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Décontextualisation

détails évènementiels et structure existentielle

avril 2020   -    © copyright TOURNEBISE Thierry

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Lors d’une psychothérapie, le psychopraticien écoute celui qui le consulte. Il peut porter son attention sur l’histoire, sur les faits qui lui sont rapportés, dans l’espoir de mieux comprendre ce qui se passe chez son patient. De détails en détails, il risque ainsi de se perdre dans d’innombrables méandres factuels, où chaque nouvel élément n’éclaire pas forcément les enjeux qui opèrent derrière le symptôme de son patient. Même une anamnèse exhaustive (à supposer qu’elle puisse l’être), devient vite alors une impasse.

Il peut aussi, sans ignorer l’histoire mais en ne s’y attachant pas, s’ouvrir surtout à ce qui se passe entre les Êtres évoqués dans ces histoires. Une sorte « d’écoute flottante » où il va ainsi privilégier l’existentiel par rapport à l’évènementiel. Les différents protagonistes se détachent alors des circonstances, et ce qui se joue entre eux émerge « comme en relief ». Une structure se dessine, des pertinences se révèlent, et alors l’accompagnement prend tout son sens dans une version beaucoup plus abordables.

Les évènements contribuent à des ressentis éprouvés par des Êtres, mais ces Êtres et leur ressentis sont plus importants à considérer que les événements eux-mêmes. Il s’agit alors, pour le psychopraticien de filtrer sa perception avec une acuité permettant de distinguer entre trois catégories de données : « les faits » (quoi), « les Êtres » (qui), « ce qui est éprouvé » (comment, est-ce vécu par eux, en termes de nature et de dimension). Il y a ainsi une perception sur trois plans (comme des calques sur un logiciel de dessin) : Les faits seront toujours en arrière-plan, alors que les Êtres seront en premier-plan (reconnaissance)… et leurs ressentis en second plan (validations).

Décontextualiser ne consiste pas à nier les circonstances, mais à mettre les individus en premier plan. 

Sommaire

1 Le contexte
- Macroscope, télescope, macroscope – Définition de « contexte » - Etymologie « cum-textere » - Chaîne, trame, foule, armure – Des Êtres et des choses

2 Les Êtres
-L’Être corporel – Des Êtres et des Êtres – Des ressentis éprouvés – L’essentiel au sein d’un océan de mots

3 Un panorama sans images
Expériencer est très différents d’imaginer – Une expérience source d’apaisement – L’essentiel comme une évidence – Stabilité des repères archétypaux

3 Des « actions » au niveau existentiel
Un « mouvement » sans temps, sans espace et sans énergie – Le psychopraticien avec le patient – Le psychopraticien avec l’Être émergeant – Une dimension étendue

4 Décontextualisation
- Autres recherches d’invariants - Identifier (libre des contextes) – Mettre en œuvre (« actions » atemporelle) – Constater (résultats de ces « actions »)

 

Bibliographie
Bibliographie du site

 

1.Le Contexte

1.1.  Microscope, télescope, macroscope

Il est difficile de savoir ce que représente une grande affiche, si placés à 10 cm, l’on ne voit qu’une multitude de points imprimés, apparemment désordonnés. Si l’on se place, à une bonne dizaine de mètres, une image devient évidente et le détail des points disparaît pour laisser place à une scène qui fait sens. A regarder trop le détail, l’on perd la structure d’ensemble.

C’est bien sûr encore plus délicat quand celui qui observe fait lui-même partie de cet ensemble.

« Non seulement l’homme est une PARTIE de la nature, et la nature est une part de lui, mais il doit aussi être isomorphe (semblable à elle) afin d’être viable en elle. » (Maslow - 2006, p.367).

 Joël de Rosnay (Dr ès science) nous propose que l’infiniment petit se regarde au microscope, l’infiniment grand au télescope… et l’infiniment complexe au macroscope (« Le macroscope - vers une vision globale » 2014). Ce n’est donc pas seulement avec un recul ou un grand angle, que l’on accède à la signification, mais avec une vision différente, tenant compte des diverses boucles de rétroaction lorsque l’on fait partie de ce que l’on observe. Le macroscope est un outil conceptuel pour mieux comprendre ce dans quoi nous sommes immergés et qui n’est pas accessible à nos sens, car même avec des instruments technologiques cela ne peut qu’échapper à nos moyens cognitifs ordinaires.

Edgard Morin, lui, s’est intéressé à l’intelligence de la complexité (L’Harmattan, 1999), en se défiant de la logique ordinaire :

« Si dans le champ des problèmes humains nous ne pouvons devenir méta-humains ni méta-sociaux, nous pouvons élaborer des "méta-points de vue". » (1999, p. 148).

Il cite même le philosophe Novalis afin de décourager nos efforts cognitifs ordinaires pour aborder la complexité :

« La logique est uniquement occupée des cadavres de la pensée rationnelle. » (ibid, p.149).

Il cite aussi Héraclite qui, cinq siècles avant Jésus Christ, avait déjà eu une telle intuition :

« "Joignez ce qui concorde et ce qui discorde, ce qui est en harmonie et ce qui est en désaccord". Car la concorde et la discorde forment le tissu du complexus. » (1999, p167).

Il différencie « complexité » (intrication) et « compliqué » (inabordable). Il en déduit la notion de « dialogique » (p.168) où des contraires s’étayent réciproquement. Cela conduit à un autre regard sur le « tissus du complexus » du monde.

De son côté, le contemporain philosophe allemand Heinz Wiesmann, dans son ouvrage « Penser entre les langues » (2014) nous propose la réflexivité, et un point de vue interstitiel « le milieu de la réflexivité » (entre) d’où l’on perçoit différemment :

« C’est très difficile car c’est éminemment mobile, constamment ouvert sur des sollicitations qui sont parfois incompatibles, et qui coexistent néanmoins dans un geste symétrique de reconnaissance : puisqu’au niveau de la réflexion, on comprend la pertinence de ce qui s’exclut mutuellement, mais chaque fois dans son contexte propre. » (2014, p.39).

Comme il le précise, pour qui sait être « entre » (entre deux, le milieu), avec ce regard ouvert, mobile, libre des fixations, les contraires ne s’excluent plus. Il compare la « réflexivité » à « l’herméneutique », ouvrant sur le sens profond au-delà de la description. L’origine de ce mot peu usité nous intéresse particulièrement ici. Herméneutique vient du grec hermeneutikè, hermeneuein (parler), inspiré de Hermès, messager des dieux, qui était l’interprète de leurs demandes, permettant d’accéder au sens. L’herméneutique est l’art d’accéder au sens plus profondément que la simple description qui, elle, ne fait que survoler les faits, et même que la logique, car celle-ci ne sait que faire des contraires et produit, ainsi que nous le dit Égard Morin « des cadavres de la pensée rationnelle ». L’herméneutique évoque l’âme, le cœur, ce qui est sous-entendu dans ce qui est écrit ou énoncé. C’est une approche existentielle en haute définition. Sans doute un accès à l’inouï (le non-entendu du Philosophe François Juillien [2019]). Heinz Weismann dira même (p.40) que la réflexion « met en forme par sa loi propre ce qui lui vient d’ailleurs ». Voilà qui nous intéresse particulièrement concernant la notion de décontextualisation.

Laissons-nous vagabonder vers ce « tissus du complexus », sur lequel tant de monde s’affaire, en passant d’abord par la définition, puis par l’étymologie du mot « contexte ».

1.2.  Définition de « contexte »

Selon la définition, le contexte, c’est « l’ensemble des circonstances dans lesquelles s’insère un fait isolé ».

Mais un fait isolé existe-t-il ? Non, sauf dans les données idéalisées d’un problème de physique à l’école (un fil tendu de façon parfaitement horizontale [ce qui est impossible avec la gravité], la trajectoire rectiligne d’un avion [ce qui est faux sur la sphère planétaire], etc.). Un fait dépend toujours des circonstances que lui offrent un environnement… et cet environnement est juste constitué de… tout l’univers ! Tout est système, tout est systémique, et aujourd’hui particulièrement nous découvrons que tout est écologique : que chaque élément dépend de tous les autres, et réciproquement.

Le « contexte » concernerait donc les circonstances qui entourent un « fait isolé » ? Mais ne s’agirait-il pas surtout de l’ensemble de ce qui entoure un Être isolé, un sujet ? Un Être se trouve dans un contexte, dans des circonstances (étymologiquement : circum-stare, ce qui se tient autour). Mais aussi, lui-même, est-il si isolé que ça ? Le philosophe François Jullien, dans son ouvrage « La pensée chinoise » (2015), nous révèle que dans la culture chinoise « l’Être et ce qui l’entoure ne font qu’un », ne sont pas distingués. Il nous révèle que dans la culture chinoise, le sujet n’existe pas isolément.

Des Êtres et des contextes ? Contextualiser consisterait alors à placer un Être dans un décor factuel dont cependant il ferait partie. Peut-on alors différencier ce qui est au centre et ce qui est autour ?

Nous retrouvons là le « tissus du complexus ». Cela fait penser à la notion de « Tantra », en ce sens où la source de ce mot est « métier à tisser ». Un métier à tisser sur lequel le fil de chaîne (lignes fixes et tendues) est de nature spirituelle, et le fil de trame (le souple et mobile fil de navette) est de nature corporelle… l’entrelacement des deux donnant l’étoffe existentielle, où les deux sont intriqués, tissés ensembles.

