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Parts de Soi et entièreté…
quand l’Élément contient le Tout

février 2014    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

Le fait que la psyché semble constituée de celui que l’on est, de tous ceux que nous avons été et de ceux dont nous sommes issus, nous conduit à la notion de « parts de Soi ». Nous pouvons y ajouter la cohésion assurée par la pulsion de vie, et la protection assurée par la pulsion de survie.

Outre le fait que la psyché semble comporter d’autres éléments, cette notion de « parts de Soi » est toutefois ambiguë car, bien que chacun de ces éléments soit distinct de tous les autres, chacun d’entre eux est non seulement une entièreté… mais aussi contient ce Tout (ne serait-ce que potentiellement). Ainsi, le lien entre ce Tout (le Soi) et cet Élément (part de Soi) est très étroit, au point que ce n’est pas vraiment un lien mais une dimension existentielle simultanée où l’un et l’autre ne se quittent jamais vraiment.

Il m’est apparu nécessaire de réaliser pour les professionnels une publication sur ce thème, afin de lever les confusions, sachant qu’un pareil sujet est très délicat, difficile à mettre en mots ou même à appréhender par l’intellect. Il constitue pourtant un fondement expérientiel sans lequel le praticien risque de se limiter à des « bouts de soi » qu’il « raccommode entre eux » (en pure juxtaposition), au lieu de s’adresser à un être à part entière, en train de se retrouver lui-même en plénitude (intriqué de façon complexe). La qualité de la validation existentielle peut en être grandement affectée et, de ce fait, le résultat de la thérapie aussi.

 

Sommaire

1 La psyché une et multiple
- Structure – Clivages et fractures – L’histoire des clivages et des intuitions

2 Vastitudes et pertinences
- Structure étendue – La bienveillance de l’inconscient – Pulsions

3 Intrications
 -Une structure faite de temps mêlés – La contemporanéité – Sénèque et l’entièreté

4  L’histoire et celui qui a vécu l’histoire
- Le plan événementiel – Le plan existentiel – Le plan émotionnel – Le plan intellectuel

5 Articulations ça, moi, surmoi, Soi
-ça – Moi – Surmoi – Soi – En résumé

6 Le moi social et le Soi social
- Du « ça collectif » au « moi collectif » - De « l’ego collectif » au « Soi collectif »

7 L’élément comme un Être à part entière
- Je ne veux pas « être une part » - Je n’ose pas « être un Tout » - Qui est qui ?

8 Une part contenant le Tout
- Remise en cause du Holisme – L’idée d’hologramme  - L’exemple des fractales – Expérience « adimentionnelle » - Une complexité interactive

9 La réjouissance globale
-Réjouissance expériencée par le praticien – Réjouissance expériencée par le patient – Réjouissance expériencée par le Tout

10 Conséquences thérapeutiques
- Une plus grande proximité du praticien – Inviter à « venir rejoindre » et non à « aller là-bas » - Fluidité et confiance – Des mots qui viennent tout seuls

bibliographie

 

1   La psyché une et multiple

1.1 Structure

En maïeusthésie, nous considérons la structure de la psyché comme étant « uchrotopique » (Tournebise, 2011, p.25). C'est-à-dire comme n’étant assujettie ni au temps ni à l’espace (ni Kronos ni Topos). Ainsi la psyché ne se pense pas en termes d’époques ou de lieux, mais « d’identité*  expérientielle »**.

*Identité : ce qui reste identique, ce qui ne change pas [du latin identitas « qualité de ce qui est le même » (traduisant le grec tautotês qui a donné « tautologie » pour définir la répétition de la même chose sous une autre forme)]. Intéressant adage latin : idem nec unum « qui est unique quoique perçu ou nommé de façon différente »). [Dictionnaire historique de la langue Française Robert]. Cette notion de « ce qui change tout en étant le même » préoccupa bien des philosophes, dont Héraclite qui prit l’exemple de la rivière qui reste ce qu’elle est, en dépit du fait que l’eau n’y soit jamais la même.

**Expérientiel : ce qui est éprouvé en en faisant l’expérience vécue. Identité expérientielle : nous avons d’une part « Ce qui éprouve » qui reste le même, et d’autre part « ce qui est éprouvé » qui varie.

La psyché constituée de « celui qu’on est », « ceux qu’on a été » et « ceux dont on est issu », paraît alors comme un « assemblage »  d’éléments, dont chacun constitue une part d’un Tout. Cette vision permet de s’en faire une représentation mentale simplifiée, analogue à « un puzzle en quête de complétude » (certains éléments étant maintenus à l’écart du Tout pour raisons de survie et de protection). Cependant, une subtilité bien connue veut que « le Tout » soit plus que « la somme de ses parties », et l’exemple du puzzle est alors une bien imparfaite illustration… d’autant plus que nous devons ajouter que « chaque partie » est bien plus « qu’un morceau du Tout ». Ces points méritent un éclairage que nous ne manquerons pas d’aborder dans cette publication lorsque nous dépasserons même la notion d’holisme, pour nous rapprocher de celle d’hologramme (cliché où chaque morceau que l’on en détache contient la totalité de l’image) ou de fractales (figures géométriques où se répète indéfiniment le même motif à toutes les échelles).

Celui que nous avons été à un moment de notre vie doit être considéré comme « un être à part entière » et non comme « une part d’être ». Nous irons même plus loin en complexité en considérant chacun de ces éléments comme un Tout, incluant chacun le Tout en devenir. Un peu comme chaque cellule contient la totalité du génome, chaque part d’être contient la totalité de l’Être (naturellement, cette illustration n’est à prendre que sur le plan métaphorique et ne constitue en rien une démonstration).

1.2 Clivages et fractures

Mais avant cet éclairage rappelons que l’intégrité du Tout doit être maintenue et préservée de ce qui pourrait l’altérer.

Lors de traumas, celui qui est éprouvé douloureusement ne pouvant être spontanément intégré dans la complétude de la psyché, il en est maintenu à l’écart pour raison de survie. Cette fracture ne résulte pas du choc du trauma, mais d’un élan protecteur (pulsion) préservant le Tout. Ces éléments « non intégrables » viennent peupler l’inconscient de « tous ceux que la charge émotionnelle rend "menaçants" ».

Il en résulte une psyché morcelée, clivée, incomplète. L’élan de Vie pousse alors à la restauration de cette complétude quand la maturité le permet. Les symptômes (de ce que l’on nomme psychopathologie) se trouvent alors comme des balises ou des liens, permettant de ne rien perdre de ces éléments « coupés » de Soi, sans lesquels une complétude ultérieure ne serait pas possible.

La psychothérapie qui en découle revient alors à accompagner l’accomplissement de cette complétude en devenir.

Voir à ce sujet la publication de juin 2011 « symptômes » et d’avril 2008 « Psychopathologie »

1.3 L’histoire des clivages et des intuitions

1.3.1    Philippe Pinel (1745-1826)

Philippe Pinel eut l’intuition que les « fous » n’étaient pas « vides » comme l’indique le mot « fol » signifiant « outre vide », mais juste devenus étrangers à eux-mêmes. Il les libéra de leurs cellules et de leurs chaînes, leur donna un traitement plus humain, persuadé que de s’adresser à eux ainsi leur permettrait de renouer avec le bon sens.

Plutôt que de les désigner par le mot « fou », il proposa donc le mot « aliéné » (le latin « alienare » signifiant  « rendre autre, rendre étranger », et « alienus » signifiant « autre »). Pour lui, tout se passe donc comme si le patient s’était éloigné de lui-même et que sa santé mentale pouvait résulter d’une proximité d’avec soi retrouvée.

Quelle merveilleuse intuition de cet aliéniste de la première heure, père de la psychiatrie, que pourtant la psychiatrie n’a pas vraiment suivi sur ce point.

1.3.2    Eugen Bleuler (1857-1939)

Nous devons à Eugen Bleuler la notion de schizophrénie qui signifie étymologiquement « esprit fendu » (du grec « skhizein » signifiant « fendu » et « phrên, phrenos » signifiant « esprit »). Il nomma ainsi les phénomènes de psychose où se trouvent une dissociation, un clivage du moi.

Mais il se trouve que les clivages de la psyché sont tous des phénomènes de dissociation (de la psyché et non de la personnalité*). Bleuler a donc eu là une magnifique intuition qui n’a hélas pas été exploitée en ce sens.

*La psyché peut être assimilée au Soi et la personnalité au moi
voir publication de novembre 2005 « le ça , le moi, le surmoi et le Soi »

1.3.3    Notion de paranoïa

La notion de paranoïa, de source multiple, est aussi intéressante dans le choix du mot. Il vient du grec « para » signifiant « à côté », « pas à sa place » et de « noos » signifiant esprit. Ce qui revient à dire « à côté de soi ».

