Page d'accueil 

Documents publiés en ligne

Retour publications

Goûter un supplément de vie

La limite et la saveur

Avril 2007   -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

 

Ce document est une réflexion philosophique sur ce qui procure un supplément de vie. Cela ne vient pas, semble-t-il, de sa durée, mais de notre capacité à la vivre vraiment. Les philosophes Épictète, Marc-Aurèle, Épicure... nous en ont parlé au premier siècle. Mais des contemporains, y compris des scénaristes et réalisateurs de films aussi. Vous trouverez ici une réflexion originale tenant l'être humain en haleine depuis de nombreux siècles, et à travers différents moyens d'expressions philosophiques ou psychologiques.

Sommaire

1-La limite et la saveur
L’illimité
La limite

2-Digérer plutôt que de rendre
Épictète 
Les doctes philosophes

3-Gestion intime de nourriture vitale
L’aboutissement et le chemin 
 L’évitement salutaire (énergie et survie) 
Les compensations (énergie et survie) 
Les symptômes (vie et individuation) 
L’accueil de soi (vie et individuation)

4-Les vides, outils de plénitude
L’affûtage du goût 
Les vides, sources de relief 
Les vides, contenants et contenus 
Être frustré…être dupe ? 
La dépression (expérience du vide)

5-Sensibilité retrouvée
La volonté sans le pouvoir
Toucher l’impalpable 
Le supplément de vie

Bibliographie -  Filmographie - Dictionnaires

Avant propos

Avoir le sentiment de vraiment vivre sa vie. Avoir cette délicieuse impression d’habiter les instants qui se présentent à nous et de ne pas perdre son temps. Faire que chaque moment soit vraiment occupé par la vie et non par les choses… En un mot développer le vécu d’une plénitude et éviter la folle course vers ce qui ne nous remplit pas.

La difficulté pour développer un tel thème est de ne pas le faire en donnant des préceptes plus ennuyeux et réducteurs les uns que les autres… et même surtout, en ne donnant aucun précepte du tout, car la vie appartient à chacun. Il est cependant intéressant de s’interroger à ce sujet, non pour définir ce qui serait bon et ce qui serait mauvais, mais juste pour examiner « ce qui est » et considérer ce qui conduit à un mieux être concret. Une sorte de regard phénoménologique (qui observe les phénomènes ressentis) permettant de mettre en relief ce qui nous donne ce sentiment de plénitude et ce qui ne nous le donne pas.

Mais ce regard phénoménologique se doit d’être subtil et de ne pas seulement considérer ce qui est grossier. Il se doit aussi d’aller toucher « l’impalpable ». Pour cela, comme nous l’avons vu dans le document sur la pédagogie (avec la gestion mentale), tous les sens seront en éveil, chaque sens permettant de traduire ce qui est flou pour un autre canal de perception. Nous aurons aussi à l’esprit ce que faisait Descartes, considérant concrètement qu’il était plus assuré d’être une « âme » (puisqu’il doute et pense) que d’avoir un corps (car bien qu’il le sente, des amputés sentant leurs membres inexistants, cela ne prouve rien !). Nous voyons ici que le regard phénoménologique (regard sur le phénomènes ressentis) se doit d’être subtil s’il veut éviter l’impasse d’être réducteur au point de ne percevoir qu’une part étroite du monde.

retour

1 La limite et la saveur

Nous avons déjà vu, dans la publication de février 2007 sur la pédagogie, les liens étymologiques entre « savoir » et « saveur », entre « sapidité » (goût) et « sapiens » (sagesse). Notre capacité à percevoir la saveur des instants de vie vient justement du fait qu’ils sont limités. Il semblerait qu’il y ait un rapport entre la limite et la capacité à goûter.

1.1 L’illimité

Qui ne rêve pas de disposer de ce qu’il souhaite de façon illimitée? Chaque fois qu’une chose nous convient, en avoir plus, pour se trouver en situation d’abondance semble bien enviable. Cependant, l’expérience montre que ce qui devient abondant devient moins savoureux. Il ne s’agit pas ici d’édicter une sorte de règle de morale, mais de simplement faire un constat de ce qui se passe.

Les limites ne nous plaisent pas. Pourtant, l’absence de limites nous donne un vertige dans lequel il n’y a plus de goût. Quand on prend une photo, il convient généralement de mettre un premier plan car celui-ci, limitant l’espace, donne la mesure de ce qui s’y trouve. Il donne la profondeur et la mesure qui permettent d’apprécier ce qui se trouve dans le champ de l’objectif. Le même sujet, pris sans premier plan, ne flatterait pas de la même manière les « papilles » oculaires. L’illimité, parfois souhaité, est en fait pourvoyeur de vertige.

Placées dans une abondance extrême, les saveurs s’estompent au point que, celui qui a tout, cherche d’autres limites. Celui qui a des palaces veut des robinetteries en or, puis il y incrustera des pierres précieuses. Celui qui a réussit un exploit sportif en brique un autre encore plus extraordinaire. Celui qui a réussit à monter une entreprise cherche à en bâtir une autre. Celui qui a de la promotion en veut plus et celui qui a acquis une maison en veut une plus grande… Et celui qui a tout… que veut-il ? Il est embarrassé, car s’il ressent un mal de vivre, il ne peut plus en justifier la raison dans un manque extérieur.

Je fis un jour dans un restaurant l’expérience d’un verre d’eau minérale toujours plein, car le serveur n’arrêtait pas de le remplir à chaque fois que j’en buvais une gorgée. J’en éprouvais un malaise (léger mais étonnament présent) qui me mit un peu en colère contre cet homme à la fois zélé et incompétent. Puis me demandant plutôt ce qui me gênait dans son insistance, je découvris que c’était le fait qu’il me supprimait la limite naturelle du verre vide. (T.Tournebise, L’écoute thérapeutique, ESF 2005, p.174)

1.2 La limite

Il semble que le goût aille avec la mesure, comme si la mesure donnait la graduation, l’unité. « Trop de limites » est déplaisant, mais « pas de limites » ne convient pas non plus. 

La limite est pourvoyeuse de saveur. Le sage bouddhiste Thich Nhat Hanh  nous propose ainsi l’expérience d’une marche particulière : 

« admettons que vous naissiez au point de départ de votre marche A et que vous mourriez au point d’arrivée B. C’est votre durée de vie et vous marchez entre ces deux points en appréciant chaque pas. Comme vous savez qu’après le point B, plus rien ne vous attend, vous n’êtes pas pressés » (La paix en soi, la paix en marche - Albin Michel 2006, p.68).  

Il n’a ici aucune intention morbide en proposant une telle image. Son idée est simplement de faire remarquer à quel point la limite nous rend plus appréciable ce qui la précède. Alors que, sans cela, nous nous serions empressés d’arriver au point B (le but). 

Son image nous invite alors plutôt à savourer chaque pas et à vivre ce qu’il appelle une « marche consciente », vous donnant le sentiment que

  « vous êtes arrivés à chaque instant à destination de la vie » (ibid, p.23)

Chaque pas est une destination et un aboutissement, chacun des instants atteignent la vie, à chaque pas on est arrivé. Le paradoxe est de constater que, faute de « savoir vivre » il est nécessaire de « limiter » pour « être plus dans la vie ». Pour mieux goûter, marchant par exemple vers un arbre, il est alors utile de s’imaginer qu’arrivé à l’arbre ce sera fini. Cela permet alors de mieux savourer chacun des pas qui nous y conduit, de mieux prendre la mesure de ce que nous offrent chacun d’eux. Cela permet surtout de prendre conscience que le but n’est pas l’arbre, mais la vie, et que cette vie se trouve dans l’instant et non dans le but.

Le « carpe diem », si souvent cité sans nuance fut mal interprété comme « profiter du jour ». Ces mots ont été détournés en ce sens où ils signifient plutôt littéralement « cueillir le jour » (du latin Carpere qui signifie cueillir, et Karpos en grec : « fruit »). Nous noterons qu’il y s’agit de « cueillir » et non de « profiter ». Celui qui profite veut éloigner les limites alors que celui qui cueille sait en toute simplicité goûter ce qui se trouve là. C’est ainsi que pascal Duquesne (Georges) et Daniel Auteuil (Harry) dans le film « le Huitième jour » passent « juste une minute » de détente qu’ils savourent sous un arbre, lâchant ainsi prise d’avec le tumulte et les soucis (très nombreux pourtant dans cette histoire). A la fin de cette minute d’exception ils se disent en connivence « c’était une belle minute ! » (Réalisation et scénario de Jaco Van Dormael  1996)

De façon moins sage et même un peu loufoque (mais tellement juste) les scénaristes Steve Koren et  Mark O'Keefe nous proposent le film « Click » (réalisé par Frank Coraci en 2006). Il y s’agit d’un homme disposant d’une télécommande lui permettant de zapper les moments de vie qui lui semblent inutiles. Grâce à cette télécommande, quand il a un but, il va directement à sa réalisation (supprimant ainsi les moments fastidieux)…. Puis il arrive très vite  à la fin de sa vie (évidemment bien plus vite que prévu)… en réalisant qu’il n’a rien vécu ! Il s’agit là d’une comédie loufoque, très humoristique, reprenant cependant des éléments de sagesse profonde.

Dans le fait qu’une limite aide à goûter, je me souviens avoir travaillé, il y a plus de trente années à Paris, dans une entreprise proche d’un petit parc. Je décidais un jour d’abandonner le self bruyant de cet établissement où je déjeunais, pour ce lieu de nature où je pris désormais tous mes repas en lisant un livre, et cela par tous les temps, en toute saison. Ce fut à chaque fois un moment de bonheur dont je pris rapidement conscience que sa saveur était induite par sa limite. Je réalisais que si j’avais eu toutes mes journées de libres je n’aurais pas eu l’idée de venir manger dans ce parc et je n’aurais pas goûté ces moments délicieux. Mon manque de « savoir vivre » me rendait nécessaire cette limite pour savoir goûter l’instant.

On peut ainsi se demander si le fait que notre vie soit limitée ne contribue pas à lui donner un goût qui, sans cela, nous échapperait. Combien de personnes se sont mises à découvrir ainsi la vie après un choc, un deuil ou après être passé proche de la mort ?