Peut-être pourrions-nous alors consacrer quelques lignes à l’idée de « contexte » dans sa « version textile ».

1.3.  Etymologie « cum-textere »

Le mot « contexte » vient du latin contexctus, dérivé de contexere (entrelacer) lui-même constitué de cum (ensemble) et de texere (tissé). La notion de contexte est donc proche de celle de « textile »… finalement pas si loin de l’étymologie du Tantra

Nous commençons à pressentir la différence entre les circonstances (ce qui est autour) et le contexte (ce qui est tissé avec). Ces mots qui semblent synonymes n’ont donc pas vraiment le même sens.

En allant un peu plus loin, nous découvrons que la terminologie du tisserand est étonnante :

1.4.  Chaîne, trame, foule, armure

Dans le tissage, nous avons une nappe de fils de chaîne tendus horizontalement, et un fil de trame emmené par une navette qui vient s’entrelacer entre les fils de chaîne. Pour rendre le tissage plus aisé, ces fils de chaîne sont séparés en deux nappes mobiles l’une par rapport à l’autre (chaque fil de chaîne passant dans l’œillet d’une lisse assurant son mouvement vertical). L’espace ainsi créé entre ces deux nappes de fils de chaîne se nomme « foule ». Le fil de trame va alors réaliser de multiples allers/retours dans cette « foule » (entre les deux nappes de fils de chaîne, où il sera foulé, serré, compacté) afin de réaliser le tissage. Nous y trouverons « la foule de tous ceux que nous avons été, de tous ceux qui nous constituent !

A chaque passage, les deux nappes de fils de chaîne alternent leur position : celle du dessous passe dessus et celle du dessus passe dessous (intéressant quand on assimile le fil de chaîne à notre dimension psychique… qui aurait des hauts et des bas). Alors la navette permet au fil de trame de repasser dans ce nouvel espace de foule qui s’ouvre à chaque alternance.

Après chaque passage un peigne vient rapprocher (presser, fouler) le fil de trame qui vient de passer, de tous ceux passés précédemment (une sorte de mise en cohérence du présent avec le passé). Il en résulte un motif de textile qu’on appelle « l’amure » (c’est la construction d’un motif). Cette armure peut être de différentes nature selon le choix de tissage (motifs de type toile [quadrillage], de type serge [lignes obliques] ou de type satin [sans trame apparente, lisse et brillant sur l’endroit, mat sur l’envers]). Il existe des tissages où le fil de chaîne se voit le plus, il existe d’autres tissages où le fil de trame se voit le plus. L’amure type « satin » est celle où sur le dessus, le fil le file de chaîne est le plus manifesté et celui de trame le plus discret … ce qui donne une étoffe plus lisse, plus douce, plus lumineuse.

L’analogie est amusante concernant les Êtres : ceux où l’existentiel est plus manifesté que le corporel ont souvent plus de douceur, sont souvent plus lumineux.

Nous noterons aussi que les fils de chaine « d’en haut » et « d’en bas » alternent leur positionnement (il n’y a pas de « haut et de bas » dans l’absolu)... que selon le tissage nous avons « toile », « serge » ou « satin »… certaines armures semblent plus douces que d’autres (s’agirait-il de nos personnalités, de notre moi stratégique ?)

Quand une étoffe est usée jusqu’à la trame, c’est que le fil de chaîne a disparu par usure ! Dans la symbolique du Tantra, cela signifierait-il qu’il ne resterait plus que le corporel et que l’existentiel se serait évaporé ? N’oublions pas que pour qu’une toile soit une toile, le fil de chaîne et le fil de trame se soutiennent mutuellement. Si l’un des deux disparaît, ce qui reste des bouts de fils se disperse, il n’y a plus de cohérence.

Il n’est sans doute pas nécessaire d’aborder plus loin tous ces points concernant le tissage pour comprendre la notion de décontextualisation, mais comme il s’agit bien d’accéder à une structure plus qu’à du détail, afin de toucher un essentiel sans se perdre, ce passage par le tissage peut nous donner des éléments allégoriques ou symboliques utiles :

Les notions d’armure (structure), de toile, de satin (types d’armure), de foule (espace de pressage, de connexion, de mise en cohérence), d’alternance haut/bas (des nappes), de chaîne (psyché) et de trame (corporel) laissent à penser que dans le tantra le tisserand serait une sorte de sage, connaissant l’humain et ses multiples natures, à qui nous devons cette image de « l’étoffe de notre existence ».

Pourtant, plus que de considérer des Êtres et des choses, nous allons voir qu’il convient de considérer des Êtres et des Êtres.

1.5.  Des Êtres et des choses

Avec les fils de chaîne, la dimension psychique se retrouve relativement fixe, n’ayant plus qu’une alternance haut/bas comme possible mouvement. L’incessant va-et-vient du fil de navette (trame) venant s’y intriquer pour constituer l’étoffe d’une existence, construite selon une armure plus ou moins lisse, plus ou moins douce. Dans tous les cas l’ensemble des fils (chaîne et trame) se tiennent réciproquement.

Dans chacun des instants de notre vie, nous avons des Êtres (fils de chaîne) et des circonstances corporelles (fils de trame ?). Il en résulte une toile existentielle avec des motifs (armure) qui donnent à chaque vie sa spécificité, à chaque Être sa personnalité, son expérience particulière, sa texture. L’analogie est sans doute hasardeuse et ne démontre rien : elle permet juste une illustration, ou une allégorie.

En réalité, nous n’avons pas que les faits et les Êtres. Nous avons les faits, les Êtres et leurs ressentis, qui forment un ensemble encore plus complexe. Nous avons trois éléments et non pas seulement deux. Un tel tissage, une telle intrication peut sembler inextricable. Celui qui tente de décoder une telle étoffe analytiquement peut vite s’y perdre dans une analyse infructueuse (et générer les « cadavres de la logique » !).

Il se trouve que concernant les événements, tout est en lien, et les considérations systémiques (et/ou écologiques) sont aujourd’hui de mise. Mais la problématique qui nous préoccupe en thérapie est-elle vraiment celle des faits et des Êtres ?

En réalité, nous devons surtout considérer qu’un Être se trouve non seulement au sein de circonstances, mais aussi parmi nombre d’autres Êtres. Nous arrivons vite alors à des intrications vertigineuses si les faits prennent trop de place dans notre approche. Nous aurons avantage à considérer essentiellement les Êtres, et à ne plus raisonner en termes objectivables (objets) de « causes » et d’« effets ». Nous passons alors d’une réalité objective (celle des objets, de choses) à une réalité subjective (celle des sujets, des Êtres). Les faits restent en arrière-plan.

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2.Les Êtres

Le mot « Être » (en y plaçant une majuscule) semble le moins mauvais mot pour évoquer la nature existentielle du « quelqu’un », du « sujet », de « l’interlocuteur ». La notion du « Soi » est excellente pour désigner ce « Qui » que nous sommes (à clairement différencier du moi qui est la personnalité, le personnage ou le masque, que nous élaborons plus ou moins inconsciemment en stratégie sociale : le moi n’est pas « qui nous sommes », mais « le paraître que nous affichons »). Cette notion du Soi est juste également, mais plus délicate à utiliser car plus « psycho ». Nous la réservons au propos plus psy et garderons le mot « Être » dans l’usage le plus courant, même si, là aussi, il doit souvent être explicité. En langage populaire nous dirons plutôt « le quelqu’un », « celui que l’on est », « l’individu ». Lire la publication d’octobre 2011 « Être et conscience » afin de découvrir cette délicate recherche des mots justes pour évoquer l’existentiel.

2.1.  L’Être corporel

La pensée chinoise, selon François Jullien nous apprend que les Êtres ne sont pas indépendants des circonstances. Ainsi ils ne peuvent être opérants qu’en acceptant de former un tout avec ce qui les entoure. Ils ne peuvent tracer une ligne au milieu des circonstances pour atteindre leur objectif, mais plutôt épouser celles-ci afin de rejoindre une finalité (d’où ma publication de mars 2020 « Si "vouloir" éloigne de la finalité »).

Dans la vision du tissage que nous venons d’aborder, nous considérions plus ou moins des Êtres (l’existentiel) et des contextes (les faits). Ils sont distingués, mais intriqués en une sorte de tissage subtil. Cependant, n’oublions pas que le Tantra dans sa métaphore du tissage ne parle pas tant des faits que de l’Être et du corps, et que le corps, en psychologie, peut être considéré comme un Être à part entière, avec ses propres émotions (lire la publication de janvier 2013 « Le corps comme interlocuteur – le grand oublié de la psychothérapie »).

Ce « tissage » qui apparaît complexe quand nous considérons « des Êtres et des faits » peut considérablement se simplifier quand nous considérons « des Êtres et des Êtres » (dont le corps fait partie). Peut-être même pourrions-nous plutôt y voir une sorte de tissage entre ce que Platon nommait « le Même » (l’Ipséité, ce que nous sommes intimement, ce qui en nous ne change pas), et « l’Autre » (ce qui, de nous, change tout le temps [dont le corps fait partie])

2.2.  Des Êtres et des Êtres

Finalement, saurons-nous distinguer entre les Êtres, les ressentis et les faits ? Saurons-nous nous y retrouver dans ces entrelacs complexes ? Vers où notre attention doit-elle se porter ? Que regardons nous ? Que doit-on prioriser ?

