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Mémoire et mémorial

Des faits et des Êtres

Novembre  2020   -    © copyright Thierry TOURNEBISE

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Sommaire

La mémoire permet de rappeler les choses et les faits. Le mémorial permet de se souvenir des Êtres. Se rappeler des faits est très utile, mais n’est pas de même nature que se souvenir des Êtres.

Quand une thérapie joue sur la mémoire elle permet éventuellement de désactiver des réactions automatiques indésirables. Quand une thérapie joue sur le mémorial elle se sert des symptômes comme moyens de réintégration, de réhabilitation de ceux qui ont été mis à part au cœur de la psyché.

Il est essentiel de faire la distinction entre ces deux mécanismes dans un cheminement thérapeutique. L’un n’exclut pas l’autre mais les deux sont de nature différente. Il peut même arriver que la mémoire des faits quand ceux-ci sont extrêmement impressionnants occulte le souvenir des Êtres qui alors disparaissent dans leur qualité, leur présence au monde, ainsi que la subtilité de leurs ressentis éprouvés. Or la complétude du Soi et la paix psychologique dépendent de la considération envers ces Êtres et de la validation de leurs éprouvés.

Sommaire

1 Une trace des faits (passé présent)
- La mémoire est un phénomène complexe -La mémoire grâce au futur – La pensée et le langage – Ce qui est éprouvé sensoriellement.

2 Une trace des Êtres (passé présent futur)
- Qui est là !? – Ce qui est éprouvé expérientiellement – Le mémorial plus que la mémoire.

3 Les pulsions et la mémoire
- La pulsion de survie avec la mémoire - La pulsion de survie avec la psyché – La pulsion de Vie et mémorial de l’inestimable

4 Mémoires et psychothérapies
- Thérapies par la mémoire des faits – Thérapies par le mémorial des Êtres.

5 Mémorial et psychologie de la pertinence
- Les types d’approches en psychothérapie – Causalité (mémoire) et finalité (mémorial) – Mémorial, proximité et connivence.

Bibliographie
Bibliographie du site

 

1.Une trace des faits (passé, présent)

1.1.  La mémoire est un phénomène complexe

Il y a différents types de mémoire :

La mémoire à court terme comprenant la mémoire immédiate (elle est autonome et restitue « en l’état » les données avec un minimum de traitement - durée : quelques secondes) et la mémoire de travail (outil de nos mécanismes cognitifs – durée : quelques minutes). La mémoire de travail traite les données en incluant des éléments de notre mémoire à long terme.

La mémoire à long terme (durée : jusqu’à toute une vie) qui comprend la mémoire sémantique (celle des concepts), la mémoire épisodique (celle des événements, en les situant dans le temps et leur durée), la mémoire procédurale (essentiellement inconsciente, elle permet les automatismes, les processus, les mises en œuvre, l’action), la mémoire perceptive (qui interprète ce que reçoivent les sens).

Quelques éléments complémentaires sur la mémoire dans le site de Sébastien Martinez (formateur en mémorisation) : https://www.sebastien-martinez.com/differents-types-de-memoire/

La mémoire est donc un phénomène complexe qui, bien qu’étudié depuis longtemps, n’a pas livré tous ses secrets. Antoine de la Garanderie (auteur de la Gestion mentale) nous propose même que l’efficience de la mémoire dépend du futur.

1.2.  La mémoire grâce au futur

Les faits laissent mentalement une trace, une marque, une représentation. Ce « stockage comporte aussi un indice pour y accéder, pour ne pas dire une sorte d’indexation permettant de raviver cette empreinte à l’aide d’un ou plusieurs éléments. La mémoire permet d’évoquer mentalement cette représentation, qui se modifie avec le temps, au fil des nouvelles expériences vécues. Mais comment cette empreinte est-elle disponible ?

Il y a une première constitution d’image mentale (évocation immédiate du vécu présent). Cette empreinte (« image » mentale) se fait à travers une ou plusieurs composantes sensorielles dans notre représentation des faits (qui constitueront des indices pour la retrouver). Je mets le mot « image » entre guillemets, car cette représentation n’est pas forcément de nature visuelle. Sans être forcément de nature synesthésique (équivalence des sens qui coexistent ou se substituent entre eux), il s’y trouve plusieurs canaux sensoriels investis simultanément, qui s’étayent plus ou moins les uns les autres, mais dont l’un d’entre eux sera dominant. Il est à noter que si cette image mentale (évocation immédiate du présent) est à dominante visuelle il sera difficile d’y accéder ultérieurement (mémoire) par un canal auditif, ou que si elle est à dominante auditive, il sera difficile d’y accéder ultérieurement par un canal visuel. Quand nous percevons quelque chose, nous en faisons une évocation mentale (visuelle, auditive, tactile, olfactive, gustative, kinesthésique) et la restauration ultérieure de cette évocation devra se faire par le même canal que celui par lequel elle s’est initialement constituée. Comme si cela constituait aussi son système « d’indexation » ou d’amorçage pour y accéder.           

La mémoire de ce qui se passe est essentielle pour notre avenir. D’une part pour notre avenir immédiat : la mémoire à court terme « mémoire de travail » (ou plus précisément « mémoire opérationnelle »), permet de réaliser les opérations cognitives dans le présent. Par exemple, pour comparer A et B, quand je regarde B après avoir vu A, il faut que je me souvienne de A. D’autre part pour notre avenir lointain : la mémoire à long terme permet de tenir compte de ce qui s’est produit antérieurement, même s’il y a très longtemps, pour mieux agir, mieux décider dans le présent. Quand bien même ces représentations se modifient avec le temps elles sont très utiles pour accomplir notre maturité.

Quand nous parlons de mémoire, nous pensons souvent au passé car nous avons besoin que ce passé reste disponible. Mais il importe de comprendre que notre processus de mémoire est animé par un futur dans lequel nous aurons besoin de ce passé. Au point que le chercheur en pédagogie Antoine de La Garanderie (auteur de la « gestion mentale ») nous explique que pour avoir de la mémoire il faut avoir un futur. Bien sûr son propos est à l’attention des élèves et des enseignants puisque c’est son domaine d’expertise, mais il concerne tout le monde :

« Ne serait-ce pas d’installer dans l’avenir ce qui est, pour lui, le "à mémoriser" ? » (De la Garanderie, 2002, p.16).

« Je partirai donc de l’outil de mémorisation en m’interrogeant afin de savoir comment m’en servir pour me rendre présent demain… ou plus tard, ce dont je vis la présence actuellement. […] Dans ce "plus tard", où il faut faire entrer le vécu d’une présence passée […] se rendre présent actuellement un présent futur. » (Ibid., p.91)…

Le présent et le futur se soutiennent mutuellement :

« Qui l’aurait cru ? L’outil de la mémoire travaille sur l’horizon de sens d’un avenir qui doit avoir le sourire de l’accueil. Ce n’est donc pas un avenir vide qui attend mais le relief d’une ambiance chaleureuse. » (Ibid., p.93).