Même sans aucun choc particulier, arrivant vers le milieu de son existence (40 ou 50 ans), un être développe un autre regard sur la vie. Il aspire soudain à une profondeur qui lui avait jusque là un peu échappée, même s’il y avait déjà pensé. A cette étape de son existence, il se met en quête d’un « plus de vie » sans trop savoir où le trouver, mais dont il sent la nécessité. Cela est sans doute en rapport avec au moins trois phénomènes : d’une part il réalise qu’ayant parcouru la moitié de son temps, celui-ci n’est pas illimité, qu’ensuite ses enfants étant partis de la maison une étape de vie vient de se terminer, puis enfin que ses parents, devenant âgés, ne sont pas éternels. Toutes ces choses il les savait, bien sûr !… Mais là il s’y trouve, il les éprouve, il les ressent, en prend la mesure dans « sa réalité ». Les étapes se révèlent concrètement avec un début, une réalisation, puis une fin. Son regard sur la vie en est changé ! Il peine cependant à trouver dans son environnement les repères qui le conduiront à ce « plus de vie » tant espéré, car les modèles disponibles sont plus axés sur l’« avoir », le « faire » et le « pouvoir » que sur l’« être » et l’« existentiel ». Alors il poursuit tant bien que mal sa quête et s’en débrouille, presque dans le secret de sa vie intérieure, car peu de gens sont prêts à l’entendre… Nous n’avons pas coutume de parler de ces choses là !

Comment se fait-il que toute la dimension d’une étape apparaisse au moment ou elle se termine ? Que celle d’un être apparaisse le jour où on le perd ? Comme nous venons de le voir, nous avons l’enfant, en pleine forme et réussissant sa vie… mais qui quitte la maison ! Nous avons aussi les parents qui, même s’ils sont en bonne santé, prennent de l’âge ! D’un seul coup, leurs précieuses existences apparaissent de façon plus aiguë à notre conscience ! Nous avons aussi parfois, dans un couple, l’un des deux qui quitte le foyer pour d’autres horizons. Celui ou celle qui est quitté découvre l’importance qu’avait la présence de l’autre (sauf, bien sûr, dans les cas d’extrêmes douleurs conjugales).

Le quotidien ordinaire, laissant croire à une « propriété illimitée » de l’autre, en avait fait perdre la saveur. Nous croyions le connaître, l’avoir rencontré ! Nous n’avons souvent, hélas, rencontré que ce que nous imaginions ou attendions de lui. Naturellement, cette « propriété » (quel horrible terme) n’a qu’une illusion d’illimité. C’est même une illusion de propriété ! Aucun être ne devrait se considérer comme possédant un autre être. Un être, ça ne se possède pas, ça se rencontre. Il se trouve que c’est justement la limite qui redonne le goût… mais parfois aussi fait découvrir le goût de ce qu’on a manqué… le jour où on ne l’a plus. Alors, si on l’a manqué, c’est encore plus douloureux. Marc-Aurèle, empereur philosophe stoïcien, né en 121, disait : 

« … évalue, entre les choses présentes, celles qui sont les plus favorables, et rappelle toi avec quel zèle tu les rechercherais, si elles n’étaient point présentes » (Pensées pour moi-même Livre VII,  XXVII).

Épicure lui-même, dans sa lettre à Ménécée, nous fait remarquer 

« pain et eau dispensent un plaisir extrême, dès lors qu’en manque on les porte à la bouche ». 

Nous remarquons effectivement que, dans l’abondance, ils semblent ne plus avoir de saveurs intéressantes. Les épicuriens et les stoïciens semblaient s’opposer et l’on a cru les épicuriens dans le profit inconsidéré. En réalité Épicure était dans la mesure, dans le goût et dans la capacité à savourer ce qui se présente. Il ne cherchait pas ce qui était goûteux, mais trouvait du goût en chaque chose.

Il conviendrait donc certainement d’être plus sensible à ce (et surtout à ceux) qui nous entoure, à mieux saisir les délicatesses  de ce que nous éprouvons et à ne rien en manquer. Il serait heureux que nous le puissions sans avoir besoin de limites. Mais les limites sont peut-être le sel de la vie sans lequel les saveurs nous échappent.

retour

2 Digérer plutôt que de rendre

Je suis désolé pour l’indélicatesse de cet enchaînement. Nous étions dans les saveurs et nous voilà dans le vomi !  Nous devons la judicieuse remarque qui va suivre à Épictète, philosophe romain du premier siècle.

2.1 Epictète

Sans prendre les stoïciens pour modèle je dois dire que j’ai été touché par le propos d’Épictète, nous rappelant qu’il ne s’agit pas de « parler des choses » mais de « s’appliquer à être ». Il remarque que trop de faux philosophes inondent les esprits qui les entourent de préceptes et de savoirs abondants… mais ne sont en réalité pas des philosophes. Ils ne font qu’étaler la nourriture qu’ils ont prise pour engraisser leur esprit, mais n’en ont produit aucune richesse.

Épictète dit exactement : « Il y a du danger à aller rendre d’abord ce que tu n’as pas digéré. Et lorsque quelqu’un te reprochera que tu ne sais rien si tu n’es point piqué de ce reproche, sache que tu commences à être philosophe dès ce moment là : car les brebis ne vont pas montrer à leur berger combien elles ont bien mangé, mais après avoir bien digéré la pâture qu’elles ont prise, elles portent de la laine et du lait ; toi de même, ne débite point aux ignorants de belles maximes ; mais si tu les as bien digérées, fait le paraître par tes actions ». (Manuel, Épictète XLVI)

Il nous donne une leçon pour les moments où nous assourdissons notre entourage de choseS que nous ne maîtrisons ou ne connaissons pas vraiment. Il dénonce ainsi tous ceux qui, se croyant pourvoyeur de vérité, étalent une science qu’ils n’appliquent pas et dont ils n’ont aucun vécu.

2.2 Les doctes « philosophes »  

Concernant ceux qui ne font que connaître les textes et les idées, Épictète en dit qu’ils sont de « bons grammairiens » mais pas des philosophes (ibid, XLIX)

Nous retrouvons un propos analogue chez Descartes :

« Et nous ne serons jamais philosophe, si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, et qu’il nous est impossible de porter un jugement ferme sur une question donnéE : en effet nous paraîtrons avoir appris non des sciences, mais de l’histoire » (Règles pour la direction de l'esprit, Règle III, 1999, p43)  et parlant de l’érudit  « Celui qui est, comme lui, plein d’opinions et embarrassé de préjugés, se confie difficilement à la seule lumière naturelle car il a déjà pris l’habitude de céder à l’autorité plutôt que d’ouvrir les oreilles à la seule voix de la raison. » (Recherche de la vérité par la lumière naturelle 1999, p.898).

Il insiste sur le bon sens qui court le risque de s’évanouir avec l’amoncellement des connaissances. Si nous associons les pensées d’Épictète et de Descartes, nous constatons que tous deux sont extrêmement prudents face à la connaissance et estiment que le bon sens, la sensibilité et la capacité à vivre et expérimenter sont plus justes que l’accumulation de savoir.

Tant de penseurs se sont succédés et ont apportés chacun leur lot de réflexion, permettant à ceux qui les ont suivi de développer leur pensée propre, qu’il est parfois difficile d’y trouver son chemin. S’il semble important de savoir ouvrir son esprit à ce qui s’est dit, il importe bien plus de ne jamais s’y attacher comme à une doctrine, mais de garder sa sensibilité en éveil et son bon sens bien présent, afin que ce qui est pensé soit confronté à la réalité de la vie et ne soit pas qu’une brumeuse intellectualisation. Tout peut être remis en cause à chaque instant pour celui qui sait rester libre des idéologies.

retour

3 Gestion intime de nourriture vitale

3.1 L’aboutissement et le chemin

Pour développer une certaine dimension de soi, un individu va se nourrir de la vie. Il acquérra progressivement une maturité où, libre de l’ego, son sentiment de soi trouvera sa place hors du paraître. Un tel aboutissement lui permettra une attitude où il n’aura ni à se cacher, ni a étaler une apparence. Celui qui  est dans la timidité se cache (mais n’a pas de masque), et celui qui étale son paraître se cache aussi (sauf qu’il dispose de masques impressionnants).

Dans la maturité, un être ne se cache ni ne se montre. Il veut bien être vu, mais ne cherche pas à se mettre en évidence… il a simplement de la présence. Il veut bien ne pas être vu, mais ne cherche pas non plus à se cacher. Il est de toute façon en paix avec lui-même. Il goûte les rencontres, il cueille la vie et se re-cueille (se cueille à nouveau), car il ne manque pas non plus de donner une place à celui qu’il a été dans différents instants de son existence, tout en habitant le présent et en étant ouvert à ceux qui l’entourent.

Nous trouvons là le sage processus d’individuation de Jung où un être devient Soi, en même temps qu’il se libère du moi (voir publication de novembre 2005 « Le ça, le moi, le surmoi et le Soi »).

Mais nous ne parlons là que d’un aboutissement. Or, comme nous l’avons vu plus haut, ce n’est pas tant l’aboutissement que nous avons à considérer, mais plutôt chacun des instants qui nous y conduisent. L’imperfection apparente, qui habite nos instants, contribue à notre maturation. Pour les stoïciens la nature accomplit de toute façon ce qui est juste et contribue à l’équilibre. Dans une conception systémique avant l’heure, ils estimaient que ce qui a l’air d’un désordre dans l’instant, est un ordre qui s’organise dans un tout.  En fait ils accordent à la nature la même confiance inconditionnelle que Carl Rogers accordait à son patient.   

De leur côté, les épicuriens, qui ne s’entendaient pas forcément avec les stoïciens, prônaient de savoir goûter les instants avec plaisir et de se nourrir de leurs délices, tels qu’ils se présentent, d’avoir confiance en le fait qu’il y a une saveur à découvrir là où on se trouve. Dans une attitude de confiance ils savaient que la saveur était là, et mettaient un soin tout particulier à ne pas la manquer. Ils n’ont jamais prôné l’excès (contrairement à la fausse réputation qu’on leur a faite), mais plutôt la délicate dégustation de ce qui est. La confiance en la valeur de « ce qui est » est sans doute un point qui ralliait les stoïciens et les épicuriens. Naturellement, les premiers sont plus tournés vers une certaine austérité, mais avec un bonheur à savourer l’harmonie de la vie et les autres sont plus tournés vers le plaisir, mais « un plaisir à trouver en ce qui se présente », y compris dans la grande simplicité. Nous noterons même que Marc Aurèle, stoïcien, cite Épicure dans ses « Pensées pour moi-même » :

« dans les grandes douleurs aie recours à cette maxime d’Épicure : la douleur n’est ni intolérable ni éternelle si tu te souviens de ses limites et si tu n’y ajoutes rien par l’opinion que tu en as ». (Livre VII, LXIV)

Épictète, Marc-Aurèle et Épicure insistent donc sur le fait que nous souffrons plus de l’opinion que nous nous faisons des choses, que des choses elles mêmes : 

« quand quelqu’un donc te chagrine ou t’irrite, sache que ce n’est pas cet homme-là qui t’irrite, mais ton opinion » (Manuel, Epictète, XX) ou « Si tu supprimes ton opinion sur ce qui semble t’affliger, tu te place toi-même dans la position la plus inébranlable » (Pensées pour moi-même, Marc-Aurèle, Livre VIII, XL). 

