Page d'accueil 

Documents publiés en ligne

Retour publications

Maladie d'Alzheimer

Démences ou pertinences?

décembre 2009    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

Les spécialistes prévoient que la maladie d’Alzheimer menace de toucher quatre fois plus de monde d’ici à 2050. Malheureusement, ce sujet est trop souvent abordé sous l’angle unique d’une maladie passive, subie comme une malchance inéluctable, comme une pathologie incurable… à laquelle la réponse médicamenteuse serait le seul éventuel espoir.

Tous les avis méritent d’être pris en compte, mais j’ai eu à cœur ici de vous proposer un regard différent sur ce thème. Quelques praticiens renommés, psychiatres ou psychologues, remettent en cause cette fatalité de l’incurabilité, et même jusqu’à la nature du diagnostique. Ces remises en cause concernent tant le phénomène psychologique que le phénomène neurologique, et surtout ce qui les relie entre eux. Nous verrons aussi que les moyens d’accompagnement peuvent être abordés avec de nouvelles subtilités.

Sommaire

1-Quelques regards sur la psyché et la maladie mentale

-Philippe Pinel

-Eugène Bleuler

-Abraham Maslow

-Jean Maisondieu

-Aloïs Alzheimer

2-Recherches étiologiques de la démence

-L’état physiologique

-Le rapport entre la psyché et les neurones

-Histoire de la perte d’identité

-Histoire de l’angoisse de mort

3-Perte de facultés ou stratégie pertinente ?

-Concernant la perte d’identité

-Concernant l’angoisse de mort  

4-Recherche de moyens d’accompagnements

-La rencontre qui ne se fait pas

-Les validations manquées

-Les validations partielles

5-Mise en œuvre d’accompagnements

-Concernant l’identité

-Concernant l’angoisse de mort

-Concernant les propos ou les gestes incohérents

-Concernant les montées d’agressivité et les oppositions

-Dans le monde du silence verbal

6-Conclusion

Bibliographie

   

1--Quelques regards sur la psyché et la maladie mentale

La démence est une sorte de « démentalisation ». C’est la « perte de mental », (de privatif et mens, mentis, mental, esprit, intelligence). Ainsi, le mot signifie qu’il y a eu une perte de l’esprit.  Pourtant, celui qui n’a plus ses facultés mentales, ou du moins celui chez qui celles-ci sont profondément altérées, est-il victime d’une maladie ou bien poursuit-il une stratégie pertinente pour gérer des souffrances psychologiques qui l’habitent ? Est-ce juste la conséquence d’une perte, ou bien celle d’une stratégie mise en œuvre avec justesse pour moins souffrir ? Où est la cause et où est la conséquence (y compris sur le plan des dégâts neurologiques) ? Il y a là une possibilité qu’il convient de ne pas négliger et sur laquelle le psychiatre Jean Maisondieu insiste particulièrement.

1.1            Philippe Pinel

Déjà en 1800, concernant ceux qui ont perdu la raison, l’aliéniste Philippe Pinel (1745-1826) bouleversa les approches traditionnelles de l’époque en  invitant à ne plus parler de fous, car fol signifiait « soufflet vide, outre vide, ballot sans contenu ». Il nous dit, que ces patients ne sont pas vides mais seulement « devenus étrangers à eux-mêmes », c’est pourquoi il proposera de parler d’aliénés et non plus de fous (« aliène » signifiant simplement « étranger »).

1.2            Eugène Bleuler

Puis Eugène Bleuler (1857-1939) introduisit le terme de schizophrénie pour parler de certaines maladies psychiques (démence précoce) où l’esprit semble s’être « séparé ». Le mot vient  du grec schizein signifiant fractionnement et phrèn désignant l’esprit… en quelque sorte « un soi séparé ».

Nous remarquerons aussi que le mot paranoïa (du grec pará « à côté » et noûs « esprit ») signifie en quelque sorte « à côté de soi ».

1.3            Abraham Maslow

Abraham Maslow (1908 - 1970), de son côté, n’aime pas tellement ni les mots « thérapie » et « patient », ni les nosographies répertoriant les psychopathologies : « Je déteste le modèle médical qu’ils impliquent parce qu’ils présupposent que la personne qui vient consulter est malade, assaillie par la maladie, en quête de guérison. Nous espérons vraiment, bien entendu, que le conseiller sera celui qui pourra favoriser l’accomplissement des individus plutôt que celui qui aidera à guérir d’une maladie » (Maslow, 2006, p.72-73). Même s’il ne parle pas ici de démences, son regard est particulièrement intéressant concernant la maladie mentale. En effet il développera  l’idée de psychopathologies causées plus par des carences existentielles que par des encombrements ou des dysfonctionnements de la psyché.

1.4            Jean Maisondieu

De nos jours, Jean Maisondieu qui a beaucoup écrit sur la démence, dit que hélas « Le dément est considéré comme un insensé avant même d’ouvrir la bouche ». (2001, p.69). Ceci est à rapprocher des remarques de son confrère Pierre Charazac (2009), concernant le rôle de la perte d’identité dans la genèse de la maladie d’Alzheimer : nous voyons là que l’entourage soignant peut jouer un rôle majeur.

Maisondieu dénonce même le manque de rigueur des « scientifiques » qui affirment arbitrairement que la démence est irréversible « Dire que la démence est irréversible par définition, c’est vouloir qu’elle soit ainsi […] La première chose à faire est de détruire la définition ; à elle seule, elle est capable de fabriquer tout ou partie de la symptomatologie dont elle est sensée rendre compte » (ibid.p.56). « Si on se contente de penser en termes de maladie, on ne peut plus creuser qu’un seul sillon étiologique » (ibid, p.16).

Voici donc quelques pensées qui tendent à ouvrir notre regard dans le domaine de la maladie psychique et de la démence, afin de découvrir l’éventualité d’autres possibilités.

1.5            Aloïs Alzheimer

Quand Aloïs Alzheimer (1864-1915) découvrit la maladie qui aujourd’hui porte son nom (ce qui fut une façon de rebaptiser ce qu’on appelait « démence sénile » se différenciant de ce qu’on appelait « démence précoce »), il ne se doutait sans doute pas de l’ampleur actuelle du phénomène. Cette pathologie semble flamber comme le « mal du siècle » et sème plus ou moins la terreur dans les esprits. Les calculs prévoient quatre fois plus de personnes atteintes d’ici 2050 !

Dans ce contexte tout regard innovant est bien venu et tout dogmatisme est dangereux. Nous garderons à l’esprit que le plus important restera le résultat obtenu et qu’il serait pitoyable de défendre des théories, juste pour satisfaire l’intellect.

retour sommaire

2  Recherches étiologiques de la démence

2.1            L’état physiologique

Le spécialiste peut trouver des lésions neurologiques, des plaques séniles, des microlésions touchant les neurones. Il constate alors une mort de parties plus ou moins grandes du tissu cérébral. Il y aura aussi l’observation de troubles circulatoires, celle d’un cerveau dont la consommation en oxygène baisse. Il trouvera aussi des déficits de substances neuromédiatrices.

Traditionnellement, la démence est estimée comme résultant de pertes de neurones ou de substance (Ploton, 2009, p.p. 24-27).

Pourtant, Pierre Charazac nous interpelle sur un point qu’il convient de ne pas oublier : « Il n’est pas discutable que certains phénomènes psychiques soient en lien direct avec des altérations neuro-anatomiques mais personne ne peut encore expliquer comment ces dernières se produisent » (2009, p.11). Le rapport de la psyché avec les neurones reste à découvrir plus finement.

2.2            Le rapport entre la psyché et les neurones

Naturellement il convient de différencier une démence d’ordre purement biologique ou physiologique de celle d’ordre purement psychologique. Hélas la situation n’est pas si tranchée que cela, puisque nous trouverons souvent un peu des deux en même temps, dans des proportions plus ou moins variables. Alors, outre les démences d’ordre neurologique, purement lésionnelles, le praticien peut toujours se demander si c’est l’état du cerveau qui induit la démence ou bien si c’est la démence qui induit l’état du cerveau, ainsi que nous le rappelle Jean Maisondieu « Quand bien même la démence ne pourrait advenir sans lésions organiques, celles-ci n’en seraient pas pour autant nécessairement la cause, mais peut être seulement les signes ou les conséquences » (2001, p.68). De son côté, Louis Ploton nous dit « Une lésion peut tout aussi bien être la cause que la conséquence d’un dysfonctionnement. » (2009, p.57)

La plasticité neurologique est telle que toute modification du fonctionnement de la psyché peut produire une réorganisation cérébrale. Cette plasticité longtemps décriée par les spécialistes (à cause d’un localisationisme cérébral quasi doctrinal depuis Paul Pierre Broca) a été clairement mise en exergue par  le psychiatre psychanalyste Norman Doidge (2008). Par exemple celui-ci nous raconte comment Paul Back-y-Rita, spécialiste en neurosciences, dont le père fut paralysé suite à une attaque cérébrale, vit celui-ci retrouver  la possibilité de marcher grâce à la rééducation assidue que lui prodigua son fils George (frère de Paul). Plusieurs années après, ce père décéda et une autopsie révéla que 97% des nerfs allant du cortex cérébral à la colonne vertébrale étaient détruits. Il n’aurait pas du pouvoir remarcher, mais son cerveau s’était réorganisé au cours de sa longue et attentive rééducation. Si l’ampleur des dégâts neurologiques avait été connue, la rééducation aurait été estimée totalement impossible et n’aurait pas été engagée.

Cet auteur cite de nombreux exemples de réorganisation neurologique allant à l’encontre des idées de spécialisations définitives des zones cérébrales. Si ces localisations restent sans doute vraies, il n’en demeure pas moins une grande plasticité permettant à des zones saines de prendre le relai des zones lésées.

Les résultats de ces recherches n’invalident pas l’aspect lésionnel du tissu cérébral de la personne démente, mais ils invitent à la prudence quant à la cause réelle de cette démence. Si des zones saines peuvent se « câbler » et prendre le relai de zones lésées, à l’inverse, des zones saines ne pourraient-elles pas se « décâbler » spontanément suite à des troubles psychiques d’ordre psychologiques. Il en résulterait une atrophie des parties du cerveau qui ne sont plus utilisées. Norman Doidge nous apprend que chez l’adolescent « Les connexions synaptiques et les  neurones qui n’ont pas été abondement sollicités dépérissent brusquement » (2008, p.69). Nous pouvons penser qu’un phénomène analogue se produit à tout âge. Il n’est d’ailleurs pas original de penser que tout organe dont on ne sert pas dépérit, c’est ce qu’on observe lors de longues immobilisations d’une partie corporelle, nécessitant, ensuite, une rééducation.

Une réelle rigueur scientifique nécessite de pousser plus loin l’investigation.