« N’allez pas uniquement chercher en vous le souvenir de votre leçon apprise. Elle est à sa place déjà dans l’imaginaire d’avenir que vous lui avez donné […] » (ibid., 94).

« Il faut qu’il y ait un présent demain qui sollicite un présent d’aujourd’hui. » (ibid., p.88)

« Acte de mémorisation = plaisir de se donner la présence dans l’avenir de cette chose dont on vient de se donner la présence par acte d’attention. » (De la Garanderie, 2004, p.12).

Si la mémoire des faits nouveaux diminue souvent dans le grand âge, il se peut que ce ne soit pas que par usure neurologique ou vasculaire, mais aussi par des raisons psychosomatiques : il se trouve dans le grand âge un amenuisement de l’avenir, qui devient de moins en moins accueillant, de moins en moins fréquentable et souriant, même de plus en plus inquiétant (surtout le final de cet avenir qui est soigneusement évité et dont on ne peut parler nulle part). Le psychiatre Jean Maisondieu, spécialiste des maladies de type Alzheimer (maladies caractérisées par un important trouble de la mémoire), envisage même que cette maladie de source multifactorielle ait une importante composante psychosomatique, où le trouble psychologique engendre le trouble neurologique (du fait de la plasticité cérébrale). Cela proviendrait selon lui de deux sources : 1/le trouble de l’identité ; 2/la peur de la mort. Le premier car il y a de moins en moins de gens pour nous voir avec bonheur (ils viennent juste par devoir ou pour des soins), le second parce que le thème de la fin de vie est tabou.

« Les sujets âgés, précisément du fait de leur âge et de leur proximité avec la mort, sont soumis à une tempête existentielle de nature à briser les cerveaux les moins résistants et à obliger les plus fragiles d’entre eux à réduire au minimum leurs facultés intellectuelles pour survivre malgré tout dans ce contexte qui leur est défavorable. » (Maisondieu, 2001, p.69)

Ne pouvant plus vivre et ne voulant pas mourir « Il s’efforce de mettre en veilleuse des facultés intellectuelles dont le bon fonctionnement le perturbe » (Maisondieu, 2001, p.17). « Condamnés à mort, ils savent qu’ils ne peuvent s’échapper : le piège est fermé. Cette situation est de nature à faire perdre la tête à ceux d’entre eux qui ont le plus peur de perdre la vie. […] A les observer, à essayer de communiquer avec eux, je suis arrivé à cette conclusion qu’ils se démentifiaient surtout parce qu’ils mouraient de peur à l’idée de mourir » (ibid. p.37).

Selon Antoine de la Garanderie, la mémoire est opérationnelle si l’on a son attention sur ce qui sera à retenir, mais aussi et surtout si l’on en a le projet d’une évocation dans un avenir (donc il faut qu’il y ait un avenir) auquel on donne de la consistance, qui nous accueille, qui est souriant, vers lequel on a envie d’aller.

1.3.  La pensée et le langage

Les images mentales qui se constituent conduisent à des représentations visuelles, auditives, kinesthésiques, olfactives… etc. Cela vaut pour le présent et, grâce à la mémoire, pour le passé. Le présent quant à lui, est d’autant mieux évoqué mentalement (images plus fines, plus riches, plus précises) que le passé fournit une expérience riche en éléments permettant une meilleure élaboration mentale de l’instant actuel (la représentation ou évocation du présent est assujettie au contenu de notre passé).

Ces représentations mentales se nomment « signifiés ». Quand il existe des mots ou des expressions pour rendre compte de ces « signifiés », on parlera de « signifiants ». Le « signifiant » sert ainsi à rendre compte par le langage du « signifié » présent dans la pensée.

1.3.1    La mise en mots… un défi verbal

Il arrive que l’on peine à trouver les mots pour énoncer ce qu’on a à l’esprit. Nous pensons quelque chose, nous tentons de l’énoncer… mais les mots ne viennent pas. Il peut même se faire qu’en dépit de nos efforts, certaines choses restent indicibles, qu’aucun signifiant verbal ne soit disponible pour rendre compte de notre signifié mental. Il se peut que ce soit par manque d’expérience linguistique, comme quand nous maîtrisons mal une langue étrangère, mais là c’est dans notre langue maternelle. Par exemple dans les jeux où l’on doit décrire une chose de façon assez précise pour qu’un autre s’en fasse une représentation suffisamment exacte pour accomplir une tâche ; ou quand l’on va demander chez un commerçant un objet que l’on doit décrire avec la précision requise pour qu’il le trouve dans son stock ; ou quand l’on éprouve un sentiment très fort dont on aimerait rendre compte. Avec la maturité nous gagnons en capacité à énoncer. Les poètes passent souvent maîtres dans cet art, et c’est ce qui justement peut nous toucher dans leurs œuvres.

Quand ce que nous avons à l’esprit est mis en mots, cela provoque une sorte de bien-être, d’apaisement. C’est ce qui se passe en thérapie quand le praticien reformule en langage « haute définition » (en langue ontique) ce que le patient tente d’énoncer de son mieux. Le patient s’écrit alors « Oui, c’est exactement ça ! » avec une sorte de jubilation. Le fait que ce qu’il a à l’esprit (signifié) trouve avec le praticien une représentation langagière (signifiant) permet à sa pensée d’être au monde et d’être partagée… cela provoque un bien-être immédiat. La thérapie ne peut se limiter à cela, mais cet élément est de grande importance.

1.3.2    La mise en pensée… un défi cognitif

Plus loin encore : alors que parfois nous peinons à trouver les mots (signifiant inaccessible), il arrive même que l’on ait du mal à se représenter ce que l’on éprouve, ce dont on fait l’expérience. Nous n’avons même pas de représentation mentale (absence de signifié) pour rendre compte de ce dont on fait l’expérience. Au-delà de « l’indicible », nous arrivons dans une zone de « non pensable ».

Comment se peut-il que des choses éprouvées ne soient pas pensables ? Cela peut se produire en partie par manque d’expérience. Nous ne disposons alors que d’intuitions floues, notre mental peinant à se faire une représentation de ce qui est vécu (il ne dispose pas de suffisamment d’éléments pour élaborer une représentation).

Mais il se peut aussi que cette représentation soit impossible, notre mental n’étant pas initialement équipé pour cela. Par exemple, la géométrie nous dit que si nous pouvions regarder un cube (figure de trois dimensions) depuis un monde à quatre dimensions, nous verrions toutes les faces en même temps (sans avoir besoin de le tourner) et même l’intérieur sans l’ouvrir. Nos outils cognitifs sont ici en difficulté pour concevoir une telle chose ! C’est pourtant ce qui se passe pour un carré (figure à deux dimensions) vu de dessus (depuis une troisième dimension) : nous voyons tous les côtés en même temps et l’intérieur sans l’ouvrir… pour un passage 2D vers 3D, nous ne peinons pas à nous le représenter. Mais pour un passage 3D vers 4D, nous ne sommes pas équipés. Nous ne savons pas élaborer des pensées en 4D !