Ils proposent ainsi de nous réapproprier ce qui nous revient et de nous remettre aux commandes de notre vie, sans chercher à être aux commandes de ce qui nous est extérieur : 

« un autre commet-il une faute contre moi ? c’est son affaire » (Pensées pour moi-même, Marc-Aurèle, Livre V, XXV) ou « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils en ont » (Manuel, Epictète, V)

Il paraît que Winston Churchill aurait dit « Le secret de la vie n'est pas de faire ce qu'on aime, mais d'aimer ce qu'on fait ». Il est bien difficile de savoir s’il le tenait des épicuriens ou des stoïciens. Tous deux auraient pu tenir ce propos. Par contre, en ce qui le concerne, Winston Churchill n’a pas été un modèle de modération et même… il s’en ventait. Sans vouloir lui dénier une certaine sagesse, sur ce point il était très loin d’Épicure ou d’Épictète.

Quoi qu’en disent les philosophes, si nous regardons phénoménologiquement la façon dont s’organise la vie pour « se remplir », pour tendre vers la maturation, vers l’individuation, il semble que des processus particulièrement pertinents sont à l’œuvre, même si c’est le plus souvent à notre  insu. Dès qu’on invite un individu à être attentif à ce qui se passe en lui, il nous révèle les  quatre points suivants : 1/l’évitement, 2/les compensations, 3/les symptômes, 4/l’accueil de soi.

3.2 L’évitement salutaire (énergie et survie)

Nos philosophes n’ont pas prôné l’évitement, qu’il s’agisse de Socrate, de Platon, d’Aristote, d’Épictète, d’Épicure, de Sidarta Bouddha ou de bien d’autres. De bien grands hommes nous ont mis en garde contre l’évitement. Or ce processus est pourtant très spontané et commun à tous les humains. Le piège est sans doute de prendre l’évitement pour une solution absolue et définitive, mais il semble peu probable qu’en étant si souvent présente, une telle attitude soit tellement erronée, même si elle comporte des pièges.

Les psy ont pointé qu’un individu adoptait quatre types de comportements : l’assertivité (affirmation de soi dans le respect d’autrui), la manipulation, le conflit, ou la fuite. La fuite ne semble évidemment pas être ce qu’il y a de plus glorieux, mais en faire une faute et considérer que c’est forcément inadapté serait abusif et nous ferait passer à côté de certains aspects de la pertinence à l’œuvre en nous. Naturellement, quand elle est possible, l’assertivité est l’attitude la plus efficace et la moins coûteuse en énergie. Mais quand elle n’est pas accessible, les autres comportements jouent un rôle essentiel.

Quand une chose nous est trop pénible, quand notre maturité ne nous permet pas d’y faire face, notre élan spontané est de la mettre à distance. La part de nous qui a été choquée est ainsi propulsée loin de nous, loin de notre conscience. Cet évitement d’une part de soi permet ainsi de continuer à vivre.

Quoique amputé de cette part de soi nous poursuivons alors notre maturation. Puis il y aura un moment où les acquis nouveaux permettront de se « re-cueillir », c'est-à-dire de cueillir ces parts de soi laissées en attente lors des évitements antérieurs. Ces évitements demandent de l’énergie pour masquer en soi ce que nous ne savons pas encore intégrer,  mais tant que de l’énergie est disponible, le processus est opérationnel.

L’évitement spontané permet de mettre dans l’inconscient ce que nous ne voulons pas de nous, et ce dernier semble en assurer la garderie, jusqu’au jour où nous serons en mesure de le récupérer. Bien évidemment, il nous est impossible de récupérer cette part de Soi, tant que par immaturité nous la confondons avec les situations désagréables qui se sont produites. La maturité consistera à différencier d’une part les êtres et, d’autre part, les circonstances et les choses. C’est seulement là qu’il nous deviendra possible de récupérer ces parts de soi restées en « garderie » dans l’inconscient.

Jusqu’à ce moment de maturité, l’énergie permet de vivre assez bien, malgré les manques induits par ces diverses amputations de soi. Cependant, celles-ci laissent en nous des vides que, également grâce à l’énergie, nous allons tout simplement masquer afin d’assurer l’illusion de complétude nous permettant d’assurer une vie suffisamment confortable. Ils seront masqués par le « faire » et par l’« avoir », par les projets, par les centres d’intérêt… C’est à ce prix que la maturation poursuit son chemin, malgré les moments inacceptables de notre existence (§ « le masque de faire », L'écoute thérapeutique, Tournebise, 2001).

3.3 Les compensations (énergie et survie)

Ces parts de soi maintenues à distance génèrent donc, en nous, des manques. Nous nous empressons alors de les masquer, sous peine de ressentir un vide. Ce vide ressemble à un creux, à une dépression et nous le masquons avantageusement avec des centres d’intérêt, avec des objectifs, avec tout ce qui nous permettra d’éviter la sensibilité qui nous le ferait ressentir. Mais ce n’est que de l’évitement, de la compensation.

Cela n’est possible que si nous disposons d’une énergie suffisante et, à ce stade, nous en avons. Cette 2e fuite peut être considérée comme une sorte de combat contre le vide intérieur (nous avons d'abord eu la fuite d'une part de soi, puis maintenant, celle du vide intérieur qui en résulte).

Nous prendrons soin de différencier celui qui perçoit le plaisir de l’épicurien de celui qui cherche des plaisirs pour masquer ses vides. Le premier est sensible aux délices de l’instant  et est ouvert à la vie, alors que le second est dans l’évitement et la compensation… il est fermé à la vie.

Mais nous ne devrions cependant pas juger trop durement une telle situation d’anesthésie, car elle permet de continuer à vivre malgré un manque. Elle permet de poursuivre sa maturation en dépit d’une amputation de soi. Nous ne devrions donc pas la juger du tout et lui accorder qu’elle joue un rôle majeur et pertinent.

Il s’agit d’une sorte de pulsion de survie permettant, à un être de rester debout malgré une maturité qui n’est qu’en cours d’accomplissement… mais qui est en train de s’accomplir ! (jusqu’à la fin de la vie)

Cependant, les centres d’intérêt compensateurs n’aboutissent pas toujours à la satisfaction, malgré les tentatives de transactions ou même de « manipulations » pour y réussir. C’est ce qui conduit à une attitude de conflit ou de rébellion pour faire valoir son projet personnel. S’il n’aboutit pas et rencontre trop d’oppositions, il peut y avoir affaiblissement, anesthésie, apathie, découragement, abandon.

Puis, l’énergie revenant, nous constaterons une nouvelle rébellion suivie de projets et de centres d’intérêts qui reviennent (comme sources de motivations, comme « moteurs »).

Une telle fuite, un tel évitement, se fera cependant avec un balisage. Des indices inviteront sans cesse le sujet à récupérer les parts de soi laissées en attente. Ces balises, ce sont les ressentis, les sensations, les symptômes psychologiques. Ces symptômes ne seront pas considérés ici comme des psychopathologies, mais comme les moyens par lesquels un individu garde un accès à lui-même.

3.4 Les symptômes (vie et individuation)

Les deux phases précédentes (évitements salutaires, puis compensations) sont l’expression d’une pulsion qui nous habite pour assurer notre survie. C’est pourquoi je l’appelle « pulsion de survie ».

Nous abordons maintenant une pulsion d’un autre type : la « pulsion de vie ». Nous nous garderons bien de la confondre avec celle de Freud qui n’est que pulsion libidinale (énergie concernant le moi). La pulsion de Vie, telle que je l’évoque ici, est plutôt d’ordre existentielle, c'est-à-dire un processus d’individuation concernant le Soi tel que Jung nous le propose (l’individu entrain de se réaliser, de se « re-cueillir », de s’assembler).

Le symptôme est un signe (ainsi que l’étymologie du mot nous le rappelle) proposant un accès direct à la part de soi en attente. Il n’existe pas « à cause de ce qui nous est arrivé », mais « spécialement pour retrouver celui que nous étions quand c’est arrivé ». Un symptôme n’est pas le reflet, la réplique ou la conséquence d’une mauvaise chose antérieure dont il faudrait se libérer, mais plutôt un appel, un passage, une ouverture vers une part de soi extrêmement précieuse qu’il convient de réhabiliter. Or éliminer ou réhabiliter ne font pas partis du même programme. Tous ceux qui, partant du symptôme, proposent une élimination de quelque chose sont ainsi invités à y regarder de plus près.

En psychothérapie, j’ai remarqué, la plupart du temps, que partant du symptôme, et examinant les ressentis, nous arrivons rapidement (parfois quasi instantanément) à la part de soi qui s’exprimait. Le symptôme, tel une sorte de « lien hypertexte », n’attend qu’un « clic » pour ouvrir l’accès conduisant à une part de soi que nous avions mise à distance (et le plus souvent oubliée).

Cependant, quand les symptômes sont inconfortables (manque d’assurance, mal être, obsessions, phobies, boulimie, anorexie, alcoolisme, dépression…) il est tentant de les éviter aussi. Cela peut même être, en effet, salutaire de les éviter (temporairement), quand leur ampleur met le sujet en danger. Mais il est souhaitable de préférer se tourner vers ce qu’ils expriment de pertinent en soi, plutôt que de tenter de les chasser. De toute façon, si on ne fait que les chasser, ils reviennent, car la pulsion de vie veille à éviter l’effacement.

La pulsion de vie (existentielle) joue deux rôles : elle assure le « gardiennage » des parts de soi dont nous nous sommes coupés (nous trouvons là l’inconscient) et elle produit les symptômes par lesquels nous pourrons, ultérieurement, y re-accéder.

Une fois ces parts de soi revenues à la conscience, reste à leur donner la place qui leur revient. Il s’agit alors de la phase de réhabilitation. Il s’agit de l’accueil de soi.

3.5 L’accueil de Soi (vie et individuation)

Nous avons vu comment, grâce à la pulsion de survie, un moment de souffrance nous a fait rejeter une part de soi puis créer une compensation du manque résultant de ce rejet.  Nous avons vu aussi comment la pulsion de vie en a assuré le gardiennage, puis, grâce aux symptômes nous a permis de disposer d’un accès nous y re-conduisant (une sorte de fil d’Ariane).