Denis Noble est professeur en physiologie cardiovasculaire et pionnier dans la biologie des systèmes. Il va encore un peu plus loin et dans son ouvrage sur la génétique "La Musique de la vie - La biologie au-delà du génome". Il nous propose que : « Le "soi" n’est pas un objet neuronal. […] Il est aussi que "je" ou "moi" ou "vous" ne sont pas des entités de même niveau que le cerveau. Ce ne sont pas des objets au sens ou le cerveau est un objet. Mes neurones sont des objets, mon cerveau est un objet et toutes les autres parties de mon corps sont des objets, mais "je" ne se trouve nulle part. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas quelque part » (2006, p.209). Par là même il nous invite à étendre notre réflexion sur ce qui fait l’identité d’un sujet, et prolonge le propos de Karl Jaspers, référence médicale en psychologie existentielle,  dans sa "Psychopathologie générale" : « Dans la vie psychique malade comme dans la vie saine, l’esprit est présent » (2000, p.274).

2.3            Histoire de la perte d’identité

Le psychiatre Pierre Charazac a pointé que la démence de type Alzheimer est avant tout une perte d’identité. Selon lui, les troubles cognitifs et de mémoire ne sont que la conséquence de cette perte d’identité (et non l’inverse). « …c’est le moi lui-même qui se trouve atteint et son identité perdue » (2009, p.9). « Le moi du dément conserve longtemps des modes de fonctionnement qu’on peut qualifier de fragmentaires discontinus ou partiels. Il est alors encore capable de s’exprimer dans le registre de l’angoisse, de la douleur ou de la défense » (ibid, p.15) A ce stade, des accompagnements signifiants peuvent encore se réaliser par la parole. « Tandis que l’évolution de la dépendance de l’enfant suit les étapes du développement du moi, celle du patient Alzheimer reflète les étapes de la perte d’identité » (ibid, p.40). « L’atteinte de l’identité du patient trouble quasi automatiquement son identité professionnelle et personnelle » (Charazac, 2009, XVII)

Naturellement, nous le verrons plus loin, la question est de savoir si quelque chose peut être mis en œuvre sur le plan de l’accompagnement psychologique pour prévenir cette altération de l’identité. Le fait de conserver le moi ne sera pas tant notre propos, mais plutôt celui d’un « développement du Soi (celui qu’on est) grâce à la perte d’importance du moi (ce qu’on paraît) » *. Ce sera là l’essentiel de la démarche que je proposerai.

*Ces notions de moi et de Soi, sont trop souvent mal différenciées en psychologie, alors qu’il s’agit de notions fort différentes, dont la distinction permet de comprendre beaucoup de choses, tant dans les phénomènes de psychopathologie que dans les actions à mener pour accompagner un patient. Ceux qui souhaitent approfondir le sujet trouveront d’importants détails dans la publication « Le ça, le moi, le surmoi et le Soi » de novembre 2005)

Bien évidemment, plus la maladie est avancée, plus cette approche sera délicate voire impossible. Mais sa mise en œuvre suffisamment tôt peut avoir une réelle valeur de prévention de l’aggravation. Pour les cas avancés, la dimension non verbale sera quasi la seule porte d’accès. Cette dimension non verbale est cependant essentielle dans tous les cas.

2.4            Histoire de l’angoisse de mort

Jean Maisondieu insiste  lui sur le phénomène d’angoisse de mort. « Les sujets âgés, précisément du fait de leur âge et de leur proximité avec la mort, sont soumis à une tempête existentielle de nature à briser les cerveaux les moins résistants et à obliger les plus fragiles d’entre eux à réduire au minimum leurs facultés intellectuelles pour survivre malgré tout dans ce contexte qui leur est défavorable » (Maisondieu, 2001, p.69).

Il nous interpelle tout au long de son ouvrage sur cette peur de la mort qui trouble, tant les patients âgés que les soignants qui s’occupent d’eux. Naturellement nous devrons veiller à ce que cette peur qu’on prête à la personne âgée ne soit pas une simple projection de la nôtre. Il n’en demeure pas moins que, du fait de notre propre insécurité face à la mort, cela nous met en situation défavorable pour accompagner celui qui justement la craint.

Il se trouve que le sujet âgé ne craint pas la mort comme nous, juste parce que celle-ci peut arriver (une sorte d’éventualité plus ou moins lointaine), mais parce qu’elle va arriver prochainement (une certitude actuelle et absolue). Nul d’entre nous ne peut imaginer ce qu’une telle situation représente dans la psyché d’un être… sauf à vraiment écouter celui qui s’y trouve. Pour cela il s’agit plus de chercher à l’entendre et surtout à le rencontrer… que de chercher à le calmer. En voulant sans cesse le calmer, cela revient à le bâillonner (il ne s’exprimera donc plus) et de ce fait à ne rien entendre. Nous ne saurons alors jamais rien de ce qu’il ressent vraiment. J’ai longuement décrit cette attitude maladroite que je nomme « violence douce » car, croyant participer au mieux être, on devient ainsi involontairement pourvoyeur de silence, de souffrance, et d’aggravation de ce qu’on pensait apaiser (publication « Bientraitance » d’aout 2007).

retour sommaire

3-  Perte de facultés ou stratégie pertinente ?

3.1            Concernant la perte d’identité

Prendre le risque d’exister dans ce monde, c’est prendre le risque d’y montrer une identité. Pourtant, dans quelle mesure est-il possible de « se montrer » ? Et quand on se montre, quel en est le résultat ? Quand je parle de résultat, je parle de ce que ressent notre interlocuteur en nous voyant.

Le ressenti de notre interlocuteur, quand il nous voit, fait partie de ce qui nous encourage ou nous décourage d’être au monde.

Je me souviens cette personne âgée en sérieux troubles cognitifs nous dire « J’aime bien quand je vois le chien ». Je lui demande alors ce qui lui est agréable pour elle en voyant ce chien, et elle répond simplement « Il vient vers moi tout seul, sans qu’on lui dise, et il est content de me voir ». Voilà un chien qui se retrouve être un champion en terme de « pourvoyeur d’identité », car il éprouve du  bonheur à rencontrer cet être. Le chien ne se soucie pas ni du statut social, ni de la situation psychopathologique, il ne fait que rencontrer un être. C’est certainement cela la clé !

Aussi généreux soient-ils, le médecin et le soignant peinent avec cela. Non qu’ils aient la moindre mauvaise intention, bien au contraire, mais ils sont tellement afférés à s’occuper correctement de la pathologie ! Si généreusement investis dans cette tâche, ils voient plus une pathologie à soigner et un soin à réaliser, qu’un être à rencontrer. De ce fait, sans le vouloir, ils risquent de se retrouver à réduire celui dont ils s’occupent à un « objet pathologie ». Comme, en plus, cette pathologie est un problème à résoudre, le médecin ou le soignant auront « l’expression non verbale soucieuse de celui qui regarde un problème », et non celle de « celui qui rencontre un être, et est heureux de le voir ».

Il n’y a là rien de méprisant de leur part, c’est la simple conséquence de ce qui est priorisé dans leur regard pour prodiguer le meilleur soin physiologique possible. Pourtant, la déshumanisation qui en résulte contribue fortement à la perte d’identité et donc à l’évolution de la démence, en l’occurrence, de la maladie d’Alzheimer.

Tout se passe comme si le patient devenait aux yeux de l’autre une sorte « d’objet problème à résoudre ». N’ayant plus le statut d’individu, il finit par se conformer à cette absence existentielle que lui renvoient les regards qui se tournent généreusement vers lui.

Cette défaillance existentielle est hélas fréquente dans notre vie sociale. Qu’est ce qui fait qu’arrivant au grand âge elle soit si douloureuse ou  si pourvoyeuse de démence ? Il se trouve que cela s’ajoute au fait que le sujet âgé ne se reconnaît plus dans la glace, car il ne se sent pas aussi vieux dans son cœur qu’il ne le paraît dans l’image que lui renvoie le miroir. Il finira par se détourner de cette image de lui, qui ne lui correspond pas. Mais comme en plus tout le monde, autour de lui, renvoie un regard et des attitudes lui signifiant involontairement que « comme il est c’est affligeant »... l’identité s’effrite naturellement.

Dans un DVD sur la bientraitance émanant du ministère de la santé « Une journée en EHPAD », on voit une femme démente dire à la soignante « tu es belle toi ! ». La soignante la remercie avec simplicité pour ce compliment. Puis la patiente ajoute « pas belle moi ». La soignante répond alors maladroitement « Si, vous avez de très beaux yeux ». La soignante vient de manquer le fait que la patiente ne se trouvait pas belle et voulait l’exprimer. Au lieu de cela elle lui renvoie sans s’en apercevoir « tu as tort, tais toi, tu es belle » (une autre forme de « sois belle et tais toi »). Nous verrons un peu plus loin ce qu’elle aurait pu dire.

Le problème, même quand on a compris qu’il y avait une souffrance à propos de l’identité, c’est qu’on croit que celle-ci est en rapport avec une quelconque narcissisation. Eh oui ! La psychologie en est trop souvent restée à ce stade. Or, le sujet ne souhaite pas, à ce stade, être renarcissisé ! Il souhaite tout simplement être reconnu. Il ne réclame pas un meilleur paraitre (ça c’est tout au plus le stade infantile, ou adulte immature), mais un plus d’être, validé par la reconnaissance qu’on lui accorde quand il s’exprime. Comment la soignante aurait-elle pu faire ? Elle aurait simplement pu dire « Vous ne vous plaisez pas ? » et lui aurait ainsi au moins témoigné sa reconnaissance à propos de ce qu’elle éprouve et qu’elle n’a jamais l’occasion de partager avec qui que ce soit. Rien n’est pire que l’obligation de se taire constamment sur ce qu’on ressent. Cela arrive aussi quand on est jeune. Mais la différence quand on est jeune, c’est qu’on a de multiples moyens d’en compenser la douleur ou l’inconfort par de nombreuses possibilités de distractions.

La perte d’identité ne doit pas être considérée ici sous l’angle de la narcissisation, mais sous un angle existentiel où il y a une douleur de ne jamais être reconnu comme on est, avec ce qu’on sent au plus profond de soi. Le désert qui en résulte peut vraiment être source de folie « Est-ce qu’il y a seulement quelqu’un pour m’entendre ? » crie le dément avant de sombrer. Mais tout le monde le prend pour un fou et veut le soigner gentiment… sans l’écouter, sans le reconnaître… et même en tentant de la faire taire... soi disant « pour son bien », soi-disant pour le ramener à la raison (mais de quelle raison s’agit-il : de la sienne ou de la nôtre ?).

Ici le renoncement aux facultés mentales devient une ultime façon de survivre dans un monde où la solitude existentielle est telle, qu’il devient impossible de continuer à vivre sans trop souffrir. Alors la démence est bien venue comme moyen de soulagement. D’un côté elle est crainte consciemment, de l’autre elle est plus ou moins recherchée inconsciemment.

En plus, il y a une sorte de conformation à ce que renvoie le miroir social : « puisqu’on ne me voit plus, puisque je n’existe plus aux yeux des autres, ma nouvelle identité est "non existant" au point que "ne pas être" devient "une façon d’être au monde" puisque c’est la seule qui soit validée par mon entourage comme étant une réalité de "qui je suis" ».

Jacques Richard et Mateev Dirkx, spécialistes en psychogérontologie, dénoncent aussi les idées fausses ou stéréotypées dans ce domaine, ainsi que leur effet dévastateur sur l’identité : « La pratique et sa théorisation se sont heurtées et se heurtent, en psychogérontologie, à des opinions toutes faites ou a des clichés qui en réduisent les singularités » (2004, p.9) « Les stéréotypes sont alors dangereux, dans la mesure où il conduisent à s’attribuer à soi-même les caractères que nous accordent les autres et à se conformer à ce qui s’en pense ou s’en dit » (p.10).