C’est ce qui se passe pour les sujets ayant vécu une expérience d’EMI (expérience de mort imminente). Voir toute sa vie en même temps, être l’autre tout en étant soi, être l’espace (et non s’y déplacer), avoir conscience de tout l’univers… Ici on ne parle plus de vécu sensoriel mais de vécu « expérientiel ». Depuis notre « vision 3D » cela n’est pas cognitivement représentable, alors que cela a été parfaitement éprouvé. Ce qui est expérientiel manque de signifiés (pour le penser), et donc aussi de signifiants (pour le dire). C’est pourquoi les « expérienceurs » d’EMI peinent à rendre compte de leur vécu. Pour s’en approcher, ils utilisent des mots du monde sensoriel, des métaphores, des approximations. Ces « à peu près » fournissent parfois une esquisse suffisante pour « allumer » notre conscience, et ranimer une sorte d’intuition de quelque chose qui nous dépasse, mais qui en fin de compte nous est familier, sans que nous sachions vraiment pourquoi.

1.4.  Ce qui est éprouvé sensoriellement

L’éprouvé quotidien tournant essentiellement autour du sensoriel, très lié à la consommation, à l’agitation, aux buts et aux projets, s’est trouvé bouleversé lors de la crise sanitaire du covid-19 avec le confinement. Une bonne part de ce qui était distrait par l’agitation et la sensorialité s’est trouvé surgir à la conscience, réclamant son dû d’attention. Pour certains ce put être une magnifique opportunité de déploiement, pour d’autres, une grande source d’inquiétude, menant à une sensation de vide insupportable. Ce vide résulte d’une soudaine pénurie de sources « extrinsèques » s’ajoutant à une insuffisance de sources « intrinsèques ». L’extérieur fournit habituellement des matériaux, alors que l’intérieur de soi n’opère pas assez d’élaborations intimes. Ces matériaux extérieurs viennent compenser le vide intime. Un peu comme dans le cas du sujet borderline qui manque de monde intérieur et tente de compenser son vide intime par une surconsommation du monde extérieur… serions-nous ainsi tellement à tendance « borderline » ?

A une époque où l’on parle de zénitude, de plénitude, d’accomplissement, ne gardons-nous pas malgré tout un ancrage excessif dans « l’extérieur qui fait tout » (principe extrinsèque) … restant trop minimalistes au niveau de « l’intériorité qui s’accomplit » (principe intrinsèque) ? En fait les deux sont nécessaires : le monde extérieur donne l’opportunité d’enrichir son intériorité, puis le monde intérieur par son déploiement et sa sensibilité permet de mieux s’ouvrir au monde extérieur. Ce n’est que l’exclusivité de l’un ou de l’autre qui met en difficulté.  

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2.Une trace des Êtres (passé, présent, futur)

2.1.  Qui est là !?

Après la « trace » du « quelque chose » (faits et objets), nous avons la trace du « quelqu’un » (Êtres). Il semble que les deux systèmes n’opèrent pas vers la même finalité.

La mémoire des faits (essentiellement sensorielle, mais aussi émotionnelle), permet d’éviter des dangers qui pourraient se reproduire, et de mieux repérer des ressources si elle se présentent à nouveau. Nous pouvons ainsi assurer à la fois notre sécurité et notre nutrition, donc notre confort.

La mémoire des Êtres, (expérientielle, mais aussi émotionnelle), permet d’avoir une sensibilité à l’existentiel avec notre place au monde, notre conscience du monde, afin de ne rien manquer de ce qui nous constitue.

Il semble que l’émotionnel soit présent dans les deux cas. Mais concernant les faits c’est à visée réactionnelle (automatismes), alors que concernant les Êtres c’est à visée de remédiation, de validation et d’intégration (conscience).

Qu’il s’agisse de ceux que nous avons été (biographie) ou que nous avons rencontrés (social) ou même de ceux dont nous sommes issus (trans générationnel) ou de l’humanité et de la nature (transpersonnel), tout cela entre dans notre constitution du Soi : cela entre dans la constitution de cette totalité systémique que nous sommes.

Alors que la mémoire des faits joue au niveau de la biosphère (énergie vitale, survie cellulaire à la surface de la planète, sécurité, prédation), la mémoire des Êtres, elle, joue au niveau de la Noosphère (conscience en déploiement au cours de l’évolution, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, déploiement, accomplissement). Pierre Teilhard de Chardin (paléontologue) est un des rares à avoir distingué entre le biologique avec l’énergie vitale du grouillement cellulaire sur la planète (biosphère) et la Vie avec la conscience en déploiement, en accomplissement (noosphère)*. Il est à l’origine des mots « biosphère » et « noosphère ». Ce sont de jolis signifiants énonçant une chose où nous n’avons quasiment pas de signifié (pas de pensée claire). En effet, dans les deux cas il s’agit de la vie, mais dans l’un il s’agit du biologique (vie) et dans l’autre de l’existentiel, de l’ontique, du psychique (Vie). Nous savons à peine penser cette distinction, et bien des personnes, même des professionnels, ne savent pas différencier la Vie et l’énergie. Or cette distinction est essentielle puisque c’est souvent grâce à une baisse de l’énergie (affaiblissant les compensations) que la vie réengage ses remédiations en vue de complétude, ainsi que ses déploiements en vue d’accomplissements.

*Teilhard de Chardin, Le phénomène Humain – le Seuil, 1955, p.199

Le vital est lié à l’énergie. Il répond à la logique de la thermodynamique. Il suit les cycles de croissance, maturité, dépérissement. La Vie, elle, est hors du champ de l’énergie (donc hors de la thermodynamique) et poursuit sans cesse son déploiement. Se développer, c’est ajouter de la matière, se déployer c’est révéler ce qui est déjà en nous. L’énergie ne peut que se transformer ou se déplacer, et le profit de l’un est toujours au détriment de l’autre. Alors que la Vie se déploie, ne se soustrait jamais rien : au niveau ontique, quand la Vie rencontre la Vie, tout se déploie réciproquement sans qu’aucun ne soit dépossédé de quoi que ce soit (au niveau existentiel il n’y a pas de prédation). Il ne s’agit pas des mêmes principes*. On pourrait dire que l’énergie fonctionne en synergie faible (l’un au détriment de l’autre) et que la Vie fonctionne en synergie forte (tout le monde en bénéficie en même temps), ainsi que nous le propose l’anthropologue Ruth Benedict (Maslow, 2006, p. 225-236).