Si nous choisissons de considérer les Êtres et les circonstances matérielles, plus les ressentis éprouvés, nous risquons de nous égarer en complexité, ainsi que vous venez de le ressentir en lisant ce qui précède.

En thérapie, l’inter relation systémique sera seulement prise en compte au niveau des Êtres entre eux. Ce n’est plus « qui avec quoi », mais seulement « qui avec qui » que nous avons à considérer. Cela simplifie avantageusement notre zone d’attention, y compris quand il s’agit du corps identifié comme un Être à part entière, avec ses ressentis, ses demandes, ses attentes, ses besoins, ses joies, ses peines, ses propres traumas etc.

Donc, en accompagnement psychologique, nous considèrerons seulement « qui avec qui », y compris quand il s’agit du sujet lui-même, avec celui qu’il était à une autre époque de sa vie. C’est ici également une affaire entre des sujets, entre des Êtres qui nous constituent, une sorte d’histoire entre « le Même », et « l’Autre » au sein du Soi que nous sommes.

Bien sûr, comme nous venons de le voir, il y a beaucoup d’éléments, et en privilégiant les Êtres, nous nous exposons à une forme de cécité (cécité d’inattention) concernant le reste. Il est légitime de se demander si, en mettant les Êtres au premier plan, nous ne manquons rien d’essentiel.

On peut pleinement se rassurer à ce sujet : Il se trouve au contraire que c’est surtout en donnant trop d’importance aux faits que nous manquons les Êtres, qui eux sont le cœur de la mise en œuvre en psychothérapie.

2.3.  Des ressentis éprouvés

Une fois que notre acuité est assez affûtée pour distinguer clairement les Êtres (tant au niveau biographique, que transgénérationnel ou même transpersonnel) nous ne pouvons qu’éprouver une réjouissance face à eux (quels qu’ils soient). L’Être est par nature inestimable. Il est hors du champ des valeurs, contrairement aux actes, aux faits qui eux sont évaluables (estimation possible des choses). Nous ne pouvons qu’être touchés de rencontrer les Êtres. C’est justement ce tact psychique qui produit spontanément la réjouissance du psychopraticien (où l’on se sent touché, et même touché par la grâce de l’autre, « grâce » au sens de « charis » en grec). Cette réjouissance est un élément clé de la thérapie (lire à ce sujet la publication de février 2017 « Réjouissance thérapeutique »).

Le point essentiel restant est le ressenti éprouvé par cet Être au cours d’une circonstance, souvent en présence d’autres Êtres. La systémie sera surtout envisagée au niveau de ce rapport entre les Êtres (au moins entre celui qu’est le patient aujourd’hui et celui qu’il était précédemment)

Alors que l’Être se sent exister du fait que celui qui le rencontre en éprouve une réjouissance, il reste néanmoins à valider son éprouvé. Cet éprouvé (souvent émotionnel) doit être validé dans sa nature (peur, faim, besoins frustrés, douleurs, violences subies, joies*, etc.) et sa dimension (un peu, beaucoup, énormément).

*On peut aussi souffrir de n’avoir pu partager une joie.

Finalement, dans la scène que rapporte le patient, le psychopraticien prend en compte des Êtres et des ressentis. La scène n’est plus une circonstance événementielle, mais une présence d’un ou plusieurs protagonistes avec ce qu’ils ont éprouvé. De la part du psychopraticien, les Êtres y bénéficieront de reconnaissance, de considération, et leurs ressentis y seront validés dans leur nature et leur dimension.

2.4.  L’essentiel au sein d’un océan de mots

Le langage est un des outils majeurs de la psychothérapie, même s’il existe aussi des approches purement psychocorporelles, d’autres utilisant des psychodrames gestuels, et dans tous les cas une priorité donnée à la posture du praticien.

La verbalisation, tant du patient que du praticien, tient une place souvent importante dans le déroulement d’une thérapie. Mais le rapport entre le signifiant (les mots prononcés et entendus – circulation d’informations sous forme d’image sonores extérieures) et le signifié (la présence des représentations qu’évoquent ces mots dans la pensée – images mentales intérieures) est délicat, car de façon habituelle, l’usage des mots manque de précisions. En principe, le praticien est toujours à la recherche des mots justes et utilise ce que l’on pourrait appeler un « langage haute définition » (ontique), par opposition au langage courant qui, manquant de précision, pourrait être nommé « langage basse définition » (populaire). Si ce dernier est suffisant pour la vie courante, il en va différemment dans un espace où l’on évoque la psyché et les phénomènes qui s’y déroulent. Le langage « haute définition » n’est ni un langage intellectuel, ni un langage savant, mais simplement un langage où les mots sont un juste reflet de la pensée et des vécus éprouvés.

Cela est d’autant plus délicat que ce qui doit être évoqué au cours d’une thérapie déborde couramment le cadre de ce que le langage est en mesure d’énoncer (l’indicible), et parfois même de ce que la pensée est capable de se représenter (le non-pensable). De ce fait nous manquons de signifiants (mots) et même nous manquons de signifiés (pensées), et pourtant nous devons y évoquer ce qui est réellement éprouvé, le plus souvent « de façon expérientielle ».

Cela demande pour le praticien une certaine expertise d’un langage juste qui, sans être savant pour autant, permet de « tracer en mots » une sorte « d’esquisse de cet indicible et de ce non pensable ».

Heinz Wismann, nous fait part de cette préoccupation qui ne date pas d’hier en reprenant un échange entre deux philosophes présocratiques ; quand Héraclite affirme la limite du langage, Parménide, lui rétorque :

« Non, le logos nous dit une chose qui nous met sur la piste. » (2014, p.229).

On pourrait de même dire que les mots et les pensées peuvent nous mettre sur la piste de l’indicible et même du non-pensable, sur la piste d’un expérientiel qui dès lors peut être partagé. Des esquisses évocatrices, que nous ne pouvons objectiver, qui échappent à toute représentation figurative, mais où l’on est en mesure de dire « oui, c’est exactement ça ! », quand bien même cela échappe aux mots et aux représentations mentales. Une sorte de « starter » permettant à notre conscience d’appréhender ce qui échappe à notre intellect et de le rendre partageable.

Le psychiatre Henri Grivois (qui a créé les premières urgences psychiatriques à Paris Hôtel Dieu) a particulièrement appréhendé ce phénomène du non-pensable dans le cas particulier des psychotiques (mais n’oublions pas que cela concerne tout un chacun à différents degrés, et pas seulement les psychotiques). Ainsi il va jusqu’à proposer à un patient débordé par son rapport au monde et à autrui : « C’est comme si vous étiez tous les êtres humains !? ». Et le patient lui répond « Oui docteur c’est exactement ça ! ». Son approche des patients est d’une pertinence exceptionnelle et les nuances qu’il en a retirées sont extrêmement précieuses pour tous les agents du secteur psy :

Parlant des patients psy : « Ils n’ont aucun support sensoriel, aucune représentation phénoménale […] Cela prend volontiers une tournure métaphysique. Une langue expurgée de toute représentation concrète et qui leur semble naturelle […] ce vocabulaire abstrait ne semblait pas pertinent aux psychiatres pour parler avec les patients. » (Grivois, 2007, p.109).

 « Leur silence témoignait de leur incapacité à mettre en scène et en mots ce qui se déroulait sous une autre forme. » (2012. p116). « Le silence qui masque une expérience impossible à dire ou à penser n’est pas à proprement parler délirant […] Les patients font état de phénomènes qu’ils décrivent à l’aide de termes ou de comparaisons sensorielles. Repris tels quels, les psychiatres en ont fait des hallucinations. » (Grivois, 2012. p.165-166).  

Par exemple :

 « Je ne suis plus jamais seul, mais je suis seul à l’être » (Grivois, 2007, p.136). « Je cesse d’exister tellement je suis tout » (Ibid., p.110).

Une expérience riche d’enseignement pour le praticien :

« Cette expérience-là, le patient s’épuisera à la réduire et pour finir, en la masquant dans un récit d’allure raisonnable, il y perdra la raison pour de bon. » (Grivois, 2007, p.83). Finalement, les « cadavres de la pensée rationnelle » évoqués par Égard Morin.

« L’homme qui devient fou révèle, par sa folie même, une part essentielle de la vérité sur l’homme » (Ibid., p.119). 

Méfions-nous de la propension à en tirer des explications pathologiques :

« Après avoir prescrit une sédation parfois quasiment anesthésique, je notais :"patient silencieux, quelques propos incohérents, n’est pas conscient de son état". C’était en somme à peu de choses près ce qu’aurait pu écrire le patient sur moi. […] Ce fut en gros mon cas pendant presque 10 années. » (Ibid., p.64).

L’océan de mots (ou de silences), ne doit pas noyer le praticien, qui est censé « flotter » et se laisser porter par les courants ontiques, par les phénomènes psychiques, les archétypes existentiels (structures dynamiques invariantes), et finalement se retrouver au-delà des signifiants et des signifiés, devant une sorte de panorama sans images qui ne doit pas lui échapper.