Ceci avait déjà généreusement été pointé par Donald Wood Winnicott, psychanalyste : « Je suis consterné quand je pense aux changements profonds que j’ai empêchés ou retardés chez des patients appartenant à une certaine catégorie nosographique* par mon besoin personnel d’interpréter » (1971,  p.163).

 

*Nosographie : classement des maladies en fonction de leur sémiologie (symptômes), étiologie (causes), pathogénèse (processus conduisant de la cause vers le symptôme). Le lecteur qui souhaite plus de précisions à ce sujet peut consulter sur le site de l’auteur la publication  « Psychopathologie » (avril 2008).

Jean Maisondieu citant Albert Einstein nous rappelle « C’est la théorie qui décide ce que nous sommes en mesure d’observer » (2001, p.52).Puis il ajoute « Si les médecins prévoient d’observer de la démence là où il y a de l’angoisse, ils trouveront de la démence et rien d’autre (ibid.).

La question que lance Louis Plonton est très intéressante : « En enlevant les symptômes à un sujet, ne risque-t-on pas de le priver d’un mode de défense ? » (2009, p.115)

 3.2  Concernant l’angoisse de mort

Nous devons comprendre que l’idée de fin de vie ne concerne pas que les personnes en pathologie grave, qui arrivent au bout de leur existence. Elle concerne aussi les personnes qui, ayant bien entamé le dernier quart de leur vie, ont cette question de la fin de leur existence bien présente à leur esprit.

Cela ne concerne pas que des personnes âgées malades, dépendantes, vivant en institution du fait de leur sénilité. Je me souviens de l’interview de Georges Prêtre, grand chef d’orchestre français, merveilleux d’élan, de compétences et de vie, dont la façon de diriger les musiciens est un plaisir intense pour le spectateur, en dépit de ses 87 ans. Quand il lui est demandé de prévoir un concert dans trois années, il porte sa main au dessus de ses yeux comme pour regarder au loin et dit « à mon quatre-vingt-dixième anniversaire ? », l’air de dire (mais sans inquiétude manifeste) « Qui sait où je serai !? ». Cet homme, riche de vie et de musique, dans toute la splendeur de sa sénescence, supporte probablement l’idée de cette fin de vie, mais y pense… et lui seul sait comment il y pense.

Voici de nombreuses années que j’anime des formations sur l’accompagnement de fin de vie (voir publication d’avril 2003) auprès de soignants en milieu hospitalier. Je constate bien à quel point la situation n’est pas claire et que, le plus souvent, les raisonnements se font dans l’idée d’apaiser, mais quasiment jamais dans celle de reconnaître. Si les moyens de calmer les douleurs sont essentiels et extrêmement bienvenus concernant le corporel, face aux douleurs psychiques, il convient mieux d’entendre, de reconnaitre et de valider, pour produire l’apaisement. En effet, sur le plan psychique, il en va tout autrement que sur le plan physique. Sur le plan psychique pour apaiser, il ne faut pas chercher à apaiser (ce qui reviendrait à nier et aggraverait la douleur), mais simplement chercher à reconnaître ce qui est éprouvé. Nous y reviendrons plus  loin. Nous serons ici touchés par ce propos de Jean Maisondieu « Les partenaires croient se battre contre le mal, alors qu’ils se contentent de se faire du mal » (2001, p.151)… j’ajouterai même « de se battre l’un contre l’autre ! 

Quand un sujet âgé, à qui il reste de la raison et du verbe, lance un de ces propos : « Faudrait pas vieillir », « Je ne sers plus à rien », « Je ne suis plus qu’une vielle peau », « Jai peur de la mort », « Je ferai mieux de mourir, je n’ai plus rien à faire ici », « Avant j’étais belle, regardez ce que je suis devenue ».

Qu’est ce que son interlocuteur sait relever de cela ?

Généralement rien du tout ! Et il se contente d’un déni absolu : « Mais il ne faut pas dire ça », « Mais non vos enfant sont contents que vous soyez là », «  Mais nous, nous sommes heureux de vous voir chaque jour », « Mais il y a encore plein de choses que vous pouvez faire »… ou pire « Evidemment vous ne venez jamais aux activités qu’on vous propose », « Justement il faudrait un peu plus prendre soin de vous », « Il faut cesser de tourner ces idées noires dans votre tête », ou des banalités horribles du genre « De toute façon nous allons tous mourir un jour », ou un humour très douteux tel que « de toute façon c’est pas le moment, il n’y a pas de place la haut » …etc.

Le sujet âgé reste alors avec ses ressentis qu’il ne peut partager avec personne, et qu’il finirait presque par se sentir coupable d’avoir.

Il voit son image se détériorer dans le miroir, mais pire encore, il n’est plus considéré comme un interlocuteur. Ses propos sont repris, corrigés, commentés, niés. Non seulement le miroir social lui indique sa « non existence » (ça c’est ce que nous venons de voir plus haut du côté de l’identité), mais en plus il confirme une solitude existentielle remplie de ressentis qui ne sont jamais vraiment partagés à propos de la fin de la vie, et de tout ce qui accompagne cette grande étape qu’est la sénescence (qu’il convient de ne pas confondre avec la sénilité*).

*La sénescence est une étape naturelle de l’existence, au même titre que l’adolescence, alors que la sénilité est un état pathologique.

Résolument seul, avec tout son cortège de sensations, de pensées, d’émotions, il fait pour le mieux. S’il n’a pas dans sa vie quelques moyens d’y faire face, s’il n’a pas développé la conscience qui permet d’aborder cela avec tranquillité, s’il se trouve soudain en face de tout ce qu’il n’a jamais regardé toute sa vie du fait de multiples occupations ou distractions qui lui avaient permis d’éviter constamment… Le choc est trop brutal et en l’absence d’un accompagnement pertinent, la folie est un ultime refuge. Ne pouvant plus vivre et ne voulant pas mourir « Il s’efforce de mettre en veilleuse des facultés intellectuelles dont le bon fonctionnement le perturbe » (Maisondieu, 2001, p.17). « Condamnés à mort, ils savent qu’ils ne peuvent s’échapper : le piège est fermé. Cette situation est de nature à faire perdre la tête à ceux d’entre eux qui ont le plus peur de perdre la vie. […] A les observer, à essayer de communiquer avec eux, je suis arrivé à cette conclusion qu’ils se démentifiaient surtout parce qu’ils mouraient de peur à l’idée de mourir » (ibid, p.37).

Dans ces conditions nous pouvons suspecter à quel point toute thérapie (médicamenteuse ou psychothérapique), qui consisterait à leur rendre leurs facultés intellectuelles, n’est finalement qu’une violence contre leur stratégie d’auto-apaisement par la démence, si elle n’est accompagnée d’un cheminement concernant cette peur de la mort et de la perte d’identité. Ils ne se laisseront pas libérer de leur démence si on n’a rien à leur proposer en termes d’accompagnement psychologique concernant leur angoisse de mort. Il en sera de même si personne ne sait les accompagner pour un accomplissement de Soi qui apporte une réalisation existentielle libre du paraître, libre du moi, libre de l’ego ou du fameux narcissisme. Il conviendra pour le praticien de penser cette réalisation de Soi en d’autres termes qu’en termes de narcissisme, sous peine de faire se développer davantage cette démence qu’il a l’illusion de combattre.

retour sommaire

4-  Recherche de moyens  d’accompagnements

Avoir conscience de tout cela est une chose, mettre en œuvre ce qui permet un réel accompagnement psychologique en est une autre.

4.1            La rencontre qui ne se fait pas

Pierre Charazac nous propose un ouvrage intitulé « Soigner la maladie d’Alzheimer ». Il  a parfaitement identifié la problématique de l’identité chez le sujet malade. Il a remarqué combien l’attitude du soignant joue un rôle majeur « Le soignant troublé induit chez le patient un sentiment d’insécurité qui accroît son trouble » (Charazac, 2009, p.102). Il ajoute même « Le trouble de la relation préexiste au trouble du comportement » (ibid. 2009, p.111).

De son côté, dans son ouvrage « Maladie d’Alzheimer », Louis Ploton a parfaitement identifié l’idée de langage. L’idée de pertinence ne lui a pas non plus échappé. Il ne manque pas de remarquer le patient exprimant « Je préfère perdre la tête que de me voir mourir » (Ploton, 2009, p.35).

Elargissant le regard, Maisondieu pointe l’aspect systémique en soulignant « L’individu qui présente le symptôme n’est  pas nécessairement lui-même malade » (2001, p.148). En effet, ce qui se manifeste chez l’un, peut être l’expression de ce qui se passe chez l’autre (généralement un autre membre de la famille).

La question est de savoir, riche de ce regard sur l’identité, de cette conscience du rôle de la peur de la mort, ainsi que des interactions systémiques… la question est de savoir ce que nous allons faire en tant que praticien, pour apporter un accompagnement signifiant.

Certes, tout le monde s’y emploie… mais de quelle manière ?

Louis Ploton propose des réunions permettant de mettre en œuvre  une sociothérapie. Jean Maisondieu propose,  dans ces réunions, d’utiliser le caméscope pour réconcilier le sujet avec son image. Pierre Charazac nous invite à « L’art de la conversation », « L’importance du climat affectif », « Une manière d’écouter et parfois de répondre » (Charazac, 2009, pp.82-86).

Pourtant, tant dans les explications que dans les exemples, c’est un peu comme si le patient était presque « évité » dans une rencontre trop intime. Les théories, les outils, les interprétations y tiennent semble-t-il une place encore trop importante, en dépit de toutes les justesses qui ont été pointées. Des tas de moyens sont mis en œuvre sans que la rencontre « praticien/patient » ne se fasse réellement.

Normalement, l’accompagnement psychologique résulte d’une rencontre intime… qui n’apparaît pas dans leurs écrits et n’apparaît pas non plus dans les exemples qu’ils se sont généreusement donnés la peine de citer. Nous pouvons alors pointer de nombreuses occasions manquées.

4.2            Les validations manquées

Par exemple Maisondieu nous rapporte le cas d’Alice, vieille dame de soixante seize ans souffrant de troubles psychiques, se déplaçant de façon compulsive, n’ayant que peu de moyens de verbalisations (2001, pp.94-100).

D’une part quand elle s’arrête devant une porte, en manœuvre la poignée sans succès, et qu’on s’approche pour l’aider à l’ouvrir… elle se détourne et s’en va. Déjà ici, nous voyons que le soignant ne valide pas « la position et le geste tentant d’ouvrir » d’Alice devant la porte, mais offre maladroitement de l’aider à ouvrir alors que le projet est manifestement d’une autre nature. Cela nous rend très humble quant à l’interprétation !... et nous invite à de belles nuances.