*Voir sur ce site la publication de mai 2016 « Vie et énergie »

2.2.  Ce qui est éprouvé expérientiellement

Les Êtres sont distincts des choses et des faits. Pour les choses et les faits nous parlerons simplement de mémoire, la mémoire telle que nous l’avons décrite ci-dessus. Pour les Êtres la mémoire joue aussi concernant la physionomie, les vêtements, les actions (tout ce qui est concret) … mais il entre en ligne de compte un autre phénomène fondamental : la présence existentielle, les interactions, les états émotionnels de chacun.

Quand les Êtres ont eu des éprouvés émotionnels, ceux-ci sont en partie dans la mémoire classique (et provoquent les états réactionnels). Mais le Sujet lui-même, qui a eu ces éprouvés, se trouve lui dans un champ existentiel hors de cette mémoire classique. Ce n’est plus « l’endroit des faits », mais « l’endroit des Êtres qui ont vécu ces faits ». Hélas, le manque d’acuité nous conduit à ne pas savoir distinguer entre les faits (souvent insupportables) et les Êtres (toujours inestimables).

Pour distinguer les manifestations de cette zone existentielle par rapport à celles de la mémoire habituelle, je parlerais plutôt de « mémorial », pour sa dimension commémorative. Elle permet la mise en œuvre des remédiations en attente dans la psyché, là où il y a eu des clivages à la suite de chocs.

Pour un Sujet en thérapie, le praticien identifiera les Êtres concernés (ceux qu’il a été, ceux dont il est issu, ou plus loin l’humanité et la nature dont il fait partie) qui appellent sa conscience à travers le symptôme (mémorial) en vue de remédiation, de reconnaissance de leur nature inestimable, puis de validation de leurs éprouvés.

Les Être identifiés bénéficieront de reconnaissance de qui ils sont (voir la publication de février 2017 « Réjouissance thérapeutique ») et seront validés dans leurs éprouvés : nature de ces éprouvés (ce qui a été ressenti), et dimension de ces éprouvés (à quel point). Un apaisement important résulte de cela. Le mémorial permet d’aller vers cette entièreté de Soi, de ne rien perdre de ce qu’on a été quoi qu’il se soit passé, et même de ne rien perdre du monde en termes existentiels.

L’environnement immédiat et la biographie du patient sont pris en compte, mais les enjeux dépassent souvent la situation locale de la vie du Sujet et peuvent toucher une dimension systémique (et transgénérationnelle), voire hyper systémique (jusqu’au transpersonnel) :

« L’homme ne saurait se voir en dehors de la Vie, ni la Vie en dehors de l’Univers » (Teilhard de Chardin, 1955, p.29).

« L’Etoffe de l’Univers, en devenant pensante, n’a pas encore achevé son cycle évolutif » (ibid., p.279).

 « La conscience monte à travers les vivants » (ibid., p.195).

2.3.  Le mémorial, plus que la mémoire

Les Êtres et leurs éprouvés sont retrouvés grâce au mémorial, bien plus que grâce à la mémoire. C’est cela qui se déroule lors du « guidage non directif » du praticien en maïeusthésie, où le patient révèle ces Êtres de Soi qui attendent d’être rencontrés et validés. Ces Êtres de Soi qui furent jadis coupés de la psyché par survie (car porteurs d’une charge émotionnelle trop forte) tendent à rejoindre la conscience pour réintégrer le Soi et rendre au Sujet son entièreté, sa complétude.

Cela se fait grâce aux symptômes qui, tels des mémoriaux, font en sorte qu’on n’oublie pas le chemin pour les rejoindre. Alors que la mémoire joue sur la survie en évitant de recroiser les dangers antérieurs (souvent de façon réactionnelle), le mémorial, lui, préserve un accès à ce qui manque au Soi afin de ne pas le perdre, de le rejoindre, de le réhabiliter. Le patient pourra ainsi distinguer cet Être de Soi retrouvé par rapport aux faits quels qu’ils soient, il pourra retrouver sa grâce existentielle et valider son éprouvé, sans pour autant revivre quoi que ce soit de ce qui s’est jadis passé. C’est une rencontre existentielle et en aucun cas une reviviscence ou une régression. Le Sujet présent offre son soutien au Sujet antérieur… et réciproquement. Les faits ne peuvent être changés, mais celui qui les a vécus cesse de s’y trouver seul.

Afin de pouvoir accomplir cela, le symptôme est récurrent. Il a souvent été éprouvé en de multiples répétitions, où chacune de ces occurrences était une opportunité que nous n’avons pas sue ou pas pu saisir.

De ce fait toute notre vie durant, ceux que nous avons été et qui ont porté un symptôme, parfois de façon très éprouvante ou laborieuse, ont œuvré pour cet accomplissement et méritent aussi une considération particulière. Voir sur ce site la publication de septembre 2019 « Honorer le porteur de symptômes ». Il ne s’agit pas s’en débarrasser, mais d’être à leur égard en gratitude du fait de leur inestimable contribution concernant notre intégrité.  

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3.Les pulsions et la mémoire

Une pulsion est quelque chose qui œuvre à notre insu, indépendamment de notre volonté. C’est le cas de la pulsion de Vie qui est garante de notre intégrité et de la pulsion de survie qui est garante de notre sécurité. Ce sont des éléments constitutifs de notre équilibre. Cette constitution peut être considérée comme fondamentale, archétypale, systématique, bien au-delà de tous les détails événementiels d’une existence.

3.1.  Pulsion de survie et mémoire des faits

Quand une situation est douloureuse ou bouleversante, si tous les moyens cognitifs restent disponibles, la situation peut se trouver gérée consciemment et ce qui se trouve ensuite dans la mémoire s’y trouve avec une précision suffisante, bien à sa place, sans générer de réactions intempestives indésirables. Elle permet une prudence naturelle en situation analogue, mais avec discernement. Cela peut même contribuer à avoir une expertise de plus en plus fine pour appréhender les situations nouvelles délicates.

Si, au contraire, le bouleversement émotionnel est tel que les moyens cognitifs en sont sur le moment moins disponibles, la mémoire enregistre les faits comme systématiquement dangereux, sans discernement. C’est alors un signal de danger intempestif qui s’allumera désormais face à toute situation comportant une analogie avec celle du choc initial (même une analogie mineure telle qu’un son, une odeur, une couleur).

Ainsi, si l’on a appris une nouvelle bouleversante au téléphone (par exemple une rupture majeure, un décès), par la suite à chaque fois que le téléphone sonnera il y aura une émotion, une peur, un bouleversement qui ressurgira avec une vigilance exacerbée concernant un danger potentiel.

C’est le phénomène du dicton « chat échaudé craint l’eau froide ». S’il s’est un jour brûlé avec de l’eau bouillante, ensuite l’eau lui paraîtra toujours une menace même quand elle est froide.

Cette zone de mémoire qui manque de discernement permet une gestion approximative du danger potentiel. Certes, elle produit des réactions intempestives indésirables, mais elle permet néanmoins d’éviter des dangers ultérieurs… même si ce n’est que de façon réactionnelle, avec les moyens disponibles compte tenu de la charge émotionnelle qui a temporairement altéré les possibilités cognitives.