Une fois retrouvée, cette part de soi doit récupérer sa juste place en soi. Le vide que nous ressentions, n’était que cette place restée vacante, que rien ne pouvait compenser durablement. Il ne s’agit pas là de considérations théoriques. C’est surtout à ce moment que ce trouve tout l’enjeu concret de vie et d’amélioration. C’est là que nous pouvons récupérer le « plus de vie » tant attendu. Il s’agit d’une sorte d’assertivité avec soi-même, de considération retrouvée. Une sorte de « venue au monde » d’une part de soi restée dans l’ombre jusqu’à ce jour, une sorte de mise en lumière, de passage au jour.

Une telle chose ne se décrète pas par la volonté. Elle vient naturellement d’un nouvel éclairage. Jusque là, nous avons confondu celui que nous étions avec ce qui s’est passé. Maintenant il nous suffit pratiquement de réaliser que ce qui fut mauvais, négatif ou destructeur, c’est juste ce qui s’est passé, et surtout pas celui que nous étions quand ça s’est passé.

Naturellement, il peut se produire quelques enjeux complexes qui ne permettent pas d’aboutir ainsi immédiatement. Pour en savoir plus, vous pouvez lire sur mon site ma publication d’avril 2004 « communication thérapeutique » ou mes ouvrages « Chaleureuse rencontre avec soi-même » (Dangles), « L’écoute thérapeutique » (ESF) ou, mon prochain ouvrage à paraître en 2007 (extrêmement détaillé sur ce point).

retour

4 Les vides, outils de plénitude

4.1 L’affûtage du goût

Épicure nous faisait remarquer que le pain et l’eau ont une saveur extrêmement goûteuse, quand on en manque. Mais, bien souvent, sans un tel manque, nous peinerons à en sentir le délice. Lors d’un régime, ou d’une journée de jeûne, un simple morceau de pain apparaît effectivement avec une saveur délicieuse… et évidemment bien plus encore pour ceux qui en manquent, non par choix, mais parce que leur situation ne leur permet pas de manger à leur faim.

Ce qui est pointé ici, au niveau du pain et de l’eau, vaut bien sûr pour toutes les choses et tous les êtres de l’existence. Il semble regrettable qu’il faille un manque pour découvrir une saveur. Ne trouverions nous pas un supplément de vie à développer une sensibilité qui nous permettrait de percevoir les saveurs existentielles, sans que le manque en ait été nécessaire ?

C’est sans doute ce que nous propose Thich Nhat Hanh en nous invitant à goûter chacun de nos pas au cours d’une marche consciente. L’idée n’y est pas de courir vers le but, mais de savourer chaque « ici et maintenant ». Nos sensations de vide viennent, le plus souvent, de notre incapacité à percevoir ce qui nous entoure et à nous projeter dans des « ailleurs » de l’espace ou du temps. Quand bien même il s’agit d’un ailleurs qui se situe seulement quelques secondes plus tard… c’est déjà un ailleurs. Par exemple : si j’ai soif et que je vais boire un verre d’eau dans quelques secondes, suis-je capable de goûter ma sensation de soif quand je l’éprouve, puis celle de boire quand je bois, où suis-je déjà en train de fantasmer la sensation que j’aurais en buvant ?

Ce petit exemple, tout simple, nous montre bien à quel point nous sommes, le plus souvent, plus en projection qu’en sensation. Le problème de cette projection permanente est que, comme dans le film « Click », nous passons alors à côté de la plupart de moments de notre vie. Il semble ainsi que le manque un peu prolongé, quand on n’a pas le moyen de zapper, rehausse le goût, alors que l’abondance vienne affadir la sapidité. De ce fait, un tel manque apparaît,   comme une sorte d’apprentissage de vie  et non comme un inconvénient (pourvu qu’il ne nous mette pas en danger). Une sorte de façon de rehausser des saveurs que notre conscience ne nous permet pas spontanément d’appréhender.

Naturellement, cette propension à nous projeter dans un « ailleurs du temps ou de l’espace » ne doit pas être vécue comme une faute ou une erreur, mais simplement être examinée avec bienveillance. C’est pourquoi, dans le chapitre précédent j’ai insisté sur le rôle de la pulsion de survie, pourvoyeuse d’évitements salutaires et d’utiles compensations. Quand bien même « évitements et compensations » durent parfois des années ou des dizaines d’années, ils ne sont que temporaires et il convient d’examiner, avec bienveillance envers soi-même, le rôle qu’ils jouent ou qu’ils ont joué.

De plus, nous devons nuancer cette idée de « présence » au « vécu de l’instant ». En effet, si nous ne sommes que dans le présent, il n’y a plus de futur (ni de passé) et nous n’avons alors plus de projets. Or ce n’est pas si souhaitable que ça, car celui qui goûterait avec trop de délice sa sensation de soif, pire q’un anorexique, finirait par en oublier d’aller boire (un peu comme Narcisse devant sa fontaine qui, fasciné par son image, mourut d’en oublier de boire). La juste position semble donc de goûter cette sensation de soif comme étant une heureuse manifestation et de savoir ainsi l’apprécier à sa juste valeur (elle conduit notre corps à prendre soin de lui), tout en appréciant de la même manière le projet de boire qui en résulte, puis celui de boire au moment où l’on boit.

Être dans le présent et le goûter, ce n’est pas seulement « goûter l’instant » mais aussi « goûter le passé et le futur qu’ils contient ». Penser que le présent ce n’est que l’instant est sans doute trop réducteur et nous pouvons aussi  considérer ces mots de Marc-Aurèle : 

« …qui a vu ce qui est dans le présent a tout vu, et tout ce qui a été de toute éternité et tout ce qui sera dans l’infini du temps » (Livre IV   XXXVII)

Par exemple, face à un individu, nous serons plus présent à lui si nous savons considérer tous « ceux qu’il a été » et tous « ceux dont il est issus » ainsi que l’ensemble des ressentis qui furent vécus par chacun de « tous ceux-là ». Désolé si cela fait beaucoup de monde !... mais cela nous permettra d’accorder sens à ce qu’il nous montre. Nous ne connaissons pas son histoire et ce n’est pas nécessaire (se serait même indiscret la plupart du temps), mais nous lui accordons cette existence potentielle de « tout cela » qu’il contient et qui le constitue. Ce « tout cela » (et tous ceux-là) est apparu dans le passé, mais est très présent dans l’instant. Si nous ne voyons que la parole ou l’acte qu’il nous propose dans l’instant, cette parole ou cet acte peuvent  paraître n’avoir aucun sens. Épictète nous faisait déjà remarquer : 

« Quelqu’un boit beaucoup de vin, ne dis pas qu’il fait mal de boire, mais qu’il boit beaucoup : car avant que tu n’ais bien connu ce qui le fait agir, d’où sais-tu qu’il fait mal ? » (Manuel XLV). 

Si on ne le rapporte qu’à la circonstance actuelle, sans cette vision toute en profondeur qui considère « tout un Être », nous serons, la plupart du temps face à une aberration. Il s’agit donc ici de savoir percevoir « en relief ». Le premier plan n’a de sens que par rapport à ce qui est autour. Or ce présent est une sorte de « premier plan » par rapport à un passé et un futur qui l’encadrent et qui, d’une certaine façon, sont là et méritent aussi notre considération. J’y reviendrai plus loin, dans le paragraphe « Toucher l’impalpable ».

4.2 Les vides sources de relief

La sensation de vide est plutôt déplaisante et nous ne sommes pas naturellement portés à y diriger notre attention. Mais elles sont un peu comme des silences dans la musique, permettant de faire ressortir la mélodie. Une musique ne peut se concevoir comme un jet sonore permanent. Le rythme apparaîtra s’il y a des silences, aussi brefs soient-ils. Nous remarquerons aussi, c’est bien évident, que s’il n’y a que des silences, il n’y a pas non plus de musique ! Tout est affaire de contraste.

Même la matière concrète est avant tout constituée de vide. Ci ce n’était pas le cas, si toutes les particules se trouvaient compactées, une simple tête d’épingle pèserait plusieurs tonnes et nous serions bien embarrassés ! Le vide, qu’il s’agisse de la matière ou du cosmos semble être une composante du monde, qui participe à son équilibre. Sommes nous pour autant autorisés à en déduire son importance dans le monde psychique ? Rien ne permet de l’affirmer comme une certitude. Nous ne pouvons qu’examiner ce qui est ressenti par chacun.

Il semble ainsi que les sensations de vide fassent aussi partie de notre vie intérieure. Elles sont une réalité psychique vécue par chaque être humain, de façon plus ou moins importante selon les individus et selon les moments de leur existence (constat purement phénoménologique).

Nos sensations de vide sembleraient avoir pour rôle de rehausser les saveurs de vie que nous ne sommes pas capables de percevoir. En tout cas, nous remarquons qu’un vide permet de réévaluer sa capacité à sentir, comme par exemple le manque de pain d’Épicure permet de mieux accéder à la saveur du pain, comme par exemple le manque d’un être peut nous faire réévaluer l’importance qu’il a dans notre vie. Marc-Aurèle nous propose: 

« …évalue, entre les choses présentes, celles qui sont les plus favorables, et rappelle toi avec quel zèle tu les rechercherais si elles n’étaient point présentes » (déjà cité plus haut, Pensées pour moi-même, Livre VII, XXVII). 

Il nous invite ainsi à avoir cette perception, même quand il n’y a pas de manque. Mais, du fait de notre sensibilité défaillante, le manque sera souvent le moyen par lequel nous saurons percevoir.  

De la même façon, sur un dessin en noir et blanc, la sensation de lumière vient du fait que certaines zones restent vides de noir. Mais les zones noires doivent exister pour encadrer ces vides, car sans elles il n’y aurait pas la sensation de luminosité. Sont-ce les zones noires qui manquent de lumière ou les zones blanches qui manquent d’encre, de crayon ou de peinture ? En tout cas il en résulte la perception d’une figure qui, sans ce contraste, n’aurait pas été visible.

Ne s’agit-il donc pas d’un phénomène si important que notre capacité à percevoir y soit totalement liée, au point que le vide soit l’incontournable « présence » par laquelle tout prend son relief?

Tous ces exemples ne sont que des exemples et ils ont bien sûr leurs limites. Mais l’expérience quotidienne nous fait entrevoir que le manque est source de valorisation, source de perception. Naturellement, en compensant les vides, nous ne leur permettons plus  de jouer leur rôle. Pourtant, il se peut que nous ne nous sentions pas prêts non plus à découvrir ce qu’ils nous montrent.

4.3 Les vides, contenants et contenus

Les vides sont aussi d’une autre sorte dans le monde psychique. Ils peuvent découler également d’un manque de soi, résultant du fait qu’on rejette une partie de ce qu’on est ou de ce qu’on a été (ou de ceux dont on est issu). Nous le faisons du fait de la pulsion de survie qui met spontanément à l’écart de Soi, les parts de nous même qui ont trop souffert. Notre structure psychique se trouve ainsi partiellement amputée ou vidée et il en résulte qu’il s’y trouve une place vacante.