D’autre part,  un jour, de façon soudaine et inattendue, parfaitement claire et audible, que l’on aurait crue impossible chez elle, Alice dit quelque chose d’intelligible et même de très pertinent : « Depuis la mort de mon mari, je pense aux vers qui viendront me manger dans la tombe » (Ibid. p.99). Maisondieu se dit lui-même décontenancé, d’une part par la clarté du propos, d’autre part par la nature de son contenu. La « sidération » de celui-ci ne permit pas à Alice de poursuivre ou de se sentir d’une quelconque façon reconnue dans son ressenti. Ce ressenti, clairement énoncé, a fait en quelque sorte « disparaître son interlocuteur ». Elle se sent ainsi ultérieurement plus invitée à se taire qu’à s’exprimer. Du fait que ses moyens cognitifs sont limités, elle peut définitivement renoncer à un tel effort.

Nous verrons plus loin comment il est possible de saisir une telle opportunité afin qu’une personne comme Alice ne renonce pas définitivement à une telle expression de la réalité qu’elle ressent.

Pierre Charazac nous évoque le cas de Lucienne (2009, p.25). Cette femme de 87 ans consulte à la demande de sa famille car elle vient, par exemple, de réveiller son fils en lui téléphonant à 5 heures du matin. Elle reconnait qu’elle ne comprend pas pourquoi elle a fait cela, mais avec un accompagnement pertinent, elle en vient à dire « Je voulais lui dire bonjour… je m’ennuyais, j’ai eu un moment de cafard, je n’avais pas dormi de la nuit. Je me suis emballée, je me voyais mal partie ». Au lieu de valider cela et de rebondir dessus, le praticien lui pose ensuite des questions sur sa mémoire, cherchant à l’évidence « où est la défaillance » et non « où est la pertinence ». Malgré cette erreur d’accompagnement, Lucienne tente une nouvelle expression de son ressenti intime. Elle parle d’acouphènes qui la conduisent à dire « Ce sont des hurlements, je n’ose pas vous dire ce que ça me fait… ça fait exactement comme un hurlement de loup ». Puis elle parle du divorce de ses parents « Un moment dramatique de mon enfance où j’ai été transbahutée chez des religieuses. Depuis cette époque, j’ai tout le temps repensé à ça mais je n’en ai jamais parlé à mes enfants ». Comme le praticien insiste (à une autre séance) sur sa mémoire, celle-ci se lamente de sa mémoire « Je me rappelle de mon jeune temps et je suis incapable de vous dire ce qui s’est passé hier ». Que d’occasions manquées dans ces entretiens, du moins avec les éléments que Charazac a choisi de nous en restituer dans son ouvrage. Ici aussi nous verrons un peu plus loin comment il serait possible de procéder.

Pierre Charazac nous donne bien des éléments importants d’un tel accompagnement « L’important consiste à suivre pas à pas le fonctionnement spontané du patient pour le relancer à chaque défaillance par de simples reprises. Au fur et à mesure que l’activité spontanée se réveille, le patient retrouve un plaisir perdu depuis qu’il s’est déshabitué à fonctionner mentalement. Comme le thérapeute s’intéresse à son fonctionnement mental, il s’y intéresse aussi. Le patient se réinvestit en tant que personne » (2009, p.84).

Pourtant cela n’apparaît pas clairement dans les exemples qu’il a choisi de nous rapporter, pas plus qu’on ne le voit avec Ploton ou avec Maisondieu. Cela n’enlève rien à la qualité de leur démarche, mais nous avons besoin d’éclairages supplémentaires pour mettre en œuvre concrètement l’accompagnement psychologique d’une personne démente.

Nous aurons quelques utiles précisions dans la notion de validation.

4.3            Les validations partielles

La notion de validation nous vient essentiellement de la psychologue Naomi Feil (1997). Elle fait partie des rares psychologues osant venir aussi proche de l’intimité des patients.

Pour elle, la validation consiste à pouvoir nommer ce que le patient exprime, même sans en connaître le contenu, ou la provenance, sans pour autant ne proposer qu’une formule vide, et aussi sans interpréter. Si par exemple un patient dit « Dites lui d’arrêter de m’embêter » alors qu’il n’y a personne, le soignant peut simplement lui dire « vous trouvez qu’il vous embête beaucoup !? » sans avoir besoin de savoir de qui il s’agit dans son imaginaire ou dans ses souvenirs. Il y a validation d’un ressenti et non d’un fait.

Même si je ne propose pas la notion de validation exactement comme elle, je ne peux que saluer la pertinence et la délicatesse de son approche.

Naomi Feil commence son ouvrage « Validation mode d’emploi » (1997) par l’exemple très touchant de Florence Trew (p.19).

Quand Noami Feil était enfant, son père était directeur de maison de retraite. Cela lui donna des occasions de partage avec des sujets âgés. Elle se prit d’amitié avec Florence Trew, une jeune résidente de 68 ans. Celle-ci, lors d’un chagrin de la petite Naomi (8 ans), lui livra son journal intime. Elle lui expliqua comment lors d’une réunion parent-professeur, alors qu’elle avait le même âge qu’elle, sa mère dit en public « Florence ne veut pas se débarrasser de cet horrible lièvre en bois. C’est pour ça qu’elle n’a pas d’amis ». Puis s’approchant d’une élève elle demanda « Pourrais-tu être l’amie d’une fille qui traîne ce lièvre en bois partout où elle va ? Certes non tu ne le voudrais pas ! ». IL s’agissait de ce lièvre en bois qu’elle nommait Creaky, donné par son père deux ans avant de mourir !. Cette vieille dame raconta comment, devant tous, sa mère le lui arracha des mains pour le jeter dans la poubelle. Parlant de celle qu’elle était à 8 ans, elle avait écrit dans son journal intime « Ce jour là je suis morte ».

Plus tard, suivant des études de psychologue et d’assistance sociale, Noami Feil retrouva Florence Trew dans une institution. Celle-ci avait plus de 80 ans et était devenue une femme attachée dans un fauteuil, afin qu’en se levant elle ne tombe pas. Elle poussait aussi des cris incohérents « cree, cree, cree… ».

Quand Noami Feil la retrouva ainsi, Florence Trew la reconnut. Noami lui demanda « que vous est-il arrivé ? » sur un ton délicat et reconnaissant… alors Florence, taisant ses cris, répondit sans hésiter : « Ils l’ont jeté au loin, Mimi s’il vous plait, dites-leur qu’ils me le rapportent ». Naomi Feil lui demanda « Qui ont–ils jeté au loin de vous ? » (nous verrons plus loin que cette question est remarquable de pertinence). En désignant une infirmière elle répondit « Creaky, voyons ! C’est celle-là qui l’a jeté dans la corbeille à papier ! ».

Nous voyons alors ici une vieille femme, parlant au nom de l’enfant de huit ans qu’elle fut, et qui n’avait jamais été entendue dans une détresse telle que, selon ses propres propos, « ce jour là elle est morte ».

Malheureusement, Naomi Feil, qui n’avait pas encore développé son approche, se rappelant de l’histoire, lui répondit « Cette dame est l’infirmière, madame Trew, ce n’est pas votre mère ». Or cette suite n’était pas juste sur le plan de l’accompagnement de Florence.

Cet exemple est touchant car il montre comment  une femme qui semble avoir perdu la raison et pousse des cris incohérents, est en fait en train de retrouver sa raison, la raison de son ressenti, c'est-à-dire « une enfant tellement choquée qu’elle en est morte » et qui n’a jamais été entendue. Ce qui semble folie n’est qu’une prise de parole au nom de cette enfant. La reconnaître permettrait à Florence Trew de retrouver la raison.

La justesse de Feil se trouve ici dans le fait de valider « Qui vous a-t-elle pris ? » Bien qu’il s’agisse d’une question,  c’est aussi une validation en ce sens qu’il y a reconnaissance d’un « quelqu’un d’important qu’on lui a pris ». Même si elle n’avait pas connu l’histoire de Florence Trew, elle aurait pu poser cette question avec ce même esprit de validation. Malheureusement ensuite, l’explication du fait qu’il s’agit de l’infirmière n’est pas bienvenue. Noami Feil aurait pu continuer par « Ce Creaky compte tellement pour vous !? », « Il y a longtemps qu’il vous manque !? ». Cela aurait permis à Florence de recontacter sa raison, alors que la révélation « que c’est en réalité l’infirmière » ne fait que l’en éloigner. Voilà une clarification objective qui anéantit un ressenti subjectif, dont le rôle était de réhabiliter une part de Soi jamais reconnue par personne. Nous y reviendrons un peu plus loin.

retour sommaire

5-  Mise en œuvre d’accompagnements

Nous ne pouvons que saluer l’excellent travail de Noami Feil dont je vous recommande l’ouvrage, ainsi que celui de Pierre Charazac, de Louis Ploton ou de Jean Maisondieu, sans parler de celui de jacques Richard qui nous permet de voir le sujet âgé autrement, et de tant d’autres qui ont œuvré pour améliorer le sort des déments, en les considérant comme des êtres à part entière. Nous ne pouvons aussi que saluer le travail de Norman Doidge sur la plasticité cérébrale et de bien d’autres acteurs de la recherche.

Il n’en demeure pas moins que la question est de savoir comment s’y prendre concrètement face à une personne démente. Toutes les théories du monde, aussi justes soient-elles, ne remplaceront pas une attitude adéquate. C’est là la question de fond du praticien ou du soignant.

5.1            Concernant l’identité

Citant le Gouès, Pierre Charazac souligne ce qui est souvent ignoré : « Un climat affectif adéquat étaye la pensée et restaure la capacité d’échange par la parole » (Charazac, 2009, p.80) « Le médecin ou le soignant se fait moi-auxiliaire du patient » (p.14).

Une personne ayant perdu le sens de son identité, aura besoin d’un support pour la retrouver. Certes des moyens comme la vidéo, ainsi que le propose Maisondieu, peuvent être utilisés, ou la sociothérapie comme le propose Ploton, mais pour être efficaces, ils doivent être habités par une dimension trop souvent manquante : il ne s’agit pas de narcissisme au sens  de restauration du moi, mais de démarche existentielle au sens de réhabilitation du  Soi. Faut-il encore avoir clairement différencié le moi qui est « paraître » du Soi qui est « être ». 

Cette reconnaissance de l’être chez un patient passe par la reconnaissance de ses ressentis. C’est pourquoi l’approche de Noami Feil nous donne à ce sujet de précieuses indications. Elle passe aussi par l’acceptation d’une proximité comportant la notion de réjouissance (comme pour le cas de la femme qui aimait voir le chien car il est content de la rencontrer et vient spontanément vers elle)

Reprenons techniquement les exemples cités plus haut en imaginant une reprise différente à chacune des étapes maladroites. Nous  pourrions exploiter les situations de la façon suivante :

-« Je voulais lui dire bonjour… je m’ennuyais, j’ai eu un moment de cafard, je n’avais pas dormi de la nuit. Je me suis emballée, je me voyais mal partie » (§4.2).

Le praticien aurait pu continuer par « Vous vous sentiez mal partie !? ». Attention cette reformulation ne reprend pas spécialement les mots, mais a pour projet d’inviter à l’expression de « à quel point elle se sentait mal partie », et aussi de « ce que signifie exactement pour elle "mal partie" ».