A cet endroit, un « retraitement des informations mémorisées peut être salutaire. C’est ce que font très bien les praticiens en TCC (thérapies comportementales et cognitives) ou en EMDR (eye movement desensitization and reprocessing) qui produisent de bons résultats concernant cet aspect de la mémoire.

Mais le choc ne joue pas que sur ce plan événementiel ou émotionnel, il joue aussi sur un plan existentiel.

3.2.  La pulsion de survie avec la psyché

Lors d’une blessure psychologique majeure (instantanée, brutale, ou étendue sur une longue période), pour assurer la survie, la psyché va se cliver et mettre « à part » la zone émotionnellement trop chargée, inintégrable en l’état.

Ici il ne s’agit plus de « mémoire des faits qui manque de précision », mais de clivage du Soi, avec mise à l’écart de celui qu’on a été lors du choc, afin que son état émotionnel n’envahisse pas toute la psyché. Sándor Ferenczi, (1873-1933) cité par Nathalie Zajde avait bien perçu ce phénomène :

« Une partie de l’être reste en éveil tandis que l’autre, la partie sensible, disparaît littéralement sous le choc […] il est devenu deux, […] » (Nathalie Zajde (2012, p.180,181).

Bien avant lui, l’initiateur de la psychiatrie Philippe Pinel, (1745-1826) se refusa de continuer à appeler « fous » (qui signifie étymologiquement « vides ») les patients souffrant de troubles mentaux. Il les considérait non pas comme vides, mais comme « devenus étrangers à eux-mêmes ». Il proposa alors de ne plus parler de « fous » mais d’« aliénés », car « aliène » signifie « étranger » (sans aucune connotation de monstruosité et sans aucune référence au célèbre film de science-fiction). La psychiatrie n’existait pas encore et l’on parlait à cette époque « d’aliénistes ». Philippe Pinel a eu une vision de génie, hélas un peu oubliée de nos jours.

Cette pulsion conduisant au clivage est un outil de survie majeur préservant la paix du Soi (celui que l’on est). Mais en même temps, le coût en est une sorte d’amputation de Soi qui, générant un vide intime, nécessitera ensuite de mettre en œuvre des compensations pour ne pas trop en souffrir (activisme, addictions… des sortes de « cache vide »). Le clivage, autant que ces compensations, produits par la pulsion de survie nécessitent de l’énergie et ne tiendront que tant qu’il y en a.

Le jour où l’énergie fléchit (et cela finit toujours par arriver), le vide reparaît, les symptômes émotionnels surgissent (analogues aux ressentis lors du choc initial). A ce moment la pulsion de Vie, invitant à une nouvelle cohésion, se retrouve aux commandes, sans entrave, pour nous faire tendre vers une remédiation intime et combler enfin ce vide jusque-là seulement compensé. La pulsion de Vie vise à rejoindre notre « entièreté », notre intégrité, notre complétude, pour ne pas dire notre plénitude.

3.3.  Pulsion de Vie et mémorial de l’inestimable

La pulsion de Vie fait en sorte que tout ce qui, de Soi, a été mis « à part » ne soit pas perdu. Tous ces « à part de Soi », chacun de tous ceux que nous avons été, chacun de ceux dont nous sommes issus, ou même ceux qui se situent dans le transpersonnel… tout est là dans un « quelque part » qui n’est pas un lieu et qui nous suit partout. Il s’y trouve tous ces « Nous » que nous avons été, détachés de Soi à la suite du clivage. Ils font partie de celui que nous sommes. Mais ils se trouvent ainsi à l’écart pour des raisons de survie (charge émotionnelle envahissante). Cet « endroit » de la psyché est comme une sorte de garderie dont la pulsion de Vie assure l’existence et la maintenance. Comme il s’y trouve tous ces « Nous » que nous avons été, je m’amuserai à le nommer « NousNous ». Une zone de délicatesse qui prend soin de tous ceux qui ainsi restent « à part » (en confinement ?), en attendant que notre conscience et notre maturité nous rendent plus capables de discernement : distinguer entre ce qui s’est passé (événementiel plus ou moins abominable) et celui que nous étions (existentiel toujours inestimable).

En effet, la difficulté en situation de choc ou de blessures récurrentes, c’est d’avoir une acuité suffisante pour distinguer entre l’événementiel (ici particulièrement horrible) et l’existentiel (par essence, toujours inestimable). Les deux se retrouvent tellement mêlés que l’Être qui a vécu le drame y est vu comme abominable, infréquentable, voué au bannissement de la conscience, provoquant quasiment un réflexe de répulsion intime.

La pulsion de Vie prend soin de ces « Êtres de Soi » bannis. D’une part avec ce NousNous elle en assure la garderie, d’autre part elle produit les signaux que sont les symptômes, afin que la conscience puisse de nouveau y accéder. Ces symptômes ne dépendent plus de la mémoire au sens habituel du terme, mais constituent une sorte de « mémorial » afin que ces « à part de Soi » ne soient pas purement et simplement effacés, et que nous ne soyons pas existentiellement amputés de nous-même pour toujours.

Chaque récurrence des symptômes (patterns) devient ainsi une nouvelle opportunité vers la complétude, vers l’accueil, vers l’intégrité. Chaque résurgence, telle une sorte de commémoration, offre l’opportunité de reconsidérer ce qui a été éloigné de Soi, d’en redécouvrir la nature existentielle et de le distinguer de l’horreur événementielle. Alors que les commémorations au sens habituel du terme servent à se souvenir de ce qui est passé et qui n’est plus, là il s’agit surtout de se souvenir de celui qui est encore en nous, mais que nous avons perdu de vue. La finalité n’en est donc pas un simple souvenir, mais une rencontre et une remédiation vers une complétude nous permettant d’être pleinement qui l’on est (individuation).

Les symptômes ne sont pas une simple trace de mémoire d’un passé, mais une sorte de mise en résonnance de « Celui que nous sommes », avec cet « Être de Soi » mis à l’écart, dont il faut bien comprendre qu’il n’a jamais cessé d’être là depuis le temps du choc. Il n’a jamais cessé d’être là et ne cesse de nous appeler avec le « signal symptôme » afin de pouvoir rejoindre la psyché, lui rendant ainsi sa complétude. Ceux que nous avons été ne sont pas dans le passé. L’entièreté de la psyché n’est pas concernée par le temps, tout s’y trouve en contemporanéité.

De cette douceur retrouvée envers soi-même, il résulte une nouvelle possibilité de douceur envers autrui. La Vie peut alors s’exprimer, la conscience peut la goûter pleinement, riche de cette entièreté. La vigilance réactionnelle envers les dangers se transforme en acuité existentielle permettant d’enfin vraiment rencontrer le monde.  