Un peu comme dans le film « Sale môme » (de John Turteltaub, 2000) où Russ (Bruce Willis)  est consultant en communication, en image (paraître). Malgré sa réussite sociale et professionnelle, il a en réalité mis beaucoup de soin à oublier l’enfant (Rusty) qu’il était. Sans qu’il s’en rende compte cela laisse un vide dans sa vie qui le conduit à être assez indélicat avec autrui (malgré son métier). La seule trace à peu près consciente qu’il lui en reste est un tic à la paupière (expression somatique). Puis cet enfant, qu’il a tenté d’oublier, apparaît dans sa vie (comme c’est un conte il apparaît dans la réalité) et toute l’histoire est celle de la place qu’il va donner à cet enfant, jadis éliminé de sa conscience. Après maintes tentatives de nouveaux rejets ou évitements, il sera finalement aidé par l’enfant, autant qu’il aidera lui-même celui-ci. Une remarquable idée d’Audrey Wells qui illustre ici dans son scénario comment ce vide laissé en soi est la juste place d’une part de soi jadis éloignée, suite à quelques souffrances. Elle montre aussi, dans cette histoire, comment ce vide est enfin définitivement comblé par la délicatesse de la rencontre et de l’accueil, entre celui qu’on est et celui qu’on a été.

Ce vide, est comme un contenant attendant de retrouver son contenu. Pour reprendre une image symbolique médiévale, ce vide serait comme une sorte de « graal » intérieur attendant sa précieuse substance de vie (la part de soi jadis rejetée). Celui qui pense que nous « trimballons des casseroles » a évidemment une vision moins noble du « récipient » que représente ce vide !

Nous pouvons poser sur ces sensations de vide un regard différent dès lors que nous les envisageons sous l’angle d’une place réservée à une part de soi qui n’est aucunement mauvaise, mais qui a juste été blessée à un moment de notre existence, et attend considération et réhabilitation. Dans ce cas les sensations de vide ne sont plus des outils de contraste, mais plutôt les indicateurs qu’une part de soi attend de retrouver sa place. Ils nous rappellent que celui que nous avons été, à un moment de notre vie, ne fait pas encore partie de notre structure psychique, car la pulsion de survie la maintient encore « à part ».

La maturité, ou l’affirmation de soi, ou « la présence » consiste en cette réappropriation de soi, cette individuation, cette complétude de la structure psychique.

Pour le dire simplement, la sensation de vide est ici une opportunité de rencontre avec soi-même, dont il peut résulter un supplément de vie, un goût de plein, de plénitude, une saveur d’être, une individuation mieux accomplie.

4.4 Etre frustré… être dupe ?

Comme ces vides sont naturellement inconfortables nous aurons plus tendance à les éviter qu’à les considérer attentivement. L’élan naturel, nous l’avons vu, est de tenter de les compenser. La compensation est une activité majeure de la pulsion de survie, nous permettant de supporter des vides que nous sommes encore incapables de combler réellement.

Naturellement, une compensation n’est qu’une compensation, et est fréquemment suivie d’une « décompensation ». Dans ces cas, l’individu ressent une importante frustration de ne pas disposer de ce qui lui permettrait une « illusion de plein ».

Le mot « frustrer » vient de frustrare qui signifie, duper, tromper. En latin, Frustrare esse, signifie « être dupe » (Trésor des racines latines, Jean Bouffartigue, Anne-Marie Delrieu – Belin, 1981).  Se sentir frustré signifie donc « se sentir dupé ». En effet la sensation d’avoir été dupé est bien en accord avec la compensation où, croyant avoir rempli son vide, on n’a fait que le dissimuler et, quand il reparaît, il y a une sorte de lucidité soudaine, vécue comme une douleur… une espèce de désillusion, qui n’est finalement qu’une sorte de révélation ! Cela est ressenti comme une sorte d'apocalypse intérieure qui est aussi bien une fin du monde qu'une révélation. C'est une fin du monde de l'ego (le moi) et un début de conscience de soi. Il est intéressant de remarquer que le mot « apocalypse » vient du grec apokalupsis signifiant « révélation », venant du verbe apokaluptein constitué de apo (négation) et de kaluptein (cacher envelopper) [Le Robert Dictionnaire historique de la langue française]. C'est donc le moment du « désenveloppement » et non de la fin. Finalement, c'est plus un moment de « développement » qu'un moment « d'effondrement ».

Dans les contes, nous trouverons l’histoire de Pinocchio qui, de « personnage pantin » deviendra « individu petit garçon ». Comme il ne sait pas encore « sentir » le bon chemin, quand il s’égarera, pour lui donner la possibilité de s’en rendre compte, son nez s’allongera. Allonger le nez de celui qui « sent » mal est un judicieux stratagème ! Puis il tentera de compenser ses vides en allant à la fête foraine où il découvrira la duperie quand les oreilles d’ânes lui pousseront. « J’ai été un âne » n’est il pas ce qu’on se dit quand on découvre qu’on a été dupe, après avoir cru aux merveilles ? Ces ânes ont une destinée dans ce conte : on utilise leur peau pour faire des tambours, des caisses vides qui résonnent.

Ce vide se trouve aussi dans le mot « fou » venant du latin follis signifiant « soufflet pour le feu », « outre gonflée, ballon », « ballot » (Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française).

Pinocchio verra son salut en s’enfuyant dans la mer… et même « dans un ventre dans la mer (celui de la baleine) où il ramènera son père à la vie. Cette « naissance », accompagnée de la réhabilitation de celui dont on est issu est le moment de passage du « personnage pantin » à « l’individu petit garçon ».

Il semble que cela décrive bien notre vie où nous passons du statut de « personne » (personna, masque de théâtre) à celui de « quelqu’un »1, mais seulement après avoir pris conscience de la duperie (frustration), avoir réalisé notre vide (dépression) et l’avoir rempli, au lieu de juste le compenser. Ainsi, nos symptômes psychiques sont, un peu comme le nez de Pinocchio, un moyen de garder l’indication de ce qui est juste malgré notre manque de sensibilité. C’est un moyen de retrouver le chemin vers ce qui nous remplira plutôt que de rester exagérément avec ce qui ne fait que compenser.

1- Lire sur ce site la publication de mars 2001   « Un quelqu'un en habit de personne ».

4.5 La dépression (expérience du vide)

Le vécu phénoménologique du dépressif (le phénomène qu’il dit ressentir) est celui d’un vide. Il n’est pas aisé cependant de comprendre d’où vient le mot « dépression ».

Déprimer vient du latin deprimere, c'est-à-dire « presser du haut vers le bas ». De de (de haut en bas) et primere pression. Mais René Garus est plus précis dans son ouvrage « Les étymologies surprises » (Belin1988) : il donne la phrase « Vous vous empressez de réprimer la déprime qui vous oppresse » pour attirer notre attention sur le fond commun de tous ces mots. Pre, prem, premere, pret qui a donné pressus (prêt-tus) signifiant « serré » (pressare, « serrer fort »). Le dépression, c’est donc aussi « serrer » de haut en bas. Il est curieux d’avoir choisi ce mot signifiant étymologiquement « une pression de haut en bas », pour parler d’une sensation de vide ? La sensation de dépression ne consiste pas en une pression ou un écrasement de haut en bas, mais dans une sensation de vide. Il ne s’y trouve plus d’intérêt pour rien. L’obsession, elle, est écrasante, mais pas la dépression. L’angoisse aussi donne une sensation de serrement que nous retrouvons dans « stress » (du latin stringere « serrer, resserer »… qui a même donné « stranguler »).

Heureusement, nous remarquerons que le latin depressio signifie « abaissement » et qu’il a donné en chirurgie « creux dans une surface » (Le Robert dlhf).

Pour comprendre, nous serons mieux aidés par la météo où « dépression » signifie « basse pression » ! Nous retrouvons ici notre idée de vide. Mais ce qui nous trouble, c’est que dans la basse pression (moindre pression) l’air chaud monte (c’est donc du bas vers le haut) et que ça amène le mauvais temps… alors qu’avec l’anticyclone (zone de haute pression) nous arrive le beau temps ? En fait le vide de la dépression (air chaud qui monte) attire l’air froid latéral environnant. C’est comme si ça ouvrait les fenêtres et faisait entrer l’air froid d’à côté ! Il y a de quoi y perdre son latin… et tout le reste ! Mais il nous arrive qu’avec trop de chaleur (climatique) nous disions qu’il fait lourd et soyons soulagés par l’orage et la pluie qui allègent l’atmosphère.

C’est donc la tête dans les nuages que nous aurons notre éclaircissement. Car cette valse étymologique donne plus une sensation de tempête intellectuelle que de clarification ! Pourtant, avec une analogie météorologique, il se peut que « l'air froid » attiré par le « vide ascendant » de la dépression ressemble  à notre vide intérieur attirant la « part refroidie » de nous-mêmes, que nous avons délaissée, qui a manqué de reconnaissance, et qui est en attente de réhabilitation..

Il est vrai que, quoique se sentant vide, dans la dépression, on se sent lourd. Peut être le dé-pressif est-il « pressé vers le bas », afin de mieux « s’ex-primer » (pressé vers l’extérieur) pour se libérer, ou pour libérer cette part de lui-même prisonnière en lui, et qu’il retient ! Le « pressoir » pour extraire le suc, la précieuse substance de vie… pour libérer le parfum, la saveur, une sorte d’extraction du Soi emprisonné afin de l’amener au jour et d’en révéler la goûteuse présence... d’en concentrer la saveur pour ne pas la manquer. Mais la sensation phénoménologique (ce qui est vraiment ressenti) est en fait plus de l’ordre du vide que de celle de la pression et de l’ordre de la disparition de l’intérêt et de l’énergie. La douleur peut y être extrême, au point que, chez certains, la mort en devient désirable (suicide), non en tant que mort, mais en tant qu’évitement de la douleur psychique (voir sur ce site la publication  de juin 2001 « Dépression et suicide »).