Comme ce n’est pas ce qui s’est passé, finalement malgré l’insuffisance de l’accompagnement proposé sur les acouphènes, elle recentre vers ce qui est essentiel (même si ça paraît incohérent) :

-« Ce sont des hurlements, je n’ose pas vous dire ce que ça me fait… ça fait exactement comme un hurlement de loup ». Le praticien aurait pu poursuivre par « Ce loup crie vraiment fort !? » (reformulation) « Mettez votre attention dessus et dites moi ce qu’il aimerait qu’on entende avec son cri ! ». Ici personne n’est dupe sur le fait qu’il y ait ou non un loup. Mais la personnification de l’émetteur en « loup hurlant » invite à une écoute de qu’il ne faut pas manquer. Cela aurait été plus harmonieux pour faire émerger la suite.

Pourtant, malgré encore l’accompagnement qui fut inadapté, la femme recentre d’elle-même et aboutit vers sa raison malgré tout (quelle pertinence chez le sujet !). Elle parle du divorce de ses parents :

Une fois qu’on s’ait de quoi il s’agit on pourrait presque imaginer que le loup hurlant, c’est l’enfant qu’elle était,  dont les parents divorcent, et qu’on n’a jamais entendue dans la douleur que cela lui faisait.

- « Un moment dramatique de mon enfance où j’ai été transbahutée chez des religieuses. Depuis cette époque, j’ai tout le temps repensé à ça mais je n’en ai jamais parlé à mes enfants ». Là le praticien aurait pu reprendre « ça a été tellement douloureux !? Et vous n’en avez jamais parlé à vos enfants !? », sous-entendant « ça a été douloureux à ce point et vous ne l’avez jamais dit !? Je suis touché que vous me le confiiez là, maintenant ! ».

Il s’agit bien ici de cette proximité qui semble trop souvent évitée sous prétexte d’un professionnalisme non intégré. Dans ma publication sur la validation existentielle (septembre 2008), je parle de cette distance qui est juste… seulement quand il n’y en a pas : c'est-à-dire quand on accepte d’être touché ! Néanmoins je précise l’immense différence qu’il y a entre  « être touché » (rencontrer la vie) et « être affecté » (recevoir un impact psychique). Pour résumer nous dirons que nous sommes touchés quand notre attention se porte sur l’être, sur l’individu, et nous sommes affectés quand notre attention se porte sur son problème, sur sa pathologie, ou sur la circonstance traumatisante.

Malheureusement la préoccupation est plus clinique qu’existentielle, et à l’entretien suivant le patricien repart sur la mémoire. Alors le sujet se désole :

- « Je me rappelle de mon jeune temps et je suis incapable de vous dire ce qui s’est passé hier ». Là encore la question n’est pas tant de savoir quelle est la pathologie (du moins dans un premier temps) mais de « Que ressentez-vous quand vous faites ce constat ? », ou même, plus directement « Cela vous désole !? » puis « de quelle manière cela vous désole-t-il ? ». L’invitation à exprimer le vécu, le ressenti, doit primer sur la recherche de problème. L’expression du ressenti et la validation de celui-ci sont les clés que le praticien et le soignant ne doivent jamais oublier. Ils y ajouteront, en prime, la dimension existentielle d’accepter de se sentir toucher par cette manifestation de l’être qui est en face de lui en le voyant plus comme « mettant en œuvre une pertinence avec les moyens qu’il a » plutôt que de « rechercher son erreur pour la corriger, même avec gentillesse ».

L’identité recommencera à exister chez le patient à chaque fois que son interlocuteur se sentira touché en le voyant et le lui signifiera. Alors, comme le souligne Charazac « Le médecin ou le soignant se fait moi-auxiliaire du patient ». J’ajouterai tout de même qu’il conforte plus le Soi que le moi de son patient. Et c’est justement cela qui compte.

Finalement, par la reconnaissance qu’il lui accorde, il lui fournit un point fixe d’identité, qui lui permet de ne plus se sentir en déséquilibre existentiel.

Nous entendons dire d’un dément qu’il est « déséquilibré » mentalement. Or, il y a comme une analogie entre la perte d’identité engendrant un déséquilibre mental, et la perte d’équilibre physique due à une déficience de l’oreille interne. Au sens corporel, ne pas pouvoir tenir debout, tomber physiquement, est très invalidant. Pour ces patients, quasiment aucun point fixe extérieur ne permet de retrouver cet équilibre et de se tenir debout sans tituber gravement. Norman Doidge nous rapporte le cas d’une femme souffrant d’un tel handicap.  Lui et Paul Back-y-Rita  l’ont traité en lui proposant une sorte de « prothèse de l’oreille interne ». Ils lui ont mis sur la tête un casque comportant des capteurs de position. Ces capteurs sont reliés à un système informatique envoyant un signal à une carte posée sur la langue de la patiente. Sur cette carte, des signaux électriques permettent à la langue de percevoir deux carrés, dont l’un est fixe et l’autre mobile. En position verticale ils sont parfaitement superposés. Dès que la verticalité flanche, le carré mobile s’éloigne de l’autre dans le sens correspondant.  Instantanément le cerveau se saisit de cette information et la patiente retrouve l’équilibre, avec en  plus une persistance de cet équilibre un certain temps après avoir enlevé le système (Doidge, 2008, p.29). Ainsi progressivement le cerveau se rééduque.

Revenons à la perte d’identité. Tout se passe comme si elle revenait à une « perte d’équilibre du Soi », le patient étant privé de ses repères habituels, privé de son paraître quotidien. Finalement, tout se passe un peu comme si la personne ayant une perte d’identité avait besoin de l’autre pour la retrouver. Cet « autre » jouerait le rôle de « prothèse d’identité » dans un premier temps. Dans le cas physiologique décrit ci-dessus, les objets extérieurs ne permettaient pas de trouver l’équilibre du corps, alors qu’une perception plus intime, en « image électrique » sur la langue, le rendait possible. Concernant le sujet en perte d’identité, toute allusion à ce qui est objectif ne l’aide pas non plus à retrouver sa stabilité (comme pour la patiente de Doidge), mais la validation de ses ressentis intimes par quelqu’un qui  est touché de le rencontrer rétablit l’équilibre de la psyché (comme la carte placée sur la langue).

Je me suis amusé à rapprocher ces informations venant d’horizons différents, espérant que cela peut impulser des voies de recherche à ceux dont c’est le métier.

Mais déjà, cette comparaison vaut illustration, et nous retiendrons avant tout que la validation permet à l’interlocuteur de se stabiliser, à condition que la reconnaissance porte plus sur le subjectif que sur l’objectif.

Exemple d’échange :

Prenons le cas de Lucienne évoqué par pierre Charazac (2009, p.25) que j’ai cité plus haut. Imaginons un exemple de dialogue entre la patiente et le praticien. J’ai purement et simplement inventé cette suite qui ne prétend en aucun cas deviner ce que dirait Lucienne (ça il faudrait le lui demander en vrai), mais peut servir à montrer comment peut se dérouler un tel échange si on accepte une proximité avec le patient, si on veut bien se laisser guider par lui (donc le suivre)  et se laisser toucher par ses révélations.

Patiente : « Je voulais lui dire bonjour… je m’ennuyais, j’ai eu un moment de cafard, je n’avais pas dormi de la nuit. Je me suis emballée, je me voyais mal partie ».

Praticien : « Ok. Vous vous sentiez mal partie !? » Les validations « ok ou d’accord » sont délicates, douces et offrent une précieuse reconnaissance de ce qui a été exprimé. Elles peuvent aussi n’être que non verbal.

Patiente : « Vous savez je dors mal… et ces bruits que j’entends sans cesse dans mes oreilles ».

Praticien : « D’accord. Comment sont ces bruits ? »

Patiente : « Ce sont des hurlements, je n’ose pas vous dire ce que ça me fait… ça fait exactement comme un hurlement de loup ».

Praticien : « Ce loup crie vraiment fort !? » (reformulation, tant la patiente semble donner à ce loup une réalité) 

Patiente : confirmation non verbale

Praticien : « Ok. Mettez votre attention dessus et dites moi ce qu’il aimerait qu’on entende avec son cri ! » (la personnification en loup de l’émetteur ne gêne en aucune façon pour mettre son attention dessus).

Patiente : « C’est un cri de détresse qui vous glace le sang. »

Praticien : « Vous pouvez imaginer que vous dites à ce loup que vous entendez sa détresse ? » (le registre de l’imaginaire permet de « contacter » l’interlocuteur tel qu’il s’est présenté à l’esprit et de valider ce qu’il exprime).

Patiente : « Vous savez, il est comme quand j’étais petite fille.et que mes parents se sont séparés. J’étais tellement malheureuse et personne ne m’a jamais entendue ».

Praticien : « ça a été tellement douloureux pour l’enfant que vous étiez !? » (ici la formulation « pour l’enfant que vous étiez » est importante, plutôt que « pour vous !? », car il importe que la patiente soit distincte de cette enfant afin 1/ de ne pas revivre ce qu’elle a vécu, 2/ de pouvoir lui donner sa place en étant une ressource pour elle. Ce n’est qu’ensuite qu’elle l’intègrera comme faisant partie de sa psyché).

Patiente : « Oui ça a été un moment dramatique de mon enfance où j’ai été transbahutée chez des religieuses. Depuis cette époque, j’ai tout le temps repensé à ça mais je n’en ai jamais parlé à mes enfants ».

Praticien : « Vous pouvez dire à l’enfant que vous étiez que vous entendez à quel point cette séparation des parents est douloureuse pour elle ? »

Patiente : « ça lui fait du bien, on ne l’avait jamais entendue ».

Praticien : « Et vous comment vous sentez-vous ? »

Patiente : « Je me sens plus tranquille ».

Dans cet exemple d’entretien, le Soi de la patiente s’est enrichi de l’enfant qu’elle était. Cette part d’elle-même était si douloureuse qu’elle l’avait laissée de côté pour survivre et ce n’est qu’à l’occasion d’une faiblesse du moi que cette part du Soi a pu refaire surface. Cette enfant émergea sous forme de hurlement de loup afin de donner la dimension du vécu. Ce qui semblait perte de la raison était en fait un accès à la raison (dans le sens de accès « à la source », accès à « l’origine »), c'est-à-dire à une petite fille qu’on n’a jamais entendue.

Naturellement il peut se passer des milliers d’autres choses et ce dialogue imaginé (reflétant néanmoins une réalité thérapeutique) permet aux praticiens ou aux soignants de percevoir les enjeux d’un tel échange. Tous les acteurs du soin n’ont pas forcément à aller aussi loin, mais tous doivent connaître ces enjeux, au moins pour ne pas emmener le patient dans un sens contraire à celui qu’il lui est nécessaire… (qu’il passe généralement son temps à nous montrer alors qu’on tente régulièrement de l’en détourner !)

5.2            Concernant l’angoisse de mort

La mort… difficile de dire à quel point on se sent en paix ou non par rapport à elle ! Que l’on soit avec ou sans croyance religieuse, tant qu’elle est loin de nous, elle n’est qu’une vague réalité plus ou moins redoutée ou plus ou moins idéalisée… à moins qu’on n’ait pris le parti de l’ignorer totalement, comme si elle n’existait pas, ou au contraire qu’on se mette à la souhaiter tant la vie est douloureuse.