1.3.4    Trois intuitions d’étrangeté de soi avec soi

 Ces trois intuitions n’ont pas été hélas exploitées en ce sens, et la théorie plus biologisante de Emil Kreapelin (1856-1926) a pris le dessus dans le décodage des psychopathologies, qu’il fut le premier à énoncer en nosographie détaillée (« Traité de psychiatrie » quasi ancêtre du DSM).

Pourtant, cette notion de clivage de la psyché fut à plusieurs reprises sous les yeux des praticiens qui le limitèrent néanmoins au moi, sans l’étendre jusqu’au Soi. 

« Ceux que nous qualifions de malades ne sont pas eux-mêmes, ils ont édifié toutes sortes de défenses névrotiques contre leur humanité. » (Maslow, 2006, p.74) 

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2   Vastitudes et pertinences

2.1 Structure étendue

Non seulement la version simplifiée de la psyché en trois éléments ne rend pas suffisamment compte de la complexité du phénomène, mais en plus nous sommes amenés à considérer en elle deux autres catégories :

-D’une part nous trouvons aussi comme « constituant » de la psyché « tous ceux que nous serons » (futur) que parfois nous peinons à rejoindre, pour diverses raisons de craintes, de loyautés, de maturité. Abraham Maslow avait remarquablement pointé cet état carentiel d’un être qui manque d’humanité, c'est-à-dire qui manque de « l’humain qu’il a à être »

« Ce que l’on devrait être est pratiquement identique à ce que l’on est au plus profond de soi […] L’être et le devenir sont côte à côte concomitants. » (Maslow, 2006, p.134)

-D’autre part, il y a aussi ceux que nous avons été, jamais blessés et exempts de traumas, que nous avons mis à l’abri des tourments afin de les en protéger. Nous avons là un type différent de clivage.

Voici donc une psyché constituée de « celui que nous sommes », « tous ceux que nous avons été » et « ceux dont nous sommes issus », auxquels s’ajoutent « tous ceux que nous serons ».

Quant aux « fractures » ou « clivages » au sein de la psyché, ils peuvent concerner chacun de ces éléments d’avec le Tout (le Soi). L’origine de ces fractures peut être de « protéger le Tout » d’une surcharge traumatique éprouvée par l’élément. Mais elle peut être aussi de « protéger l’élément » d’une surcharge traumatique éprouvée par le Tout qui ne trouve pas le moyen de faire face. Dans ce dernier cas, l’élément manquant dans la psyché n’est pas un élément ayant expériencé un trauma, mais un élément ayant été mis à l’abri des turbulences pendant le trauma. Sans souffrance, il reste « ressource potentielle », parfaitement paisible, immaculé, disponible en l’état, en attente de « revenir jouer avec le Tout ». Ce point est important car il arrive cliniquement que le symptôme ne pointe pas vers celui qui a vécu un trauma, mais vers celui qui a été mis à l’abri lors du trauma : par exemple l’enfant que nous avons été que l’on a « caché du monde » pour ne pas qu’il s’y fasse égratigner (à distinguer soigneusement de l’enfant douloureux qu’on a maintenu à l’écart pour nous préserver de sa charge émotionnelle).

À tout cela, il semble juste d’ajouter le fait que nous sommes en concernement* avec l’humanité toute entière et que ce qui est éprouvé par les uns n’est pas sans effet sur les autres.

*Concernement : Voir sur ce site le dico/glossaire

« Notre travail est donc, dans la perspective d’un suivi sérieux de ce modèle, d’aider ces adultes à devenir plus parfaitement ce qu’ils sont déjà, plus complets, plus accomplis, à mieux épanouir leur potentiel en devenir » (Maslow, 2006, p.74)

2.2 La bienveillance de l’inconscient

« Tous ceux que nous avons été » et que nous n’avons pu emmener, « tous ceux qu’ont été ceux dont nous sommes issus » et qui n’ont pu être intégrés… tout ce monde peuple l’inconscient. Cet inconscient en assure la « garderie », la « sauvegarde », la « protection », en attendant que notre maturité ultérieure nous permette de les intégrer.

L’inconscient, pareil à une sorte de « nounou » (« nous-nous » ?) bienveillante, prend soin de nous interpeller régulièrement avec quelques symptômes appropriés, en vue de la restauration de notre complétude.

Tous ces « nous » (« noos » ? signifiant « esprit » en grec) ressemblent à des « bouts de Soi » ou « parts de Soi » : ceux qui sont déjà intégrés, et ceux qui ne le sont pas encore, attendant une « re-union » en complétude. Cet aspect d’un Soi et de « parts de Soi », s’il nous aide à appréhender le phénomène, risque cependant de nous faire omettre une réalité qui semble pourtant bien réelle sur le plan clinique : chaque « parts de Soi » est un Être à part entière et non un « bout d’être » ou un « sous être ».

Peut-être une évidence, mais la précision n’est pas superflue. La tendance à parler de « parts de Soi » pour évoquer « ceux que nous avons été et ceux dont nous sommes issus » risque de nous faire perdre l’évidence qu’il s’agit à chaque fois d’un être à part entière, mais aussi plus encore : cet être à part entière contient le Tout (au moins de façon potentielle).

Laissons-nous inspirer par ce qui était inscrit sur le fronton du temple de Delphes : « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les Dieux », signifiant que le Tout est en Soi... cela valant aussi pour chaque « part de Soi ».

2.3 Pulsions

Tout ce ballet psychique semble mû par deux pulsions antagonistes, mais s’étayant l’une l’autre : la pulsion de vie et la pulsion de survie.

Sigmund Freud nous a habitués à la pulsion de vie comme élan libidinal (énergie de profit) et à la pulsion de mort (énergie de protection). Cependant, nous devons préciser cette notion beaucoup plus finement, au point que ce que Freud nomme pulsion de vie n’est est en fait qu’une pulsion survie (quête de compensations) et ce qu’il nomme pulsion de mort n’est aussi qu’une pulsion de survie (quête d’évitement ou de protection). Tout se passe cliniquement comme si ces deux pulsions, alors revisitées dans leurs fonctions, avaient des rôles bien précis :

La pulsion de Vie garante de l’intégrité du Tout (cohésion).
La pulsion de survie garante de la sécurité du Tout (protection).

La pulsion de Vie fonctionne sur le mode existentiel du Soi (Vie,  être), la pulsion de survie fonctionne sur le mode libidinal du moi (énergie, faire).  

2.3.1    La pulsion de Vie ainsi reprécisée a trois rôles :

1/ Maintenir la cohésion.
2/ Préserver (dans l’inconscient) ce qui a été mis à l’écart pour ne pas le perdre.
3/ Générer les symptômes qui permettent l’accès à ce qui a été mis à l’écart.

2.3.2    La pulsion de survie ainsi reprécisée, elle, a deux rôles :

1/ Mise à l’écart de ce qui a une charge émotionnelle telle que cela pourrait endommager le Tout (protection du tout). Mais aussi mise à l’écart de ce qu’il faut protéger de la déstabilisation du Tout (protection de la ressource que représente un élément exempt de trauma). Énergie répulsive mise en œuvre pour maintenir à l’écart (libidinal, action du moi)*.
2/ Compensation du vide résultant de cette mise à l’écart. Énergie captative mise en œuvre sur le mode « faire » ou « avoir » (libidinal, action du moi)**.

*Ce que Freud nommait « pulsion de mort »
**Ce que Freud nommait « pulsion de vie »
Il est intéressant de savoir que Freud, parlant du moi, le comparait à l’hydre avec ses tentacules urticants servant soit à attraper des proies soit à éloigner des prédateurs.

Il est essentiel de comprendre que ces deux pulsions (l’une existentielle, l’autre libidinale) fonctionnent en dialogique (opposés qui s’étayent l’un l’autre) et même que d’une certaine façon, la pulsion de survie est aussi garante de l’intégrité du Tout en ce sens où elle préservera judicieusement autant le Tout que ses éléments.

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3   Intrications

3.1 Une structure faite de « temps mêlés »

Notre logique intellectuelle voudrait que ceux que nous avons été se succèdent « bien rangés et ordonnés dans notre passé ». Si cela est parfaitement juste pour les circonstances, cela ne l’est pas pour ceux que nous avons été et qui ont fait l’expérience de ces circonstances.

Celui que nous étions à n’importe quelle époque n’a jamais cessé d’être avec nous depuis tout ce temps, et n’est en aucun cas relégué dans un lointain passé. Tous ceux que nous avons été sont avec nous depuis qu’ils ont « émergé ». Ils y sont soit « intégrés » soit « séparés », mais sont tous contemporains du présent.