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3.Un panorama sans images

3.1.  Expériencer est très différent d’imaginer

L’imaginaire conduit à des représentations mentales de la réalité, reflétant des choses qui pourraient être sensoriellement perçues. Et surtout, l’imaginaire permet de modeler ces représentations selon nos souhaits personnels. 

Dans ce qui est expériencé ce qui est vécu n’appartient pas à l’imaginaire. Alors que dans l’imaginaire on peut élaborer de constructions selon ses souhaits, dans ce qui est expériencé, ce qui émerge a sa vie propre et ne peut être travesti ou modifié par la simple volonté. Si l’on décide par exemple d’y rencontrer l’Être émergeant en voulant le modifier ou l’apaiser, il ne se laissera pas rencontrer, se mettra peut-être même à s’éloigner, à nous tourner le dos. Il ne se laissera rencontrer que quand il deviendra évident que notre seul but est de le privilégier lui par rapport aux faits, et surtout de valider ses ressenti dans leur nature et leur dimension, pas de la calmer ou de supprimer son ressenti, ce qui reviendrait à un déni. Tout le reste n’est que violence contre-productive : dans ce qui est expériencé, si nous ne sommes pas en justesse avec l’Être qui a été retrouvé, celui-ci se cabre, se contorsionne, se détourne, s’éloigne. Voici sans doute la raison pour laquelle Jung et Rogers avait remarqué que les résistances du patient ne sont pas des résistances, mais le reflet d’une mauvaise approche de la part du praticien. De tels phénomènes ne sont jamais des blocages ou des résistances, mais de précieux indicateurs pour ajuster notre posture.

« Dans la littérature il est tellement souvent question de résistances du malade que cela pourrait donner à penser qu’on tente de lui imposer des directives, alors que c’est en lui que de façon naturelle, doivent croître les forces de guérison » (Jung, 1973, p.157).

« …la résistance à la thérapie et au thérapeute n’est ni une phase inévitable, ni une phase désirable de la psychothérapie, mais elle naît avant tout des piètres techniques de l’aidant dans le maniement des problèmes et des sentiments du client. » (Rogers 1996, p.155).

Nous distinguerons donc soigneusement : d’un côté l’imaginaire (représentations mentales du sensoriel, plus ou moins modifiables) et d’un  autre côté l’expérientiel (présences existentielles ayant leur vie propre, non modifiables par a volonté). Nous distinguerons aussi l’expérientiel de la reviviscence. Dans la reviviscence le patient revit les faits. Cela a peu de chance d’être thérapeutique, ainsi que l’avait si bien remarqué le psychanalyste Sándor Ferenczi, et sera même la plupart du temps néfaste, conduisant lors chaque reviviscence à de nouvelles blessures indésirables. Comme nous la rappelle Nathalie Zajde :

Citant Ferenczi « Une partie de l’être reste en éveil tandis que l’autre, la partie sensible, disparaît littéralement sous le choc […] il est devenu deux, […] » (Nathalie Zajde (2012, p.180,181). « A quoi bon réveiller les vécus douloureux si c’est pour leur conférer une nouvelle recrudescence » (ibid., p.182,183).

Dans l’expérientiel, au contraire, les faits ne sont pas re-éprouvés. Le patient accompagne (reconnaissance, validations) celui qu’il était, qui a traversé ces faits, mais sans les revivre lui-même. C’est très différent, et ne produit pas de recrudescence ni de nouvelle blessure.

Dans l’imaginaire, l’on a des images mentales (plus ou moins confortables, conduisant à des reviviscences), dans l’expérientiel, l’on trouve la présence délicate de ce qui attend d’être rencontré (existentiel, réjouissance, validations).*

*Passer de l’imaginaire à l’expérientiel c’est un peu comme passer de trois dimensions à quatre dimensions. Comme on ne peut illustrer cela, nous nous contenterons de passer de deux à trois dimension dans un divertissement optique : on pourrait comparer cette perception existentielle à ce qui se passe avec ces fameux ouvrages « Œil magique »* où une image, créée à cet effet, sur le papier paraît confuse et ne pas avoir de sens… mais dès qu’on adapte son accommodation avec une convergence adéquate, apparaît un volume (trois dimensions) qui n’a rien à voir avec le désordre initialement perçu. On peut en trouver de nombreux exemples sur le net (Diverses éditions). Cela demande un temps d’adaptation, mais l’effet est saisissant !

*Par exemple : avec un convergence correcte et une bonne accommodation, l’on voit ici apparaître un animal.

Extrêmement important : ne pas se tromper de cible ! L’apaisement n’est pas la finalité recherchée. Ce qui mobilise le praticien c’est la rencontre, la reconnaissance et la validation. L’apaisement en est juste la résultante (un précieux indicateur), mais pas le but. Cette notion est très importante car si l’apaisement est la finalité il y a un leurre. C’est un peu comme quand on prend du carburant à la pompe : le but c’est qu’il y ait de l’essence ou du gasoil dans le réservoir, et pas seulement que la jauge indique le plein. L’état de la jauge est un indicateur utile, mais en aucun cas une finalité. La véritable finalité c’est qu’il y ait du carburant. Celui qui tente de supprimer le symptôme sans s’occuper de ce qu’il demande ressemble à un automobiliste qui trafiquerait la jauge plutôt que de faire le plein.

3.2.  Un expérience source d’apaisement

Il y a donc un lâcher-prise quant aux détails, et une sorte d’accommodation par rapport à l’existentiel. Quand le psychopraticien voit l’Être émergeant, il se sent naturellement touché par cette présence et c’est le premier point important de l’effet thérapeutique : la réjouissance du praticien. De cela il résulte une grande tranquillité pour le patient, car il ne lui est généralement jamais arrivé d’être vu à cet endroit, où il se révèle être source de réjouissance. Dans la plupart de ses expériences antérieures, l’interlocuteur qui regarde à cet endroit de sa vie, au lieu de voir un Être, voit des faits plus ou moins terribles et en est spontanément affecté. Il témoigne alors par là-même qu’à cet endroit le patient n’est pas fréquentable, est source de mal-être. Cela ne peut qu’éloigner le patient de lui-même et produire l’inverse de l’effet thérapeutique (voire sur ce site la publication de février 2017 « Réjouissance thérapeutique »).

3.3.  L’essentiel comme une évidence

L’essentiel c’est la reconnaissance, la considération (considerare, cum-sidus : étoiles en constellation). Le fait d’être touché par la Vie permet à la Vie d’oser être. La conscience au sein de la Noosphère (Pierre Teilhard de Chardin) attend de se déployer, d’être au monde. Il lui suffit d’être vue avec bonheur pour se déployer. Comme une plante a besoin de lumière pour se révéler et fleurir, l’Être a besoin de considération pour se déployer :

« L’homme ne saurait se voir en dehors de la Vie, ni la Vie en dehors de l’Univers. » (Teilhard de Chardin, 1955, p.29).

 « La conscience monte à travers les vivants. » (p. 195). « La présence d’un plus grand que nous-mêmes, en marche au cœur de nous. » (p. 196). « l’Homme ne progresse qu’en élaborant lentement, d’âge en âge, l’essence de la totalité d’un Univers déposé en lui. » (p.199).

« Ce n’est plus un simple champ, si grand soit-il, - c’est la Terre entière qui est requise pour alimenter chacun d’entre -nous. » (p. 273). « L’Etoffe de l’Univers, en devenant pensante, n’a pas encore achevé son cycle évolutif. » (p. 279).

Sans la conscience de cet essentiel qui est censé mobiliser notre attention, nous risquons de nous perdre dans les détails des multiples contextes, alors que même la trame est existentielle dans ce tissage d’Êtres, d’Âmes, de Sujets, d’Individus :  le Soi de chacun, avec le Soi de chaque autres.

3.4.  Stabilité des repères archétypaux

Être en capacité de décontextualiser, c’est d’une part prioriser les Êtres, mais aussi être sensible à la notion d’archétypes existentiels, c’est-à-dire aux « structures dynamiques invariantes » au cœur de la psyché d’un individu, mais aussi entre les individus (voir la publication de novembre 2019  « Archétypes existentiels »).

Cela permet, au gré de ce qui se révèle, d’être libre du détail et du « prêt à penser », de devenir, comme le dit Heinz Weismann :

« […] un piéton de l’air, un être léger sans racines » (Wismann, 2014, p.44).

Certes il parle de « penser entre les langues » et non d’archétypes existentiels, mais il nous propose de ne pas manquer un essentiel, en évitant de s’alourdir des détails. Il parle d’un « désenracinement » qui, avec maturité, permet la candeur d’un regard qui ne s’emprisonne en rien, mais qui ne rejette rien. Un regard profondément libre des interprétations, sensible et ouvert… permettant de s’approcher du Réel sans se laisser distraire par la réalité.

« […] penser au-delà de ce que les mots seuls évoquent. […] Le langage ne dit rien du réel car on a toujours affaire à des partis pris d’interprétation du réel. » (Wismann, 2014., 63).