Phonétiquement, « primer » (mettre en premier) et « déprimer » pourraient trouver un rapprochement, même si celui-ci n’est pas juste sur le plan étymologique.  Il serait entendu  avec cette fois-ci un « de » dans le sens « privatif » et non un « de » dans le sens « de haut en bas ». Cela reflèterait mieux le phénomène tel qu’il est ressenti. Cependant, cette sensation de vide s’accompagne d’une sensation de lourdeur dans laquelle, par le manque d’énergie, il est difficile de se mouvoir… et même de s’émouvoir. La dépression est vécue comme un effondrement, comme une sorte de dé-compensation. Il est fondamental de comprendre qu’il n’y s’agit que d’un effondrement de l’énergie et de l’ego (pouvoir et paraître), et non un effondrement de la conscience (de l’être, de l’individu ou du Soi). C’est, en réalité, un réveil de la conscience, en train d’accéder à elle-même et à la vie. C’est une sensibilité nouvelle à ce qui est vain, afin de découvrir ce qui remplit vraiment. La difficulté est que l’ancien système de valeur (ego, compensation, illusion) n’y a plus court, et que le nouveau (le Soi, réalité, individuation, sensibilité) n’y est pas encore en place (voir sur ce site la publication de novembre 2005  « Le ça, le moi, le surmoi et le Soi ».

Ce vide est finalement un salutaire moyen d’accéder à une meilleure conscience. Il en est l’expression. Une façon de ne plus être fou (de ne plus être follis, vide, ballot),  et de guérir de notre « aliénation »1 (de guérir du fait d’être étranger à soi-même). Une façon de « retrouver le goût de Soi » (et non de se limiter à celui de l’ego ou du personnage joué dans la vie sociale.)

1- Le docteur Philippe Pinel (né en 1745) avait remplacé le mot « fou » par « aliéné », considérant que les malades mentaux étaient plus « étrangers à eux-mêmes » que « vides ». A cette époque ceux-ci étaient enfermés et enchaînés dans leurs cellules. Il les a libérés des chaînes (matérielles) et de leurs cellules. Il a considérablement amélioré leur condition et leur traitement.

Ne plus être étranger à soi-même est une façon  de ne plus éprouver ce vide. Nous en avons une pertinente et profonde illustration dans le film « Angel-a » de Luc Besson.

André (Jamel Debouze) est un escroc malchanceux qui veut se suicider à cause de nombreuses misères qui l’accablent (il a la mafia à ses trousses). Angel-a (Rie Rasmussen ) est une fille très belle qui se révèle être un « ange » venu l’aider. En réalité, elle n’est en fait qu’une partie de lui-même qu’il n’a jamais rencontrée et qui vient l’inviter à mieux se connaître. Evidemment, c’est un conte, puisqu’elle se manifeste physiquement dans la réalité, au point qu’André ne voit en elle qu’une simple, mais très belle femme.

A 59 minutes du début du film, une scène, face à un miroir, y est particulièrement touchante : Angel-a emmène André délicatement face à une glace et lui demande ce qu’il voit. Il répond « Une fille sublime ». Elle le remercie et lui demande « A côté d’elle, qu’est-ce que tu vois ? ». Il répond « Je ne sais pas ». Elle dit « C’est bien ! Tu progresses ! Avant tu ne voyais que de la merde. Maintenant au moins tu ne vois rien […] Maintenant il faut y mettre quelque chose, dans cette coquille vide ! ». Elle l’amène ainsi à découvrir l’être qu’il est, à trouver le goût de se découvrir et de s’aimer (à ne pas confondre avec le fait de s’admirer, qui ne reviendrait qu’à contempler une image idéalisée). A travers cette scène de fiction, Luc Besson nous montre la réalité de la rencontre avec soi-même. Ce film comporte un mélange de profondeur et de désinvolture qui nous invite à une réflexion profonde, sans pour autant se prendre au sérieux. A la fois simple, humoristique, désinvolte et touchant.

Ce vide peut être considéré comme le début de la rencontre avec soi-même, comme un début de conscience et non comme un effondrement. Il ne s’y trouve qu’un effondrement de l’ego… juste pour accéder à une plus grande réalité de soi, pour remplir ce vide avec de l’être, avec du Soi et non avec le paraître du moi.  

retour

5 Sensibilité retrouvée

5.1 La volonté sans le pouvoir

Il y a deux vouloirs distincts à l’œuvre chez l’être humain. L’un dit « je veux », et est associé au Moi, à l’ego. L’autre dit « je veux bien », et est associé au processus d’individuation, au développement du « Soi» (dans ce dernier cas, nous devrons toutefois être vigilant et ne pas le confondre avec le faux « je veux bien » qui exprime plutôt une résignation, dans laquelle il n’y a développement ni du moi, ni du Soi, mais un simple flottement inerte).

Libre du pouvoir ou de la résignation, le « je veux bien » qui marque alors l’accueil (l’ouverture, l’état communicant), est celui qui permet de goûter la vie. Cela ne peut se réaliser sans notre volonté (nous devons y être d’accord), mais ne peut non plus s’accomplir que hors du champ de notre pouvoir.

Le « vouloir, libre du pouvoir » ouvre la porte pour permettre la rencontre. Ce vouloir de type « je veux bien » est un préalable incontournable à toute perception consciente et enrichissante. Il est la base d’une réelle communication avec la vie et avec autrui. Nous y retrouverons les cinq points de validation rencontrés dans les situations communicationnelles, alors que dans les situations relationnelles nous n’en trouvons que deux. (voir  sur ce site la publication d’avril 2004  « Communication thérapeutique » au § « guidage non directif »).

D’un côté,  le « je veux » est lié à l’ego et est ébloui par la fascination. De l’autre, la « résignation », elle, est éteinte dans l’abandon. Le « je veux bien » est très différent. Il est prêt à la rencontre, à la découverte. Il résulte d’un être explorateur de vie, d’un gastronome des saveurs de l’existence. Il bénéficie de la tranquillité d’un stoïcien, enrichie de l’ouverture au plaisir de l’épicurien. Ainsi, celui qui « veut bien », écoute l’instant, dispose de toute sa sensibilité ouverte aux nuances subtiles qu’il rencontre. Il est hors des notions de pouvoir, il est en « lâcher prise ».

Mais ce « lâcher prise d’avec le pouvoir », même s’il apparaît comme une évidence théorique, n’est pas si aisé à mettre en œuvre, car les réflexes sont là. Nous sommes souvent plus dans une oscillation entre « pouvoir » et « résignation », que dans un réel « lâcher prise ».

Le « il faut lâcher prise » est une hérésie, car « lâcher » est l’opposé de « il faut ». « Lâcher prise » signifie « s’ouvrir » et non pas « mettre de l’énergie contre la prise ». Celui qui « veut bien » s’ouvre et reçoit (il lâche prise), alors que celui qui « veut » cherche et prend (il s’accroche, il s’agrippe). Il est évident que « prendre » ou « recevoir » ne procèdent pas de la même attitude. Celui qui « prend » est un opportuniste profiteur qui contrôle, alors que celui qui « reçoit » est ouvert, confiant et empli de gratitude (rappelez vous de la confusion à propos du fameux carpe diem).

Celui qui « veut bien » s’ouvre à ce qui se présente, avec un regard prêt à y trouver une richesse. Pour s’y ouvrir, il est sensé être en confiance avec le fait qu’il s’y trouve une richesse (même s’il ne la connaît pas encore). De cette confiance résulte la saveur.

L’attitude de pouvoir visant à rechercher le profit (je veux, ou je ne veux pas), et l’attitude qui consiste à se disposer en ouverture (je veux bien), sont particulièrement bien illustrées dans le film « Un jour sans fin » (Réalisation : Harold Ramis – 1993 ; scénario : Danny Rubin, Harold Ramis).

Phil (joué par Bill Murray) y est un présentateur météo arrogant et méprisant. Lors d’un reportage, il fait abondamment démonstration de son sale caractère envers le public et ses deux collègues, dont Rita (jouée par Andie Mac Dowell). Le lendemain il vit la surprise de voir se dérouler la même journée que la veille : mêmes interlocuteurs, mêmes propos, mêmes circonstances. Cela se reproduit ainsi chaque matin. L’angoisse qui résulte de cette répétition continuelle le conduit même à se suicider… plusieurs fois ! En effet, il a beau mourir, il se réveille quand même le lendemain et voit se dérouler la même journée, encore et encore... Il finit par en prendre son parti et remarque que Rita lui plait beaucoup. Il va tenter de tirer avantage de la situation pour la séduire. Chaque jour il recueille d’elle des confidences qui lui permettent de la séduire de mieux en mieux… et de plus en plus vite (en effet il doit tout recommencer chaque jour... et n’a jamais le temps d’aboutir dans les seules 24 heures dont il dispose). Il se fait de plus en plus séduisant, apprend la sculpture, la musique… mais le lendemain est toujours l’inlassable répétition. Il finit par s’ouvrir et par aider des personnes, puis finalement va aussi essayer de s’ouvrir à Rita plutôt que d’essayer de « l’avoir ». Le jour où il sait l’aimer plutôt que de la séduire, un nouveau jour commence enfin.

Dans cette comédie philosophique, Phil est dans le « je veux », puis il essaye de devenir plus fort et de gagner en pouvoir. Il réalise cela en recueillant des informations sur Rita (par Rita elle-même, qui le lendemain ne s’en souvient pas) et en augmentant son pouvoir de séduction par plus de compétences dans différents domaines (il a le temps de s’entraîner). Rien n’y fait. Finalement, le lendemain ne devient un jour différent que le jour où, au lieu de « vouloir » Rita, il la « veut bien » comme elle est, et l’aime tout simplement.

Ce film est une intéressante illustration de la différence entre le « je veux » et le « je veux bien », entre le pouvoir de l’ego et l’ouverture du Soi, entre le relationnel (manipulation, révolte ou fuite) et le communicationnel (reconnaissance, assertivité). Cela permet d’éviter l’inlassable répétition de « la même chose ». C’est une façon d’accéder à une richesse de vie renouvelée à chaque instant. C’est un « art de goûter l’essentiel » pour ne pas dire l’essence de l’existence et d’accéder à un  supplément de vie.

5.2 Toucher l’impalpable

Le mot « tact » désigne, aussi bien le sens du toucher, qu’une certaine aptitude à la délicatesse, dans ses rapports avec autrui. Pour « avoir du tact » avec autrui, il importe, tout naturellement aussi, de savoir « être touché ». Nous comprendrons bien qu’ici, il ne s’agit aucunement du sens tactile physique, mais d’une certaine sensibilité. En anglais on dirait feeling et en allemand fühlen.

Le problème est que, généralement, nous peinons à distinguer le fait d’être « touché » d’avec celui d’être « affecté ». De même, nous confondons, hélas, la sensibilité et l’émotivité.  Or, l’émotivité résulte de notre imaginaire (de notre opinion comme le précisent Épictète ou Marc Aurèle), alors que la sensibilité permet de percevoir ce qui est avec délice (comme nous y invite Épicure). La sensibilité correspond à une sorte de discernement, qui nous permet d’être touché sans être affecté.