Chaque symptôme est comme si l’un de ceux qui furent « séparés » interpellait notre conscience pour nous inviter à le prendre en compte, à l’intégrer, à le réhabiliter.

Nous remarquerons que certains sujets ayant fait l’expérience d’une mort imminente se sont retrouvés soudainement en face de l’intégralité de leur vie, avec tous ceux qu’ils furent et tout ce que ceux-ci éprouvèrent.

 « Les tranches de mon existence étaient perçues instantanément, hors de toute impression de durée […] J’avais l’impression que mon existence entière était étalée sous mes yeux, indifférenciée dans ses étapes et toujours sans que l’enchaînement des événements paraisse se nourrir de temps » (Jourdan, 2006, p.565 et 574).

 « Mon "moi" n’était pas là en tant qu’individu rendant des comptes de SA vie, mais mon "je" était la vie de tous les humains ; en d’autres termes c’était un bilan à l’échelle globale de l’espèce. » (Ibid, p.589)

« J’ai revu l’intégralité de ma vie, en relief, avec tous ses détails, les gens, les situations. Mais dans un temps qui ne s’écoule pas, la vie étant une globalité que l’on observe avec cette intelligence (universelle ou globale). Ma vie était une forme, sous mes yeux, qui  contenait TOUT, et que je consultais » (ibid., p.573).

« …lorsque j’avais fait du bien, j’étais contente. Je le savais en moi-même et j’étais dans le cœur des gens à qui j’avais fait quelque chose de bien, et je le vivais parce que j’étais la personne à qui je l’avais fait et quand j’étais désagréable, c’était pareil, j’étais dans le cœur de cette personne et je vivais cela » (ibid., p.584).

« Je ressentais tour à tour les sentiments d’autrui que mes comportements avaient suscités » (ibid., p.586).

« Vous êtes le lieu, l’acteur, le moyen, la cause, l’effet,  le ressentant, et le faisant ressentir, le contenu et le contenant » (ibid., p.597).

Cela semble corroborer la notion de contemporanéité de tous ceux que nous avons été et de ceux dont nous sommes issus : tout est continuellement présent.

3.2 La contemporanéité

Les circonstances sont chronologiques, mais l’être qui les a vécu n’est pas chronique (il est anhistorique), il n’est pas non plus chronologique (il n’est pas temporellement placé dans l’inconscient).

Comprendre que tous ceux que l’on a été sont contemporains les uns des autres et d’avec soi-même est essentiel dans une approche thérapeutique où il ne s’agit finalement pas de « voyage dans le temps », mais de « rencontres de ceux qu’on a été » et qui n’ont jamais cessé d’être « là ».

Celui que nous avons été, quand il a été coupé de Soi, nous invite régulièrement à l’intégrer. Il ne nous lance pas son « appel symptomatique » depuis un passé où il serait resté, mais depuis le présent où il n’a jamais cessé d’être depuis tout ce temps… comme s’il nous « tirait le pan de notre chemise » pour nous dire « je suis là ! tu me vois ? ».

Contemporanéité, mais aussi « entièreté » de chaque part de Soi… et même en plus chaque part de Soi contenant potentiellement « Soi tout entier ». Voici bien des paramètres mal aisés pour notre intellect qui viennent plus toucher notre intuition que notre élaboration mentale.

3.3 Sénèque et l’entièreté

Au premier siècle (4-65), Sénèque évoque cette entièreté, à laquelle il convient d’être sensible sans jamais ignorer ce qui fut (et qui doit « rester là », avec nous).

« C’est le propre d’un grand homme, crois-moi, et qui s’élève au-dessus des erreurs humaines, que de ne rien laisser soustraire de son temps. Sa vie est très longue, parce que tout le temps qu’elle dure, elle est toute entière à sa disposition. » (VII-5 ; 2005 p.112)

Il dénonce les faux loisirs dans lesquels les hommes  se perdent (jeux, affaires, projet accaparant) :

« Ces gens-là n’ont pas de loisirs, mais des affaires d’oisifs. » (XII-4 ; ibid., p.122)

Il considère comme oisiveté le temps non consacré à l’entièreté de soi ou de l’humain, à la sagesse. C’est, selon lui, une telle attitude qui « raccourcit la vie », quelle que soit sa durée. L’entièreté de soi passe, selon lui, par le « vrai loisir » qui est intégration de notre propre vie passée et intégration des autres êtres (et non par une fermeture au monde)

« Seuls sont hommes de loisir ceux qui consacrent leur temps à la sagesse […] ils ajoutent la totalité du temps à la leur. Toutes les années antérieures à eux leurs sont acquises […] Aucun siècle nous est interdit » (XIV-1 ; ibid., p.127) « Nous pouvons discuter avec Socrates, douter avec Carnéade, nous reposer avec Épicure […] la nature nous admet dans la communauté du temps tout entier. » (XIV-2 ; ibid., p.127) « Nous avons coutume de dire qu’il ne fut pas en notre pouvoir de choisir nos parents, le hasard nous les ayant donnés ; mais il nous est permis de naître à notre gré » (XV-3 ; ibid., p.129).

Selon lui, le temps passé loin de cette entièreté conduit les hommes à se distraire de l’essentiel, et ainsi à raccourcir leur vie qui ne se remplit pas :

« Ils perdent leurs jours dans l’attente de la nuit, la nuit dans la crainte du jour. » (XVII-1 ; ibid., p.132) « Ils obtiennent laborieusement ce qu’ils veulent, gardent anxieusement ce qu’ils ont obtenu […] On ne cherche pas la fin des misères, mais on en change la nature. » (XVII-5 ; ibid., p.133) « …leur vie est sans fruit, sans plaisir, sans aucun progrès pour l’âme » (XX-3 ; ibid., p.139)

Il est toujours touchant de voir combien des êtres de tout temps ont tenté de partager une telle conscience de la vie, de la profondeur, de l’authenticité et de la partager. Nous constatons aussi combien, pour chacun d’entre eux (Lao Tseu, Socrate, Épictète, Démocrite, Épicure, Sénèque, Plotin, Descartes, Spinoza, Leibnitz… etc), il n’est pas si aisé de mettre en mots l’indicible avec lequel flirte leur conscience.

Plotin (205-270), deux siècles après Sénèque, ayant expériencé quatre « sorties du corps » (peut-être des EMI ou NDE ?) nous rapporte qu’initialement il y a l’UN (inengendré) qui s’est fractionné en « intellects* » (en dieux) qui eux-mêmes se sont fractionnés en âmes (ce qu’il nous décrit comme animant les corps en les entourant et en les traversant, sans jamais être « dedans » ni en faire partie).

*Ce que les sages de cette époque nommaient « Intellect » correspondait aux dieux.

 Chaque élément ainsi éloigné du Tout initial se retrouvant en manque de ce Tout, auquel pourtant il ne manque rien en dépit de ces éloignements :

« Tout ce qui est multiplicité reste dans le besoin, aussi  longtemps que, de multiplicité qu’il était, il n’est pas devenu un. » (traité 9, VI-9 [15] ; p.86)

 « Chaque partie est un tout et reste un tout sans que la totalité soit amoindrie. » (traité 8, IV-9 [10] ; 2003, p.49)

Le langage de ces époques mérite transcription (mais peut-on le faire sans le déformer ?). Nous voyons ici, encore une fois notre intuition touchée par cette notion d’unité et de multiplicité où, chaque élément et le Tout, se retrouvent à la fois distincts et se contiennent l’un l’autre.

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4   L’histoire et celui qui a vécu l’histoire

Le praticien qui accompagne un patient doit clairement distinguer entre trois plans, afin de ne pas s’égarer et de ne pas égarer celui qu’il prétend aider.

Il devra distinguer entre « l’événementiel », « l’existentiel » et « l’émotionnel » (on peut même ajouter « l’intellectuel »). L’existentiel devra toujours se trouver en premier plan dans un cheminement thérapeutique.

4.1 Le plan événementiel

Le plan événementiel concerne ce qui s’est passé dans l’histoire du sujet. L’anecdotique, aussi important soit-il en termes de gravité, n’est que « faits ». Or ce qui a meurtri le patient ce ne sont pas tant les faits que la façon dont il les a vécus.

Les stoïciens (Épictète, Marc Aurèle) avaient appris à ne se préoccuper que de ce qui est en notre pouvoir, et de rester en distance d’avec le reste, tout en étant en confiance par rapport à la justesse de la vie. Les Hédonistes (Démocrite, Épicure) avaient une approche similaire, mais avec en plus cet élan de goûter le plaisir qui s’offrait en chaque chose (et non de rechercher les choses qui font plaisir). Même si la vie courante ne nous met pas dans de tels élans de sagesse philosophique, il n’en demeure pas moins que ce qui nous marque le plus c’est la façon dont nous vivons les choses plus que les choses elles-mêmes.