Utiliser les mots ne permet que de tracer des esquisses d’un Réel impalpable, que l’on ne saurait examiner cognitivement, mais que l’on sait reconnaître ontiquement. Sans doute une sensibilité à l’inouï (le « non entendu ») de François Jullien (2019) :

« […] ce qui est le plus ordinaire, ne pourrait-on donc pas l’appeler aussi bien le « réel » […] l’inouï et le réel ne se laissent pas discerner […] » (Jullien, 2019, p.64).

Grâce à notre sensibilité à ces structures dynamiques invariantes (archétypes), nous avons en même temps une infinie diversité existentielle à notre disposition, mais avec des interactions et des pertinences épurées des détails événementiels.

Les grecs distinguaient les réalités fictives (pseudea), les réalités sensibles (etuma) et les réalités vraies (alêthea), ainsi que nous le rappelle Heinz Wismann (2014, p.161). Cet alêthea (réalité vraie) est :

 « […] ce qui est toujours déjà présent, mais échappe seulement à l’attention » (Wismann, 2014, p 162).

Sur ce site vous avez la publication d’avril 2018 «  La réalité, les vérités et le Réel » précisant que la réalité est ce qui est perçu au niveau des sens (approche sensorielle), les vérités sont ce qui se démontre et se trouve sans cesse remis en cause (approche intellectuelle), le Réel est ce qui « est », mais qui n’est accessible ni par les sens, ni par l’intellect (approche expérientielle).

C’est ce « Réel » (alêthea) qui occupe l’attention du praticien, bien plus que les réalités fictives ou sensible. Au-delà des détails, il perçoit une structure et sa pertinence, un peu comme les astrophysiciens, au-delà des étoiles visibles (objets locaux de notre galaxie : 200 à 400 milliards), découvrent les multiples galaxies (lointaines : 2000 milliards dont 170 milliards observables, contenant chacune des centaines de milliards d’étoiles) et surtout la façon dont elles se répartissent dans l’espace, indiquant par là-même une structure de cet espace. De la même façon, Wismann évoque la façon dont Hésiode revendique une poésie didactique, au contraire d’Homère qui compose de simples fictions. Il écrit :

« On pourrait dire en quelque sorte qu’Hésiode compose une fiction à seule fin d’y inscrire les grandes structures répétitives […] constituent des invariants structurels que la narration met en relief au moyen de la répétition » (Wismann, 2014, p.163)

Ses fictions ne sont pas simplement des histoires. Il y utilise le langage sensible, qui mobilise l’intellect certes, mais juste en vue d’évoquer le Réel que seul l’expérientiel permettrait de contacter. Il va ainsi jusqu’à l’Un, révélant un ordre du monde (l’Un, que Plotin reprendra avec précision dix siècles plus tard).

Néanmoins, il reste difficile de ne pas se perdre dans la proposition des méandres de la mythologique et d’y pointer un « Réel », d’y repérer ces répétitions didactiques !  Il convient surtout d’y retenir cette difficulté entre « le même » (ce qui en nous ne change pas, l’existentiel) et « l’autre » (l’altérité, qui en nous change tout au long de la vie), on pourrait dire entre le Soi de Jung (ou l’Être de Heidegger) et le moi, la personnalité, de Freud (ou l’étant de Heidegger).

Cela est bien moins difficile pour le praticien avec celui qui le consulte. Aucune mythologie ne joue à cet endroit (même si Œdipe l’a envahi à l’excès). Seuls les protocoles définitivement fixés et les croyances dogmatiques apportent des nuisances regrettables. Développer sa sensibilité à l’existentiel, à l’ontique, à l’expérientiel, avec une confiance en les pertinences naturellement à l’œuvre, permet de voir se « dessiner » une structure et de l’accompagner dans son accomplissement en termes de remédiation ou de déploiement.

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4.Des « actions » au niveau existentiel

4.1.  Un « mouvement » sans temps, ni espace, ni énergie

Il est contradictoire de parler de mouvement ou d’action dans une psyché qui n’est concernée ni par le temps ni par l’espace (uchrotopie). A priori, pour qu’il y ait une action il faut un mouvement, et pour qu’il y ait un mouvement, il faut de l’espace et du temps (un déplacement), avec une dépense d’énergie au moins pour l’initialiser.

Nous devons nous rendre à l’évidence que les mots nous manquent pour désigner ce qui se passe à un niveau expérientiel. Devrons-nous énoncer et entendre « l’inouï » de François Jullien ou « penser entre les langues », ainsi que nous le propose Heinz Wismann ? Ni intellect, ni sensorialité, ni énergie, ni temps, ni espace… et pourtant l’on y passe d’un état à un autre, sans engager d’énergie, sans que l’on puisse vraiment parler de mouvement au sens habituel du terme, ni de temps, alors que pourtant il y a une sorte d’avant et d’après qui sont différents.

Un accomplissement attend d’être rejoint. Celui-ci se manifeste à travers un ou des symptômes. Ces espèces d’« actions », que nous allons évoquer, conduisent en fait à un nouvel état, une nouvelle disposition d’esprit, à une finalité que l’on « rejoint » (mais sans déplacement). Nous y sommes tout de même un peu une « source », car cela ne se peut sans notre accord. Il ne s’y trouvera pas l’énergie d’un « je veux » qui serait impuissante, mais l’ouverture d’un « je veux bien » salutaire.

Face à ce « panorama sans images », où se trouvent des « structures dynamiques invariantes » (archétypales), nous trouvons la présence subtile ce ces « Êtres de Soi », en attente de remédiation (rejoindre le Soi) ou de déploiement (devenir qui l’on a à être), ou les deux.

Le praticien va donc inviter à une sorte de « mouvement », mais il s’agit plus d’un état qui se transforme que d’un déplacement. Ce sont plus des mises en œuvre (œuvre de vie) que des actions (investissement d’énergie). Il s’agit plus de rejoindre une finalité que de projeter un but dans un futur. Ainsi que le font les graphistes, nous assistons à une sorte de morphing, où une forme en rejoint une autre dans un mouvement continue où l’on ne sait rien délimiter clairement, mais où l’aboutissement est évident. La forme finale attend d’être rejointe !

Ainsi que nous le propose Ervin László il ne s’agit pas de jouer sur l’information (énergie, déplacement d’un point à un autre) mais sur l’« In-formation » (disponible partout en même temps, sans dépense d’énergie).

« […] ce qui arrive à une partie arrive également aux autres parties » (László, 2016, p.30). « […] cohérence omniprésente par-delà l’espace et le temps » (Ibid., p.33).

« Mais la cohérence dont il est question ici est plus complexe et remarquable que dans sa forme ordinaire. Elle renvoie en effet à une syntonisation quasi instantanée entre parties et éléments d’un système, que ce système soit un atome, un organisme ou une galaxie. Toutes les parties d’un système offrant cette cohérence se trouvent en corrélation telle, que ce qui arrive à une partie arrive également aux autres parties. » (Ibid., p.31).

4.2.  Le psychopraticien avec le patient

Dans un monde psychique où les symptômes sont comme des invitations, le psychopraticien est très proche de son patient. Il est même psychiquement en tact, (en contact) avec lui. Touché par l’Être qu’il est et par la pertinence qui l’habite, par le fait que le symptôme soit un appel de l’un de ceux qui le constituent en attente de reconnaissance et de validation (que ce soit au niveau biographique, transgénérationnel ou transpersonnel).

Nous sommes dans cette zone de la psyché à « un endroit qui n’est pas un lieu » face à « des mouvements, là où il n’y a pas de temps ». Il y a un temps historique des événements, mais en dépit de l’événementiel et de la biographie, la psyché est atemporelle.

Le psychopraticien est touché par la présence de l’Être qu’est son patient, en considération et réjouissance de ce privilège existentiel, et aussi en validation de ce que celui-ci éprouve, sans le dramatiser, ni le banaliser.

Cette posture du praticien sera éprouvée par le patient comme un zone de confiance où il peut pleinement être, où ce qu’il éprouve n’a pas à être argumenté. Il peut aller sans risque vers ce qui se manifeste en lui. Il se trouve alors à un endroit du monde à l’abri des paroles « soi-disant rassurantes » qui ne feraient que nier « qui il est » et « ce qu’il éprouve ». Un endroit du monde où il est aussi à l’abri des dramatisations qui ne feraient qu’accroître son effondrement, ou des banalisations qui, elles, viendraient l’inviter à se taire.

Au-delà de ses drames événementiels et de ses éprouvés, le patient vit alors la présence d’un praticien qui est indéfectiblement touché par qui il est, et toujours en réjouissance de le rencontrer. Il lui donne la liberté d’exprimer sa propre réalité.

4.3.  Le psychopraticien avec l’Être émergeant

Plus important encore que la proximité du praticien avec le patient, nous avons sa proximité avec l’Être émergeant. C’est une des caractéristiques majeures de l’approche maïeusthésique.

Cet Être émergeant est celui « qui appelle l’attention du patient à travers les symptômes ». Le praticien est en proximité et en connivence avec lui, afin que le patient ne le manque pas, afin même qu’il développe le goût de le rejoindre, de se laisser toucher par lui et de valider ce qu’il a éprouvé.