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4.Mémoires et psychothérapie

4.1.  Thérapie par la mémoire des faits

Après un trauma, celui qui l’a vécu ressent la nécessité de verbaliser ce à quoi il a assisté, ce qu’il a subi, ce qu’il a vu, ce qu’il a éprouvé. Cette phase d’écoute et d’invitation à la parole juste après les faits, se nomme phase de defusing. Cette incontournable étape du « dire », n’est pas à proprement parler une psychothérapie, mais elle est nécessaire et même salutaire, si ensuite on ne se limite pas à cette verbalisation. C’est une des actions majeures dans les fameuses cellules de crise, à la suite d’un grave événement collectif.

Rapidement, l’accompagnant aura avantage à mettre l’accent sur ce qui a été éprouvé et ira vers une démarche plus psychothérapique, mais sans toutefois négliger cette étape de defusing.

La mémoire de ce qui s’est passé peut se trouver être encombrante quand la charge émotionnelle se trouve associée aux faits. Cela donne une place prépondérante à l’événementiel et à l’émotionnel, mais avec une « basse définition » et une faible acuité. Cette première mémoire met en œuvre le cerveau limbique dans lequel l’émotionnel tient une grande place. Le cerveau primitif est d’un grand secours car il permet même aux personnes ayant perdu leur aire visuelle à la suite d’un AVC, de « voir » avec ce qu’on appelle la « vision aveugle ». Mais cette « vision » qui permet des réflexes d’évitement n’atteint pas la conscience. Il a été remarqué que de tels sujets (dont les yeux fonctionnent, mais dont l’aire visuelle n’est plus opérationnelle) évitent spontanément les obstacles dans un couloir, localisent dans l’espace un point lumineux qu’ils ne voient pas consciemment. Les chercheurs ont même eu l’idée de placer dans le champ visuel de ces sujets des images source d’émotion, tout en leur plaçant des capteurs cutanés. La surprise fut de découvrir qu’ils réagissaient aux images émotionnelles qu’on leur présentait alors qu’ils ne les voyaient pas. Plus encore, ils réagissaient plus vite que des sujets voyants. La réponse à cette énigme fut que les fibres nerveuses allant de la rétine à l’aire visuelle sont plus longues que celles allant de la rétine au cerveau limbique. Ce cerveau limbique reçoit des informations qui ne sont pas conscientisées, mais qui interfèrent avec nos comportements. Quand le cortex rejette des informations, le cerveau limbique, lui, les a mémorisées.

Une approche comme l’EMDR permettra une sorte de retraitement de cette mémoire afin qu’elle ne provoque plus un état réactionnel indésirable. Les TCC (thérapies comportementales et cognitives), elles, vont miser sur une déprogrammation et un apprentissage. Avec une approche progressive de ce qui le perturbe, le patient va progressivement investir différemment l’expérience et la mémoire qu’il en a.

Concernant la mémoire des faits et des émotions qui leurs sont associées, de telles thérapies trouverons leur place. Même si ces thérapies sont dites « courtes » (quelques semaines ou quelques mois), elles demandent tout de même un peu de temps et le résultat qu’elles offrent peut se trouver limité par le fait que la composante existentielle n’y est pas en premier plan. Bien sûr, autant l’EMDR que les TCC ont actuellement ajouté une dimension humaniste à leurs techniques, avec une écoute attentive des ressentis éprouvés par le patient. Mais elles ne tiennent pas compte de la dimension « mémorial » qui conduit vers un Être de Soi à réhabiliter.

Elles s’en rapprochent quand elles parlent de « personnalité émotionnelle » dissociée de la « part apparemment normale de la personnalité »*. Elles vont alors aussi vers une réintégration de ce qui a été dissocié. Mais le fait de parler de « personnalité » limite aussi la dimension existentielle ou ontique dont il faudrait tenir compte. Au-delà de la dissociation de ces deux personnalités (l’une « apparemment normale » et l’autre « émotionnelle ») il conviendrait plutôt de parler de clivages du Soi par réaction de survie, suivi d’un élan de Vie produisant des symptômes (des signes) visant à permettre d’avancer vers une finalité de remédiation à accomplir, celle-ci conduisant à une complétude apaisante. Les symptômes ne sont alors plus vus comme la trace, ou la conséquence d’un passé douloureux, mais comme une sorte de guide vers cette finalité. Ils jouent un rôle de « mémorial » afin de ne pas oublier l’Être de Soi en attente, 1/d’être accueilli dans la psyché et 2/d’être validé dans ce qu’il a éprouvé.

*Pour ceux qui veulent des précisions sur les notions de dissociation de la personnalité entre la « partie émotionnelle de la personnalité » et la « partie apparemment normale de la personnalité »
https://www.ifemdr.fr/dissociation-structurelle-de-la-personnalite-et-trauma/  ou
https://erikdesoir.be/files/dissociation_structurelle.pdf .

4.2.  Thérapies par le mémorial des Êtres

La mémoire est seulement une trace des faits et des émotions, alors que le mémorial préserve une direction vers les Êtres avec lesquels accomplir une remédiation. Le mémorial est représenté par les symptômes, qui sont des signes directionnels pointés vers ces zones de la psyché en attente de reconnaissances, et de validation. Les Êtres de Soi dissociés par réaction de survie sont ainsi retrouvés, puis considérés (dans leur nature existentielle) et validés (dans leurs ressentis éprouvés).

Toute la vie durant, quand il y a des symptômes, ce sont autant de « boussoles » soigneusement entretenues tant que la finalité qu’elles désignent n’est pas atteinte. Le maintien de cet outil directionnel sert aussi d’étalon (le ressenti éprouvé jadis est ainsi étalonné et conservé jusqu’à l’accomplissement de la validation).

Une autre métaphore que la « boussole » peut être proposée : celui qui éprouve le symptôme est pareil à un « cantonnier existentiel » entretenant assidument un chemin ontique vers une zone inestimable de la psyché, qui a été mise à l’écart temporairement par réaction de survie. Ce clivage assure une survie immédiate (limitation de la charge émotionnelle sur l’ensemble de la psyché) mais engendre une amputation du Soi qui devra être compensée pour mener une vie acceptable. Le symptôme « mémorial » pointera désormais vers cet Être de Soi délaissé jusqu’à ce qu’il soit intégré et permette une salutaire complétude.

Ce « cantonnier existentiel » (le porteur de symptôme) est très méritant car il entretient ce mémorial envers et contre tout (et contre tous), malgré les multiples tentatives de l’effacer, de l’éradiquer, de le supprimer, de le « catharsiser ». La réaction primaire de survie, qui consiste à vouloir se débarrasser de ce qui gêne, vient tant de soi-même, que de tous ceux qui prétendent nous aider. Liée à la mémoire des faits, elle consiste à éviter tout ce qui ressemble à ce qui a provoqué le trauma, ainsi que nous l’avons vu dans « chat échaudé craint l’eau froide ». En situation d’urgence, une sorte de « brouillard cognitif » se constitue, ne permet plus de discernement. Une approximation rend alors méfiant face à tout ce qui ressemble, ou comporte une analogie, avec ce qui a causé le choc.