Le Dr Victor Frankl (fondateur de la logothérapie) vécut la déportation. Il remarqua qu’au comble de l’horreur ceux qui avaient un sens à leur vie survivaient bien mieux que les autres, et que dès que ce sens s’effondrait, le lendemain ils mouraient. Même dans ces situations horribles où la survie semble impossible, la façon de le vivre change la trajectoire de l’individu. Attention cependant avec un tel constat de ne pas minimiser la gravité des circonstances qui ici est extrême. Si je prends cet exemple dans l’extrême, c’est juste pour insister sur le fait que la façon de vivre la circonstance est un facteur majeur et que si on ne peut changer ce qui s’est passé (l’historique) on peut toute sa vie changer ce qu’on en fait. Ainsi, l’historique n’est aucunement nié, mais il n’est pas placé en premier plan concernant ce qui a été vécu par un sujet.

4.2 Le plan existentiel

Le plan existentiel concerne le sujet lui-même, faisant l’expérience de l’événementiel. Soit le sujet parvient à l’éprouver de telle façon que le Soi n’en soit pas altéré (intégration), soit il en est émotionnellement affecté et si cet émotionnel est trop violent, cela pourra induire des clivages dans sa psyché afin de préserver celle-ci des surcharges.

En fait l’existentiel est ce qui prime, qui devra toujours être considéré au premier plan par le praticien. L’émotionnel doit en être clairement distingué et ne venir qu’en second plan.

Tout se passe comme si on avait trois plans superposés :

1/l’existentiel (le sujet).
2/l’émotionnel (ce qu’a éprouvé le sujet).
3/le circonstanciel (le phénomène extérieur qui a conduit le sujet à éprouver cela, compte tenu de ce qu’il avait de disponible en lui pour y faire face).

4.3 Le plan émotionnel

Le plan émotionnel concerne la façon dont le sujet bouleversé (positivement ou négativement) a éprouvé cet événementiel, compte tenu des ressources personnelles dont il disposait pour y faire face.

Nous distinguerons « le sujet éprouvant un vécu intégrable sensoriel (par les sens), ou purement expérientiel* (hors des sens) » d’avec « le sujet éprouvant un vécu au niveau des émotions (émotionnel) que celles-ci soit positives ou négatives. Les situations émotionnelles induisent une surcharge pouvant conduire au clivage.  Dans les émotions, il ne s’agit pas de perceptions mais de fantasmes où la réalité n’est pas perçue. L’être sensible (qui intègre) doit être distingué de l’être émotif (qui n’intègre pas)

*Par exemple, les personnes ayant vécu une expérience mort imminente ont fait l’expérience de ce qui se produisait dans leur environnement sans passer par les sens.

Quand le sujet ayant éprouvé un trauma est identifié (par le guidage non directif*), le praticien ne doit pas inviter à l’apaiser, mais plutôt à l’accueillir, lui donner sa place avec ce qu’il a éprouvé, lui accorder une pleine reconnaissance de lui avec son vécu émotionnel. L’émotion est en second plan, mais le sujet est accueilli avec son émotion. L’expérience clinique montre qu’un accueil avec le ressenti éprouvé apaise, alors qu’une tentative d’apaisement est vécue comme un déni de ce qui a été éprouvé et génère des résistances.

*Lire sur ce site la publication de janvier 2012 « Non directivité et validation »

4.4 Le plan intellectuel

Sans intérêt thérapeutique, ce plan brasse les idées mais ne permet ni de contacter celui qu’on était, ni d’apporter le moindre mieux-être, ni d’accomplir la reconnaissance attendue. Il est cependant important pour comprendre, hiérarchiser, organiser la pensée… la partager, la transmettre, etc… Il peut être un précurseur mais doit vitre être laissé au profit de l’existentiel dans le domaine de la thérapie.

4.5 Hiérarchisation des plans

En thérapie, nous sommes conduits à considérer ces plans comme des « calques superposés » dans un ordre bien défini : nous avons en premier plan l’existentiel, en second plan l’émotionnel, en troisième plan l’événementiel. L’intellectuel sera en dernier.

Le sujet est reconnu, accueilli avec ce qu’il a éprouvé. De cette reconnaissance il résulte un apaisement et une possibilité d’intégration. Il est accueilli avec ce qu’il ressent. Il ne s’agit pas de l’apaiser pour le rendre accueillable, mais de l’accueillir pour qu’il se sente apaisé.

L’être est considéré sur le plan existentiel et il est bienvenu avec ce qu’il a éprouvé. Nous verrons même que, de cette rencontre, il résulte pour le praticien une réjouissance qui est elle-même source de validation existentielle et d’apaisement.

Important : Attention, la « cible » (si on peut utiliser ce mot que je n’aime guère) c’est l’Être et la reconnaissance. La cible n’est pas l’émotion et l’apaisement. L’apaisement est l’indice que la validation a été correcte mais ne peut en aucun cas être le but. Quand l’apaisement est malencontreusement priorisé, il est alors vécu comme un déni et peut provoquer des résistances.

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5   Articulations ça, moi, surmoi, Soi

Puisqu’il est souvent question du Soi dans cette publication, je dois rappeler quelques éléments le concernant, et le resituer par rapport au ça, au moi et au surmoi. En effet, nous trouvons dans de nombreux écrits (même spécialisés) une confusion entre le ça et le Soi ou entre le moi et le Soi. Ainsi le self (le Soi en anglais) est souvent confondu avec le moi (qui en anglais se dit ego) ; das Es (le ça en allemand) est souvent confondu avec le Soi (qui se dit das Selbst en allemand) Pour plus de détails j’ai déjà publié sur ce site en novembre 2005  « Le ça, le moi, le surmoi et le Soi ». Je vais cependant en résumer quelques éléments, juste pour avoir certaines de ces données ici directement disponibles.

5.1 Ça

Source pulsionnelle au niveau libidinal, il engendre des choses qu’on ne décide pas. Une patiente du Dr Georg Groddeck (proche de Freud)  lui ayant dit « Docteur ça a été plus fort que moi », Groddeck a dit « donc ça vient du "ça" »*. Voici une intéressante origine de ce mot à la fois simple et explicite.

*Le « ça » est alors considéré comme le « grand tout », « source de tout », et peu de praticiens sont en accord sur sa réelle signification qui reste plutôt évasive. Mais cette association « au grand tout » a sans doute contribué à sa confusion avec le Soi

Le « ça » pousse à investir son « énergie de besoin » (libido**) pour avoir tout ce qu’on veut. Mais le « ça » accomplit cet investissement sans discernement, sans stratégie, pas plus pour tenir compte des autres que pour améliorer son propre profit. Le problème est que ce que veut le « ça », d’autres le veulent aussi et ne sont pas d’accord pour le céder. Ces conflits d’intérêts peuvent alors mettre le sujet en difficulté sociale s’il n’a à sa disposition que le « ça » comme « moteur ».

**Attention : la libido est une énergie de besoin qui doit être distinguée de la sexualité. La sexualité est incluse dans cette énergie de besoin qui déborde largement la sexualité. Ainsi, un enfant et sa mère sont en lien libidinal (besoin l’un de l’autre) mais ce lien libidinal ne doit pas être assimilé à une forme de sexualité. C’est sans doute là une zone de méprise majeure en psychologie, qui a trop souvent eu tendance à tout sexualiser et à promouvoir l’oedipe là où il n’a pas lieu d’être. Certes la sexualité est une composante importante de la vie, mais elle n’est qu’un des aspects de la libido, et elle doit soigneusement en être distinguée, sous peine d’engendrer de graves et nuisibles confusions.

5.2 Moi

Le moi introduit l’idée de stratégie et permet d’optimiser le profit. Grâce au moi, l’élan de besoin ne se met plus en œuvre simplement en « je veux, je prends », mais en « comment avoir le meilleur profit avec le minimum d’inconvénients »*.

Il permet de mieux aboutir à ses fins en évitant les obstacles et les retours fâcheux. C’est l’ego dans toute sa « splendeur » ne tenant compte d’autrui que pour s’assurer un meilleur profit. L’ego est un as de la manipulation, ou des actions réfléchies, en vue d’un avantage personnel maximum.

Le moi n’est autre qu’une stratégie sociale mise en œuvre* pour arriver judicieusement à ses fins, pour canaliser astucieusement les élans du ça (pour en avoir les avantages sans les inconvénients), et ne comporte aucune humanité (sauf quand c’est avantageux, mais ce n’est alors que manipulation).