Une sorte d’accomplissement des archétypes existentiels, de ces structures dynamiques invariantes où, suite à un clivage protecteur de la psyché, il y a une tendance à la complétude, à la remédiation et au déploiement (lire sur ce site la publication de novembre 2019 « Archétypes existentiels »).

Pour le praticien, il est essentiel de comprendre que le patient ira volontiers là où se trouve celui qui l’accompagne. En revanche, il est peu probable qu’il aille là où le praticien lui demande d’aller s’il n’y est pas lui-même.

Le praticien ne demande pas au patient d’aller vers l’Être émergeant. Il y est lui-même déjà, en tact et en réjouissance, et invite le patient à l’y rejoindre. C’est justement parce qu’il y est déjà, dans cette posture, que le patient à le goût d’y aller.

De ce fait, le praticien est dans une sorte d’ubiquité où il est à la fois à côté du patient qu’il accompagne, et en présence de l’Être émergeant. Cela n’est possible que parce qu’au niveau de la psyché nous ne sommes concernés ni par le temps ni par l’espace et que la situation est plus expérientielle que sensorielle ou intellectuelle. Nous sommes dans une zone de réalités subjectives baignant dans le Réel et ses « mouvements archétypaux ».

4.4.  Le patient avec l’Être émergeant

Il est souhaitable que le patient se rapproche de cet Être émergeant qui appelle sa conscience à travers les symptômes. Ce n’est pas un souhait sortant d’une théorie, mais une donnée archétypale, structurelle, constitutive.

Le paradoxe est que d’un côté le patient désire surtout se débarrasser de ses symptômes (c’est même généralement pour cela qu’il consulte, c’est ce qui l’a amené à prendre rendez-vous), et d’un autre côté il y a ce qui en lui appelle sa conscience à travers ce symptôme en vue de remédiation ou de déploiement. Or ce qu’il éprouve au niveau du symptôme est souvent en grande analogie avec ce qui a été éprouvé par celui qu’il était lors du trauma.

De ce fait le but conscient du patient est de se débarrasser de ses symptômes (réaction de survie), alors que la finalité de ce qui en lui appelle sa conscience est d’être rencontré, d’être reconnu et validé… de rejoindre la psyché (élan de Vie visant à abolir le clivage)

Or le praticien est en proximité du patient qu’il accompagne et en même temps en connivence avec ce qui, en celui-ci, appelle sa conscience en vue de complétude. Il sait que le symptôme joue comme une sorte d’étalon destiné à bien prendre la mesure de ce qui a jadis été ressenti. Une sorte d’outil « mémorial » pour ne pas perdre la trace de ce qui a été clivé, mais aussi pour, lors des retrouvailles, valider dans sa juste nature et à sa juste mesure son vécu jadis éprouvé.

De ce fait le praticien est particulièrement en connivence avec la psyché mettant en œuvre ce mécanisme, et avec cet Être émergeant appelant la conscience.

Non seulement le praticien est en proximité de celui-ci, touché par sa présence. Mais c’est aussi depuis cet « endroit » (qui n’est pas un lieu) qu’il invite le patient à le rejoindre. La finalité étant qu’il ne soit pas le seul en proximité de cet Être émergeant, mais que le patient y soit aussi, et accomplisse la remédiation ou le déploiement attendus par la psyché, par la Vie.

Ainsi, non seulement le praticien invite à cette proximité, mais aussi à accomplir la validation. Il va donc PROPOSER UN « ACTE » : « Mettez votre attention sur lui » (posture) ; puis une vérification : « Vous prenez la mesure de son vécu ? » (perception) ; et si oui, enfin demander: « Dites-le-lui ! » (action), ou mieux « Dites-lui : "je prends la mesure de ce que tu as éprouvé !" ». La formule directe est très souvent préférable, car ainsi le praticien le dit à l’Être émergeant qui le reçoit déjà une fois, puis le patient le dit (généralement intérieurement, il ne le prononce pas) et l’Être émergeant se retrouve pleinement reconnu et validé par le patient lui-même.

Il importe de bien comprendre que l’effet « thérapeutique » vient d’une part de la rencontre avec cet Être émergeant, d’autre part de la validation de son vécu éprouvé, et non d’une quelconque tentative d’apaisement. L’apaisement résulte de cette reconnaissance (réjouissance lors de la rencontre) et de la validation (de la nature et de la mesure de ce qui a été vécu).

Le praticien termine juste en demandant « Comment se sent-il ? » (l’Être émergeant), puis « Comment vous sentez-vous ? » (le patient), et enfin « Comment est le symptôme initial ? pareil ou différent ? Si différent, comment est-il différent ? ».

4.5.  Une dimension étendue

Bien sûr tout cela peut concerner la biographie du patient, sa dimension transgénérationnelle, ou même sa dimension transpersonnelle.

Dans le premier cas il s’agira de situations de vie personnelle, dans le second cas ce seront des situations traversées par des membres de sa lignées, dans le troisième nous aurons affaire à des pans entiers de l’humanité, à des Êtres inconnus mais qui sont reconnus, à des « esprits » (hors de toute logique cognitive), à la Nature, à la Planète, à l’Univers… qui seront toujours considérés comme des interlocuteurs à part entière, hors de toute interprétation.

Là intervient particulièrement la capacité à décontextualiser. Prendre les événements au pied de la lettre n’est ici pas jouable cognitivement. Mais considérer ce qui émerge comme une réalité subjective (et non comme de l’imaginaire), être en proximité des interlocuteurs évoqués, et mettre en œuvre les processus énoncés au chapitre précédent… tout cela devient assez aisé pour le praticien qui n’est pas accroché aux détails historiques. Le « panorama sans images », la présence des interlocuteurs émergeants, les enjeux de reconnaissance et de validation… tout cela peut aisément se mettre en œuvre. Au-delà de toute démonstration théorique objectivable (qui est de toute façon impossible), il y a une sensibilité, un tact, une ouverture… et surtout un résultat d’efficience : le symptôme disparaît quand les phénomènes sont accomplis, et il n’y a pas de déplacement de celui-ci.

Est-ce que cela se produit toujours ? Non car rien n’est absolu. Mais cela se produit quasiment à chaque fois. En dépit de ces résultats si fréquents, la sensibilité et la curiosité, la recherche, doivent toujours être potentiellement disponibles vers toute nouveauté encore jamais envisagée. C’est pourquoi le praticien se doit d’être un praticien chercheur et ne pas se fixer dans une théorisation définitive de quelque nature que ce soit. 

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5.Décontextualisation

5.1.  Autres recherches d’invariants

Depuis longtemps, dans un domaine très différent, cette notion de décontextualisation a été également très chère… aux mathématiciens. Trouver des invariants au milieu de la multitude des phénomènes permettait, selon eux, de clarifier bien des énigmes. Le mathématicien perse Al-Khwarizmi*, né en 780, initia l’algèbre. De son nom on a tiré le mot « algorithme »* (suite de processus pour arriver à un résultat). Il publia « L’abrégé du calcul par la restauration et la comparaison », afin de développer des procédés de résolution de problèmes indépendants des problèmes eux-mêmes. Qu’il s’agisse de distances, de têtes de bétail ou de quantité de pommes, les procédés devaient toujours pouvoir fonctionner.  A l’époque c’était une révolution :

« […] dépouiller ces questions de leur contexte pour en extraire un problème purement mathématique. » (Launay, 2016, p.152).

*Mikaël Launay (« Le grand roman des maths » - 2016, p.151 et p.271) ainsi que Olivier Houdé (« L’intelligence humaine n’est pas un algorithme » - 2019, p.39) nous évoquent Al-Khwarizmi.

Bien sûr l’algèbre et la psychologie sont des domaines très différents. Pourtant, pareillement à la démarche d’Al-Khwarizmi, nous tentons ici, au niveau de la psyché, d’aboutir avec une vision et une mise en œuvre indépendantes de l’événementiel, libre des circonstances factuelles. Une mise en œuvre existentielles, voire expérientielle, où l’intellect avec sa capacité d’analyse n’est plus suffisamment opérationnel et doit céder la place à un autre mode.

Le psychiatre psychanalyste Jacques Lacan avait tenté une analogie entre la psyché et les mathématiques. Il espérait trouver ainsi un nouveau regard grâce à de multiple échanges avec des mathématiciens. Noeud borroméen, liens, libération, nouvelles topiques… etc. (Dal-Palu, 2004, annexes p.314-329). Il énonça aussi cette idée d’un « réel » impensable. Bruno Dal-Palu cite Lacan :

« Le réel c’est ce qui est strictement impensable. » (Dal-Palu, 2004, p.196).

« "Ça" pense en un lieu où il est impossible de dire "je suis " » (Ibid., p. 46).

La quête mathématique de Lacan n’a pas vraiment abouti. Elle a eu le mérite d’exister, mais ne peut nous servir en l’état. Peut-être un jour serons-nous en mesure, non pas calculer la psyché, mais de trouver dans les modèles mathématiques des allégories qui en rendent compte.

Hors de cette démarche matheuse de Lacan nous retiendrons l’idée d’un réel non pensable et d’un accès décontextualisé. Grâce à cela, une séance de psychothérapie pourra se dérouler en trois étapes : 1/Identifier, 2/mettre en œuvre, 3/constater.