La réaction secondaire de survie va, elle, engendrer un clivage de la psyché en coupant le contact avec l’Être de Soi qui est chargé émotionnellement (que la psychiatrie appelle « partie émotionnelle de la personnalité », mais nous avons vu que le mot « personnalité » ici n’est pas adapté). La pulsion de Vie va aussitôt déclencher une quête de remédiation de Soi (« partie apparemment normale de la personnalité » -mais ici aussi le mot « personnalité » ne convient pas non plus) avec ce qui a été évincé du Soi, afin que cela puisse se réaliser quand la conscience, la lucidité et l’acuité le permettront.

La réaction primaire de survie, qui conduit à éviter tout ce qui est analogue à la source du trauma, vient en opposition avec ce travail de la pulsion de Vie qui cherche à retrouver l’Être de Soi dont on s’est séparé par réaction secondaire de survie (clivage, dissociation). Il se trouve cependant que la quête de complétude l’emporte sur la réaction primaire et secondaire de survie. La pulsion de Vie œuvre sans énergie, alors que la pulsion de survie en consomme beaucoup. De ce fait les chutes d’énergie sont parfois salutaires et conduisent à des avancées de conscience. Il semble ainsi que la pulsion de Vie l’emporte toujours au bout du compte.

*Voir sur ce site la publication de mai 2016 « Vie et énergie » qui rend compte de ce phénomène en détail

L’entretien de ce chemin existentiel nécessite une persévérance considérable pour la pulsion de Vie. De ce fait, en fin de thérapie, quand la remédiation ou le déploiement sont accomplis, il est souvent nécessaire d’avoir un regard de gratitude envers celui que nous avons été et qui a ainsi peiné pour garder cette route accessible. Il a porté « à bout de bras » cette inconfortable signalétique (le symptôme) : il mérite beaucoup de considération, car ce fut souvent à grand peine (le symptôme est rarement confortable !). Vous trouverez le détail de cette étape de la thérapie dans la publication de septembre 2019 « Honorer le porteur de symptôme ».

Une thérapie qui tient compte de ce phénomène sera attentive à la pertinence de ce mémorial qui pointe assidument vers ce qui a été dissocié afin de le retrouver en vue d’une salutaire complétude.

Les thérapies qui œuvrent au niveau de la mémoire vont tenter un retraitement de celle-ci. Les thérapies qui œuvrent au niveau du mémorial vont, elles, plutôt accomplir la remédiation qui est en cours entre les éléments dissociés de la psyché (et non de la personnalité). La psyché est distincte de la personnalité. La psyché peut être considérée comme le Soi de Jung, ou l’Être de Heidegger, alors que la personnalité peut être considérée comme le moi de Freud. Ce moi n’est pas qui nous sommes, mais seulement une « stratégie sociale adoptée pour faire face au monde ». La personnalité, le moi, n’est pas notre nature profonde mais notre moyen de stratégie sociale* (étymologiquement, « persona » = masque).

*Pour plus de précisions, lire la publication de novembre 2005 « Le ça, le moi, le surmoi et le Soi »

Ces deux types de thérapies ne sont pas de même nature et sont toutes deux utiles. Elles peuvent même être complémentaires. Il conviendra cependant pour le praticien de bien avoir à l’esprit que le retraitement de la mémoire, qui permet de se libérer des réactions intempestives, ne doit pas pour autant tenter d’effacer le mémorial.

Le psychiatre Stanislav Grof va même jusqu’à mettre en garde les « suppresseurs de symptômes » :

« Selon ce point de vue, toute tentative pour dissimuler ou soulager des symptômes devrait être considérée non seulement comme une fuite devant le problème, mais encore comme une interférence avec les tendances spontanées à la résolution de l’organisme » (Grof, 1996, p.389).

De plus, outre le risque de supprimer la signalétique, s’occuper de la mémoire des faits comporte un risque : celui de créer des recrudescences, des régressions, des reviviscences, et ainsi de produire de nouvelles blessures. Sándor Ferenczi, dont le propos est rapporté par Nathalie Zajde, avait bien pointé ce risque de la recrudescence :

« A quoi bon réveiller les vécus douloureux si c’est pour leur conférer une nouvelle recrudescence » (Nathalie Zajde, 2012, p.182,183).

Les thérapies qui œuvrent au niveau du mémorial évitent aisément ces deux écueils : le symptôme n’est jamais effacé (il disparaît juste quand il a cessé d’être nécessaire), il n’y a pas de risques de recrudescences (car on s’occupe plus des Êtres que des faits et le patient ne revit pas les circonstances du trauma). De plus il se trouve souvent que lorsque la remédiation est accomplie, elle s’accompagne d’un retraitement spontané de la mémoire des faits qui cesse instantanément de provoquer les réactions indésirables.

Dans ces thérapies le symptôme n’est jamais vu comme étant à supprimer. Il est utilisé comme outil de guidage vers la zone de la psyché où une remédiation ou un déploiement sont à accomplir. Comme le symptôme disparaît spontanément quand il a cessé d’être nécessaire, on est tenté de parler de « guérison », mais sera plus juste de parler d’« d’accomplissement ».  

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5.Mémorial et psychologie de la pertinence

5.1.  Les types d’approche en psychologie

La psychologie de la santé s’occupe des ressources, la psychologie des maladies (psychopathologie) s’occupe des dysfonctionnements, la psychologie de la pertinence* s’occupe des justesses à l’œuvre dans la psyché.

*Voir sur ce site la publication de mai 2015 « Psychologie de la pertinence ».

Les ressources sont souvent associées à des qualités non encore mobilisées. Elles nécessitent le plus souvent un accompagnement de type coaching et/ou psychologie positive. Les dysfonctionnements, eux, sont associés à des zones de mémoire traumatique. Ils nécessitent généralement un retraitement de cette mémoire. L’accompagnement sera souvent de type EMDR ou TCC. Les pertinences, elles, sont associées aux mécanismes de Vie et survie (structures dynamiques invariantes -archétypales) et œuvrent le plus souvent vers une remédiation au niveau des clivages ou dissociations, mais aussi vers des déploiements à accomplir. L’accompagnement se fera avec une approche de type maïeusthésie, focusing ou IFS (Internal Family Systèm). Il est à noter que des approches comme la gestalt-thérapie, l’hypnose, l’ACP (approche centrée sur la personne) etc…, peuvent aussi être utilisées ici si les praticiens ont adopté le paradigme de la pertinence plutôt que celui du dysfonctionnement. Mais dans ces dernières, les praticiens sont hélas trop souvent axés sur la correction d’un travers plus que sur l’accompagnement d’une pertinence.

5.2.  Causalité (mémoire) et finalité (mémorial)

Il importe de comprendre que la pertinence œuvre en termes de finalité à rejoindre et non de passé à résoudre.