*Sigmund Freud compare même les élans libidinaux du « ça » gérés par le « moi » aux tentacules urticants de l’hydre  ayant pour rôle de capturer des proies et de chasser le prédateurs (Freud, 1985, p55-56).

5.3 Surmoi

Si l’humain n’avait à sa disposition que le « ça » et le « moi », la vie sociale serait impossible et son évolution entravée. Certains trouvent pourtant que le moi est un bon moteur social : le philosophe sociologue anglais Adam Smith (1723-1790) prôna que, globalement à l’échelle de la société, l’égoïsme des uns permet le profit des autres (par exemple un boulanger fera du bon pain pour égoïstement avoir plus de clients, et non par altruisme, mais de ce fait les clients auront du meilleur pain). D’une certaine façon, il n’a pas tort, mais cela ne vaut que pour un monde de peu de conscience, où l’humain se cherche en déploiement d’humanité.

Comme les dérapages de l’ego sont malgré tout nombreux et barbares, pour s’organiser socialement, l’humain a développé le « surmoi ». Celui-ci agit telle une prothèse de conscience, et dicte ce qu’il est bon de faire ou de ne pas faire. De façon externe, il y a les lois, mais de façon interne et inconsciente, il y a tout ce que nous avons introjecté au cours de notre éducation, qui vient limiter nos élans du ça optimisés par le moi. Le surmoi permet de produire un respect d’autrui factice en termes d’authenticité, mais suffisant pour pouvoir vivre ensemble.

Bien sûr, le surmoi est limitant… mais il joue le rôle de garde fou. Bien maladroit (et même dangereux) sera celui qui veut libérer un sujet des limitations de son surmoi sans lui donner les moyens d’une conscience suffisante pour ne plus en avoir besoin.

5.4 Soi

La psychanalyse freudienne nous a habitué à ne raisonner qu’en termes de ça, de moi et de surmoi, venant gérer les problèmes de libido (désolé pour le côté un peu lapidaire et réducteur de ce résumé). Carl Gustav Jung alla plus loin dans la démarche psychanalytique en introduisant l’idée du « Soi ». Mais il peina quelque peu à en partager la dimension avec ses confrères :

« Je constate continuellement que le processus d’individuation est confondu avec la prise de conscience du Moi et que par conséquent celui-ci est identifié au Soi, d’où il résulte une désespérante confusion de concepts. Car, dès lors, l’individuation ne serait plus qu’égocentrisme ou auto-érotisme ». (Jung, 1973, p457). 

Le Soi est l’humain en accomplissement. Il est l’individuation en marche. Il est « source existentielle » (le ça était « source libidinale »). Peut-être sera-t-il ce « grand Tout » (qui n’est donc pas de même nature que le « tout » du ça).

« Ma conscience est comme un œil  qui embrasse en lui les espaces les plus lointains, mais le non-moi psychique est ce qui, de façon non spatiale emplit cet espace ». (ibid., p.450)

« Le Soi embrasse non seulement la psyché consciente, mais aussi la psyché inconsciente et constitue de ce fait pour ainsi dire une personnalité plus ample, que nous sommes aussi…. » (ibid., p46)

Frans Feldman (1921-2010), père de l’haptonomie touche de près cette notion en invitant à voir en l’autre ce Soi potentiel en déploiement :

 « Ce partage implique une qualité de sociabilité qui consiste à accepter et à  confirmer  affectivement l’autre dans le Bon -le Bon en soi- qu’il représente ou peut devenir » (Veldman, 1989, p.45).

Donald Wood Winnicott (1896-1971), lui, a distingué le « vrai self » et le « faux self » sans pour autant préciser la différence entre le moi et le Soi (alors que le mot « self » signifie normalement « Soi » en anglais.

Dans le processus d’évolution de l’homme, même Charles Darwin propose qu’arrivé à l’humain, ce qui le caractérise, c’est un basculement des lois de l’évolution (qui veulent que le mieux adapté survive) : on en arrive selon lui au fait que le mieux adapté est celui qui sait prendre soin des moins adaptés. C’est du moins ce que nous rapporte Patrick Tort, spécialiste de Darwin :

« Par le biais des instincts sociaux, la sélection naturelle, sans "saut" ni rupture, a ainsi sélectionné son contraire, soit : un ensemble normé, et en extension, de comportements sociaux anti éliminatoires […]  la sélection naturelle s’est trouvée, dans le cours de sa propre évolution, soumise elle-même à sa propre loi – sa forme nouvellement sélectionnée, qui favorise la protection des faibles, l’emportant parce que avantageuse, sur la forme ancienne  » (Tort, 2009, p.72-73).

« Durant la phase d’évolution qui se situe entre les ancêtres immédiats de l’Homme et l’Homme moderne, la faiblesse est donc un avantage, car elle conduit à l’union face au danger, à la coopération, à l’entraide et au développement corrélatif de l’intelligence et de l’éducation des jeunes (dont le propre est d’être "sans défense"). » (Tort, 2010, p.66).

La notion de Soi est fondamentale et touche la dimension de l’humain la plus noble. Les théorisations qui en sont dépourvues manquent ce qu’il y a de plus subtil dans la psyché en cours d’individuation, avec tout ce qu’elle comporte d’intrication avec l’ensemble de l’humanité. C’est pourquoi quand nous évoquons l’idée de « parts de Soi », (ou mieux : de « parts de Soi contenant chacune le Soi »), nous ne pouvons le faire qu’en clarifiant ces notions, et en les situant les unes par rapport aux autres.

5.5 En résumé

Nous retiendrons globalement que le « ça » est la source libidinale (énergie de besoin), gérée et optimisée par le « moi » (performance des satisfactions et de la sécurité), qui est lui-même contrebalancé dans ses excès par le « surmoi » (prothèse de conscience permettant un meilleur équilibre de la société). Le Soi, quant à lui, est la source existentielle (élan de déploiement et d’individuation) conduisant l’individu à être pleinement lui-même et pleinement ouvert à autrui (vraie conscience).

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6   Le moi social et le Soi social

Si nous osons aller un peu plus loin, nous pouvons considérer aussi les ensembles d’humains constitués en « sociétés ». Il y a alors aussi une sorte de «ça du groupe », de «  moi du groupe », et de « Soi du groupe ».

6.1 Du « ça collectif » à l’« ego collectif »

Au niveau collectif, dans les mouvements de groupe, l’état pulsionnel l’emporte souvent dans une sorte de « ça collectif ». Dans les « mouvements de masse », une fois immergé, l’individu intellectuellement performant peut perdre son bon sens individuel et suivre un flux qui le dépasse. Chacun perd alors son bon sens naturel et se trouve poussé dans des élans inconscients, quasi animaux, sans stratégies, parfois dévastateurs. L’aveuglement (ou même la violence), de la foule peut alors devenir redoutable.

La pression de l’autorité se retrouve dans l’expérience du psychologue Stanley Milgram (dans les années 60)  où le sujet va jusqu’à infliger des décharges électriques de risque mortel à son coéquipier dans l’expérience qu’on lui demande de réaliser.  Cette expérience fut renouvelée en 2010 avec une expérimentation sociologique réalisée à travers un pseudo jeu télévisé « Zone extrême », que nous avons pu voir sur Antenne 2. Outre que le candidat va aussi infliger ici une dose de courant allant jusqu’à « potentiellement mortel » (plus souvent qu’avec Milgram, car ici dans 80% des cas), le groupe de spectateurs présents à ce jeu ajoute à l’expérience une composante intéressante : il scande ses encouragements sans discernement du danger mortel.

Les manipulateurs connaissent bien cette fragilité des individus en groupe et savent hélas s’en servir à des fins peu délicates. Le manipulateur joue le rôle du « moi collectif » afin d’utiliser stratégiquement les pulsions groupales. Englué dans ce « ça collectif », conduit par le « moi » d’un manipulateur prenant le pouvoir et instrumentalisant son « public », les individus en groupe peuvent-ils accéder à un « moi collectif » plus judicieux, plus stratégique, plus conscient, ne serait-ce qu’égoïstement pour un réel avantage ? Rien n’est moins sûr.

De ce fait, un orateur attentionné aura avantage à s’adresser « aux individus » constituant le groupe, et non « au groupe » comme une entité (son projet devant être qu’il y ait de la conscience dans son auditoire, et non une conviction aveugle). Il se trouve ainsi que dans les meilleurs contextes, car le groupe peut aussi être une ressource de conscience inestimable.

6.2 De l’ego collectif au Soi collectif

Nous venons de voir comment l’individu en groupe peut se noyer dans la masse et subir une disparition individuelle, au profit de pulsions collectives. À l’inverse, un groupe de personnes peut être source d’une conscience augmentée.