5.2.  Identifier (libre des contextes)

Dans une séance de psychothérapie, le praticien en maïeusthésie part des symptômes présents et demande à celui qui le consulte une description précise de ce qu’il éprouve en termes de ressentis, (corporels, émotionnels).

Il ne s’agit pas de trouver des événements traumatiques, mais d’identifier quelqu’un qui a éprouvé un trauma : identifier celui qui appelle sa conscience en vue de reconnaissance, de remédiation ou de déploiement. Ce « quelqu’un qui appelle » à travers les symptômes peut avoir été dans son histoire (biographie : un de ceux qu’il a été), dans sa lignée (transgénérationnel : un de ceux dont il est issu), ou aussi n’importe où, à n’importe quelle époque (transpersonnel : un ou des Êtres du monde sans rapport avec sa biographie ou sa lignée).

Bien sûr, l’Être identifié s’est trouvé jadis dans une situation, une circonstance difficile, mais ce qui importe c’est cet Être bien plus que le contexte. Il se peut que cette circonstance ait participé à son identification grâce à un jeu de mémoire, mais ce n’est pas celle-ci qui mobilise l’attention du praticien.

Rappelons-nous que les faits et pensées laissent des traces de type « mémoire » (souvenirs), alors que les ressentis et l’expérientiel laissent des traces de type « mémorial » (symptômes).

Les souvenirs gèrent le risque éventuel d’une nouvelle situation analogue (de type « chat échaudé craint l’eau froide »). Le mémorial, de son côté, gère l’assurance de ne pas oublier l’Être de Soi mis à l’écart par réaction de survie. Il permet ainsi une possible réintégration ultérieure.

Les TCC (thérapies comportementales et cognitives) et l’ EMDR (eye movement desensitization and reprocessing), entre autres, travaillent beaucoup sur le fait de se libérer des souvenirs qui créent ces réactions indésirables, afin de ne plus les subir (retraitement de la mémoire). La maïeusthésie, elle, travaille essentiellement sur le mémorial qui invite à retrouver une complétude. Ce qui est intéressant, c’est qu’il semble qu’avec cette complétude la mémoire des souvenirs n’impacte plus le patient et qu’il n’est plus nécessaire d’investiguer les « programmations réactionnelles » engendrées par les souvenirs, car souvent elles ont naturellement disparu du fait de la conscience et de l’acuité qui y a été investie.

De plus il importe de comprendre que dans la psyché il n’est question ni de temps ni d’espace et que « celui qu’on a été » n’a jamais cessé d’être présent depuis tout ce temps. A chaque fois que le symptôme s’est manifesté, c’est un peu comme si cet « Être de Soi », jadis évincé par survie, tirait le patient par la manche pour appeler son attention. Il ne s’agit donc pas d’un voyage dans le passé, mais d’une ouverture à Soi dans un présent constant.

Quand il s’agit de déploiement, dans ce cas nous avons affaire à une dimension future de la psyché, où « celui que l’on à être » nous appelle à le rejoindre, à « oser être ce que l’on a à être ». Mais autant quand c’est antérieur il ne s’agit pas de retour dans un passé, là ce n’est pas non plus un voyage vers le futur. A chaque fois c’est juste une ouverture à Soi dans un présent constant.

C’est sans doute cognitivement un peu troublant et le piège consiste souvent à se représenter la thérapie comme une sorte de « voyage dans le temps ». Or c’est juste un processus d’ouverture à soi, à sa lignée, au monde, dans un présent étendu.

Bien sûr au cours d’une vie, il y a eu une multitude de faits. Mais quand l’Être concerné est identifié, « il est en présence » avec le patient et avec le praticien. C’est « qui il est » et « ce qu’il a comme ressenti éprouvé » qui importent. Le praticien et le patient se retrouvent à cet instant avec des présences qui se cherchent et il s’accomplit un « mouvement » d’ouverture accompagné par le praticien. Mais, bien que ce soit une sorte de mouvement d’ouverture, il ne s’agit ni de temps, ni d’espace ni d’énergie. Le praticien ne produit pas cette ouverture, il ne fait qu’accompagner une ouverture qui cherche à se produire, qui résulte d’un élan naturel de vie.

Cette notion « d’action », de « mouvement », de « changement » s’opère sans que cela ne soit temporel. Or tout changement implique logiquement un écoulement temporel. Peut-être sommes-nous dans cet « endroit » que certains expérienceurs de situations de NDE ou EMI nous rapportent :

« Je dirais que les évènements sont instantanés, mais que les émotions se succèdent. » (Jourdan, 2006, p.560).

« […] on a l’impression que tout se passe en même temps. » (Ibid., p. 547).

 « Le savoir, la connaissance est totale et simultanée. Les émotions non. On réagit émotionnellement face à ce que l’on voit… il doit y avoir, selon moi, une autre forme de temps, quand même. » (Ibid., p.553).

« Il n’y a pas de temps en dehors du corps. Il n’y a pas de passé. Il n’y a pas de présent, pas de futur. Il y a un présent éternel. » (Ibid., p.549).

Puis dans une dimension transpersonnelle :

« Mon ″moi″ n’était pas là en tant qu’individu rendant les comptes de SA vie, mais mon ″je″ était la vie de tous les humains ; en d’autres termes, c’était un bilan global à l’échelle de l’espèce. » (Ibid., p.589).

« J’avais l’impression de tout connaître, toutes les dimensions. J’avais accès à la fois au passé, au présent, au futur, et à tous lieux de l’espace. » (Ibid., p.563).

« Je faisais partie d’un tout. Tout était clair, très lumineux et c’est un peu comme si on faisait partie du cosmos et qu’on est partout à la fois. » (Ibid., p.422).

Il se peut que ce que rapportent ces expérienceurs de NDE ou EMI ne soit qu’une version naturelle des phénomènes psychique que l’on rencontre en thérapie, hors de toute situation de fin de vie. Dans les deux cas, ils touchent ne sorte de transcendence.

Cela peut nous éclairer sur ce vécu indicible, parfois même non pensable, mais source de nos éprouvés et de nos symptômes. D’où l’importance de cette capacité du praticien à décontextualiser et à s’ouvrir cette sorte « mouvement » de ce qui est éprouvé, là où pourtant le temps et l’espace n’interviennent pas.

5.3.  Mettre en œuvre (« action » atemporelle)

Le praticien va proposer des sortes « mises en œuvre » qui ressemblent à des « actions », mais qui n’en sont pas vraiment puisque non temporelles : changements de posture, ouvertures existentielles, reconnaissances, validations. Nous parlerons alors plutôt de « mises en œuvre ».

Cela se passe dans un « endroit » qui n’est pas un lieu. S’adresse à l’Être de Soi identifié (identifié et non « localisé » puisque ni temps ni espace) qui, chez le patient, appelle son attention à travers les symptômes.

Il y a le patient dans sa présence actuelle, il y a le ou les Êtres émergeants (suite à l’identification), il y a le praticien avec son attention, puis il y a la Vie qui baigne et accompagne ces phénomènes. C’est dans cet environnement, en parfait partenariat avec ces trois éléments, en connivence avec tous, que le praticien invite le patient à certaines mises en œuvre bien précises.

Il invitera à « Mettre son attention sur ». L’idée est que le patient pose son attention sur l’Être émergeant, qu’il lui offre son attention, qu’il la donne, qu’il s’ouvre. Si par exemple il s’agit de l’enfant qu’il était, le praticien peut demander « Mettez votre attention sur celui que vous étiez » (il peut aussi demander « Mettez votre attention sur l’enfant que vous étiez », mais attention :  l’Être émergeant peut aussi être « l’adulte qu’il était », « l’homme ou la femme qu’il ou elle était », « le fœtus qu’il était » si c’est prénatal). Pour éviter tout énoncé maladroit, considérant plus la dimension existentielle que le statut, « celui que vous étiez » est une terminologie plus heureuse.

Éviter d’utiliser, par exemple pour une femme qui se nomme Marie ou Jeanne « La Marie que vous étiez » ou « La Jeanne que vous étiez ». C’est une terminologie qui manque de délicatesse et qui est mal appropriée. D’autant qu’on ne s’adresse pas au statut, ni au prénom, mais à l’Être qui a ce statut ou ce prénom, dans ce moment de sa vie, quel qu’il soit.

Quand cette formulation « Mettez votre attention sur… » ne fonctionne pas, le praticien peut plus simplement dire « Vous le voyez !?... ». En effet, souvent ce qui a été identifié est « là », « devant lui », parfois même a occupé toutes ses pensées depuis bien longtemps. Quand le praticien dit « Vous le voyez !? » il ne fait qu’énoncer ce qui se passe déjà, et cela fait une excellente entrée pour demander ensuite « Mettez votre attention sur lui ».

Et s’il s’agit d’un tiers identifié, ce peut être par exemple « l’Homme qu’était votre père », « la Femme qu’était votre mère », ou même « Celui qu’était votre père » ou « Celle qu’était votre mère » (le « celui » ou « celle » étant prononcé sans dénigrement, avec considération).

Si le patient ne le veut pas, ou ne le peut pas, il convient de se rappeler que ce n’est jamais une résistance mais une invitation à une précision. Le praticien demande alors « Que s’est-il passé quand je vous l’ai demandé ? » afin de se faire préciser l’ajustement nécessaire (parfois une autre direction à emprunter avant de faire cela, ou même carrément faire autre chose).