L’enfant pense qu’il a l’éternité devant lui, l’adulte pense qu’il a beaucoup de temps. Puis, en milieu de vie (40 ou 50 ans), un être réalise qu’il a probablement plus vécu qu’il ne vivra… et ça lui fait déjà un premier choc. Enfin, avec le grand âge, le décompte le bouleverse plus ou moins, en fonction de ce qu’il aura construit durant son existence.

La mort peut être envisagée de deux points de vue : Celle d’un proche ou  celle de soi-même.

La mort d’un proche

Quand un être se trouve confronté à des deuils majeurs, même en situation normale telle que celui des parents décédant à un âge avancé, cette proximité avec la mort lui fait découvrir un bouleversement qui n’a rien de commun avec tout ce qu’il pouvait imaginer. Et quand de tels deuils se produisent dans la jeunesse, ils propulsent dans une maturité à laquelle on n’est pas forcément prêt, et chacun s’en débrouille comme il peut.

Puisque notre thème est celui de la démence de type Alzheimer, nous avons à faire à des sujets âgés. Ils ont tous été confrontés à des deuils (c’est le « privilège » du grand âge). Avant d’avoir une crainte de leur propre mort, ils ont du éprouver la perte de proches et s’en sont plus ou moins bien remis.

Quand un être vit un deuil, sa situation est compliquée car il ne peut parler de sa douleur. Le plus souvent il tente de faire « bonne figure » face à un entourage qui veut absolument qu’il aille bien, qu’il aille de l’avant, qu’il ne reste pas « figé dans le passé » …etc. Il se comporte même souvent de telle façon qu’on dira autour de son entourage « qu’il ne s’en sort pas si mal », alors qu’au plus profond de lui, il est anéanti.

Il ne parle pas du défunt, ni de sa peine, car tout le monde évite le sujet « pour son bien ». Personne ne peut imaginer que ce qui le guérirait le mieux, c’est justement de pouvoir en parler ! A la mort physique de l’être cher s’ajoute alors sa mort sociale où il disparaît des conversations… et ça fait presque plus mal que la mort physique.

J’ai déjà abordé cette notion de deuil dans ma publication sur la fin de vie (avril 2003) et également, plus récemment, dans celle sur la fausse couche (novembre 2009). Vous pouvez y voir que le deuil d’un enfant qui n’est pas venu au monde est souvent d’autant plus douloureux que personne n’en valide l’existence. Il importe de savoir qu’on ne termine son deuil que quand on est certain qu’on n’oubliera jamais. Faire le deuil (de dolus=douleur), c’est « faire sa douleur ». Cette douleur a une fonction bien précise : faire en sorte de ne pas oublier. Et cela n’est pas simple dans un environnement où tout le monde veut qu’on oublie, et qu’on passe à autre chose ! Tout le monde veut non seulement qu’on oublie, mais s’acharne aussi à vouloir calmer notre douleur (y compris la médecine qui nous précipite sur les psychotropes, car elle ne connait que cette réponse). Or la douleur restera tant que subsistera un doute sur le risque d’oublier.  Et ce doute se trouve verrouillé par tous les « bienpensants » qui veulent nous faire oublier.

Il est fréquent que je vois arriver à mon cabinet des personnes dont un deuil datant de plusieurs décennies soit encore intact quant à la douleur. Mais ils n’en parlent à personne et la gardent dans le secret de leur cœur, de peur qu’on ne vienne la leur abîmer. Alors la réalisation psychothérapique consiste à réhabiliter la personne décédée, à lui donner toute sa place, ainsi qu’à celui qu’était le patient lors de la circonstance et qui n’a jamais été entendu. Souvent, en une seule séance il se passe une libération majeure : ils sont libérés de la douleur car ils sont certains qu’ils n’oublieront jamais et ont pu faire valoir celui qui leur est cher, l’honorer en quelque sorte. Cela fonctionne aussi avec des deuils récents. L’apprentissage de la vie sans l’autre reste cependant à faire et constitue encore une difficulté à vivre. Mais cet apprentissage se fait beaucoup plus aisément quand la douleur liée au risque d’oublier est apaisée par la reconnaissance.

La mort de soi-même

Quant à la mort de soi-même, il s’agit encore d’une autre expérience de vie. Je dis « de vie » car il s’agit bien d’une expérience de vie que d’éprouver une telle chose. Accompagner un patient en fin de vie, c’est accompagner quelqu’un entrain de vivre quelque chose. C’est n’est pas accompagner la mort. C’est accompagner un individu avec son ressenti, et qui a particulièrement besoin d’être entendu, reconnu, rencontré.

Concernant les sujets âgés, ils ne sont pas forcément en fin de vie (et c’est heureux pour eux), mais le décompte des ans leur fait penser que l’échéance se rapproche. S’il reste suffisamment d’énergie pour compenser et penser à autre chose, l’illusion tiendra encore quelques temps. Mais quand l’énergie et le paraître s’effondrent, la réalité revient de plein fouet à la conscience qui tentait de se dérober à cette réalité.

Nous venons de voir que la disparition du moi est une épreuve douloureuse, surtout dans un monde où, même à travers la psychologie (depuis Freud), on ne voit que par le moi. Alors, souvent, cet effondrement du moi est déjà vécu comme une sorte de mort. Certes si le Soi (révélé par Jung) est resté embryonnaire, la disparition du moi nous montre un vide insoutenable.

Normalement, le « moi » (paraître) diminue au profit du « Soi » (être). Ce dernier se développe alors dans sa juste dimension, nous conduisant à la « noble sénescence ».

Mais si l’accent a persisté sur le moi (sur le paraître, le personnage), l’effondrement de celui-ci, qui ne manque pas d’arriver par épuisement d’énergie, révèle un vide existentiel où il n’y a ni « moi » ni « Soi ». Nous trouvons alors non plus la sénescence, mais la sénilité. Pour relever celui qui y tombe, il convient plus de nourrir le Soi en souffrance que de tenter restaurer le moi en nécessaire disparition.

Pour que cela soit concret et ne se limite à pas un vulgaire concept psychologique de plus, il ne s’agit donc pas de « polir l’image » mais de reconnaître la dimension des ressentis. Ce n’est donc pas une affaire de narcissisme (promotion du moi), c’est une affaire de reconnaissance (validation du Soi). L’un s’occupe du paraître, l’autre s’occupe de l’être.

Cela nous est particulièrement utile dans la fin de vie ou dans la dernière étape de l’existence. S’il n’est pas inutile de comprendre les étapes de fin de vie (dénégation, révolte, marchandage, dépression, acceptation), il est bien plus important de savoir reconnaître ce que vit celui qui se trouve dans ces situations, et de l’accompagner par cette reconnaissance de chacun de ses ressentis (même s’ils ne font pas partie de ce qui était prévu par la théorie).

 Par exemple quand le sujet âgé nous dit : « Depuis la mort de mon mari, je pense aux vers qui viendront me manger dans la tombe » (§4.2), la question qui se pose au praticien, c’est « comment continuer ? ». Cela Jean Maisondieu ne nous le dit pas. Il se dit même décontenancé par ce propos à la fois clair et dérangeant émanant de la bouche d’une personne jugée démente et dont les propos sont habituellement inintelligibles. Dans cette situation, la connaissance des étapes de fin de vie n’est d’aucune utilité, même si on peut y détecter (peut être) une sorte de révolte.

La personne en troubles cognitifs ne pourrait peut être pas parler, encore que cela dépend comment on s’adresse à elle. Mais de toute façon, le praticien devrait être capable d’une certaine sensibilité et d’une certaine approche, que ce soit avec des mots ou uniquement en non verbal. Cependant, avant d’être capable d’un silence où ne s’exprime qu’un non verbal juste, il doit d’abord être capable de propos contenant ce subtil assemblage de verbal et de non verbal.

Sur cet exemple proposé par Maisondieu (2001, p.99), nous pouvons imaginer une suite, juste pour montrer le type de dialogue possible. Naturellement, la dame aurait peut être dit autre chose, mais ce qui va suivre va nous donner une illustration concrète d’un tel dialogue.

 

Le praticien aurait pu par exemple poursuivre par :

Imaginez dans ce dialogue la grande proximité du praticien envers la patiente. La reconnaissance qu’il lui accorde pour chacun de ses ressentis est chaleureuse et authentique. Il se sent concerné par cette expression de vie émanant de la patiente et ne part dans aucune interprétation. Elle est à chaque pas invitée à se révéler si elle le veut bien, et à chaque pas suivant elle est remerciée de ce qu’elle vient de révéler. Rien n’est analysé par la praticien, la patiente y est simplement rencontrée et reconnue avec bienveillance. Elle est vue comme un individu touchant ce qui est juste en elle et non comme une démente.

Patiente : « Depuis la mort de mon mari, je pense aux vers qui viendront me manger dans la tombe ».

Praticien : « La mort de votre mari vous a profondément choquée !? »

Patiente : « Oh oui. J’ai réalisé qu’on va tous mourir ! »

Praticien : « Vous ne l’aviez pas vraiment réalisé jusque là !? »

Patiente : elle fait signe que non.

Praticien : « C’est surtout de réaliser qu’on va tous mourir qui vous a choquée ? »

Patiente : « Certainement, surtout les vers ! »

Praticien : « D’accord. Qu’est-ce qui vous choque dans les vers ? » (Il importe ici que le praticien ne projette  pas sur la patiente sa propre vision des vers et se considère comme « ne connaissant pas ce que ces vers représentent pour elle ». Voir la publication « le non savoir source de compétence » d’avril 2001).

Patiente : « Je ne veux pas qu’ils mangent mon corps ».

Praticien : « Vous trouvez que votre corps ne mérite pas une telle chose !? » (Le praticien pointe que son corps ne doit pas servir de nourriture, que cela en altèrerait la valeur).

Patiente : « Non certainement pas ».

Praticien : « Votre corps est trop précieux pour ça !? » (Juste une confirmation de ce qui été exprimé implicitement).

Patiente : « Exactement » (elle confirme la confirmation).

Praticien : « Ce corps vous a accompagné toute votre vie et vous a permis de vivre de belle choses !? » (Ici le praticien se permet un développement visant à une réhabilitation de ce corps qui ne doit pas disparaître sans avoir été honoré).

Patiente : … sans rien dire elle pleure.

Praticien : «  Vous pouvez imaginer que vous remerciez votre corps pour tout ce qu’il vous a permis de vivre d’agréable ? » (Il fait accomplir cette reconnaissance de la valeur de ce corps par elle-même).

Patiente : Interpellée, elle a l’air de le faire, en silence.

Praticien : « Comment vous sentez-vous ? » (Il vérifie son état).

Patiente : « ça fait du bien ».

Praticien : Sans rien ajouter, il a une attitude de gratitude envers cette patiente qui a partagé avec lui quelque chose de si personnel et de si précieux.

Le fait de bien comprendre ce qui se passe dans le dialogue ci-dessus permet d’avoir une attitude non verbale correcte, même là où il n’y a pas de mots. Le praticien et le soignant se doivent de savoir « naviguer » dans ces subtilités pour offrir un accompagnement de qualité, dans lequel ils ne sont pas décontenancés, mais continuellement présents, concernés, et reconnaissants pour ce moment de vie qui leur est offert. Tous ces qualificatifs ne décrivent surtout pas une attitude « gentillette » ou un « humanise style new age », mais une présence mature,  assurée et chaleureuse.