Nous trouvons cela dans le fameux « Brainstorming », où la créativité de chacun est mise en commun sans retenue ni crainte. L’idée de chacun, même sans importance, même fausse, peut se retrouver être la source d’une impulsion novatrice chez l’un des autres.

C’est ce que nous trouvons aussi, de façon plus subtile, en thérapie de groupe, où la présence d’autres personnes permet à chacun de mieux se déployer individuellement. Dans ce cas, le groupe existe, l’individu aussi,  et il n’y a pas d’assujettissement, bien au contraire.

Tout se passe comme si, à plusieurs, les individus bénéficiaient de quelque chose de plus qu’une simple juxtaposition des compétences. Ils accèdent à la dimension d’une sorte de « Soi collectif », qui ne les fait pas pour autant disparaître.

Nous parlons quelques fois « d’inconscient collectif », mais nous pouvons alors aussi parler de « conscience collective » et nous situer au niveau d’un Soi élargi.

Nous voyons bien comment chacun existe pleinement et n’accepterait pas d’être considéré comme un simple « bout du groupe ». Nous voyons aussi que le groupe existe comme entité, et que son existence ne résulte pas d’une simple juxtaposition.

 De la même façon, la « foule intérieure » de tous ceux que nous avons été et ceux dont on est issu » doit être considérée, non pas comme constituée de « bouts de Soi » mais d’éléments qui sont chacun des entièretés à part entière, et dont la totalité est bien plus qu’une simple juxtaposition.

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7   L’élément comme un Être à part entière

Tout ce cheminement nous conduit au point clé de ce texte concernant ce qui constitue la psyché : l’élément n’est pas « un bout du Tout », mais « un tout à part entière ».

7.1 Je ne veux pas « être une part »

Un enseignant qui considérerait l’un de ses élèves comme un « bout de sa classe » aurait peu de chance de susciter chez lui la moindre motivation. Chaque être éprouve le besoin légitime d’être considéré comme « un être à part entière » et c’est ce qui lui permettra de mobiliser ses propres ressources. Il ne le fera pas alors faussement et artificiellement par soumission, mais comme conséquence de la reconnaissance qui lui a été accordée*.

*L’expérience réalisée sur l’effet Pygmalion par les psychosociologues est très explicite à ce sujet.

Un parent qui considérerait l’un de ses enfants comme « un bout de sa famille » aurait peu de chances de lui donner une éducation convenable. Pour déployer sa propre ressource, l’enfant a besoin de se sentir considéré comme étant « Lui » à part entière. Il en va de même pour chaque membre d’une famille.

Ainsi en est-il également au niveau de chacun de ceux que nous avons été, ou de chacun de ceux dont nous sommes issus, quand nous les « retrouvons » au sein de notre psyché. Chacun d’entre eux pourrait aussi bien revendiquer : « Je ne veux pas être une part », « je suis un Être ». Être considéré comme une simple part est rabaissant.

Il est pourtant bien évident que chacun, qui que nous soyons, fait partie d’un Tout plus vaste. C’est le principe même de l’écologie d’un système, où tout est en lien avec tout. Il se trouve qu’un élément isolé n’a que peu de sens hors du système. Il semblerait bien que ce soit ainsi que fonctionne le monde. La question est alors de concilier ces deux faits contradictoires : un être à part entière, pourtant faisant partie d’un Tout, et dont l’existence de Soi et du Tout sont intimement liées, pour ne pas dire « intriquées »…, l’un sans l’autre ne pouvant être.

7.2 Je n’ose pas « être Tout »

Nous devons aller plus loin en considérant aussi ce Tout au sein de chacun. Ici l’entreprise est hasardeuse et ne satisfait pas notre logique intellectuelle. Nous en avons pourtant une illustration approximative au niveau du génome qui se trouve en chacune de nos cellules, génome qui pourtant s’exprime en fonction de l’environnement social et biologique (local et général) dans lequel baigne notre organisme. Chez un individu, le génome ne change pas, mais son expression se modifie, s’ajuste. C’est ce que nous précise Denis Noble, chercheur en génétique systémique :

« Sans les gènes nous ne serions rien. Mais il est tout aussi vrai qu’avec les gènes seuls nous ne serions rien non plus ». (2007, p.83)

« …ce qui est impliqué dans le développement d’un organisme est bien davantage que le génome. S’il existe une partition pour la musique de la vie, ce n’est pas le génome, ou du moins n’est-il pas seul. L’ADN n’agit jamais en dehors du contexte d’une cellule. Et nous héritons  de bien plus que notre seul ADN. Nous héritons de l’ovule de la mère avec toute sa machinerie qui va avec, y compris les mitochondries les ribosomes, et d’autres composants cytoplasmiques […]. C’est seulement dans un œuf fertilisé, en présence de toutes les protéines, tous les lipides et autres mécanismes cellulaires, que le processus de lecture du génome peut avoir lieu. (ibid, pp, 83-84)

Il dénonce l’illusion du « tout génétique » : « C’est l’illusion que l’ADN est la cause de la vie, de la même façon que le CD serait la cause de l’émotion produite en moi par le trio de Schubert ». (ibid, p.20)

La comparaison avec le génome ne vaut que comme métaphore, mais nous aurions avantage à considérer chaque élément de la psyché comme contenant potentiellement ce Tout. Un Tout qui s’exprimerait de façon différente selon l’environnement.

Comme nous le propose Gottefreid Wilhelm Leibnitz dans sa « Monadologie » de 1714 (1996) décrivant le fonctionnement du monde et des Monades* :

*Monade : élément simple, sans partie, unité de la Nature, sorte d’atome psychique :

« Ainsi, quoique chaque Monade créée représente tout l’univers, elle représente plus distinctement le corps qui lui est affecté particulièrement et dont elle fait l’entéléchie** : et comme ce corps exprime tout l’univers par la connexion de toute la matière dans le plein, l’âme représente aussi tout l’univers en représentant ce corps, qui lui appartient d’une manière particulière. » (p.256)

**Entéléchie : chez Leibnitz, désigne l’élément, la substance simple, la monade créée. (p.246)

« Chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu’elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l’univers ». (ibid.,p.254)

Pour Leibnitz la monade ne se développe pas, elle se « déploie » (elle se déplie)

« On ne trouvera en la visitant au-dedans que des pièces qui se poussent les unes les autres ». (p.246)

La totalité s’y trouve, mais s’y exprime selon le type de déploiement opéré, selon les « plis » qui y auront été « déplissés ». D’où des différences manifestées à partir d’une entièreté commune mais « dépliée de façon différente » selon les individus.

7.3 Qui est qui ?

Finalement, dans cette psyché, qui est qui ? Notre logique intellectuelle se retrouve ici ballottée entre des concepts contradictoires de « partie et de Tout » : de « Tout contenant ces parts » qui « chacune contiennent ce Tout ». Quand il s’agit d’identifier… qui est identifié ? (sachant que « identité » signifie « qui ne change pas »).

Ni vraiment transcendance (autre monde annexe de celui-ci), ni vraiment immanence (tout est ici avec différents degrés de subtilité) nous trouvons une sorte d’impermanence (tout se transforme sans jamais disparaître). Mais avec une transformation qui ne résulte pas d’un développement (où la matière s’ajoute) mais d’un déploiement (tout est là et se déplie).

Nous peinerons à définir un concept précis, intellectualisable. Nous trouvons tout au plus de quoi toucher notre intuition, en éprouvant parfois « et bien oui ! ça ressemble effectivement à cela ! ».

Il importe peu d’avoir pu édifier intellectuellement la totalité du « paysage psychique ». Nous avons déjà ici suffisamment de matière pour pouvoir considérer ce que le symptôme permet de rencontrer comme « un être à part entière », et non comme un vulgaire « bout de Soi ». Cela peut déjà donner à la validation existentielle (fondement majeur de la thérapie) une dimension de qualité exceptionnelle.

Nous allons pourtant tenter d’aller un peu plus loin en abordant quelques principes déjà pensés en ce sens, comme des tentatives d’explication.

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8   Une part contenant le Tout

Jean Charon (1920-1998), physicien spécialiste de la recherche nucléaire (commissariat de l’énergie atomique de Saclay) tenta de développer une sorte de « psychophysique ». Il publia un ouvrage traitant de l’être et du verbe à travers la théorie des ensembles (1- 1983) puis un essai sur la notion d’« éons » où chaque particule est pareille à un horizon derrière lequel l’entropie est négative (néguentropie, désordre décroissant), et où l’information s’organise (2- 1983). Ces éons sont selon lui en hiérarchie, un peu comme dans l’Holisme pour les Holons (éléments dans la théorie holistique).