« Être touché », c’est contacter la vie, alors qu’« être affecté », c’est recevoir des impacts (Affection vient du latin affectio  signifiant modification et en latin impérial : attitude psychologique résultant d’une influence (Le Robert Dictionnaire historique de la langue française). Même si « affectivité » a fini par désigner « état et disposition de l’âme » en psychologie,  le sens initial est plus basé sur l’influence et l’impact que sur l’ouverture.

Ayant développé, à juste titre, une méfiance envers l’affectivité, nous nous retrouvons donc ainsi également avec une méfiance envers la sensibilité (être touché), car nous ne savons pas les différencier

Frans Veldman a développé les nuances de ce « tact » avec son approche nommée « haptonomie ». Il a construit ce mot à partir du mot grec  « Hapsis » qui signifie « tact », dans le sens « intime, avec cœur, intérieur, de qualité sensitive » (Veldman, 1989, p 44, 53, 71). Il y développe cette notion de « tact psychique » qui nous permet d’être proche d’autrui tout en en restant distinct. Même s’il appelle l’haptonomie, à mon avis improprement, « science de l’affectivité », ce qu’il y fait ressemble plus à la « sensibilité ». Pour contacter la vie il convient d’être sensible à cette notion (l’« hapis »).  Je lui ajouterai cependant une précision, en considérant qu’il s’agit plus « d’être touché » que de « toucher » (mais les deux vont ensemble). Ce « tact » est une forme de sensibilité qui permet de percevoir ce qu’il y a de plus « impalpable » chez l’autre.

« Être touché » c’est percevoir la vie, percevoir les êtres. « Être affecté », c’est au contraire percevoir quelque chose dans lequel on se projette, dans lequel on s’imagine et qui, de ce fait, induit une émotion. Quand on écoute un individu, on sera affecté si on considère l’histoire qu’il raconte (et dans laquelle, de ce fait, on se projette), alors qu’on sera touché si on le considère lui, lui qui a vécu cette histoire, et lui dont on se rapproche.

Se rapprocher c’est « aller vers le contact », alors que « se mettre à la place », c’est « perdre le contact » en allant seulement dans notre imaginaire (voir la publication sur ce site de  novembre 2000 « Les pièges de l'empathie »). Ce n’est alors plus l’autre que nous percevons, mais « nous à la place de l’autre ».

Nous croyons à tort que « se mettre à la place » correspond à la chaleureuse attitude d’empathie. Or, nous oublions là que ce mot vient initialement du concept Einfühlung, initié par le psychologue allemand Theodor Lipps (1851-1914), puis plus justement précisé par Sandor Ferenczi (1873-1933), médecin psychiatre, psychanalyste hongrois, qui énonça ainsi,  bien avant tout le monde, un principe de « tact psychique ». Dans ce concept, ils parlent cependant plus de « toucher » que « d’être touché ».

Einfühlung signifie littéralement « toucher en l’autre », avec une sensibilité de l’être (Fûhlen en allemand, nous l’avons vu, est un peu comme feeling en anglais). Lipps, puis Ferenczi , nous proposent ainsi une sensibilité très subtile. Dans ses recherches, Lipps était très proche de ce qui est sens, sensation et esthétique (Aisthêsis : mot grec signifiant sensibilité, sensation, avec l'idée de percevoir).  Il remarqua à quel point, chacun a l’intuition de ce qui se passe en l’autre.

Il développa alors, avec Einfühlung, l’idée d’une sorte de « tact de l’être », comme si un prolongement de soi venait à sa rencontre. Il le compara même au fait d’avoir « comme une canne »  comme prolongement du sens du tact psychique, permettant une perception en contact directe de l’autre. Mais, nous l’avons vu, « être touché » importe plus que de « toucher » (et c’est moins invasif). Il s’agit du même canal, mais dans l’autre sens, avec toujours, néanmoins une certaine réciprocité.

Pour mieux comprendre cette attention se tournant, soit vers la chose (imaginaire, affect),  soit vers l’individu (tact, sensibilité), je vous invite à lire ma publication de septembre 2001 sur « l’assertivité ». Vous y verrez comment, contre toute attente, le communicationnel se tourne vers l’individu (l’être) alors que le relationnel se tourne vers l’information (la chose). L’information semble plus « palpable » et plus réelle que la vie, que l’être. Pourtant, si on se borne à l’information il n’y a pas de communication. Si on prend un échange par le biais de l’information, qui semble pourtant un élément bien tangible, nous n’avons aucune chance d’avoir de la communication, c'est-à-dire d’avoir une situation où les individus se comprennent vraiment, une situation où ils sont vraiment ouverts l’un à l’autre. Le communicationnel induit de la chaleur humaine alors que le relationnel induit de l’affectivité. Le résultat du communicationnel se trouve dans la reformulation où l’on est, non pas en répétition de l’information, mais en reconnaissance du vécu de celui qui s’exprime (on est touché et on le manifeste). Voir à ce sujet, sur ce site, ma publication de novembre 2002 « Reformulation ».

Nous retrouvons cette idée de deux abords distincts chez Épictète qui nous fait remarquer qu’il y a deux façons de contacter un interlocuteur, dont l’une est plus performante que l’autre : 

« Chaque chose présente deux prises, l’une qui la rend très aisée à porter, et l’autre très mal aisée. Si ton frère donc te fait injustice, ne le prends point par l’endroit de l’injustice qu’il te fait ; car c’est par là où on ne saurait ni le prendre ni le porter ; mais prends le par l’autre prise, c'est-à-dire, par l’endroit qui te présente un frère, un homme qui a été élevé avec toi, et tu le prendras par le bon côté qui te le rendra supportable. » (Epictète, Manuel XLIII).  Autrement dit, voir en lui l’individu qu’il est (communicationnel), permet une meilleure approche que de considérer ce qu’il fait ou dit (relationnel).

Nous découvrons ainsi de plus en plus précisément, que notre attention doit se tourner vers ce qui est le plus subtil. Cela pourrait contrarier quelques « cartésiens » mal avertis. Si René Descartes proposait de considérer d’abord ce qui est simple et évident à l’entendement (qu’il nommait « la lumière naturelle »), il n’invitait aucunement à éviter ce qui est subtil et à se précipiter sur ce qui est grossier. Les soi-disant « cartésiens » qui penseraient ainsi ne l’ont pas lu : allant un peu plus loin sur la notion subtile de « l’individu », même lui nous invite à « toucher l’impalpable », et considérer le subtil comme plus certain que l’objectif (ce qui est objectif est ce qui a trait aux objets, et ce qui est subjectif est ce qui a trait aux sujets). Nous découvrons ainsi que la réalité de Descartes ne concerne pas forcément ce qui est physiquement palpable :

«  je connus là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps ; et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est » (Le discours de la méthode 2000, p.67).

« …j’ai autrefois appris de quelques personnes qui avaient les bras et les jambes coupées, qu’il leur semblait encore quelque fois sentir de la douleur dans la partie qui leur avait été coupée ; ce qui me donnait sujet à penser, que je ne pouvais aussi être assuré d’avoir mal à quelqu’un de mes membres quoi que je sentisse en lui de la douleur » (Méditations VI, 1999, p.322).

« je n’ai jamais rien cru sentir étant éveillé, que je ne puisse sentir quand je dors ; et comme je ne crois pas que les choses qu’il me semble que je sens en dormant procèdent de quelques objets hors de moi, je ne vois pas pourquoi je devrais avoir cette créance touchant celles qu’il me semble que je sens en étant éveillé » (Méditations VI, 1999, p.323).

Notre supplément de vie semble donc se trouver dans le subtil. Mais ce qui est subtil ne doit pas pour autant se prendre sérieux et surtout ne pas verser dans l’austérité. C’est pourquoi je vous proposerai une nouvelle citation filmographique. Dans « Family man » (Réalisé par Brett Ratner – 2000), Jack (Nicolas Cage), fiancé avec Kate (Téa Leoni)  préfère finalement sa carrière et une vie légère, plutôt que son amour. Cela à cause du fait qu’il manque (ou même oublie) le rendez-vous qu’ils se sont donnés, lors d’un départ à l’aéroport. Il privilégie ainsi l’objet (carrière) par rapport à l’être (Kate). 

Tout irait bien si, un matin de Noël, il ne se réveillait dans une « autre vie » (qui semble parfaitement réelle) où il est marié avec Kate et où ils ont deux enfants. D’abord ahuri, dépité, pour ne pas dire terrorisé, après quelques péripéties, il va découvrir et aimer Kate et leurs deux enfants. Puis il sort (tout aussi involontairement qu’il y est rentré) de cette « vie parallèle » et revient simplement dans sa vie normale. Kate, qui se trouvait de passage, n’a pas pour projet de revenir avec lui, compte tenu de ce qu’il lui a fait autrefois. 

Mais s’appuyant sur cette vie parallèle (dont il ne sait pas si elle était réelle ou imaginaire), d’abord il reconnaît l’être qu’elle est, puis il se sent touché. Il saura aussi la toucher profondément en lui parlant de leur amour et de ces enfants qu’il a « contactés » dans une autre réalité. Si je choisis de vous donner ce film en illustration, c’est pour marquer le fait que c’est le moins palpable qui permet de restaurer la sensibilité. A défaut de savoir rencontrer Kate dans la réalité, il l’a mieux perçue en « rêve ». Ce n’est qu’ensuite que la rencontre se fait. 

Naturellement, ce n’est qu’un film et qui plus est, traité un peu sous forme de conte. La difficulté est de considérer ces subtilités qui viennent nous toucher (jusque dans des rêves) et qui sont pourtant une ouverture vers le réel qui nous échappait. Ce qui est délicat est surtout de ne pas confondre cela avec des fantasmes qui nous font modeler le monde tel que nous le souhaiterions. La sensibilité dont je parle ici ne nous fait pas modeler le monde, mais le rencontrer.

Toutes ces choses peuvent nous sembler être de vaines abstractions. Pourtant, le supplément de vie semble assujetti à cette subtile sensibilité.

Une sensibilité qui est mise à mal chez les pseudo cartésiens ! Ils se devraient de lire Flatland ! Cet ouvrage est recommandé dans les études de maths pour comprendre la notion de dimensions supérieures. Mais même si les mathématiciens conçoivent bien de telles notions (dimensions 4, 5,…) ils ne pensent pas à les exploiter comme l’a fait Abbott. Son ouvrage permet de les conceptualiser et même de les rapporter à la vie. Il donne ainsi une idée précise des difficultés que les individus éprouvent à donner sens à ce qu’ils ressentent de subtil. 