Le mémorial (symptôme) est ici engendré par un futur à accomplir qui conditionne le présent. La source du symptôme se trouve alors dans un futur qui « attend d’être rejoint » et non dans un passé qui en serait la cause. Le praticien y raisonne plus en termes de finalités que de causalités.

Quand la source est dans le passé, on parle de causalité, quand la source est dans le futur on parle de téléonomie. Même si les deux méritent d’être considérés et parfois œuvrent conjointement, le symptôme en maïeusthésie est plus considéré d’un point de vue téléonomique : sa source est plus une finalité à rejoindre (remédiation, déploiement), qu’un passé écrasant à apaiser.

Si nous considérons le séquençage des étapes, nous verrons que le vécu traumatique engendre une mobilisation de la pulsion de survie qui est la source de la dissociation protectrice. C’est la psyché elle-même qui, par nécessité de survie, va provoquer son propre clivage en deux éléments. Ce n’est pas vraiment l’événement qui provoque le clivage, mais la psyché elle-même, afin de pouvoir faire face. Ce clivage est la source première (étiologie, origine) du manque qui en découle (nécessitant des compensations pour les rendre supportables). La quête de remédiation qui suivra (finalité à rejoindre) sera source du symptôme (sémiogénèse, constitution du signal). Il en résultera le « mémorial » qui persistera judicieusement jusqu’à ce que cette remédiation ait lieu.

En psychologie de la pertinence, le praticien accomplit son accompagnement à partir d’un « présent » où tout se trouve en contemporanéité (la psyché n’est pas concernée par le temps : uchrotopie). Tous ceux qu’a été le patient sont présents depuis l’époque des traumas, en attente de cet aboutissement (de remédiation : d’accueil, et de validation). Donc ce « futur » à atteindre est plus une sorte de présent qui œuvre en vue de ces aboutissements. C’est « toujours là » dans une sorte « d’actuel permanent », tout au long de l’existence, jusqu’à ce qu’on le prenne en compte.

Le porteur de symptôme qui se charge de tous les patterns (répétitions émotionnelles) devient donc celui grâce à qui le mémorial est entretenu, grâce à qui la remédiation pourra un jour s’accomplir. Ainsi que nous l’avons vu il mérite une considération toute particulière, d’une part parce que nous lui devons cette possibilité d’aboutissement, d’autre part parce qu’il a maintenu le cap à grand peine en dépit des multiples tentatives pour le faire taire.

Distinguer entre la mémoire (des faits) et le mémorial (des Êtres) permet de réaliser des accompagnements plus nuancés et d’apporter à la personne accompagnée une plus grande justesse de soin.

5.3.  Mémorial, proximité et connivence

Conscient de ces enjeux, le praticien est par principe en proximité et en connivence avec l’Être clivé (celui qui est mis à part) en attente de remédiation. C’est ce dernier qui amène le patient en consultation grâce au symptôme (signal) qu’il envoie à cet effet (et non le patient qui amène l’Être émergeant à la consultation pour le calmer). Le souhait du patient de se débarrasser du symptôme est respecté par le praticien qui ne brusque aucun processus, mais ce dernier tient encore plus compte de la quête inconsciente de remédiation. Il est ainsi encore plus en connivence avec la pulsion de Vie, et avec l’Être émergeant qui tente de rejoindre cette remédiation à accomplir. La connivence du praticien est plus avec l’Être émergeant qu’avec le patient présent dans la consultation, même si ce dernier est toujours profondément respecté dans tous ses ressentis et dans toutes ses réticences.

Le praticien ne se perd pas dans les détails historiques de la vie du patient. Il les entend, mais son attention est plus mobilisée par les protagonistes évoqués, les enjeux (structures dynamiques invariantes) qui les animent en termes de clivages, de remédiations, de déploiements*. Le praticien se retrouve ainsi face à une sorte de « panorama sans image » (atemporel) où se trouvent les protagonistes et les enjeux qui les animent.

*Lire sur ce site la publication de novembre 2019 « Archétypes existentiels ».

Plus que de se fixer sur des zones de la vie (enfance, prénatal, transgénérationnel ou transpersonnel, ou même futur) le praticien reste ouvert au fait que ce qui attend d’être retrouvé est plus de nature atemporelle et se retrouve n’importe où entre « maintenant et l’éternité ». Une façon allégorique de parler pour dire que le praticien reste ouvert à toutes les éventualités et reste libre des a priori. Il peut rencontrer des situations qui se « situent » hors de tous les schémas habituellement envisagés et cela ne le déstabilise pas pour autant. L’accompagnement y gagne en souplesse, en justesse, en délicatesse, en efficience. Un des indicateurs est qu’il se déroule sans consommation d’énergie, hors de toute gravité (même quand les situations ont été catastrophiques sur le plan événementiel). Ce sont toujours les Êtres concernés que l’on rejoint et jamais les événements que l’on revit. Le patient ne tombe pas en reviviscence, ni en régression. Il se retrouve juste en proximité de celui qu’il a été, qui ainsi ne se retrouve plus seul et se sent validé dans son éprouvé jusque-là ignoré (voir rejeté). Il en résulte un apaisement immédiat du patient. S’étant rejoint au cœur de lui-même, le signal (symptôme de type mémorial) s’éteint aussitôt. Cela ressemble à une « guérison » puisque le symptôme n’est plus là. En fait il convient de comprendre que le signal disparaît juste car il a cessé d’être nécessaire. Il ne pointait pas vers une pathologie à guérir, mais vers une remédiation ou un déploiement à accomplir.

En ayant bien conscience de cette distinction entre « mémoire » et « mémorial », le praticien gagnera en efficience et pourra mettre en œuvre ses compétences de la façon la mieux appropriée, ou adresser son patient à des praticiens qui ont la compétence la mieux adaptée.

 

Thierry TOURNEBISE  

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Bibliographie

De la Garanderie, Antoine
- Une pédagogie du sens - Chronique sociale – 2002
-Plaisir de connaître, bonheur d’être
– Une pédagogie de l’accompagnement - Chronique sociale – 2004

Maisondieu, Jean
-Le crépuscule de la raison – La maladie d’Alzheimer en question – Bayard 2001

Maslow Abraham
-Être humain - Eyrolles, 2006

Teilhard de Chardin, Pierre
-Le phénomène Humain- Edition du Seuil, 1955

Zajde Nathalie- Nathan, Tobie
-Psychothérapie démocratique – Odile Jacob 2012

Liens internes

Le ça, le moi, le surmoi et le Soi  novembre 2005
Psychologie de la pertinence mai 2015
Vie et énergie 
mai 2016
Réjouissance thérapeutique  février 2017
La réalité, les vérités et le Réel 
avril 2018
Honorer le porteur de symptôme 
septembre 2019 
Archétypes existentiels 
novembre 2019

Liens externes

Site de Sébastien Martinez (formateur en mémorisation)
 
https://www.sebastien-martinez.com/differents-types-de-memoire/

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