8.1 Remise en cause du holisme

Bien modestement, avec tout le respect requis, nous tenterons ici de remettre en cause le Holisme (non pas en tant que théorie, mais en tant que moyen d’illustrer la psyché). Cette conception fut une avancée majeure à laquelle nous devons le principe selon lequel « le Tout est plus que la somme de ses parties ».

Le terme anglais « holism » fut créé par le biologiste Sud Africain Jean Christian Smuts (1870-1950) afin de nommer la tendance synthétique de l’univers. Il écrivit en 1926 « Holism and Evolution ». Comme Charles Darwin, il dénonçait le racisme et proposait une vision à la fois scientifique et respectueuse de l’humain.

Arthur Koestler (1905-1989) écrivain philosophe hongrois, appuie sa réflexion sur l’holisme. Il rejette le hasard et le réductionnisme analytique. Le Tout est selon lui constitué de « holons » qui sont en même temps « éléments » d’une hiérarchie supérieure et, eux-mêmes, « le Tout » d’une hiérarchie inférieure. Ainsi, nous retrouvons un peu la hiérarchie des « éons » de Charon, mais avec une infinité de hiérarchies au dessus et une infinité de hiérarchies au dessous. Ainsi, la pensée holistique se distingue de la pensée « rationnelle » en ce sens où elle ne pense pas en « ratios » (en parties). Nous n’avons plus de causalité linéaire, mais de nombreuses boucles rétroactives.

Pierre Tricot, ostéopathe, nous interpelle sur cette extension des liens tissés en complexes intrications et pose la problématique de la limite :

« A partir du moment où l’on commence à parler en termes de globalité, la conscience ne cesse de s’étendre et naturellement surgit la question : "mais où s’arrête le globalité ?". A l’instar des poupées russes, une globalité semble toujours en englober d’autres. C’est ce type de raisonnement qui a conduit que l’univers dans son ensemble est un système complexe dont toutes les parties sont en relation les unes avec les autres » (2005, p.33)

Toutes ces avancées remarquables doivent pourtant aller encore plus loin : outre ces liens et ces « tissages » en complexité, étendus à un Tout qui est plus que la somme de ses parties, il semble que chaque élément contienne aussi ce Tout.

8.2 L’idée d’hologramme

Dans un cliché holographique, il se trouve que l’entièreté de l’image est présente dans chaque partie de l’image (même si c’est avec une définition moindre). En ce sens le concept du holisme pourrait être complété par celui d’holographisme où chaque élément contient le tout et n’est pas seulement un élément d’un tout.

Nous considérerons aussi la Monade de Leibnitz qui se déploie, et aussi  la  notion de point de vue qu’il propose en éclairage :

« Et comme une ville regardée de différents côtés paraît tout autre et est comme multipliée perspectivement, il arrive même, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant d’univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque Monade ». (1996, p.254)

Perspective changeante d’une même chose. Déploiements différenciés. Intrications et tissages plus que hiérarchie. Chaque partie contenant le Tout. Le Tout représenté par chaque partie. Voici donc quelques éléments à concilier pour une représentation approfondie de la psyché.

8.3 L’exemple des fractales

L’objet mathématique que sont les courbes fractales, issues de formules incluant des nombres complexes (contenant une partie imaginaire), sont également une illustration intéressante : le motif se répète à l’infini (autant dans l’infiniment grand que dans l’infiniment petit). Ainsi, ici aussi, le grand Tout (infiniment grand) est contenu dans le plus petit détail (infiniment petit), tout en ayant une apparence de hiérarchie (qu’elle n’est pas).

Pourtant, la notion de fractales ne convient pas tout à fait non plus pour décrire les phénomènes abordés ici, comme le précise Gilles Deleuze (1925-1995) en reprenant la notion de monades et de plis de Leibnitz. Il précise qu’il ne s’agit pas d’un développement mais d’un déploiement dans lequel on part du général vers le détail :

« Le développement ne va pas du petit au grand, par croissance ou augmentation, mais du général au spécial, par différenciation d’un champ d’abord indifférencié » (1988, p.14-15)

Comparant le vivant à un ensemble de machines biologiques, contenant chacune des machines…  contenant elle-même des machines…etc,  (contrairement à une machine industrielle dont les composant ne sont pas des machines mais des pièces inanimées) il donne une précision qui nous éloigne des fractales : « Quand une partie de machine est encore une machine, ce n’est pas la même en plus petit que le tout » (ibid., p13)

« L’organisme se définit par sa capacité de plier ses propres parties à l’infini, et de déplier, non pas à l’infini, mais jusqu’au degré de développement assigné à l’espèce. » (ibid., p.13)

Cette inflexion qui provoque le déploiement selon lui «  […] n’est pas dans le monde : elle est le monde lui-même, ou plutôt son commencement, disait Klee, "lieu de cosmogenèse", "point non dimensionnel", "entre les dimensions" ».

Sans nous éclairer explicitement, toutes ces notions ne font que toucher notre intuition  un peu plus loin.

8.4 Expérience « adimensionnelle »

Si nous sortons de ces illustrations philosophiques, holistiques ou mathématiques, pour nous rapprocher de l’expérientiel des êtres, nous trouvons le vécu des EMI (expériences de mort imminente), avec ces extraordinaires illustrations rapportées par des patients du Dr Jean Pierre Jourdan :

 « Il y avait un délai entre le moment où j’entendais les paroles et le moment où les gens les prononçaient, comme un écho inversé » (Jourdan, 2006, p.564) Le sujet entendait les paroles juste avant qu’elles ne soient prononcées, non pas par transmissions de pensées, pas de façon informationnelle, mais comme s’il « savait » de façon indescriptible en étant  l’autre…tout en étant lui-même.

 « On est à la fois soi-même et ce qu’on observe. Il y a à la fois la vue et le ressenti, une espèce de contact, de perception intime de la chose qu’on observe » (ibid., p.576).

« Je faisais partie d’un tout. Tout était clair, très lumineux et c’est un peu comme si on faisait partie du cosmos et qu’on est partout à la fois » (ibid., p.422).

« Mon ″moi″ n’était pas là en tant qu’individu rendant les comptes de SA vie, mais mon ″je″ était la vie de tous les humains ; en d’autres termes, c’était un bilan global à l’échelle de l’espèce. » (ibid., p.589).

« Je suis dedans, dehors à la fois, l’impression d’un ensemble d’un tout. Je deviens cette connaissance, cette lumière, cette douceur… je suis tout cela à la fois » (ibid., p.594).

« Vous êtes le lieu, l’acteur, le moyen, la cause, l’effet,  le ressentant, et le faisant ressentir, le contenu et le contenant » (ibid., p.597).

Ces descriptions tentent de mettre en mots l’indicible, dont il semble que nous soyons proches de ce que nous essayons de décrire dans cette publication : l’élément dans le Tout, le Tout qui est dans l’élément, l’un qui est perçu (ou plutôt « connu ») par l’autre.

8.5 Une complexité interactive

Quand Edgard Morin parle de complexité, il ne parle pas de ce qui est compliqué mais de ce qui est « tissé ensemble ».

La complexité, pareille à un tissage général et subtil, fait que tout est avec tout, à la fois distinct et commun, ignoré et connu, présent et lointain.

Ce parcours pour cerner ce que l’on peut dire de la psyché (le propos est loin d’être clos) nous conduit à de nombreux paradoxes qui animent notre capacité d’intuition, mais où la pensée s’évanouit aussitôt intellectualisée. Elle s’échappe quand nous pensons la tenir, mais d’intuition en intuition, nous nous approchons d’une posture plus juste, d’une considération plus précise, d’un regard plus éclairé. Nous pouvons y gagner en qualité au niveau des validations, notamment de la validation existentielle, sans laquelle la thérapie serait bien démunie.

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9   La réjouissance globale

« Un certain caractère sacré chez le patient en tant qu’individu est nécessaire » (Maslow, 2006, p.139)

La validation existentielle consiste en la réjouissance du praticien face à celui que le patient retrouve grâce à l’interpellation de son symptôme. Mais cette notion de réjouissance mérite quelques précisions à la lumière de tout ce que nous venons d’aborder.

9.1 Réjouissance expériencée par le praticien

Le mot « réjouissance » peut sembler un peu fort, mais il s’agit bien de cela. Les retrouvailles du patient d’avec lui-même est un magnifique moment qui se produit d’autant mieux que le praticien le valide ainsi… par avance, avant même qu’il se produise ! C’est cet émerveillement potentiel du praticien qui permet l’élan du patient vers lui-même.