Edwin A.Abbott nous propose un monde à deux dimensions (un plan) où vivent des êtres à deux dimensions (qui sont des formes géométriques). Jean de la Fontaine faisait une satire des hommes à partir des animaux… Abbott a fait la même chose avec des triangles, des carrés, et divers polygones, dont les caractéristiques de personnalités dépendent, cette fois-ci, du nombre d’angles qu’ils portent. Les triangles ayant des angles plus aigus, sont les plus agressifs….etc. Mais ce qui est essentiel par rapport à notre propos, c’est l’histoire du héro qui fait un jour la rencontre inattendue et inquiétante... d'une Sphère (Abbott, p.87, 92). Il n’en voit que l’intersection avec le plan (juste un cercle visible dans son monde plan) mais, au début, cela suffit à leur échange. Celle-ci tente de lui expliquer les notions de « en haut » et « en bas », « au-dessus » et « au-dessous », mais le Carré ne raisonnant qu’en terme de « nord, sud, est, ouest » ne comprend pas. Pour lui, en « haut » ou « au-dessus », c’est « au nord ». Finalement, pour l’éclairer, la Sphère lui fait quitter le plan, et le Carré découvre le monde vu « d’en haut », ainsi que la forme sphérique de la Sphère. Il voit alors à l’intérieur des Êtres du plan, alors que quand il y était, il n’en percevait que le contour. Il y voit aussi « tout le contour » d’un coup, alors que dans le plan, il devait faire le tour des Êtres pour les voir entièrement. De retour dans le plan, quand il s’éveille, il peine à partager son expérience. Et quand il la mettra en mots, personne ne saura, ou même ne voudra, l’entendre. 

Pour le héro du livre, le Carré, une perception erronée du présent serait de ne voir que le cercle (intersection de la Sphère avec le plan). Une perception plus juste du présent consisterait à percevoir la sphère qui s’étend au dessus et au dessous du cercle perçu dans le plan. Mais il s’agit là d’un présent en trois dimensions ! Naturellement l’astuce d’Edwin Abbott est de nous faire remarquer que nous sommes aussi empotés pour concevoir une quatrième dimension (si elle existe) que le Carré l’était pour en concevoir une troisième (nous disons « "les cieux" en haut », comme le carré dit « "au dessus" au nord »). Ce conte géométrique est une intéressante illustration de la sensibilité à un « réel », à la fois palpable et impalpable et où la quatrième dimension pourrait être la dimension psychique. Il ne s’agit pas là d’élucubrations métaphysiques, mais simplement d’illustrer une sensibilité à ce qui est ressenti de façon très intime et très concrète.

5.3 Le supplément de vie

Le supplément de vie n’est finalement pas engendré par ce qu’on aurait cru ! La surprise est qu’il trouve son émergence grâce à ce qu’on exècre le plus : les vides et les limites ; et il dépend de la finesse de notre sensibilité à ce qui est impalpable, mais que nous ressentons réellement.

Au-delà des nombreuses considérations complexes qui risquent d’intellectualiser le propos, nous pouvons nous rapporter à la simplicité de la perception présente. Nous est-il simplement possible d’être plus attentif à l’instant, et surtout aux êtres ? Saurons nous privilégier l’individu plutôt que les propos, le quelqu’un plutôt que le quelque chose ? Saurons nous utiliser la bonne façon d’aborder autrui,  comme pour les deux prises d’Epictète1, et concevoir que ce qui nous gène est plus notre opinion sur la chose que la chose elle-même2?

Rappel de ce qui a déjà été cité plus haut
1 -
« Chaque chose présente deux prises, l’une qui la rend très aisée à porter, et l’autre très mal aisée. Si ton frère donc te fait injustice, ne le prends point par l’endroit de l’injustice qu’il te fait ; car c’est par là où on ne saurait ni le prendre ni le porter ; mais prends le par l’autre prise, c'est-à-dire, par l’endroit qui te présente un frère, un homme qui a été élevé avec toi, et tu le prendras par le bon côté qui te le rendra supportable. » (Epictète, Manuel XLIII)
2 -« quand quelqu’un donc te chagrine ou t’irrite, saches que ce n’est pas cet homme-là qui t’irrite, mais ton opinion » (Manuel, XX).

Finalement, le supplément de vie ne vient pas d’années en plus mais d’instants vraiment vécus. A chaque pas se trouve toute la vie et il nous appartient de la percevoir ou non. J'ai déjà cité plus haut cette maxime de Marc-Aurèle: 

« …qui a vu ce qui est dans le présent a tout vu, et tout ce qui a été de toute éternité et tout ce qui sera dans l’infini du temps » - (Pensées pour moi-même Livre IV   XXXVII).

Le vide vient juste du fait que nous ne sommes pas attentif à ce qui est, mais il nous permet aussi de retrouver le relief qui nous manquait pour percevoir vraiment avec plus de profondeur. Si la science nous enseigne que le vide est une composante habituelle du monde matériel, il semble qu’au niveau du « monde psychique », il ne résulte que de notre manque d’attention. Cependant, quand on ressent un tel vide, il vient « comme une invitation à restaurer l’attention qui faisait défaut ».

Socrate avait fait sienne cette maxime « Connais toi toi-même »… mais nous n’en avons retenu que le début. Nous trouvons aussi la version complète « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les Dieux » (inscrite sur le fronton du temple de Delphes), indiquant que dans ce qui est au plus profond de nous, se trouve le monde. Peut être est-ce un peu égocentrique ? Cela dépend de comment on souhaite l’entendre. Une délicate attention envers soi-même permet une meilleure attention envers autrui (et donc de la générosité). C’est dans ce sens que j’ai choisi d’intituler mon deuxième ouvrage « Chaleureuse rencontre avec soi-même – Le plus court chemin vers l’autre » car il me semble difficile de rencontrer l’autre si on ne s’est pas rencontré soi-même.

Mais la notion de « se rencontrer » va plus loin que celle de « se connaître ». Il s’agit plus de s’accorder une « reconnaissance » que de se connaître. Nous pouvons même énoncer ce paradoxe : « se reconnaître, sans avoir besoin de se connaître ». Au lieu de « connais toi toi-même », sur le fronton du temple de Delphes, on aurait pu inscrire : « aimes toi toi-même, même si tu ne te connais pas… et tu sauras rencontrer les autres ». Comme dans le conte de La Belle et la Bête, il ne s’agit pas de connaître qui est la bête pour l’aimer, mais de l’aimer pour qu’elle puisse révéler l’être qu’elle est.

Le supplément de vie vient de cette reconnaissance accordée à soi même et à autrui. Il vient d’une certaine confiance nous permettant de goûter ce qui est et d’une capacité à le vivre comme une richesse.

Être présent, vivre le présent, ne doit pas effacer ni le futur ni le passé (si tant est qu’il s’agisse de futur et de passé) mais indiquer qu’on est « ouvert à ». Présent vient de prae-esse qui signifie « être devant », « être en avant, à la tête de » et non être stagnant ou inerte. Il y a dans le mot « présent » l’image de celui qui ne se cache pas derrière.

Et puis, pour finir nous remarquerons que « présent » signifie aussi « cadeau » (ce qu’on présente en avant). Donc « être présent », c’est aussi « être cadeau ». C’est offrir son attention et sa considération, c’est induire de la vie, ou, du moins, lui permettre de s’exprimer. C’est se donner ainsi la possibilité de goûter, de ne pas passer à côté de ce qui est sensé nous nourrir. C’est accepter d’être touché, c’est rencontrer dans l’instant ce qui fait la dimension de la vie et qu’aucune durée ne peut remplacer. Être touché par la présence de l’autre est ce que nous pouvons lui donner de plus riche à vivre.

Goûter un supplément de vie c’est « trouver le plein dans ce qui est » et non pas « plus de choses vides ». La quantité ne fait rien à l’affaire. Pour cela il convient parfois de s’arrêter et de s’ouvrir, de sentir et de ressentir, de cueillir et de se re-cueillir (se cueillir à nouveau), d’être tout simplement « touché » par la vie. Et quand ce n’est pas le cas (ça arrive souvent à chacun de nous), être alors simplement dans la confiance et ne pas le manquer quand l’opportunité se produit.

Ces quelques lignes ne sont qu’un élan de réflexion, un partage d’idées et de ressentis. Elles ne prétendent aucunement énoncer la moindre  vérité, mais juste des pistes dont chacun fera l’usage qui lui semble juste. Il appartient à chacun de trouver ce qui lui correspond et personne ne devrait se laisser dicter des choses qui ne lui ressemblent pas. Néanmoins le partage des pensées, et surtout des ressentis, peut amener de nouvelles richesses que chacun construira selon une pertinence qui lui appartient, en l’ajoutant à ses propres découvertes passées, présentes ou à venir.

 Thierry TOURNEBISE

 Bibliographie   retour

Abbott, Edwinn A
Flatland 1884 http://www.ebooksgratuits.com ).

Descartes René
Recherche de la vérité par la lumière naturelle,
Règles pour la direction de l’esprit
 - La Pléiade 1999
Le discours de la méthode - GF Flammarion 2000

Epictète
Manuel  - Nathan 2006

Epicure
Lettre à Ménécée

Marc-Aurèle
Pensées pour moi-même GF Flammarion 1964

Thich Nhat Hanh 
 La paix en soi, la paix en marche - Albin Michel 2006

Tournebise, Thierry
Chaleureuse rencontre avec soi-même – Dangles 1996
L’écoute thérapeutique -2001, 2005

Veldman, Frans
Haptonomie, science de l’affectivité – PUF, Paris 1989  

Dictionnaires

Bouffartigue Jean, Delrieu Anne-Marie
Trésor des racines latines,– Belin, 1981

Garus René
Les étymologies surprises
- Belin1988

Le Robert
Dictionnaire historique de la langue française
 

Filmographie

Angel-a
Réalisation : Luc Besson
Scénario : Luc Besson
Acteurs : Jamel Debbouze (André), Rie Rasmussen (Angela)

Click
Réalisation : Frank Coraci - 2006
Scénario : Juan José Campanella, Tim Herlihy, Steve Koren, Mark O'Keefe
Acteur : Adam Sandler (Michael)

Family man
Réalisation: Brett Ratner - 2000 
Scénario: David Diamond, David Weissman
Acteurs: Nicolas Cage(Jack), Téa Leoni (Kate)    et

Le huitième jour  
Réalisation : Jaco van Dormael – 1996
Scénario : Jaco van Dormael
Acteurs : Daniel Auteuil (Harry), Pascal Duquenne (Georges)

Sale môme
Réalisation : John Turteltaub – 2000
Scénario : Audrey Wells
Acteurs : Bruce Willis (Russ), Spencer Breslin (Rusty), Emily Mortimer (Amy)  

Un jour sans fin  
Réalisation : Harold Ramis -1993
Scénario : Danny Rubin, Harold Ramis
Acteurs : Bill Murray (Phil)  Andie Mac Dowell (Rita)