Cela est rendu possible par le fait que  jamais le praticien ne tente de détecter un problème ou ne met son  attention sur une psychopathologie, mais seulement sur un individu exprimant ce qu’il y a de plus précieux et de plus juste en lui.

5.3            Concernant les propos ou les gestes incohérents

Chez le sujet dément, les propos ou les gestes sont souvent marqués par l’incohérence. L’incohérence est au moins apparente car, en fait, derrière cette incohérence, se trouve une cohérence cachée.

Cette cohérence cachée ne peut apparaître à un interlocuteur qui ne raisonne qu’en termes de temps présent ou en termes d’objectivité. Cette fâcheuse habitude qui consiste à « réorienter le patient dément dans le présent, dans le temps ou dans l’espace » revient à le couper des racines de sa raison, qu’il commençait à recontacter. Nous en avons vu un exemple avec Florence Trew citée par Naomi Feil. Cela ne signifie pas qu’il ne faille jamais recentrer une personne dans l’espace et dans le temps, mais avant cela, il convient de lui permettre d’accéder aux bases concrètes (quoique subjectives) de sa raison intime. 

La situation classique où une personne âgée démente réclame sa mère et où le soignant, pour la réorienter, commence en lui demandant « quel âge avez-vous ? » est un excellent moyen… pour achever de la désorienter (ça fait vraiment partie de ce que j’appelle « les violences douces » où, croyant aider avec délicatesse on ne fait qu’aggraver ce qu’on pensait sincèrement améliorer).

En fait le sujet âgé était ici parfaitement orienté vers son besoin de mère et vers le manque qu’il en ressent. Cette notion subjective, bien réelle en elle, aurait besoin d’être validée par quelqu’un capable de lui renvoyer « Vous aimeriez tellement voir votre mère !? ». Au lieu de cela, le projet maladroit est souvent de lui faire prendre conscience qu’il est ridicule d’appeler sa mère alors que celle-ci est morte depuis longtemps. Au lieu de reconnaître la valeur de ses sensations et de sa subjectivité, le soignant veut la ramener à l’objectivité. Quand un praticien ou un soignant apporte une aide psychologique, il doit développer une aisance avec les réalités subjectives et lâcher les faits objectifs. Seul le ressenti peut nous guider pour réaliser un accompagnement pertinent. Le sujet, ainsi validé dans les racines de sa raison intime, pourra ensuite de nouveau reconnecter avec l’objectivité environnante, temporelle, spatiale, ou sociale.

Louis Ploton a bien soupçonné une amélioration à apporter dans cette situation : « L’approche conseillée consiste alors, par exemple, vis-à-vis d’une personne très âgée parlant de sa mère comme toujours vivante : à admettre qu’elle est toujours vivante, et qu’elle le sera toujours, dans son cœur, dans sa pensée et qu’il est très légitime de lui parler parce que c’est, et ce sera toujours, comme si elle était là face elle » (Ploton, 2009, p.34).

Nous oserons aller un peu plus loin en faisant dire au sujet âgé les ressentis qu’il éprouve, lui permettant d’exprimer sa subjectivité intime par rapport à sa mère. Il ne s’agit en aucun cas de le calmer, mais de le reconnaître dans ce qu’il sent (c’est justement ça qui le calme). Ce n’est pas nous qui lui apportons du raisonnable, c’est lui qui nous éclaire sur  sa raison.

 

Lors d’une formation, alors qu’avec les stagiaires nous étions en pause, une résidente démente déambulait près de nous. Un des stagiaires l’avait dans son service. Cette petiente, le regard vide, avançait lentement droit devant elle en mettant en œuvre un geste répétitif qui consistait à se lécher l’index droit, puis à frotter avec lui le dessus de sa main gauche et ainsi de suite. J’en profitais pour faire remarquer aux stagiaires que si cette femme faisait cela, elle avait certainement une raison, même si, vu de l’extérieur, ça semble ne pas en avoir.

Je leur expliquais qu’on peut toujours lui demander cette raison, tant qu’on ne l’oblige pas à nous répondre et qu’on respecte son intimité. Il importe aussi de respecter le fait que cela soit juste pour elle, et de n’avoir aucune suspicion de bêtise du geste.

Je m’approche d’elle, je la regarde dans les yeux  pour lui adresser un « Bonjour madame ». Puis je mime son geste en lui demandant délicatement « Vous aimez bien faire cela !? ». La reformulation que je propose ici est une profonde reconnaissance de la justesse de son geste Elle me regarde à son tour et, sans mots, me répond « oui », d’un signe de tête. Je la remercie pour cette réponse que je reçois comme un privilège et, encouragé par cette présence qu’elle m’offre, je poursuis simplement par « Qu’est ce qui est agréable pour vous quand vous faites cela ? ». Son regard qui était vide et éteint soudain s’illumine, comme si elle venait de « recâbler son cerveau » pour la circonstance, et mettant sa main sur son cœur, comme pour souligner l’importance de la chose, elle me répond de façon claire et intelligible « ça compense ! ». Son visage soudain rayonnant m’encouragea à aller un peu plus loin et à lui demander « D’accord. Qu’est-ce que cela compense ? ». Hélas elle n’a pas continué. Cela faisait déjà beaucoup pour elle, et elle venait déjà de nous offrir un grand moment de rencontre.

Le stagiaire qui l’avait dans son service nous dit son étonnement : « D’habitude elle ne nous répond jamais quand nous lui demandons " Pourquoi vous faites ça ? " »… Vous comprendrez aisément pourquoi elle ne répond pas habituellement !

Si cette femme était dans un environnement lui proposant cette reconnaissance, elle pourrait progressivement étoffer ses réponses. Il est naturel que cela ne puisse se faire en un seul entretien. Par contre, si chaque jour, on lui dit « Pourquoi vous faites ça ? » avec un non verbal dévalorisant son geste qui semble curieux ou stupide… elle s’enfermera de plus en plus, gardant à tout jamais au plus profond d’elle-même son précieux secret.

 

Pierre Charazac évoque la situation d’une femme de 71 ans parlant d’un oiseau qui siffle (Charazac, 2009, p.23). « J’ai un oiseau dans la tête. Là il hurle, il n’est pas content parce qu’on le dérange. Quand je suis tranquille, il chante mais là il hurle. Des fois je crie arrête et il arrête, là il chante "viens sur la montagne" […] Tout ce qu’il entend il le chante et lorsqu’il est dérangé, il ne sait plus quoi dire »

Charazac nous rapporte cet exemple, mais sans proposer de contenu au niveau de l’accompagnement psychologique (si toutefois il y en a eu un sur ce point). Nous n’avons que les propos de la femme, dont il nous établit le constat. Ces données sont intéressantes car elles peuvent nous  permettre d’imaginer comment un tel entretien pourrait se passer si on accorde du sens à ce que cette femme nous propose. Je vais l’utiliser comme exemple. Naturellement cela ne suppose pas ce que dit cette femme. C’est juste une possibilité pour montrer comment le praticien peut se laisser guider par son interlocuteur.

Patiente : « J’ai un oiseau dans la tête. Là il hurle, il n’est pas content parce qu’on le dérange. Quand je suis tranquille, il chante mais là il hurle. Des fois je crie arrête et il arrête, là il chante "viens sur la montagne" ».

Praticien : « Cet oiseau hurle pour signifier quand on le dérange ? » (Le praticien ne rentre pas dans le jeu de l’hallucination auditive de la patiente. Il ne fait que lui faire préciser la réalité subjective qu’elle contacte.)

Patiente : « Exactement ».

Praticien : « Ok. Pourriez-vous mettre votre attention sur cet oiseau et lui demander ce qui le dérange ? » (Le praticien propose de chercher la réponse à la source, considérant que cet oiseau représente une source quelle qu’elle soit, même si ce n’est que symbolique. Nous pointerons bien évidemment qu’il ne s’agit pas d’encourager « un état psychotique hallucinatoire », mais de rencontrer ce qui s’exprime en elle, en lui accordant au  moins cette valeur symbolique).

Patiente : « Quand on le dérange il ne se sent pas bien ».

Praticien : « D’accord. Qu’est-ce qui le met mal ? »

Patiente : «  Il ne sait plus quoi dire ».

Praticien : « C’est difficile pour lui de ne plus savoir quoi dire !? »

Patiente :  Elle dit oui d’un signe de la tête, manifestement satisfaite du fait qu’on la comprenne.

Praticien : « Il vous est arrivé dans votre vie de ne pas savoir quoi  dire et que ce soit douloureux ? » (Le praticien vérifie si l’oiseau n’est pas en fait une représentation d’elle-même à un moment de sa vie, où elle n’aurait pas été reconnue dans un inconfort de ne pas savoir quoi dire. Il ne s’agit pas d’une interprétation, mais d’une éventualité, vu l’émotion montrée par la patiente quand celle-ci dit « il ne sait plus quoi dire »).

Patiente : « Le jour où ma mère est morte je suis restée sans voix ».

Praticien : « ça a été tellement bouleversant pour celle que vous étiez à ce moment là !? » (Ici nous remarquerons deux points : 1/ le fait que la reformulation est avant tout habitée par une profonde et respectueuse reconnaissance, 2/ ne sachant pas de quel moment de sa vie il s’agit, on ne dira pas « la femme que vous étiez », ni « l’enfant que vous étiez », mais « celle que vous étiez » afin que cela puisse recouvrir toutes les éventualités.)

Patiente : Elle pleure en silence, puis ses sanglots montent en amplitude.

Praticien : «  Vous n’aviez jamais dit votre peine !? » (Le praticien donne cette reformulation une fois que les sanglots diminuent en amplitude, même s’ils continuent encore un peu).

Patiente : Elle montre que non, d’un signe de la tête. (Elle confirme ainsi que le praticien en a été le premier confident. Celui-ci, honoré de ce privilège, lui en est reconnaissant, même s’il ne le lui montre qu’en non verbal).

Praticien : « Comment vous sentez-vous, là, maintenant ? » (Avec délicatesse, il se préoccupe de son état présent).

Patiente : « Je me sens mieux, ça fait vraiment du bien ».

Praticien : « Et l’oiseau ? C’est grâce à lui qu’on a pu trouver et entendre celle que vous étiez ! » (Le praticien revisite l’oiseau du départ, pour lui donner sa juste place et voir s’il nous a livré tout ce qu’il devait nous livrer).

Patiente : « C’est amusant, je le trouve finalement plutôt sympathique. Mais je suis sûre que je ne l’entendrai plus ».

Naturellement ce dialogue que je viens d’imaginer n’est pas forcément ce que dirait cette personne, car chacun a son propre cheminement. Mais il vous montre comment un praticien ne se laisse pas décontenancer et peut poursuivre un accompagnement, même face à de l’incohérence apparente. Ce qui le guide c’est de ne jamais chercher où est l’erreur ni où est la faille, mais plutôt de chercher « en quoi est-ce juste ? », « vers quelle part précieuse d’elle-même me conduit-elle ? ». Il a conscience de la structure de la psyché avec ses trois éléments : celui qu’on est, ceux qu’on a été, et ceux dont on est issus), et avec ses deux pulsions (de vie et de survie)

5.4            Concernant les montées d’agressivité et les oppositions

Les personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer ne peuvent être raisonnées. Chez les personnes « saines », quand il y a une montée d’agressivité, on remarque que tenter de les calmer ne fait qu’accroitre leur agacement ou leur violence. Face à une personne en colère nous obtiendrons plus d’apaisement en reconnaissant cette colère qu’en tentant de la calmer. Chez une personne souffrant de la maladie d’Alzheimer, c’est encore plus vrai.