Ce bonheur discrètement exprimé n’est pas un flux, mais une sorte d’effluve existentielle qui, telle une délicate fragrance, accompagne le patient vers ce qui, en lui, appelle sa conscience. Le praticien vit ainsi un moment d’exception. L’authenticité de sa réjouissance n’a d’égal que sa confiance, et vient du fait que cette retrouvaille d’un être avec lui-même est un moment  extraordinaire.

Pourtant, face à un spectacle merveilleux une « simple réjouissance individuelle du praticien », aussi grande soit-elle, ne serait que bien dérisoire. En vérité, ce n’est pas tant le praticien qui se réjouit isolément, que le Tout qui se réjouit lui-même de cette retrouvaille en son propre sein. Le praticien « vibre » alors à l’unisson dans cette réjouissance du « Tout se reconnectant à lui-même ». Mais de quel Tout s’agit-il ? Compte tenu de ce que nous avons évoqué, de l’aspect holistique, holographique, universel, où tout est relié à tout, la notion de réjouissance prend une dimension plus précise, plus vaste, moins individuelle.

9.2 Réjouissance expériencée par le patient

Le patient peut s’ouvrir à cette réjouissance du fait de celle du praticien. Naturellement il peut aussi mettre en œuvre une autothérapie, car cette retrouvaille est finalement une histoire entre lui et lui. Mais de même que dans une thérapie de groupe le patient est porté par la présence des autres, en thérapie le patient est porté par celle du praticien. Le fait que le praticien « se rejouisse à l’unisson du "Tout vibrant" » porte le patient dans une confiance qui lui est inhabituelle en d’autres circonstances.

Ainsi que je l’ai précisé dans ma publication de  janvier 2012 « Non directivité et validation » le praticien ne peut être sans aucune influence sur son patient (même quand il ne fait ou ne dit rien). La question est de savoir quelle est cette influence. La gravité du praticien serait particulièrement néfaste (sa légèreté aussi). Ni dramatisation ni dérision, non-pesanteur et confiance délicate, grâce et bonheur, face à ces rencontres de la part du praticien… sont d’inestimables encouragements.

Le vécu du patient est alors profond, sincère, et se produit comme quelque chose d’intimement expériencé et non comme un ressenti émotionnel ou une quelconque intellectualisation.

9.3 Réjouissance expériencée par le Tout

Nous touchons là le point le plus délicat auquel l’intellect n’accède pas. Le Soi se réjouit de cette retrouvaille de ce qui le constitue, de ce qui l’habite. Il se rejoint avec bonheur et vibre de toute sa dimension du fait que le symptôme ait été opérationnel pour permettre cette rencontre.

C’est cette réjouissance du Tout à laquelle le praticien est sensible. Cette réjouissance du Tout peut être considérée au niveau du Soi, mais si nous prenons la dimension holistique, ou celle de Leibnitz dans sa monadologie où « tout est dans tout », on pourrait oser parler de la « réjouissance de l’univers » face à sa propre reconnection. Je suis désolé pour ces mots à la fois désuets ou trop forts, trop caricaturaux, face à une expérience « adimensionnelle » si vaste et si subtile. Les mots risquent de la ternir et ne peuvent en rendre fidèlement compte. Il ne s’agit pas de quelque chose de perçu que l’on peut décrire, mais de quelque chose d’expériencé qui ne passe ni par les sens, ni par les émotions, ni par l’intellection.

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10    Conséquences thérapeutiques

10.1           Une plus grande proximité du praticien

La proximité du praticien se joue avec le sujet qu’est son patient, mais aussi avec celui que le patient a été et qui appelle sa conscience. On pourrait même aller jusqu’à dire que celui que le patient a été, et que sa pulsion de survie a mis de côté, appelle sa conscience de telle façon avec le symptôme, que c’est quasiment lui qui amène le patient chez le praticien et non l’inverse.

Il en résulte que « celui que le patient a été » est le principal interlocuteur du praticien, celui avec lequel ce dernier est censé faire alliance, être même en connivence. Cette nuance est d’importance car d’elle dépend l’élan du patient à se rejoindre plus ou moins spontanément.

10.2           Inviter à « venir rejoindre » en non à « aller là-bas »

De ce fait, le praticien n’invite pas son patient «  à aller là-bas où se trouve cette "part de lui-même" qui appelle sa conscience ». S’il faisait ainsi, son patient risquerait de se sentir hésitant à faire un pareil chemin vers ce « là-bas ». Peut-être intimidant, peut-être inquiétant, parfois terrorisant.

Il n’est pas souhaitable que le praticien soit « en proximité de son patient pour "l’encourager à y aller" ». Il est souhaitable qu’il soit déjà en proximité et connivence avec celui qui appelait la conscience du patient… et invite celui-ci à les rejoindre.

Que le patient soit invité à aller « là-bas où se trouve celui qui appelle sa conscience en lui », ou qu’il soit « invité à venir rejoindre là où le praticien et celui qu’il était les attendent généreusement »… cela fait toute la différence !

Le déploiement et les reconnexions se réalisent alors simplement, spontanément, comme une rivière qui suit son lit naturel.

10.3           Fluidité et confiance

Il résulte de cela une fluidité de l’échange. Le patient se sent en confiance. Cette confiance résulte du fait de cette présence du praticien et de sa réjouissance, mais à condition que cette réjouissance ne soit pas « locale », mais l’expression de quelque chose de plus vaste. La confiance aussi est plus vaste. Ce n’est pas simplement la confiance en le patient, en ses pertinences, c’est aussi une confiance en les justesses de la Vie. Nous retrouvons ici quelque chose qui ressemble à la confiance que les stoïciens avaient en l’existence et quelque chose qui ressemble en la capacité de se réjouir qu’avaient les hédonistes.

10.4           Des mots qui viennent tout seuls

De cette qualité, il résulte pour le praticien une aisance verbale. C’est souvent la difficulté des élèves praticiens : trouver les bons mots, formuler les bonnes phrases, poser les bonnes questions, réaliser les bonnes reformulations, …etc.

Certes, les mots surgissent plus aisément avec l’expérience, mais l’expérience ne fait pas tout. Une bonne reformulation résulte de la confiance et de la réjouissance du praticien, plus que d’une expertise verbale ou intellectuel. Concernant sa « posture », sa « proximité a priori » avec « celui que fut son patient et qui appelle sa conscience » est une clé majeure.

« Vivre dans la beauté plutôt que la laideur est tout aussi nécessaire pour l’homme, d’une certaine manière définissable et empirique, que la nourriture pour un ventre affamé ou le repos pour un organisme fatigué ». (Maslow, 2006, p.66)

« Nous sommes terrorisés par nos potentialités les plus élevées (comme les plus basses). Nous avons généralement peur de devenir ce que nous entrevoyons à certains éclairs de perfection, dans les conditions les plus parfaites, celles du plus grand courage. Les capacités quasi divines que nous voyons en nous lors de ces instants paroxystiques nous font frissonner autant qu’elles nous rejouissent. » (ibid., 58)

Thierry TOURNEBISE

 

 

 

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Bibibliographie

Charon, Jean
1-L’être et le verbe – Édition du Rocher 1983
2-J’ai vécu quinze milliards d’année
– Albain Michel 1983

Deleuze, Gilles
-Le plis – Les Éditions de Minuit, 1988

Freud Sigmund et al
-Les névroses, L’homme et ses conflits – TCHOU, 2000
-Le narcissisme – Tchou Sand 1985

Jourdan, Jean-Pierre
-Deadline,  dernière limite – Pocket Les 3 Orangers 2006

Jung, Carl Gustav
-Ma vie -Folio Gallimard, 1973

Leibniz, Gottefreid Wilhelm
-Monadologie – Flammarion, 1999

Maslow, Abraham
-Être humain - Eyrolles 2006

Plotin
-Traités 7-21 – GF Flammarion, 2003

Sénèque
-La brièveté de la vie – GF Flammarion 2005

Tort Patrick
-Darwin et le darwinisme –Puf, 2009
-Darwin n’est pas celui qu’on croit- Le cavalier Bleu éditions, 2010

Tournebise, Thierry
-Le grand livre du psychothérapeute – Eyrolles, 2011

Tricot, Pierre

-Approche tissulaire de l’ostéopathie -livre 1- Editions Sully 2005

Winnicott, Donald Wood
-Jeu et Réalité - (Titre original Playing and reality )- Folio essais Gallimard, 1975

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Liens internes citées

« Le ça, le moi, le surmoi et le Soi » . novembre 2005
« Psychopathologie » avril 2008
« Symptômes » juin 2011
« Non-directivité et validation » janvier 2012
« dico/glossaire » septembre 2012

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