-a-reagir-pour-preserver-les-langues-autochtones-de-la-disparition-194393

Animaux sauvages : Seulement 3% de mammifères sauvages sur la planète - Les transitions
Biodiversité :
Rapport Planète Vivante 2022 | WWF France

Audrey Tang — Wikipédia (wikipedia.org)  première ministre du numérique à Taïwan

Les yeux dans les yeux - Amnesty International Belgique

Une autre justice chez les Babemba (vivreautrement.org)
https://vivreautrement.org/blog/positif/150-une-autre-justice-chez-les-babemba

Site de l’OMS
Constitution (who.int)
https://www.who.int/fr/about/governance/constitution

Site de l’OMS 
Santé mentale : renforcer notre action (who.int)
https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/mental-health-strengthening-our-response

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