Si la mémoire et les moyens cognitifs ne fonctionnent plus aussi bien chez eux (et à un stade avancé plus du tout), l’émotionnel reste perceptible longtemps et constitue une zone où un certain partage reste possible. La reconnaissance et la validation de ces colères, de ces rejets ou de ces oppositions sont les clés de ces échanges.

Discuter pour convaincre ou persuader est un mauvais moyen avec tout le monde, mais là, c’est encore plus vrai.

« Cela ne vous convient pas !? », « Vous ne voulez pas !? », « Vous n’êtes pas d’accord !? » sont de petites reformulations bien utiles en pareil cas, pourvu, une fois encore, qu’elles soient « habitées » et non des phrases vides.

Sans aller jusqu’à la violence, je donnerai pour exemple d’opposition un cas que j’ai déjà cité dans d’autres publications :

Une femme âgée, diagnostiquée Alzheimer est avec l’animatrice qui lui fait colorier un mandala. Je les vois faire de loin, d’où je distingue clairement que cette femme n’a pas envie de faire ce qu’elle fait. Ça ne lui plait pas. L’animatrice a dû s’en rendre compte puisqu’elle lui dit (pour l’encourager) « C’est beau ce que vous faites ». A cette phrase, la femme réagit par une grimace signifiante. L’animatrice qui a dû le voir ajoute un encouragement « Vous avez choisi de belles couleurs ». Comme la réaction est toujours négative, l’animatrice ajoute « Ceux que vous avez fais l’autre fois étaient très jolis aussi ».

Nous voyons que l’animatrice tente de la doper en la renarcissisant, mais que ça ne marche pas. La dame est tendue, elle a une sorte de colère rentrée et plus on est gentil avec elle, plus elle s’agace. Je m’approche de l’animatrice, que je connaissais, la salue, et je dit à la dame « Bonjour madame. Vous n’avez pas l’air d’aimer ce que vous faites ? » Comme si cette reformulation nommait exactement son ressenti, elle me dit vivement sur le ton de l’évidence « Ben non ! Comment voulez-vous que ça me plaise ! Quand j’étais jeune je m’occupais de gamins… ils faisaient mieux que moi ! Regardez, j’en fous partout ! »

Cette femme, qui pourtant ne vous reconnait pas deux minutes après, nous disait pourtant clairement là qu’elle en a marre qu’on la prenne pour une idiote en lui disant que c’est beau. Un éclair de lucidité qu’il serait bon de valider si on veut qu’il y en ait d’autres. En lui disant que c’est beau, croyant la doper, on ne fait que participer à l’éteindre. Elle n’a pas besoin de briller… elle a besoin de reconnaissance (d’elle et de son ressenti). Elle n’a pas besoin d’ego, elle a besoin d’une place.

Bien des situations d’agressivité peuvent ainsi être évitées, que ce soit aux activités, à l’ergothérapie, à la toilette, aux repas …etc.

5.5            Dans le monde du silence verbal

Il n’en demeure pas moins que quand la maladie progresse, le silence verbal s’installe de plus en plus. Naturellement, compte tenu de ce que nous venons de voir, nous pouvons nous demander la part qui revient à la maladie elle-même, ou celle qui revient à la façon dont les soins relationnels sont prodigués. Comme nous le dit Maisondieu, peut-être même la définition nosographique de la maladie a tendance à produire ce qu’elle décrit.

Jusqu’à quel point ? Difficile à dire. Cependant un être a bien tendance à finir par devenir comme on s’attend à le voir. D’autre part quand un individu est vu avec bonheur (vous savez : comme le chien avec la démente qui vient vers elle tout seul, sans qu’on lui dise, et qui est content de la voir) ça lui restaure sa place. Rappelons-nous qu’un être dans le grand âge est plus concerné par le fait d’avoir une place que d’avoir de l’ego. Il faut en finir avec le concept de renacissisation et enfin comprendre la différence entre le Soi et le moi.

Cependant, quand le silence s’est installé, quelle qu’en soit la cause, il convient de savoir toujours accompagner.

Tout ce que nous avons vu plus haut reste vrai, sauf qu’il n’y a plus les mots. Celui qui sait faire ce qui est décrit ci-dessus est prêt pour réaliser un accompagnement essentiellement non verbal. Mais il ne sera pas prêt à cette subtilité si ce qui vient d’être décrit dans cet article est encore trop hors de sa portée.

Si un patient n’a plus de mots, cela ne veut pas dire qu’il ne comprenne pas. Même les personnes dans le coma sont susceptibles « d’entendre » ce qui se dit, alors qu’ils ont l’air inconscients !

Ce qui se dit, et même ce qui se pense, a en pareil situation beaucoup d’importance. En effet, même ce qui ne fait que se penser induit au moins un non verbal explicite, qui échappe à notre contrôle et qui peut être perçu.

Prenons cet exemple, face à ce monsieur qui n’a pas de mots, qui souffre de démence, et qui a pour principal langage des cris continuels. Personne ne parvient à l’apaiser. Voilà… Nous avons déjà là un premier indice : le projet est hélas de l’apaiser ! Il ne s’agit pas tant de l’apaiser que de l’entendre et de le reconnaître. Mais comment faire puisqu’il n’a plus de mots ?

J’invite le soignant ou le praticien à commencer par considérer que son cri n’est pas n’importe quoi mais une sorte de langage. Si pour le calmer on tente de le faire taire, c’est comme si on interdisait à quelqu’un de parler la seule langue qu’il connaît.

Une fois que ses cris peuvent être considérés comme un langage pertinent, même si on n’en comprend pas le sens, le praticien ou le soignant s’approchera du patient dans le projet de l’entendre (et non plus de le calmer). Que perçoit-il dans ce cri ? S’il prend le parti de l’écouter plutôt que de le faire taire, il « entendra ». Par exemple ici il entendra que ce cri fait penser à celui d’un enfant qui pleure ou qui gémit avec des accès de colère, comme s’il était en détresse (dans d’autres cas, celui d’une colère ou d’une haine, ou encore d’une peur, ou bien d’un appel au secours, ou d’un animal blessé…etc). Alors le praticien ou le soignant se positionnera en reconnaissance, il pourra même imaginer qu’il « dit » (intérieurement sans rien prononcer) au monsieur « J’entends vraiment cette détresse qu’il vous est si difficile d’exprimer ». Il pourra même aller jusqu’à le verbaliser à haute voix. Si son attitude est juste et qu’il cherche plus  reconnaître qu’à calmer, il constatera souvent (pas toujours) un apaisement du patient.

Il pourra aussi faire cela avec un toucher,  en lui prenant la main. Cependant, attention, par ce geste il ne tentera pas de le calmer, mais seulement de lui témoigner la reconnaissance de son ressenti intime.

retour sommaire

6-  Conclusion

J’avais déjà écrit de nombreux exemples et de nombreux développements dans mes publications « Humaniser la fin de vie » (avril 2003), « Psychologie et violence dans le grand âge » (juillet 2005) ou dans « Bientraitance » (aout 2007). Vous y trouverez des compléments utiles à  la mise en œuvre ce qui est décrit dans cette publication.

Nous ne pouvons qu’être touchés par les regards que Jean Maisondieu, Louis Ploton, Pierre Charazac, Jacques Richard et Noami Feil portent sur ces patients déments. Les recherches rapportées par Norman Doidje en neurologie et en plasticité cérébrale sont aussi très intéressantes et ouvrent de nouvelles pistes. Toutes ces personnes nous propulsent hors des dogmatismes et osent un regard qui se soucie plus de l’efficacité que des croyances théoriques. Avec la maïeusthésie, nous ajoutons, ici une possibilité de rapprochement, de dialogue et d’accompagnement psychologique que, sauf Naomi Feil, personne ne mentionne.

Espérons de tout cœur qu’ils soient entendus par les confrères du monde médical et soignant. Je souhaite aussi que ces quelques lignes apportent éclairage et réconfort à ceux qui ont peur de cette maladie, à ceux qui en voient chez eux les prémisses,  et aussi aux familles concernées. Prendre en compte la gravité de la maladie est important, mais la panique dans laquelle les média nous plongent à ce sujet, les croyances systématiques d’incurabilité, les pronostiques qui certifient un avenir angoissant… tout cela est à proscrire, ou tout du moins sérieusement à nuancer.

Entre la croissance des cas d’autisme au début de la vie (trois fois plus depuis quinze ans) [Doidje, 2008, p.104) et l’augmentation des cas d’Alzheimer à l’autre bout  (47% de probabilité de l’avoir à 85 ans) la santé mentale est mise à mal. Sans compter le suicide qui reste un mal social irréductible face auquel les différents ministères de la santé sont restés impuissants (le suicide tue actuellement deux fois plus que la route).

Il convient d’oser d’autres pistes et non de continuer à faire davantage ce qui ne marche pas, en espérant qu’en le faisant plus ça marchera mieux (comme l’avait si bien remarqué Bateson à l’école de Palo Alto).

Naturellement, d’un côté tout le monde souhaite qu’on y arrive, mais d’un autre il est inconfortable de voir remis en cause ce à quoi on croit. Je terminerai par ce propos de Jean Maisondieu qui décrit bien la situation : « Les soignants, s’ils obéissaient à leur vocation première qui est de fournir des soins susceptibles de guérir les déments, mettraient en danger la notion d’incurabilité associée à cette maladie » (2001 p.73).

 Thierry TOURNEBISE  

retour sommaire

Bibliographie pour cette publication

Feil, Noami
-Validation mode d’emploi – Techniques élémentaires de communication avec les personnes atteintes de démence sénile de type Alzheimer – Editions Pradel 1997

Charazac, Pierre
-Soigner la maladie d’Alzheimer –Guidance des aidants et relation soignante – Dunod 2009

Doidge, Norman
-Les étonnants pouvoirs de transformation du cerveau – Bellefond, 2008

Jaspers, Karl
-Psychopathologie générale – TCHOU la bibliothèque des introuvables, 2000

Maisondieu, Jean
-Le crépuscule de la raison – La maladie d’Alzheimer en question – Bayard 2001

Noble, Denis
-La musique de la vie – La biologie au-delà du génome- Seuil 2006

Ploton, Louis
-Maladie d’Alzheimer – A l’écoute d’un langage- Chronique Sociale 2009

Richard, Jacques et Matieev-Dirkx, Erlijn
-Psychogérontologie – Masson, 2004  

Liens interne

« Le non savoir source de compétence » (d’avril 2001)
« Humaniser la fin de vie »
(avril 2003)
« Psychologie et violence dans le grand âge »
(juillet 2005)
« Le ça, le moi, le surmoi et le Soi »
(novembre 2005)
« Bientraitance »
(aout 2007)
« Psychopathologie »
(avril 2008)
 « Validation existentielle (septembre 2008)

retour sommaire