Dans le cas du transpersonnel, quand il s’agit de tout un pan de l’humanité « Mettez votre attention sur ces Êtres », avec l’idée de « tous ces Êtres en même temps ». Inutile de les visiter un par un (surtout s’il y en a des milliers, comme dans le cas de tout un peuple).

Puis, avec un Être émergeant, il sera demandé « Vous percevez le vécu qui a été le sien ? » (souvent le symptôme initial est une référence à ce sujet). Si la réponse est « Oui », le praticien invite ensuite à « Dites-lui : "je prends vraiment la mesure de ton vécu" ». Bien sûr s’ils sont plusieurs, la phrase est adaptée : « Vous percevez le vécu qui a été le leur ? », et « Dites-leur : "je prends vraiment la mesure de votre vécu" ».

La demande peut se faire en formule indirecte : « Dites-lui que vous avez perçu la mesure de ce qu’il a vécu », ou en formule directe « Dites-lui : "je prends vraiment la mesure de ton vécu" ». Les deux peuvent fonctionner, mais comme nous l’avons vu précédemment la formule directe est souvent préférable car, d’une part l’Être émergeant le reçoit déjà une fois de la part du praticien, et d’autre part cela trace le chemin pour le patient qui va l’énoncer. Il est cependant à noter que le praticien ne poussera jamais le patient à énoncer quoi que soit qui ne lui conviendrait pas et, au cas où le patient n’ose pas le signaler, le praticien sera extrêmement attentif à toute réticence non verbale quelle qu’elle soit, pour ajuster sa demande, plus en adéquation avec ce qui-se passe.

Rappelons-nous que le praticien est au service de ce qui se passe et non décideur depuis un modèle théorique qui lui servirait d’appui pour imposer quoi que ce soit.

A la demande du praticien, la mise en œuvre s’effectue de la part du patient vers l’Être identifié. Il reste à voir ce que cela produit chez chacun des protagonistes, et aussi au niveau du symptôme initial qui est un signe important puisque c’est grâce à lui que nous avons pu faire tout cela.

5.4.  Constater (résultats de ces « actions »)

Le résultat n’est pas la finalité de ces actions, mais seulement un indicateur de situation, montrant que ce qui devait être fait a bien été fait. Le praticien, à la suite de ces mises en œuvre, constatera le plus souvent un apaisement de l’Être identifié, un apaisement du patient face à celui-ci, et une diminution ou disparition du symptôme initial. Le piège pour le praticien et de rechercher, comme une finalité à atteindre, ces états apaisés du patient ou de l’Être émergeant et la disparition du symptôme. Il s’agit plutôt de savoir pourquoi il en est ainsi. Rappelons-nous comme les disait Spinoza « La paix n’est pas l’absence de guerre mais la concorde des âmes »

« Car la paix ainsi que nous l'avons déjà dit, ne consiste pas en l'absence de guerre, mais en l'union des âmes ou concorde » (Spinoza - 1962, p.954).

L’OMS (organisation mondiale de la santé) propose également cela, précisant que la santé ce n’est pas l’absence de maladie, mais un équilibre physique, mental et social :

« Dans la mouvance d’une attention toujours plus grande à la prévention plutôt qu’aux soins, l’OMS a adopté le modèle biopsychosocial […] et a définit la santé comme la condition d’un bien-être physique, psychologique et social, en précisant que son évaluation doit se faire à partir du contexte socioculturel auquel l’individu appartient. » (Martin-Krumm - Traité de psychologie positive- 2011, p.44).

Les praticiens en psychologie positive précisent même cette dimension de complétude et d’accomplissement est contenu dans le mot « santé » lui-même :

 « Le mot santé vient du latin salvus qui dérive du sanscrit sarva (intègre tout). L’étymologie renvoie donc à une conception holistique où le bien-être est intégrité et complétude alors que dans son acception courante on se réfère surtout à la condition physique » (Ibid., p.44).

Ainsi, la modification : 1/des symptômes, 2/de l’état du patient par rapport à l’Être émergeant, 3/de l’état de cet Être émergent, ne sont pas des finalités recherchées, mais seulement des indicateurs témoignant de cette complétude retrouvée. L’attention du praticien sera plus tournée vers cette complétude et ce déploiement en cours d’accomplissement, que vers ces indicateurs finaux qui ne doivent pas être pris pour plus que ce qu’ils sont.

Sénèque dans la première moitié du premier siècle nous tenait déjà un tel propos dans son ouvrage « La brièveté de la vie » :

« C’est le propre d’un grand homme, crois-moi, et qui s’élève au-dessus des erreurs humaines, que de ne rien soustraire de son temps. » (Sénèque, 2005, VII-4, p.113).

Soulignant même le danger pour ceux qui ne vont pas vers cette complétude :

« Leur esprit est encore dans l’enfance quand la vieillesse les accable : sans préparation ni défense, voilà comment ils y parviennent. » (Ibid., IX-3, 2005, p.117).

D’ailleurs, en psychologie, une disparition du symptôme peut être suivi d’un déplacement de celui-ci quand il n’a fait qu’être masqué, anesthésié ou manipulé.

Le praticien, tout en observant ces précieux indicateurs, ne les prendra pas pour des finalités à atteindre. La finalité à atteindre, c’est la remédiation et le déploiement (remédiation des clivages du Soi et devenir qui l’on a à être). Le praticien accomplit cela en partenariat avec tous les éléments concernés : la Vie, le patient, l’Être émergeant (biographie, transgénérationnel, transpersonnel, passé, futur...)

Il ne fait qu’offrir son assistance à une pertinence à l’œuvre, en train de s’accomplir (« psychologie de la pertinence » sur ce site [mai 2015] et conférence à l’hôpital psychiatrique de Neuchâtel). Il en résulte une réjouissance expérientielle, comme si la Vie était accompagnée là où elle est censée aller, non pas du fait d’une théorie préfabriquée, mais du fait d’une écoute sensible, en connivence, en confiance. Au-delà de l’accompagnement du patient, c’est un accompagnement de la Vie que le praticien accomplit en formant une exceptionnelle équipe avec son patient.

Tout cela se fait sans énergie (puisque rien n’est contré) et en rendant grâce au porteur de symptôme (au moins potentiellement). Le porteur de symptôme, c’est chacun de tous ceux que le patient a été et qui a éprouvé ce symptôme assidûment pour que l’on ne perde pas la trace de l’Être émergeant. Il a été une sorte de « gardien du mémorial » qui mérite d’autant plus un salut de gratitude qu’il a persévéré malgré les innombrables tentatives pour le faire taire, et que grâce à sa pugnacité, les remédiations et déploiements ont enfin pu s’accomplir, pour le plus grand bien du patient, et surtout de la Vie elle-même (voir sur ce site la publication  septembre 2019  « Honorer le porteur de symptôme »).

 

                                                                                      Thierry TOURNEBISE


 
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Bibliographie

Dal palu Bruno
-
L’énigme testamentaire de Lacan L’Harmattan 2004

De Rosnay, Joël
-La macroscope, vers une vision globale - Le Seuil Pocket 2014

Jourdan, Jean-Pierre
-Deadline, dernière limite – Pocket Les 3 Orangers 2006

Jung, Carl Gustav
-
Ma vie, souvenirs rêves et pensées- Gallimard Folio, 1973

Jullien, François
-La pensée chinoise – Gallimard, Folio essais, 2015
-L’inouï – Grasset, 2019

Grivois, Henri
-Grandeur de la folie –Robert Laffont 2012
-Parler avec les fous - Les empêcheurs de penser en rond 2007

Houdé, Olivier
-L’intelligence humaine n’est pas un algorithme – Odile Jacob 2019

László, Ervin
-Science et champ Akashique – Ariane 2016

Martin-Krumm Charles et Tarquinio Cyril
-Traité de psychologie positive -De Boek 2011

Maslow Abraham
-Être humain - Eyrolles, 2006

Rogers, Carl Ransom  
-Relation d’aide et psychothérapie – ESF, Paris 1996

Sénèque
-La brièveté de la vie – GF Flammarion 2005

Spinoza, Baruch
-Œuvres complètes – « Bibliothèque de la pléiade », Gallimard – Étampes, 1962  

Teilhard de Chardin, Pierre
-Le phénomène Humain- Édition du Seuil, 1955

Wismann, Heinz
-Penser entre les langues
- Flammarion, Champs essais, 2014

Zajde Nathalie- Nathan, Tobie
-Psychothérapie démocratique – Odile Jacob 2012


Liens internes

Être et conscience  octobre 2011
Le corps comme interlocuteur – le grand oublié de la psychothérapie
janvier 2013
psychologie de la pertinence (conférence HP Neuchâtel) vidéo sur ce site mai 2015
Réjouissance thérapeutique 
février 2017
La réalité, les vérités et le Réel 
avril 2018
Conférence à l’hôpital psychiatrique de Neuchâtel
2018
Honorer le porteur de symptôme 
septembre 2019
Archétypes existentiels  novembre 2019 
Si "vouloir" éloigne de la finalité mars 2020

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